HUGUES CAPET ET LA TROISIÈME RACE

 

TOME PREMIER

CHAPITRE XIV. — PREPARATIFS DES CROISADES.

 

 

Géographie du pèlerinage. — Routes. — Bornes. — Ponts et péages. — Villages. — Cités. — Populations. — Races. — Les Allemands. — Les Hongrois. — Les Bulgares. — Les Petchenègues. — Les Grecs. — L'Asie Mineure. — Nicée. — Antioche. — La Syrie. — Les Sarrasins. — Les Turcs. — Le califat et l'Égypte. — Transaction et chartre pour le départ des croisés. — Privilège des pèlerins.

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Tout ce peuple de chrétiens, qui s'armait avec tant d'enthousiasme pour la délivrance du saint sépulcre, avait de vastes terres à traverser avant de saluer Jérusalem ! Dans le concile de Clermont, quand la parole eut soulevé des myriades d'hommes, Urbain II s'efforça de mettre un peu d'ordre, un peu de discipline au milieu de ces masses émues. Les prescriptions pontificales avaient pour objet de grouper en armées régulières[1] la foule des pèlerins qui allaient s'acheminer tumultueusement vers le saint sépulcre. Le pape savait que les routes n'étaient pas sûres ; les croisés avaient à traverser des populations diverses à peine chrétiennes, hostiles aux étrangers ou méfiantes au moins pour ces hommes d'armes qui venaient de lointains climats. L'itinéraire n'était pas tracé, et d'ailleurs la protection qui suffisait à quelques pèlerins marchant isolés ne devait point répondre aux besoins immenses de ces populations entières qui allaient déborder, comme les eaux des grands fleuves, sur l'Allemagne, la Hongrie, la Bulgarie, la Grèce et l'Asie Mineure[2].

Rome impériale avait semé le monde de magnifiques routes, impérissables œuvres qui liaient toutes les parties de ce vaste univers. Depuis les murailles de la Calédonie jusqu'aux confins de la Perse ; depuis la Germanie indomptée jusqu'au grand Atlas qui supportait les cieux sur ses vastes flancs de rochers, des travaux immenses avaient tracé ces voies romaines, dont les débris restent encore debout ! Les légions signalaient leur passage à travers une province en y laissant les monuments de leur patiente immortalité[3] : ici des arcs de triomphe que les centurions et les tribuns élevaient à César ; là des aqueducs suspendus qui unissaient les montagnes ; partout ces routes en pierre que le ciment romain préservait des ravages du temps ; les cirques, les théâtres, les tours dures comme le diamant entouraient la cité d'une triple enceinte. Tous ces monuments de l'art avaient survécu ; dans le Xe siècle, on voyait épars ces souvenirs des grandeurs impériales et les inscriptions qui en perpétuaient la mémoire. Le moyen âge vécut des débris de la civilisation romaine ; ce fut à l'aide de ces pierres carrées, et avec la poussière de ces splendeurs, que les châteaux fortifiés des premiers siècles féodaux furent construits[4]. Les routes militaires étaient largement tracées et bien conduites ; aux grandes époques de Rome, le char du préteur ou du proconsul parcourait les itinéraires qui embrassaient le monde connu[5].

Tous ces débris de Rome allaient encore servir l'instinct voyageur des pèlerins pour Se diriger vers Jérusalem ; les traces étaient si bien marquées, qu'un seul chemin conduisait de l'embouchure du Rhin jusqu'à l'Oronte, et les pèlerins pouvaient se rendre des marais de la Belgique jusqu'aux riants bosquets de Daphné sous les murs d'Antioche, célébrés par l'empereur Julien[6]. Ainsi ces vestiges de routes qu'avaient traversées autrefois les légions victorieuses, les pèlerins chrétiens les parcourraient aujourd'hui pour accomplir le but pieux de leur voyage, l'adoration du grand sépulcre. Les uns allaient partir de la Gaule occidentale ou méridionale ; les autres quittaient l'Allemagne ou l'Italie pour visiter d'abord Constantinople, et de là, traversant le Bosphore, ils devaient toucher la terre d'Asie Mineure ; ils avaient à parcourir des provinces nombreuses, des pays à peine connus. Les Barbares avaient fait bien des ruines dans leurs primitives invasions du quatrième siècle : cependant les voyageurs devaient trouver sur leur route des villages, des ponts, des bacs avec péages féodaux ; ces bourgs étaient très-multipliés ; il y avait peu de grandes villes, mais des habitations ici, là éparses se groupaient ensemble en hameaux, et formaient des peuplades dans les positions abritées de la campagne, au pied d'une haute montagne, dans le creux d'un vallon, au bord d'une rivière qui fertilisait les champs agrestes[7]. Le voyageur égaré trouvait secours dans les oratoires et les hospices (hospitium), et ces maladreries que les fondations chrétiennes avaient jetées sur les routes, de lieu en lieu, dans les situations les plus périlleuses. Partout où il y avait un désert, on voyait une croix s'élever comme un signe de miséricorde et de secours pour les voyageurs. L'hospice était une idée toute chrétienne inconnue à l'antiquité polythéiste[8]. Dans leur temps de victoire, les logions de Rome avaient aussi placé des bornes milliaires qui indiquaient les véritables voies, et ne permettaient pas aux pèlerins de s'égarer quand ils entreprenaient le lointain voyage de Jérusalem. Ainsi la prévoyante administration de Rome servait encore aux barbares conquérants qui avaient foulé la poussière de ses ruines !

Le premier peuple qui se trouvait sur la route du pèlerinage, quand on avait traversé l'Allemagne, était les Hongres ou Hongrois, dont le souvenir effrayait encore les chroniqueurs du Xe siècle ; ces populations aux traits aplatis, à la figure ronde, au nez large et épaté, avaient une origine tartare ; leurs ancêtres étaient les Ouigours[9], d'où dérivait le mot Hongrois ; ils sortaient de la Scythie ou de la Tartarie, origine première des Huns[10] et des Avares, si célèbres aux derniers jours de l'empire romain. Les Ouigours avaient d'abord planté leurs tentes au milieu de la Pannonie ; comme toutes les races tartares, ils montaient de petits chevaux et portaient le carquois sur l'épaule. Les chroniques nous racontent avec effroi les mœurs de ces populations, comment elles se précipitaient impétueusement dans la bataille, puis fuyaient pour se réunir encore. Leur idiome était le tartare mantchoux ; leur premier chef portait le nom d'Almus et se disait issu d'Attila ; car lorsqu'il y a une grande renommée chez un peuple, tous veulent y chercher leur origine pour se donner une empreinte de sa grandeur. Les Hongrois étaient restés barbareset païens jusqu'aux deux tiers du Xe siècle, lorsque parut Etienne, fils du duc Géisa ; il était de haute stature et de belles formes ; il se distinguait du commun des Hongrois par la taille et les traits de son visage. Quelques saints moines avaient parcouru les terres des Hongrois pour prêcher la loi du Christ, Etienne reçut le baptême des mains de saint Adalbert, évêque de Prague ; il fut reconnu waivode ou duc de Hongrie parles acclamations du peuple. Etienne, devenu chrétien, se donna la belle mission de convertir et de civiliser ses peuples ; il fut obligé de dompter les Hongrois qui se révoltaient sous sa main pour revenir à leurs dieux et à leurs vieilles mœurs. La barbarie a ses charmes d'habitude et d'innocence ; les idoles que votre enfance vous a faites d'or, ce culte, ces coutumes du berceau, ce campement sur des chars à la face du ciel pur, cette vie des forêts quand l'air épanouit les poumons, tout cela constitue la vie primitive, et les peuples l'oublient difficilement. Etienne devint le roi le plus fidèle au saint-siège[11] ; il voyait dans Rome le principe de la civilisation et de la force ; il lui fit hommage de son sceptre : Etienne, avec la pourpre de roi, reçut le nom d'apôtre de Hongrie. A la fin du XIe siècle, sa couronne fut déférée à Coloman, prince mal fait de corps et d'un esprit méchant ; Coloman, depuis tristement célébré par les chroniques de la croisade, alors que les bandes des pèlerins traversaient les villages hongrois qui commencent là où le Danube déploie ses eaux immenses. Le Danube a quelque chose de sauvage, souvenir de ses habitants primitifs[12].

