HUGUES CAPET ET LA TROISIÈME RACE

 

TOME PREMIER

CHAPITRE XI. — CONQUÊTE DE L'ANGLETERRE PAR LES NORMANDS.

 

 

Situation de l'Angleterre. — Le roi Edward. — Progrès des coutumes normandes. — L'armée des Anglais et des Normands. — Le comte de Boulogne à Douvres. — Révolte de Godwing. — Puissance des Normands. — Triomphe des Anglais. — Élévation d'Harold. — Voyage en Normandie. — Pacte avec Guillaume. — Harold roi. — Préparatifs de l'expédition d'Angleterre. — Récit de la conquête, d'après la belle tapisserie de Bayeux.

1040—1066.

 

Les Normands furent la race active et belliqueuse du Xe et du XIe siècle au milieu d'une société triste et fatalement préoccupée ; ce sont les quêteurs de terres et d'aventures. Les Hauteville venaient de conquérir la Sicile, et une vaste expédition de grande chevalerie se préparait aux côtes normandes depuis les rochers du Calvados jusqu'à Tréport et Saint-Valéry-sur-Somme. Des navires aux mille rames avec la proue retroussée comme les galères des anciens, s'équipaient en toute hâte ; les suivants d'armes réunissaient les pieux aigus, les haches, les casques, les brassards, les cuirasses et les lances ; où se dirigeait cette valeureuse expédition ? quel était le but que se proposait ce chef au ventre épais nourri de sanglier et de venaison, assis sur le rivage, tandis que les flots de la mer venaient baigner ses pieds, comme cela advint au roi Canut, de race danoise ? Je vais dire ici l'histoire de la conquête de l'Angleterre par les Normands : vieux chroniqueurs, chants de Geste, débris de tapisseries brodées dans le manoir, je dois tout consulter pour reproduire cette chevaleresque mémoire[1].

L'Angleterre s'était longtemps agitée sous la double domination des Saxons et des Danois ; la race anglaise après d'immenses efforts avait vaincu et expulsé les Danois ; Edward, fils d'Ethelred, venait d'être élu roi aux acclamations de tous les nobles hommes. Un grand respect entourait les descendants d'Ethelred, le prince de la race nationale ; mais Edward avait été élevé en Normandie, sa jeunesse proscrite s'était passée dans les cités d'Évreux et de Bayeux ; il parlait la langue étrangère ; ses vêtements n'étaient point longs et étoffés comme ceux des Saxons ; il portait la casaque normande, la cotte de mailles, l'armure et le casque de fer. A peine arrivé en Angleterre, Edward confia tous les honneurs, toutes les dignités, les meilleurs fiefs à des hommes de race étrangère ; son sommelier, son bouteiller, son chancelier étaient tous nés sur les terres de Neustrie ; les évêchés, les abbayes même furent donnés à des Normands !