Quelle était l'origine des Bulgares, populations nomades que l'on voyait avec leurs tentes se transporter ici, là comme les Arabes du désert ? Les Bulgares, Scythes d'origine, appartenaient encore à cette vaste famille du Volga, la Sarmatie asiatique des anciens : une colonie de Bulgares vint se fixer dans la Valachie et la Moldavie, et posa ses pavillons noirs dans l'empire même des Grecs. Gomme les Hongrois, les Bulgares s'étaient convertis au christianisme sous leur roi Bogoris, l'unité européenne arrivait par la croix. Ce fut une histoire miraculeuse que cette conversion de tout un peuple : une jeune fille bulgare, aux traits marqués des races de Tartarie, la sœur même de Bogoris, avait été captive à la cour de Constantinople, auprès de l'impératrice Théodora ; elle admira les pompes chrétiennes, les peintures d'or dans les églises de Sainte-Sophie, au milieu des immenses basiliques grecques ; elle avait vu les églises parfumées d'encens : ardente pour les enseignements de Théodora, la jeune Bulgare embrassa la foi du Christ ; puis elle s'en revint auprès du roi son frère, et comme Clotilde pour Clovis, elle abaissa le cou du Barbare, en lui révélant les dogmes de châtiment et d'espérance qui constituent la foi religieuse ; le rôle de femme fut toujours si puissant dans le catholicisme ! Alors de fréquentes relations existaient entre les Grecs et les Bulgares[13] ; ces races tartares voulaient imiter le faste brillant de la cour de Constantinople ; Bogoris avait demandé un peintre pour jeter quelques ornements dans son palais, et ce fut le moine Méthodius qui se donna cette mission d'art qui pouvait servir la foi. Dans une assemblée nombreuse où les Bulgares se livraient à leurs jeux sur des chars qui soulevaient la poussière, Méthodius, avec l'admirable instinct de l'école chrétienne, reproduisit la peinture du jugement dernier, cette effrayante image du grand Dieu dans sa justice et dans sa colère, ce chœur éblouissant de vierges candides et célestes, d'anges aux ailes séraphines, cette multitude de confesseurs agenouillés, l'archange Michel lançant la foudre sur les méchants et sur les pécheurs, cette échelle effrayante de corps amoncelés qui se déploie sous la main des anges exterminateurs, ces femmes grasses et charnelles jetées aux tourments des enfers, l'avare qui a fermé ses entrailles aux pauvres, le guerrier implacable, le voluptueux efféminé, l'homme de chair et de sang qui sacrifie tout à l'enveloppe mortelle ; le jugement dernier, en un mot, la plus sublime conception morale que l'art se soit transmise d'âge en âge[14]. Cette peinture, le moine Méthodius la traça rapidement sur les murs du palais, et le roi Bogoris en fut tellement frappé, qu'il s'agenouilla tremblant devant la puissance de ce grand Dieu ; véritable triomphe de l'artiste. Depuis cette époque, les Bulgares se civilisèrent, et ils furent réunis à la domination grecque sous l'empereur Basile le Victorieux ; ils se soumirent et se révoltèrent tour à tour ; quelques villes s'élevèrent au milieu de cette population jusqu'alors nomade. Il en fut des Bulgares comme des Hongrois, la masse tout entière ne se convertit pas au christianisme ; il y eut des bourgs qui conservèrent leur vieille origine[15]. Là se montraient encore les pompes du culte des ancêtres ; on conservait cette religion des Scythes dont parle Quinte-Curce, et les pèlerins de la croisade, en traversant les vastes plaines de la Bulgarie, trouvèrent sous leurs pas les vestiges des dieux asiatiques.

Les Petchenègues, dont le nom retentit si souvent encore dans les monuments de la croisade[16], étaient aussi des populations tartares qui, sans territoire fixe, se mettaient au service tantôt des Grecs, tantôt des Hongrois, et couraient partout où le pillage les appelait. Les Petchenègues, moins assouplis que les Bulgares, conservaient une activité remuante ; ils se servaient de Tare avec une admirable dextérité, et leurs chevaux, aussi sobres que le chameau et Pane du désert, les portaient rapidement sur le champ de bataille. Ils formaient avec les Turcomans une milice redoutable aux armées grecques ; quelques tribus s'étaient mises à la solde de l'empereur, et composaient des troupes considérables appelées à défendre Constantinople ou les frontières de l'empire menacé ; dans cette décadence de toute énergie, Byzance appelait les Barbares contre les Barbares ; c'était la politique des derniers empereurs romains, au moment où Rome et l'Italie croulaient de toutes parts sous l'invasion.

Quand on avait traversé ces tribus barbares, on arrivait aux frontières de l'empire de Byzance. Ici les mœurs changeaient ; c'étaient les manières efféminées, les habitudes de ruse et d'obéissance ; point de force, mais de la mauvaise foi, de l'adresse et de la dextérité dans les moyens ; les Grecs avaient les yeux du lynx, l'intelligence ouverte et souple ; rien de cette franchise brutale des vassaux d'Occident. Le type grec se révélait dès qu'on avait passé Nicopolis ; on rencontrait là les vêtements longs, les amples tuniques, les dalmatiques brodées d'or et les tiares ornées de pierres précieuses qui couvraient leurs têtes dans les grandes solennités. L'administration du Bas-Empire était absolue ; l'empereur, absorbé dans sa robe traînante aux plis ondoyants, toute de soie, brochée de perles, d’émeraudes et de diamants, recevait l'adoration de ses sujets ; toutes les dignités du palais inscrites sur le livre de pourpre se réglaient dans un ordre invariable, depuis le curopalata (le grand maître de la garde-robe) jusqu'au logothète (le gardien des lois) et le protostrator (le chef des forces militaires), et le protospathaire, qui commandait les gardes du palais[17]. Les provinces étaient régies par des gouverneurs qui représentaient la majesté impériale, comme les satrapes des antiques rois de Perse et de Babylone dont parle l'Écriture. L'obéissance la plus absolue était imposée ; les ordres de l'empereur étaient sacrés comme la parole de Dieu même, jusqu'à ce que les révolutions de palais vinssent leur arracher les yeux avec des tenailles d'or, ou les jeter dans un monastère obscur, prison éternelle de la puissance déchue. Au milieu de ces peuples rusés et soupçonneux, les pèlerins devaient trouver mille embûches, car quelle ressource reste-t-il à la faiblesse quand la force gronde ? Les Grecs professaient tous la foi chrétienne, ils adoraient le même Dieu ; dans les églises de Constantinople, de Nicopolis ou de Smyrne, on voyait sur un fond d'or le Christos du Nouveau Testament avec sa face divine, son manteau d'un bleu céleste, sa tunique pourprée et cette auréole rayonnante autour de sa chevelure. On voyait également Paul, l'apôtre des aréopages d'Athènes[18] ; Pierre, qui traversait la Syrie, la Palestine, pour annoncer la bonne nouvelle ; et Joannes, le beau jeune homme, le disciple chéri aux idées ardentes, à l'imagination qui déborde dans le terrible Apocalypse, le livre conçu à l'île solitaire de Patmos, quand les chevaux amaigris lui apparaissent dans les airs avec leurs naseaux de feu, lorsque les sept sceaux brisés répandent sur le monde les fléaux de la peste et de la famine. Les Grecs étaient chrétiens, mais ils ne considéraient pas les Barbares d'Occident comme leurs frères ; tous se disaient d'une race supérieure : qu'avaient-ils de commun avec ces hommes d'une origine étrangère qui venaient ainsi traverser les terres du grand empire ? Avaient-ils des desseins de conquête et d'envahissement, comme les enfants de Normandie alors dans la Rouille et dans la Sicile ? n'étaient-ils pas de la même race que Robert Guiscard et Bohémond ?