Les vieux Anglais, les Saxons qui venaient à peine de se délivrer de la dénomination danoise, voyaient avec douleur cette suprématie des étrangers aux dures habitudes, aux mœurs belliqueuses ; rien ne se Taisait dans le conseil du roi que par ces hommes rusés qui s'emparaient des terres les plus plantureuses y avait-il un bien d'église, une ferme, une manse bien cultivée ? elle était pour les favoris ! Ce gonfanon que vous voyez porter à côté de l'étendard royal est celui d'un Normand ; les coutumes, les lois, tout était importé des usages de Bayeux, de Caen et de Coutances. De cette faveur inouïe était née une haine ardente, invétérée entre les Anglais et les Normands ; se rencontraient-ils au palais ? ils se mesuraient de l'œil et du geste ; dans les villes et les campagnes, le sang coulait à longs flots pour des querelles incessamment engagées entre les deux races. Et qui aurait pu d'ailleurs soutenir longtemps l'insolence normande[2] ? Dans une matinée froide de 1048, on vit arriver à Douvres un homme de haute taille, à la mine fière et décidée ; on le reconnaissait à deux longues aigrettes en fanons de baleine qu'il portait sur son casque, car il avait son comté sur le rivage de l'Océan, et la lourde baleine venait d'échouer en sa terre : ou le nommait Eustache, comte de Boulogne ; il conduisait avec lui une centaine de suivants d'armes couverts de la cotte de mailles ; il s'hébergea dans la ville de Douvres et prit insolemment ce qui lui était convenable ; il se rit des hommes, insulta les femmes jusqu'à ce que les habitants armés se réunirent tumultueusement. Des groupes entourèrent les tenanciers d*outre-mer ; Eustache de Boulogne fut obligé de fuir avec les siens, en invoquant la paix du roi ! Edward prit en effet les chevaliers francs sous sa protection, mais les murmures éclataient partout ; les Anglais avaient compris le sort qui leur était réservé ; la conduite d'Eustache de Boulogne avait révélé la triste sujétion de l'Angleterre ; les nationaux avaient vu leurs femmes et leurs enfants foulés aux pieds des lourds chevaux d'Eustache de Boulogne[3]. La révolte éclata partout sous Godwing, le chef populaire ; il n'y eut qu'un cri contre les Normands : allait-on soumettre toutes les terres à ces étrangers ? auraient-ils tous les honneurs, toutes les charges du palais ? Le peuple prit les armes comme une masse immense pour se débarrasser des Normands, et choisit pour conducteur le Saxon Godwing. Les vieux habitants du sol de l'Angleterre poussaient un cri de délivrance ! Que devait faire le roi Edward ? fallait-il essayer les armes, appeler les Normands, ses amis et confédérés ? Les étrangers n'avaient pas des forces suffisantes, en Angleterre ; il hésita un moment, puis la peur de voir les flots du peuple gronder sur sa tête le détermina à faire un pacte avec le Saxon Godwing qui menait la multitude. Godwing lut appelé à siéger à côté du roi ; il domina le conseil, il fut un autre lui-même. Alors vinrent les exils et les proscriptions contre la race normande en Angleterre. Ce fut une révolution entière ; on vit les comtes francs, normands et angevins, dépouillés de leurs fiefs, les évêques de leurs sièges ; tous passèrent les mers, en déplorant la triste condition de leur destinée ; ils avaient souvenir des belles terres qu'ils quittaient, de leur opulent revenu. Hélas ! reverraient-ils jamais le sol d'où ils étaient exilés ! Ces récits, les Normands les répandaient parmi les nobles enfants de Rolf. Bayeux, à Caen on eut désir de visiter l'Angleterre en conquérants ; leurs compagnons avaient été chassés ! Et quels étaient ces Saxons ou ces Anglais qui avaient fait subir un si triste traitement à leurs frères, à leurs amis ? des hommes la plupart sans force, sans énergie ; un coup de gantelet de fer des Normands suffisait pour briser leurs crânes ; les flèches des archers saxons et anglais, leurs haches à armes venaient s'émousser sur les fortes cuirasses et les cottes de mailles des descendants de Rolf et des Scandinaves, durs pirates des mers du Nord[4].

En ce temps il s'élevait en Angleterre un digne enfant de la race anglaise, Harold, fils de Godwing ; il avait vécu tout jeune homme encore auprès du roi Edward ; la renommée de ses exploits s'était étendue en Ecosse, en Irlande. Déjà Harold était désigné comme l'espérance du peuple anglais ; si Edward ne laissait pas d'héritier en son lignage, quel noble successeur à la couronne ! Harold était Iç héros des ballades et des chants des bardes saxons et anglais ; que d'espérances se rattachaient à lui ! Harold, prince désigné par les races du sol, se déciderait-il à une guerre contre les Normands ? braverait-il cette nation belliqueuse qui campait en face de lui dans les champs de la Neustrie et de la Bretagne ? Harold manifesta un vif désir devoir ces belles campagnes et de s'aboucher avec Guillaume le Bâtard, dont il avait ouï l'histoire. En vain le roi Edward voulut l'en dissuader en lui parlant de la ruse des Normands, des embûches qui pouvaient être tendues à sa jeunesse et à sa candeur. Harold persista néanmoins à se rendre dans la cour plénière où l'attendait Guillaume le Bâtard, duc de Normandie[5].

Le voilà donc, le jeune Harold, qui s'embarque sur quelques navires choisis, pleins de riches présents, de chevaux et de chiens ; il était sans défiance et portait le faucon sur le poing comme s'il allait en plaisir et chasse[6]. Qui peut compter sur l'Océan, même au soir, quand le ciel est serein et les flots paisibles ? La tempête éclata, et Harold fut jeté à l'embouchure de la Somme ; ses navires vinrent se briser sur les récifs ; Harold et ses compagnons, pauvres naufragés, furent impitoyablement dépouillés par le comte de Ponthieu, et retenus captifs dans la tour de Beaurain[7]. Harold adressa une chartre à Guillaume de Normandie ; leur race avait vécu sous le même toit ; leurs pères avaient chassé ensemble. Le bâtard se hâta de racheter Harold, captif du comte de Ponthieu, par le don d'une riche terre ; aussi Harold vint à Rouen plein de reconnaissance. Des fêtes l'attendaient là ; de riches et chevaleresques distractions furent offertes au jeune Saxon. Guillaume se montra digne de sa bonne renommée ; il donna l'accolade de chevalerie à Harold et le reçut dans cette grande confrérie normande qui fortifia si puissamment le lien féodal en créant un devoir de reconnaissance et de hiérarchie ; tous deux allèrent rompre une lance dans une lointaine expédition contre la Bretagne. Harold brilla partout ; le bâtard Guillaume ne le perdit pas de vue, il le traitait avec une touchante fraternité d'armes ; et un jour qu'ils revenaient d'une course lointaine, Guillaume le Rusé lui dit : Harold, nous avons toujours vécu avec le roi Edward comme deux frères ; il avait promis de me faire héritier de son royaume ; aide-moi à réaliser ce projet, et tu seras satisfait pour tout ce que tu me demanderas[8]. Harold répondit par quelques paroles d'adhésion, et il fut convenu avec Guillaume que le port de Douvres, avec des provisions et une source d'eau vive, serait livré aux Normands. Cette promesse fut solennellement renouvelée dans un plaid de barons à Avranches ou à Bayeux ; Harold jura, sur une huche bénite, qu'il reconnaîtrait Guillaume le Normand comme le légitime héritier de la couronne d'Angleterre. Selon la coutume normande, Guillaume découvrit ensuite le reliquaire, pour bien constater que le serment était valable, ainsi fait sur une chasse pleine de saints ossements ; car serment sur reliques obligeait jusqu'à la fin de la vie : c'est pourquoi Guillaume toute une cuve en avait fait emplir, couverte de paille, pour que Harold ne vît rien et ne sût rien[9].