Alexis Comnène, fils de Jean, prince d'une illustre naissance, avait été élevé à l'empire ; fier du sang pourpré de son origine, il croyait relever la dignité des empereurs. Depuis son élection, Alexis était en guerre avec Robert Guiscard (le Rusé) et les Normands de la Fouille, les ennemis des Grecs. Alexis envoyait contre les Barbares d'Occident des myriades d'hommes, et ces myriades étaient brisées parles valeureux enfants de Normandie. A Durazzo il arriva que dix mille chevaliers défirent en rase campagne plus de soixante mille Grecs[19], et Bohémond, l'habile et fort Normand, était venu mettre le siège devant Larisse en Thessalie. L'empire était ainsi comme une proie que deux races dévorantes se disputaient : à l'Orient les Sarrasins, à l'Occident les fils de la Scandinavie. Alexis vit bien qu'on ne pouvait combattre qu'avec la ruse ces hommes aux poitrines de fer, qui foulaient sous les pieds de leurs chevaux les terres de l'empire ; il temporisa donc : que pouvait faire la faiblesse lorsque la force conquérante débordait victorieuse ? Alexis Comnène avait dans le palais du Bosphore sa jeune fille du nom d'Anne. Au moment décisif où la croisade gronda sur l'empire, Anne atteignait à peine sa douzième année, et déjà une pénétration extrême lui avait révélé les fatales destinées que les Barbares réservaient à l'empire d'Orient. L'histoire admiré, avec une curiosité attentive, cette jeune fille qui se trouve tout à coup jetée au milieu des cris de guerre à la face des Barbares. Anne Comnène a décrit elle-même les doits que Dieu lui avait prodigués ; en écrivant la vie de son père, dans son pompeux récit de l'Alexiade, Anne Comnène dit que, jeune fille, elle avait là taille bien prise, le pied petit, de beaux cheveux qui tombaient tressés à la manière grecque, comme on voit encore aujourd'hui les filles de Smyrne, de Chio el de Crète ; sa tunique blanche brochée d'or lui servait à envelopper son frêle Corps, amaigri par la méditation et l'étude[20]. Anne Comnène n'avait que douze ans, et déjà l'esprit d'observation se révélait en elle ; la princesse avait profondément réfléchi sur les philosophes de la vieille Attique ; Grecque par le sang, elle était fière d'Homère comme d'un de ses ancêtres, et se rappelant la langue harmonieuse de Démosthène, elle jetait ses mépris sur les idiomes barbares d'Orient. Anne Comnène discutait avec les savants sur les origines et les causes des idées humaines ; les scolastiques la considéraient comme une perle de science incrustée au milieu de la tiare des empereurs, et cette tiare pouvait briller au front d'Anne Comnène, comme elle avait brillé sur les cheveux tressés des impératrices Zoé, Théodora et Eudoxie.

L'empire grec était envahi de toutes parts ; les infidèles campaient sur le Bosphore ; du haut des tours de Constantinople, on pouvait voir les tentes noires des Turcomans qui couvraient les terres asiatiques ; et lorsque les vents impétueux ridaient les flots du Bosphore, ils apportaient, comme une menace de destruction, le hennissement des chevaux tartares campés sur la rive opposée. Toute l'Asie Mineure avait subi le joug des infidèles ; Nicée, la cité des conciles, la ville aux souvenirs de l'Église primitive ; Antioche, qui défendit si longtemps les dieux de l'Olympe, Apollon et ces bosquets de lauriers où frémissaient, comme la feuille d'arbre, les oracles de Daphné ; toutes ces villes de l'Écriture, ces Églises chrétiennes auxquelles Jean adressait sa voix pure et ses conseils d'amour, avaient vu s'élever les mosquées de Mahomet. La croix s'était abaissée, les cloches n'appelaient plus les fidèles à la prière, les patriarches et les papas grecs étaient poursuivis par de fatales persécutions : encore quelque temps, et le feu grégeois même ne préserverait plus Constantinople ! la ville des empereurs allait tomber au pouvoir des enfants du prophète[21].

Dans cette situation désespérée, l'empereur Alexis avait écrit au pape et à quelques comtes francs pour appeler leurs secours au milieu de l'empire désolé. Alexis ne songeait point au soulèvement de l'Europe par la croisade ; mais il implorait l'appui de quelques troupes de pèlerins glorieusement armés pour le nom du Christ. L'empereur exposait les douleurs de l'Église chrétienne : est-ce que l'Occident demeurait impassible, quand l'Orient était envahi par les Barbares ? On retrouve une épître lamentable d'Alexis Comnène, adressée au comte de Flandre, qu'il avait connu dans son passage à Constantinople : l'empereur expose au comte féodal tous les malheurs qu'éprouvent les chrétiens. Le texte de la lettre est perdu ; mais Guibert de Nogent, le bon et pieux chroniqueur, en rapporte des fragments qu'il accompagne de ses observations naïves[22]. Ces sortes de pièces et Chartres écrites couraient de monastère en monastère ; on se communiquait ces plaintes et ces lamentations de châteaux à châteaux, pour appeler appui, et je ne puis résister au désir de faire connaître cette vive expression contemporaine. L'empereur, dit le bon moine, se plaignait de ce que les Gentils, en détruisant le christianisme, s'emparaient des églises et en faisaient des écuries pour leurs chevaux, leurs mulets et leurs autres bêtes de somme ; il était également vrai qu'ils employaient aussi ces églises à la célébration de leur culte, en les appelant des mahoméries ou mosquées, et ils faisaient en outre, dans ces mêmes lieux, toutes sortes de turpitudes et d'affaires, en sorte que les églises se trouvaient transformées en balles et en théâtres. Il serait superflu, ajoutait-il, de parler des massacres des catholiques, puisqu'il est certain que ceux qui meurent dans la foi reçoivent en échange la vie éternelle, tandis que ceux qui leur survivent traînent leur existence sous le joug d'une misérable servitude, plus dure pour eux que la mort même, comme j'ai lieu de le croire. En outre, les vierges fidèles, lorsqu'elles sont prises par eux, sont livrées à une prostitution publique ; car ils n'ont aucun sentiment de respect pour la pudeur, et ne ménagent point l'honneur des épouses. Puis le naïf chroniqueur exprime l'opinion générale de l'Occident sur les mœurs et les habitudes abominables des races turque et tartare.

En faisant ainsi d'épouvantables tableaux de la dépravation des infidèles, l'empereur voulait surtout exciter l'indignation des chrétiens ; allaient-ils abandonner leurs frères dans le dénuement et la disgrâce ? allaient-ils laisser leurs évêques, les pères de tous en Jésus-Christ, au milieu de ces Barbares ? La rougeur devait monter au front à toute la race d'Occident ; le cri d'armes devait retentir dans tous les châteaux de chevalerie. Les Sarrasins, continuait l'empereur, ont menacé d'assiéger Constantinople, événement, ajoute le vieux chroniqueur, qu'Alexis redoutait pardessus tout, et dont il était sans cesse effrayé, dès que ses ennemis auraient franchi le bras de Saint-Georges. L'empereur disait, entre autres choses, que si l'on ne voyait aucun autre motif de se porter à son secours, on s'y déterminât du moins pour défendre les six apôtres dont les corps avaient été ensevelis dans cette ville ; il fallait empêcher les impies de les livrer aux flammes ou de les précipiter dans les gouffres de la mer. Alexis faisait valoir l'illustration de Constantinople ; cette ville n'était pas célèbre seulement par les monuments qui renferment les corps de ces saints, mais aussi par le mérite et le nom de celui qui l'a fondée, et qui, en vertu d'une révélation d'en haut, transforma un petit bourg antique en cette cité digne des respects du monde entier, seconde Rome, où tous les hommes de l'univers devraient accourir, s'il était possible, pour l'honorer de leurs hommages.

C'était parler la langue du moyen âge, que de rappeler les noms des saints qui honoraient Constantinople, car les reliques étaient un objet de vénération et de richesse pour les monastères. L'empereur, continue Guibert indigné, dit qu'il a aussi chez lui la tête du bienheureux Jean-Baptiste, laquelle (quoique ce ne soit qu'une fausseté[23]) est encore aujourd'hui recouverte de la peau et des cheveux, et ressemble à une tête de vivant. Si cette assertion était vraie, il faudrait donc demander aux moines de Saint-Jean-d'Angély quel est le Jean Baptiste dont ils se vantent aussi d'avoir la tête, puisqu'il est certain, d'une part, qu'il n'a existé qu'un Jean Baptiste, et d'autre part qu'on ne saurait dire sans crime qu'un seul homme ait pu avoir deux têtes[24]. Guibert de Nogent, si naïf, porte toujours l'empreinte de son siècle, de ses opinions, de ses controverses. Les translations de reliques étaient la grande affaire du temps : les églises, les monastères se disputaient la prééminence ; un corps saint était un souvenir immense pour un bourg, pour un village, car jamais on ne porta plus loin que dans le moyen âge le culte de la personnalité, l'admiration des vertus et des services de l'homme. Ici Guibert reprend : L'empereur disait, après tout cela, que si les Francs n'étaient pas déterminés à lui porter secours par le désir de mettre un terme à tant de maux, et par leur amour pour les saints apôtres, du moins ils devaient se rendre à l'espoir de s'emparer de l'or et de l'argent que les Gentils possédaient en des quantités incalculables. Enfin l'empereur Alexis terminait par un argument qu'il était bien inconvenant de proposer à des hommes sages et tempérants, car il cherchait à attirer ceux qu'il sollicitait, en exaltant la beauté des femmes de son pays (le chroniqueur, Franc et tout national, s'indigne de cette préférence) ; comme si les femmes grecques, s'écrie-t-il, étaient douées d'une si grande supériorité, à ce point qu'elles dussent incontestablement être préférées aux Françaises, et que ce motif pût seul déterminer une armée de Français à se rendre dans la Thrace ![25]

La vieille haine des deux races franque et grecque se révèle dans le témoignage de Guibert, le vieux chroniqueur de la croisade. Les deux familles de peuple obéissent bien à la loi du Christ et adorent le même Dieu dans les basiliques ; mais les Occidentaux, impatients de conquêtes, savent les riches terres que possèdent les Grecs, les opulentes moissons qui remplissent leurs greniers, la vigne dorée qui pend aux branches sauvages, les forêts d'oliviers et de jujubiers. Ils savent les cités merveilleuses du Bosphore ; les pèlerins leur ont appris les grandeurs de Constantinople, la ville aux palais d'or, aux statues d'airain et de bronze ; et quand la famine ronge les os du peuple dans la Normandie, la Bretagne, le duché de France ou de Bourgogne, les Grecs savourent à longs traits le vin de Chypre et de Chio, autour des tables chargées des mets les plus exquis. Ces récits étaient bien capables d'exciter la fureur des conquêtes et des victoires dans le cœur des barons d'Occident. Ces Grecs, d'ailleurs, n'avaient-ils pas la main faible, le bras impuissant pour arrêter les batailles de chevalerie ? Les chroniques toutes récentes disaient que Robert Guiscard, à la tête d'un petit nombre de lances, avait mis en fuite une armée de soixante mille Grecs ; Bohémond, son digne fils, marchait à la conquête de la Thessalie, le berceau primitif de l'antique Grèce. II n'y avait pas à comparer ces deux races pour la force et le courage ; c'était le désespoir qui forçait l'empereur Alexis à recourir aux comtes francs qui méprisaient ses armes et convoitaient son empire ; mais le péril était imminent, l'empire était menacé sur le Bosphore[26] !

La grande invasion des Tartares, qui avait englouti les plus belles provinces de l'Occident, s'était également dirigée, comme un fleuve de feu, sur les contrées soumises quelques siècles auparavant par les Arabes ; les Turcs ou Turcomans, nation de pasteurs,avaient passé l'Oxus sous la conduite des enfants de Selgiouk ; tous appartenaient ainsi à l'immense race des Tartares asiatiques ; ils en avaient les mœurs errantes, le courage indomptable, et cette force de corps qui brisait les peuples efféminés. Les Turcs s'étaient donc emparés de la Perse, de la Mésopotamie, de la Syrie et de l'Asie Mineure ; leurs étendards ornés du croissant et de queues de chevaux flottantes au vent, fidèles compagnons de la conquête, menaçaient à la fois l'Egypte et Constantinople. Les Turcs, campés sur le Bosphore, dédaignaient le séjour des villes encore remplies d'une population grecque et arménienne ; les Turcomans gardaient leurs troupeaux dans la montagne, menant une vie errante et nomade, souvenir des steppes de l'Asie ; quand le tambourgi retentissait sous la tente en longs éclats, ils tiraient leurs cimeterres recourbés, et le hennissement des chevaux était comme un pronostic

de guerre et de victoire[27] : les Turcs, race tartare, étaient partis sans autre culte que celui du désert et des astres, religion de la solitude ; mais quand ils s'établirent en Perse, en Mésopotamie, ils saluèrent la loi de Mahomet. Partout les Turcs élevèrent des mosquées, et les églises chrétiennes d'Antioche, de Jérusalem, furent la plupart changées en mahoméries ; ils se fanatisèrent comme les Arabes pour ce paradis d'Orient, pour ces houris au front de perle, aux yeux noirs, à la chair grasse et rebondie.

Le mahométisme n'avait point conservé son unité ; la domination arabe, le culte primitif du prophète, se concentrait dans l'Égypte, l'Afrique et une partie de l'Espagne. Un fellah, qui se disait issu de Mahomet par Fatime, avait séparé de la religion commune une portion de l'Afrique, de l'Égypte et de la Syrie. Dans cette Syrie même, au milieu de Bagdad, la ville des roses, aux tapis somptueux, aux bazars de l'Asie, le calife, qui appartenait aussi par Abhas au sang de Mahomet, n'exerçait plus qu'une puissance spirituelle : les Turcs, comme les féodaux d'Occident, avaient opposé la force matérielle à la puissance du calife, le pape des musulmans, comme le disaient naïvement les chroniques du XIe siècle[28]. L'Égypte saluait aussi un chef du pontificat, également sous le nom de calife. Les débris des villes antiques, Alexandrie avec ses tronçons de colonnes incrustées d'hiéroglyphes ; le Caire avec ses déserts parsemés de pyramides antiques, des aiguilles d'Antoine et de Cléopâtre, des zodiaques qui marquent le temps, des sphinx à la chevelure plate et noire, à l'orbite creux, au nez épaté ; ces sphinx qui abritaient de leur ombre gigantesque des caravanes entières, quand le soleil dardait ses feux sur le sable brillant ; l'Égypte avec son Nil, son Delta, ses villes populeuses et turbulentes, n'avait point subi encore le joug ; les mameluks, ces fils des esclaves robustes, ne s'étaient point montrés pour soumettre les populations arabes. Le calife d'Egypte pouvait ainsi jeter des myriades d'hommes noircis au soleil d'Afrique dans une guerre religieuse[29].

L'islamisme était divisé en sectes, partout des opinions étranges se manifestaient ; dirai-je les mœurs des haténiens ou ismaéliens, que les vieux chroniqueurs appellent les Assassins ? Les isméliens, secte d'une fanatique contemplation, professaient le sentiment d'oubli absolu de tout individualisme ; ils s'abreuvaient de liqueurs enivrantes et d'opium ; s'abîmant dans la vie méditative, ils n'avaient aucun culte que celui d'une obéissance aveugle envers leur chef ; quand le Vieux de la Montagne au front ridé, à la barbe longue et blanchie[30], ordonnait aux ismaéliens de frapper un prince, un muphti même, une tête puissante, rien ne les arrêtait ; ces jeunes hommes exécutaient dans le plus profond secret les ordres de leur seigneur, qui leur montrait un ciel fantastique dans les jouissances de l'ivresse, alors que l'opium fermentait dans les coupes de jaspe et d'émeraude. Les ismaéliens attaquaient la victime désignée un poignard à la main ; ils le tournaient dans la plaie profonde, afin de s'assurer que les ordres du Vieux étaient exécutés. Plus tard on verra la terreur que la secte des ismaéliens jeta jusque dans l'Occident, et les rois mêmes eurent à se garder contre les Assassins[31].

Gomme nation envahissante, les chrétiens n'avaient à craindre que les Turcs ; le sultan Malek-schah avait réuni toute la puissance des Selgioukides ; c'était sous ce valeureux envahisseur que la Syrie et l'Asie Mineure avaient subi le joug ; mais comme il arrive toujours au sein des nations conquérantes, les chefs s'étaient déclarés indépendants ; l'Asie Mineure se divisait en deux gouvernements militaires sous des émirs ; Kilig-arslan, fils de Soliman, campait dans Nicée, tandis que le nord de la Syrie avait pour chef un autre émir du nom tartare de Kemeschtekin[32] ; on comptait également une foule de chefs indépendants dans la Mésopotamie : Kerboga commandait à Moussoul, et Bagui-sian élevait son croissant d'acier, couronné du turban vert, dans Antioche. Les Égyptiens avaient aussi envahi, par un mouvement qui se produit à toutes les époques, les villes maritimes de la Phénicie et de la Palestine ; leurs étendards pendaient sur les murs de Jérusalem la sainte. Telles étaient les nations que la féodalité d'Occident allait avoir à combattre ! Que de terres n'avait-on pas à traverser ! que de peuples divers n'avait-on pas à saluer dans une longue route ? Les Francs avaient à visiter les Allemands, les Hongrois, les Bulgares, les Grecs, pour se trouver ensuite au delà du Bosphore à la face des musulmans, les plus implacables ennemis de la croix. Nobles croisés, vous avez des périls à vaincre, des sacrifices à vous imposer ! Déjà le soleil de mars vous invite, les routes sont libres de neige ! Allons, digne chevalerie, fourbissez vos armes, sellez vos vaillants coursiers, le temps est venu pour la conquête ! Humbles pèlerins, partez, car de belles terres vous attendent, et une gloire plus grande encore, celle de délivrer le sépulcre du Christ !