Harold quitta la cour plénière de Bayeux ou d'Avranches ; il se crut délivré de Guillaume quand il vogua sur l'Océan. Les Anglais et les Saxons le reçurent, avec enthousiasme ; le vieil Edward lui fil quelques reproches sur sa crédulité envers les Normands. Ne te l'avais-je pas dit, mon fils ? le gros bâtard t'a séduit. Que faire après un tel engagement ? Les Saxons dissimulèrent jusqu'à la mort d'Edward ; ils étaient inquiets, mais ils n'osaient prendre aucune résolution : on laissait courir le temps. Le vieillard s'affaiblissait, et à son lit d'agonie il désigna Harold pour son successeur. Harold, le parjure envers les Normands, l'ut donc décoré du sceptre, de la couronne d'or et de la grande hache des batailles[10]. Il se souillait ainsi d'un mensonge, il oubliait la parole religieuse et chevaleresque donnée en cour plénière : le reliquaire était le gage du serment au moyen âge, et le chevalier qui manquait à sa parole à la face des barons, sur les corps saints, se déshonorait, car il en avait menti par la gorge, comme le disent les chansons de Geste. L'enthousiasme fut grand en Angleterre ; le fils de Godwing le Saxon était élevé à la couronne. Toutes les villes le saluèrent comme le roi national ; il prit le sceptre aux fleurons d'or !

Mais au sein de la race normande en était-il de même ? comment pouvait-on estimer un chevalier qui s'était montré félon et sans foi quand il avait engagé sa parole en présence des compagnons de la grande chevalerie ! Ce fut partout un cri de réprobation ; et d'ailleurs ces Anglais n'avaient-ils pas expulsé la race normande ? les villes de Caen, de Bayeux et d'Avranches étaient remplies des exilés qui regrettaient leurs terres, leurs manses et leurs abbayes anglaises. Guillaume reçut le message du fils de Godwing dans un herbage près de Caen ; il essayait des flèches neuves[11] : il suspendit ses jeux, rassembla tout inquiet ses hommes, et leur dit : Edward est mort, et Harold m'a fait un grand tort en se parjurant. Harold fut considéré par tous les Normands comme félon[12], et la guerre fut décidée : on avait toutes chances dans les combats, car le pape était pour la Normandie ; il avait été vivement indigné de l'expulsion des évêques et des clercs normands. Partout cette race des hommes du Nord avait pris l'étendard de saint Pierre. En Italie, les Normands s'étaient faits les braves et dignes défenseurs de l'Église ! ils avaient tout à la fois repoussé les Grecs et les Allemands, les empereurs germains et les souverains de Byzance. Alexandre II envoya l'étendard papal à Guillaume le Bâtard et à ses valeureux chevaliers, tandis que le roi de France, Philippe Ier, enfant, ne pouvait opposer ses vassaux indociles aux Normands, si rudes hommes ; il préféra garder une sorte de neutralité : mauvaise chance que de se déclarer hostile à la race de Rolf[13].