Or, quand une idée de voyage vous prend au cœur, quand on va quitter le clocher et le manoir, il se mêle au dernier adieu plaintif donné au lieu de naissance, une joie secrète, une insouciante pensée pour le foyer qu'on laisse : on brise son nid du pied, comme l'oiseau voyageur qui vole à tire-d'aile ; on ne pense plus qu'aux pays qu'on va voir, aux émotions qu'on va éprouver. On change sa vie d'habitude pour une plus brillante enveloppe ; le pèlerin soupire après un nouveau soleil, il appelle un air plus pur. La vieille terre lui pèse ; il ne respire plus en liberté dans ce vêtement de pierre que forme le château, le clocher ou la ville natale ; il secoue la poussière dorée avec la joie du papillon ; il ne rampe plus sur le sol. Le pèlerin vole de climat en climat sous les mille feux du ciel comme la merlette des vieilles armoiries. Ce saisissement de toute une population qui s'épanouit à l'idée d'un saint pèlerinage explique la plupart des transactions du XIe et du XIIe siècle ; tenait-on à ses fiefs, à son manoir, quand on avait devant soi la perspective de brillantes conquêtes ? Le croisé devait être prodigue et insouciant de son patrimoine[33] ; que pouvaient être les terres d'Occident sous un horizon grisâtre, quand on les comparait aux merveilles de Jérusalem telles que l'imagination les reproduisait ? D'après les récits de l'Écriture, la Palestine n'était point cette terre brûlée où coule le Jourdain, toujours épuisé sous un lit de limon et de sable ; la fontaine de Siloé, le mont pierreux des Oliviers. La ville sainte avec ses maisons carrées, ses rues étroites, ses mosquées appauvries, apparaissait à la pensée des croisés comme un lieu de délices où des ruisseaux de miel et de lait abreuvaient les hommes.

Jérusalem était l'image de cette ville éternelle où Dieu conviait les vierges et les archanges dans un commun festin du pain céleste. Jérusalem semblait aux simples, aux humbles chrétiens comme ces villes aux couleurs bleues, aux murailles de saphirs et d'escarboucles brillantes de mille feux qui se produisent à vous dans des nuages de pourpre quand l'esprit se plonge dans les ravissements de la contemplation[34]. Ne devait-on pas tout donner à mépris, châteaux, terres, fiefs, pour jouir un moment de cette vue de la ville sainte, et prendre part au festin des anges ? Quoi d'étonnant que les chartres de donations soient devenues si nombreuses aux Xe et XIe siècles, et que les chevaliers n'aient tenu compte d'aucune des richesses qu'ils laissaient derrière eux ? L'insouciance et la prodigalité formaient le caractère d'une génération qui s'en allait toute en pèlerinage, abandonnant le sol et la famille !

Les premières Chartres sont des donations pieuses ; les chevaliers, en partant pour la croisade, étaient animés de la plus sainte ardeur : comme ils avaient de grands périls à vaincre, de longues fatigues à subir, comme rien n'était plus chanceux que leur retour dans le pays d'Occident, car la traversée était lointaine, quelle plus utile destination pouvaient-ils faire de leurs biens que dé lés consacrer à l'Église[35] ? N'avaient-ils pas besoin de prières s'ils succombaient ? ne devaient-ils pas laisser quelques saintes fondations pour l'âme des défunts ? il y aurait tant de funérailles dans les croisades ! tant de nobles chevaliers allaient trouver la mort dans ces longs pèlerinages ! Le culte des âmes du purgatoire commençait alors à se populariser dans l'Occident ; pieuse légende des tombeaux où vous apparaissent à la face tous les ancêtres, comme une pale procession d'ombres chéries ; adoration consolante qui vous fait causer une dernière fois avec les êtres qu'on a aimés, avec les âmes qui vous ont compris dans le court chemin de la vie. Lorsqu'une fondation était faite dans le monastère, on célébrait une messe perpétuelle d'obiit dans le cloître, en présence des chevaliers, des nobles dames, des varlets agenouillés ; n'était-ce pas le meilleur moyen de perpétuer la mémoire des grands services ? La chartre de donation était inscrite dans le cartulaire et renfermée au trésor de l'église ; le nom du chevalier était incrusté sur le marbre ou la pierre froide qui dallait les nefs ; et quand les moines foulaient de leurs sandales ces inscriptions tumulaires, plus d'une prière lamentable sortait de ces poitrines austères[36]. L'Église avait institué la fête des morts, où toutes les funérailles sont réunies dans une même commémoration ; jour de tristesse de la nature, car la feuille tombe de l'arbre, le vent d'automne vient pleurer dans les vitraux comme un triste et dernier entretien des âmes en souffrance dans le purgatoire. Ce culte des morts, alors que la nature se mourait elle-même, cet appel au tombeaux des ancêtres à travers les frissonnements de l'automne, excitait dans l'âme des chevaliers une pieuse terreur ; les idées de la vie éternelle et de ses châtiments apparaissaient à leur imagination exaltée. En partant pour la croisade, tous désiraient laisser un souvenir dans l'église de leur naissance, afin que le glas des funérailles sonnât plaintivement s'ils succombaient dans la guerre sainte. Une chartre de donation au monastère était comme un témoignage de la foi du chrétien ; on lisait souvent sur les cartulaires ces naïfs témoignages : Guillaume, chevalier, et Ingerburge son épouse[37], ont donné une manse de terre pour le repos de leur âme. Consacrer son champ inculte, son fief à Dieu, c'était le donner en quelque sorte à un service public ; celte terre souvent aride, allait être fertilisée par le labeur des moines. L'homme d'armes dédaignait la culture des champs, ses mains gantées ne touchaient que l'épée ; les moines cultivaient les rochers élevés, arrosaient les plaines desséchées ; le bien n'était-il pas ainsi donné à bonne ferme dans un intérêt social ?

La prédication de la croisade avait jeté dans toutes les âmes des féodaux une grande insouciance de la fortune ; tout ce qu'on laissait en Occident paraissait à vil prix ; que pouvait être un manoir pour qui rêvait avec Jérusalem un monde de merveilles ? On avait besoin d'armes, de chevaux de bataille et de casques d'acier, de brassards et de cuirasses ; le sol n'était plus rien, l'unique pensée était la terre sainte arrosée du sang du Christ ! A quoi pouvaient servir les forêts séculaires, les grands bois pleins de cerfs, de loups et de sangliers ? le seigneur, orgueilleux de la croix sur sa poitrine, ne pouvait plus lancer sa meute de lévriers ; le château, le clocher du bourg allaient être en veuvage. C'était bien peu de chose que le droit de propriété dans ces âmes ardentes pour la conquête. La terre n'était plus utile à ces nobles familles qui ne voyaient que la Palestine dans leurs rêves d'or. De cette insouciance pour le sol, de ce mépris pour tout ce qui n'était pas l'Orient, naquirent les ventes et les donations à vil prix qui marquent l'époque du départ des croisés[38]. L'érudition patiente a recueilli plus de trois cents chartres scellées dans les trois premières années de la croisade ; les barons cédaient tout ce qui ne pouvait servir au départ : aux uns le fief, aux autres le château, le manoir où brillait le souvenir des ancêtres. Quelques écus d'argent suffisaient pour satisfaire les chevaliers impatients de suivre une autre fortune ; les chartres constatent qu'on obtenait cent acres de terre pour quelques pièces de monnaie. Le temps de départ pressait, et l'on vendait tout ; péages, bacs, fours banaux, sels et greniers ; on échangeait un serf, un juif contre un coursier au poil luisant, contre le bœuf qui traînait les chariots de vivres, ou pour une épée de bataille fortement trempée comme celle de Roland ou du grand Charles, ou même pour quelques provisions de route que l'on traînait sur de lourds chevaux. Tout ce qui n'était pas pour le service de la croisade était méprisable aux veux de ces âmes ardentes[39].

Dans toutes les grandes exaltations de peuples pour la religion ou pour la patrie, il apparaît deux classes d'hommes marqués d'un caractère différent : les uns se laissent entraîner et dominer par l'enthousiasme ; prodigues, aventureux, ils ne tiennent compte d'aucun sacrifice, ils marchent par le cœur et l'imagination vers le côté fantastique d'une idée qu'ils éprouvent fortement ; les autres exploitent cet enthousiasme de nobles âmes, ils spéculent sur l'entraînement, et profitent de la plus sainte ferveur pour la religion ou la patrie. La génération de la croisade fut empreinte de ce double caractère ; s'il y avait de braves et dignes chevaliers qui se dépouillaient de tous les biens des ancêtres pour courir au saint sépulcre, secouant ainsi la robe terrestre, il y avait d'autres hommes qui profitaient de cette entraînante prodigalité. Le croisé avait-il besoin de quelques deniers pour son voyage ? il trouvait là les clercs du domaine royal, gens fins et matois, qui échangeaient quelques pièces d'or pour un comté, une baronnie, ou toute autre terre de cette nature dont ils augmentaient le domaine. Philippe Ier restait dans son royaume, et ses clercs du trésor, comme des vautours, pressuraient les barons prodigues qui ne pensaient qu'à la terre sainte[40].

Ces dons que faisaient à l'Église les dignes chevaliers allant en Palestine, étaient pour le repos de leurs âmes ; les ventes qu'ils consentaient au profit du fisc avaient pour but de garnir un peu leurs escarcelles vides ; s'ils ne trouvaient pas à les vendre, ils donnaient ces mêmes terres en gages, selon Vus du droit coutumier ou romain, jusqu'à leur retour t n'avaient-ils pas des terres, les nobles chevaliers ? étaient-ils sans fiefs et sans avoir ? les pieux voyageurs arrachaient l'escarboucle, les topasses, l'émeraude de leurs toques ou capels aux plaids féodaux et cours plénières, pour les donner en gage aussi à des juifs, à des marchands italiens, à des bourgeois expérimentés de la cité qui avaient le nez toujours si fin pour les prêts à usure à six sous pour livre le mois ; ces marchands couards, tous enfermés dans leurs maisons et échoppes, réunis dans les foires, spéculaient sur l'enthousiasme des croisés qui ne rêvaient que gloire et chevaucha j ils cherchaient à garnir leurs huches de bons deniers comptant au préjudice des nobles hommes qui montaient les puissants coursiers. Les braves chevaliers féodaux allaient exposer leurs poitrines dans les champs de Palestine ; ils étaient suivis du menu peuple, car le menu peuple avait du courage,- dignes chevaliers, ils allaient passer les grandes mers avec insouciance, et mourir pour un sentiment, pour une exaltation, pour une idée. Les marchands calculaient mieux : ils arrachaient à ces poitrines des chevaliers tout ce qu'elles portaient de riches vêtements, en prêts sur gages ; l'hermine de l'hiver, la toque des cours plénières agrafée de pierres précieuses ; tous ces ornements n'avaient-ils pas une bonne valeur[41] ?

Ainsi les marchands et les juifs gagnèrent beaucoup aux croisades ; c'était une bonne aubaine pour eux ; ils exploitaient la prodigalité insouciante, ils échangeaient quelques armes de bataille, quelques deniers d'or contre de précieux atours de la chevalerie ; ils prêtaient sur gages à grosse usure ; ils s'emparaient de la terre pour une ou deux années de récolte payées d'avance ; des fiefs nombreux passèrent ainsi aux bourgeois. Les chroniqueurs ont décrit l'enthousiasme désintéressé des croisés pour se débarrasser de tout ce qui gênait le vœu de leur pèlerinage ; et Guibert, abbé de Nogent, a dépeint, dans son style naïf et pittoresque, l'aspect du peuple quand la sainte prédication fut annoncée. Ainsi, dit-il, on voyait dans ce moment s'opérer ce miracle, que tout le monde achetait cher et vendait à vil prix[42] : on achetait cher, au milieu de cette presse, tout ce qu'on voulait emporter pour l'usage de la route, et l'on vendait à vil prix tout ce qui devait servir à satisfaire ces dépenses. Naguère les prisons et les tortures n'auraient pu leur arracher aucune des choses qu'ils livraient maintenant pour un petit nombre d'écus. Mais voici un autre fait non moins plaisant : la plupart de ceux qui n'avaient fait encore aucun projet de départ se moquaient un jour et riaient aux éclats de ceux qui vendaient ainsi à tout prix, et affirmaient qu'ils feraient leur voyage misérablement, et reviendraient plus misérables encore ; et le lendemain, ceux-là mêmes, frappés soudainement du même désir, abandonnaient pour quelques écus tout ce qui leur appartenait, et partaient avec ceux qu'ils avaient tournés en dérision. Les enfants, les vieilles femmes se préparaient à aller à la guerre ! Qui pourrait compter les vierges et les vieillards tremblants et accablés sous le poids des ans ? Tous célébraient la guerre en même temps ; ils se promettaient le martyre qu'ils allaient chercher avec joie au milieu des glaives : Vous, jeunes gens, disaient-ils, vous combattrez avec l'épée ; qu'il nous soit permis, à nous, de conquérir le Christ par nos souffrances[43].

Elles étaient belles et héroïques ces paroles des vieillards ! Ne semble-t-il pas entendre avec des émotions différentes et les accents d'une autre civilisation, les vieillards de Sparte conseillant à leurs fils de mourir pour la patrie ? N'était-ce pas le même héroïsme ? les bras débiles invoquaient les bras forts ; au lieu de la patrie terrestre, c'était la patrie céleste. Ainsi les mêmes sentiments exaltés produisent partout le même dévouement ; l'héroïsme républicain et l'héroïsme chrétien s'étaient montrés puissants sur les âmes ; les vieux barons, épuisés de guerre et de fatigue, semblables aux archontes de la Grèce antique léguaient leur exemple à leurs successeurs ; les féodaux éteints disaient à leurs fils pleins de vie : Mourez pour le Christ, comme les vieillards de la république disaient à leurs enfants : Mourez pour la patrie. Le chroniqueur Guibert dans tout l'enthousiasme de la croisade continue ainsi à peindre cette insouciance pour le sol et la propriété : Vous eussiez vu en cette occasion des choses vraiment étonnantes, et bien propres à exciter le rire ; des pauvres ferrant leurs bœufs à la manière des chevaux, les attelant à des chariots à deux roues, sur lesquels ils chargeaient leurs minces provisions et leurs petits enfants, qu'ils traînaient ainsi à leur suite ; et ces petits enfants, aussitôt qu'ils apercevaient un château ou une ville, demandaient avec empressement si c'était là cette Jérusalem vers laquelle ils marchaient. A cette époque, et avant que les peuples se fussent mis en mouvement pour cette grande expédition, le royaume de France était livré de toutes parts aux troubles et aux plus cruelles hostilités ; on n'entendait parler que de brigandages commis en tous lieux, d'attaques sur les grands chemins, et d'incendies sans cesse répétés. Partout on livrait des combats qui n'avaient d'autre cause que l'emportement d'une cupidité effrénée ; et, pour tout dire en peu de mots, toutes les choses qui s'offraient aux regards des hommes avides étaient livrées au pillage sans aucun égard pour ceux à qui elles pouvaient appartenir. Bientôt les esprits se trouvèrent complètement changés d'une manière étonnante, même inconcevable, tant elle était inattendue ; et tous se hâtaient pour supplier les évêques et les prêtres de les revêtir du signe de la croix, selon les ordres donnés par le pontife de Rome ; comme le souffle d'un vent impétueux ne peut être calmé que par une pluie douce, de même ces querellas et ces combats de tous les citoyens ne furent apaisés que par une inspiration intérieure qui provenait sans aucun doute du Christ lui-même[44].

La croisade fut donc une grande trêve de Dieu ; les passions humaines se turent devant de si puissants desseins. Jamais chroniqueur n'a fait de peinture plus forte, plus naïvement expressive de l'enthousiasme qui animait la génération de la croisade ; on ne s'arrêtait à aucun intérêt, on transigeait, on vendait, on donnait le sol comme chose la plus simple et la plus vile ; ce fut un des notables changements dans la propriété foncière. La permutation de la terre se faisait de plein gré, sans que rien arrêtât, ni les liens de famille, ni l'instinct naturel des intérêts ; on livrait son fief en gage à la couronne, à l'Église, comme l'escarboucle au juif. Les cartulaires constatent tout ce que le roi et les monastères gagnèrent au milieu de cette émotion du peuple. Dans l'entraînement général, il y eut également quelques concessions faites aux bourgs, aux villes, aux petits villages même qui entouraient les châteaux. Il ne faut pas chercher dans ces actes l'idée morale et forte de la liberté politique, elle n'entrait pas dans la pensée de ces générations ; elles ne voyaient ni si haut ni si grandement. Ce qu'on appela la chartre des communes fut tout d'abord une concession destinée à soulager les habitants et manants réunis[45], des mauvaises coutumes que les siècles avaient établies. On appelait mauvaises coutumes les sujétions bizarres et pesantes, vieilles de dates : l'obligation de cuire le pain au four seigneurial sous une forte redevance, ou de secouer la poussière de ses routes ; en un mot toute nécessité d'une brutale servitude, qui obligeait le pauvre communal à des actes contraires à sa volonté et à sa liberté. Dans telles villes on devait fermer les portes durant les vendanges, pour que les agents du féodal où de l'abbé pussent percevoir un droit fiscal ; dans telle autre il fallait porter toutes les prémices aux religieux des monastères, droit justifié par Chartres et donations pieuses. Partout où il y avait réunion d'habitants, il y avait des coutumes plus ou moins dures, et il était naturel que chacun eût la volonté de s'en affranchir : c'était le mouvement de ce qui souffre pour conquérir le droit de respirer à l'aise dans sa demeure[46]. Telle fut l'origine des Chartres appelées communales ; ces concessions ne furent, dans le XIe siècle, que l'abolition des mauvaises coutumes ; en vain on chercherait le sentiment moral de la liberté et d'une théorie de gouvernement politique dans ces âmes primitives[47] : on s'affranchissait naturellement d'un joug qui pesait, mais on n'allait pas au delà. Lorsque les féodaux furent prêts à partir pour la croisade, et qu'ils requéraient argent de toutes mains, ils écoutèrent favorablement les plaintes et les griefs des manants et habitants qui demandaient à se racheter ; n'avaient-ils pas besoin pour leur voyage d'avoir leur escarcelle bien argentée ? il fallait faire deniers de tout buis ; et quand les manants venaient dire au seigneur : Abolissez tel péage, et nous vous donnerons bonne récompense pour votre huche, le seigneur ne refusait pas, et ainsi fut fait le rachat des mauvaises coutumes. Le croisé qui cheminait pour la Palestine donnait aussi bien l'affranchissement au bourg qu'il vendait le fief au roi et le manteau d'hermine au juif ; il fallait de l'argent à tout prix, et la liberté fut donnée aux communautés, par ce motif de garnir un peu la panetière de voyage[48].

En échange de tous ces dons d'une prodigalité aventureuse, les chevaliers, peuples et clercs qui prenaient la croix, recevaient des privilèges, des garanties pour tout le temps qu'ils marchaient à la croisade ; pieuse consécration, saint travail dans la vie de l'homme. La puissance du pape était alors si grande, que se mettre au service de l'Église c'était se placer sous de nombreuses et fortes immunités. Avec l'étendard de saint Pierre, les Normands n'avaient-ils pas conquis l'Angleterre ? Cet étendard aux clefs d'or ne s'élevait jamais que pour couvrir d'une protection absolue le défenseur des idées catholiques. Dans une époque de désordre et de confusion, il fallait un refuge respecté également par tous ; le croisé qui délaissait famille, manoir, richesses, opulence, avait à protéger sa personne et sa terre : pour sa personne, elle était placée sous la sauvegarde de Dieu et de l'Église[49]. Qui oserait toucher un pèlerin ? Les mécréants seuls pouvaient commettre de telles indignités ; le croisé devait être accueilli sous tous les climats, partout où la croix dorée réfléchissait les rayons du soleil : il n'était pas un baron puissant dans son fief, ou un pauvre serf exténué de fatigue aux champs, qui ne dût l'hospitalité aux chevaliers croisés pour la terre sainte. N'étaient-ils pas soldats du Christ ? Le signe de la croix, cousu sur la poitrine en couleur d'un rouge flamboyant, établissait le principe de l'égalité. Quiconque avait fait vœu de se dévouer à la milice sainte, obtenait la même indulgence, le même pardon, la même protection de l'Église : il ne payait plus de redevances, il ne devait aucun service militaire, soit au seigneur supérieur, soit à l'abbaye ou au monastère voisin. Le croisé était affranchi de ses dettes[50] ; nul ne pouvait toucher sa terre sans encourir l'excommunication j nul ne pouvait coucher ses blés sous les lévriers haletants, ou couper les arbres qui ombrageaient son fief. On ne pouvait poursuivre ni faire vendre la propriété du pèlerin ; elle était marquée d'une croix de bois : le pèlerin ne restait plus soumis aux redevances envers le baron, et s'il voulait vendre sa terre, il n'avait pas besoin de requérir permission du seigneur suzerain, contrairement à la coutume. S'il était affranchi du péché, comment ne le serait-il pas d'une obligation matérielle qui se rattachait à la terre ? Il reprenait sa liberté pleine et entière ; son fief était, comme son cheval de bataille, exempt de tout service, si ce n'est envers Dieu ; il pouvait en disposer à son gré, car il avait bien des marches lointaines à faire, bien des périls à essuyer.

Ainsi la prédication de la croisade opérait dans la propriété et dans les personnes un changement remarquable ; il y eut comme une suspension d'armes dans toute la chrétienté ; on ne courut plus chevaliers contre chevaliers ; la société ne fût préoccupée désormais que d'une seule idée : la délivrance de la Palestine. Les guerres privées furent suspendues[51] ; les nobles coursiers des paladins, nourris aux pâturages de Normandie ou du Poitou, ne heurtèrent plus leurs beaux poitrails les uns contre les autres ; les lances cessèrent de se croiser en champ clos : il y eut repos pour la campagne désolée. Par un mouvement spontané, la trêve de Dieu s'exécuta partout ; quand il y avait une guerre sainte, que devenaient les intérêts humains ! On considéra comme un impie le fougueux baron qui lançait ses hommes contre la terre d'autrui ; un frein fut mis au désordre. La police se fit par un pieux dévouement à la guerre du Christ ; les Gestes de Dieu par les Francs[52], commencèrent sur un vaste théâtre. Il résulta de cet enthousiasme pour le saint voyage une plus libre disposition de la propriété, livrée jusque-là aux usurpations et au pillage. Le croisé put vendre son fief et en disposer. Comme à toutes les époques de grandes commotions militaires, le croisé reçut ensuite les privilèges et immunités des défenseurs de la patrie[53] : le chevalier qui abandonnait son manoir pour Dieu, ne dut point payer d'autres redevances ; la croix était un affranchissement dans le sens divin comme dans l'interprétation terrestre. Il y eut un principe d'égalité ; tout fut soumis à une règle commune, le serf comme le baron, l'homme de bourg comme le châtelain ; plus de distinction de naissance pour qui suivait le même étendard. Les besoins de la croisade amenaient aussi de rapides transmissions de propriétés ; ils entraînaient également l'abolition des mauvaises coutumes ; on vendait à poids d'argent cet affranchissement successif de la bourgade ou du hameau, du serf et du bourgeois. La prédication d'Urbain II changeait la face de la société et en bouleversait la vieille physionomie : à une génération sédentaire et silencieuse succédait une autre génération tout empreinte d'émotions voyageuses et actives : chrétien, on voulait saluer le tombeau du Christ. La terre d'Europe pesait, les châteaux n'étaient plus que des prisons de pierres pour des oiseaux qui mouraient du désir de jeter leurs ailes au vent.

 

 

 



[1] Voyez Actes du concile de Clermont, dans Orderic Vital, ad ann. 1095.

[2] L'itinéraire des pèlerins a été tracé par saint Antonin, saint Arculphe, saint Guillebaud et plusieurs autres pieux voyageurs. Voyez Mabillon, Act. Sanct. ordin. Sanct. Benedict., pars II.

[3] Sur les travaux militaires des Romains, consultez Bergier, Histoire des grands chemins, liv. III.

[4] Voyez le chapitre V de ce travail.

[5] Spanheim, Orb. Roman, cap. VIII.

[6] Bergier, Histoire des grands chemins, liv. III.

[7] La situation actuelle de la plupart des cités explique cette topographie. Je regrette qu'aucun travail statistique n'ait été fait sur le moyen âge. Le meilleur guide serait l'admirable collection des Bollandistes.

[8] Ducange, v° Hospitium.

[9] Le tableau des mœurs des Hongrois a été parfaitement tracé par Georges Pray, Dissertationes ad Annal. veter. Hungar., etc. ; Vindobonæ, ann. 1775, in-fol.

[10] Voyez Fischer, Quæstiones patropolitanœ, Goëtting., ann. 1770. Il disserte longuement sur l'origine des Huns.

[11] Palma, Notitia rerum Hungarum, tom. Ier, p. 38.

[12] Bonfinius, Annal. Hungar., et Thwrocz (Hungar., p. 117.) Il est impossible de voir le Danube sans éprouver uue indicible émotion. Je suivis en 1839 le cours de cet immense fleuve, depuis Passaw jusqu'à Presbourg ; je me fis une juste idée du culte des anciens pour les eaux majestueuses.

[13] C'est dans les histoires du bas-Empire qu'il faut chercher les annales des Bulgares. il n'y a pas de chroniques originales sur l'origine de ces Barbares. Voyez aussi Ducange et le P. Pagi, qui donne l'histoire de tous les rapports des rois bulgares et du pape, pendant les Xe et XIe siècles.

[14] Il est beau de suivre en Italie la peinture du jugement dernier, depuis les fresques à demi détruites du Campo Santo de Pise, jusque cet admirable jugement dernier de Michel-Ange dans la chapelle Sixtine.

[15] Les annales de Metz parlent longuement de Bogoris et des Bulgares, ad ann. 887.

[16] Lisez surtout Albert d’Aix, qui parle souvent de ces peuplades tartares.

[17] Codinus, de Officiis Ecclesiœ et Aulœ Constantinop., chap. XVII, p. 120-121, le plus beau livre sur le cérémonial de Constantinople.

[18] Toutes les peintures ecclésiastiques du Bas-Empire représentent le Christos, saint Jean, saint Paul, et Rome et Milan en possèdent encore de bien conservées.

[19] Anne Comnène en fait elle-même l'aveu. Alexiade, liv. IV, p. 106. Voyez Muratori, Annal. Ital., ad ann. 1080-1095.

[20] L'Alexiade a été publiée en entier dans la Byzantine (édition du Louvre.) Le grand Ducange a fait un remarquable travail d'étude sur Anne Comnène et l'Alexiade (Hist. Byzant. et famil. Constantinop.)

[21] Alexiade, liv. III ; voyez aussi Constantin Porphyrogénète, de Administrat. imper., tom. XIII, p. 64 et 65, et Cinnam., liv. VI, p. 161.

[22] Guibert, Chronic. ad ann. 1095.

[23] Guibert, liv. Ier.

[24] Guibert de Nogent, Chronic. ad anp. 1096.

[25] Guibert de Nogent, Chroniq. des Croisades, liv. Ier, chap. Ier.

[26] Anne Comnène ne parle pas de cette lettre d'Alexis, écrite aux comtes francs ; sa fierté répugne à un tel aveu. Mais la princesse entre dans de grands détails sur les guerres d'Alexis contre les Normands. (Alexiade, liv. II.)

[27] Consultez sur la situation de l'Asie Mineure et de la Palestine, à l'époque des croisades, les extraits des historiens arabes, par dom Berthereau. Ce précieux recueil forme 1.100 pages in-folio. Il a été analysé et comparé par M. Reinaud dans ses extraits sur l'histoire des croisades.

[28] Consultez dans Ibn-alatir, Hist. des Arabes, (père du prince), les détails précis sur les révolutions et les guerres de la Syrie. Les Allemands ont fait de grands travaux sur les historiens arabes des croisades. M. Sylvestre de Sacy a fait connaître l'Orient avec cette pureté d'aperçus et cette hauteur de critique qui le distinguaient. Voyez aussi Bibliothèque des Croisades, de M. Reinaud, extraite de dom Berthereau. La source la plus abondante est l'historien Aboulféda, dans la belle édition publiée par Reiske et Adler, Annal. Moslemici., Copenhague, ann. 1789 à 1794.

[29] Comparez sur l'Egypte les travaux de M. Champollion avec ceux de M. Etienne Quatremère.

[30] Voyez la belle dissertation de M. de Sacy sur les ismaéliens, Mém. de l'Institut, vol. IV. Consultez aussi les travaux de M. de Hammer dans les Mines d'Orient.

[31] Voyez mon travail sur Philippe Auguste, tom. II.

[32] Extrait des Historiens arabes, de dom Berthereau. La partie orientale du grand travail sur les croisades, de M. Wilken, est très-remarquable : Geschichte der Kreuzzuge (Leipsick., ann. 1807.)

[33] Comparez sur l'enthousiasme des croisés les chroniqueurs Robert le Moine, Albert d'Aix, Guibert de Nogent dans Bongars, Gesta Dei per Francos.

[34] Voyez les descriptions de Jérusalem dans les chroniques de la croisade. Les premières peintures reproduisent également la ville sainte dans des nuages, au milieu d'un chœur angélique. L'école florentine, le grand Sanzio lui-même, a peint Jérusalem dans les cieux. Ajoutez Guibert, Hist. des Croisades, liv. VII.

[35] Bréquigny, Collection des chartres, tom. II, et Mabillon, de Re diplomatica.

[36] Mabillon, de Re diplomatica, tom. Ier.

[37] Ces formules sont très-multipliées dans Bréquigny, Diplomata Chart., tom. II.

[38] Le seul cartulaire de Cluny contient cent trente-cinq chartres, toutes données par les croisés. Voyez Biblioth. Cluniacens., et Mabillon, Annal. ordin. Sanct. Benedict., ann. 1095 à 1107.

[39] Guibert, Chronique, dans Bongars, Gesta Dei per Francos.

[40] Cartulaire de Philippe Ier, dans l'abbé de Camps. (Règne de Philippe Ier, Mss.)

[41] Guibert de Nogent, Gesta Dei per Francos, in-fol., ann. 1095.

[42] Guibert, Chronic., ad ann. 1095.

[43] Comparez encore, sur l'enthousiasme des croisés, le chroniqueur Guibert, Albert d'Aix et Robert le Moine, dans le Gesta Dei per Francos, de Bongars, tom. I, in-fol.

[44] Guibert de Nogent, Chronic. ad ann. 1095.

[45] Cette manière de voir la question des communes diffère un peu de toutes les théories de journalistes que M. Aug. Thierry a développées sur la naissance et les progrès de la liberté politique. On s'est engagé dans des idées systématiques pour expliquer l'époque où il n'y avait pas de système. L'idée politique était tout à fait étrangère à ces populations du moyen âge ; on ne pensait qu'à Dieu, à l'existence et à la vie future. Je répète que les théories modernes sur les communes n'ont pas ajouté un fait ou une idée qui ne soit dans la préface des tomes X, XI, XII, des ordonnances du Louvre, par Laurière et Villevaut. M. de Pastoret a fait un bien remarquable travail sur les impôts et mauvaises coutumes en France, en tête des XIIIe, XIVe et XVe volumes, même collection ; vieillard vénérable, M. de Pastoret protégea mes premiers efforts dans la carrière de l'érudition, moi alors simple étudiant ; qu'il reçoive ici le témoignage de ma gratitude.

[46] On n'a qu'à parcourir les tables de Bréquigny, si exactes et si complètes, pour trouver nos chartres des XIe et XIIe siècles.

[47] A toutes les époques il y a un esprit de parti un peu courtisan, qui s'empare des recherches historiques ; aujourd'hui que nous avons l'idée bourgeoise triomphante, l'admirateur des communes s'occupe d'écrire l'Histoire du tiers état, comme si au moyen âge il y avait un tiers état, comme si cette dénomination, exploitée par l'abbé Sieyès, allait au delà du XIVe siècle.

[48] Ducange, v° Crucis privilegia.

[49] Quicumque pro sola devotione, non pro honoris vel pecuniœ adoptione, ad liberandnm Dei Jerusalem fecerit iter illud, pro omni pœnitentia reputetur. Canon concil. Clerm., tom. II, p. 839.

[50] Ducange, Gloss., v° Crucis privilegia. Aussi, dit Foulcher de Chartres, en parlant de la multitude des croisés, Tristitia remanentibus, gaudium autem euntibus erat, lib. I.

[51] Les larrons eux-mêmes furent touchés de repentir, Fures et pircatœ aliique scelerosi, tactu spiritus sancti, de profundo iniquitatis exsurgebant, ritus suos confitentes relinquenbant, et pro culpis suis Deo satisfacientes peregre pergebant. Orderic Vital, dans Duchesne, Hist. Norman., collect. in-fol.

[52] Cet admirable mot, qui témoigne de toute la modestie des croisés, a été adopté par Bongars dans sa belle collection Gesta Dei per Francos, comme si tout s'était fait par Dieu. Bongars était encore un de ces grands érudits qui ont laissé des traces de leur passage aux XVIe et XVIIe siècles.

[53] Les immunités de croisé furent accordées en 1793 aux défenseurs de la patrie ! tant les idées de force et d'héroïsme se tiennent !