Maintenant sonnez, trompettes et buccines, car la grande guerre va commencer ! A la suite des chartres écrites par Guillaume à tous les hommes de race normande, il s'était donc fait un rassemblement de vassaux, d'archers, arbalétriers, nobles chevaliers couverts de fer, dont j'ai parlé en commençant cette chronique de la conquête ; il y avait joie dans ce puissant baronnage ; les Normands allaient voir des terres nouvelles et se partager les fiefs conquis. Leurs parents, leurs amis n'étaient-ils pas maîtres de la Sicile et de la Pouille ? eh bien ! eux allaient bientôt se distribuer les grasses et vertes campagnes au delà du détroit. Quelle brillante escarboucle que cette conquête ! elle fit une si grande impression dans le baronnage normand, qu'elle fut reproduite en une belle tapisserie. Qui n'a contemplé cette œuvre de patience brodée dans les longues soirées d'hiver aux châteaux de Normandie ? Allez la voir, vous qui voulez connaître le moyen âge et ses coutumes ! Quel trésor a là notre vieille cathédrale de Bayeux, quand elle l'expose aux yeux de tous dans les solennelles fêtes de l'année[14] ! D'abord voyez ce roi vénérable sur son siège de forme saxonne ! c'est le vieil Edward ; il a le sceptre en main, la couronne à trois pointes sur la tête ; il exhorte attentivement un jeune homme, le fils de Godwing, sans doute le brave Harold : le roi veut le détourner de son voyage en Normandie : Tu veux partir, noble jeune homme ? méfie-toi des embûches du Normand. Voilà donc Edward qui va demander laide d'un bon voyage pour Harold ; le roi paraît en tête, il a le vêtement court de la chasse ; il est à cheval, le faucon sur le poing ; de nombreux barons, le précèdent, et ses dignes vassaux le suivent[15]. Le départ arrive, les navires sont prêts sur la mer agitée ; Harold se dispose comme à une joyeuse partie de plaisir ; ici, des compagnons boivent sous le toit d'une maison hospitalière ; là, de nobles écuyers embarquent les lévriers aux oreilles basses, aux naseaux ouverts, craintifs de se trouver sur la mer orageuse ; l'Océan est immense ! les navires aux rames et à la voile sillonnent les Ilots soulevés[16]. La tempête gronde ; Harold et ses compagnons fidèles sont jetés sur la terre du comte Guy, qui tient le Ponthieu ; barbare Guy, les coutumes des naufragés te donnent les dépouilles d'Harold. Les vassaux du comte épuisent la coupe des festins, et se félicitent d'une si belle proie : quels navires pleins de richesses ! Harold, captif du féodal, invoque le nom de Guillaume, le bâtard de Normandie ; il vient au plaid de Guy, qui le reçoit en son siège d'honneur. Le noble Harold ne cesse point d'avoir le faucon sur le poing, en signe d'amitié et de paix, pour témoigner au comte de Ponthieu qu'il n'est point venu en ennemi sur sa terre ; pourquoi le retenir captif, lui le preux et sincère chevalier ?

Harold et le comte Guy devisent ensemble[17], lorsque arrivent avec les signes de paix les envoyés de Guillaume le Normand ; ils courent à toute bride de leurs nobles coursiers ; ils sont si pressés, si pressés, que leur tête est sans casque, leurs cheveux flottent aux vents[18] ; leurs boucliers portent des marques de blason, le lion et la merlette ; ils viennent réclamer la liberté d'Harold au nom du duc Guillaume[19] : quelles conditions dures ! Guy demande des terres, des otages ; quand on a un captif, à quoi bon s'en dessaisir ? Le comte Guy envoie son messager au bâtard pour ratifier ce traité : c'est un nain tout contrefait qui tient les Chartres ; il s'agenouille en grimaçant ; Guillaume le reçoit sur sa huche ou siège d'or, en présence de quelques hommes d'armes appuyés sur des boucliers où brille aussi une merlette. Le comte Guy est en marche ; il conduit de sa personne Harold au bâtard de Normandie : Guy porte le court vêtement de chasse et de paix ; il est en tête à cheval, ses chiens en laisse ; Harold le suit également, le noble oiseau sur sa main gantée, tandis que Guillaume est revêtu du manteau ou pallium écourté[20]. Quand ce pacte est conclu avec le comte Guy, le duc Guillaume conduit joyeusement Harold dans son palais, vaste salle à petites colonnettes romaines, comme les pronaos des églises chrétiennes ; Guillaume s'appuie sur sa large épée dans cette cérémonie au plaid féodal.

Et pourquoi Harold ne ferait-il pas ses preuves à côté du duc de Normandie, qui vient le délivrer d'une dure captivité ? La guerre est déclarée aux Bretons ! ils partent tous, les nobles chevaliers, liés par une confraternité d'armes ! C'est d'abord vers le mont Saint-Michel qu'ils commencent leurs coups de lance ; la tour de Saint-Michel se dessine sur la tapisserie avec la montagne, la marée basse et le sable ; et au-dessus de ce mont, l'impénétrable forteresse à tourelles et mangonneaux ! nul ne peut arrêter l'impétuosité des Normands. Ces chefs traînés dans le sable de la mer sont les compagnons de Conan, le duc des Bretons ; ils roulent, hommes, chevaux, armures, dans les débris de la marée. Guillaume le Bâtard vient assiéger Dinan ; ces hommes tout couverts d'une cotte démailles serrée comme l'écaillé d'un serpent, ce sont les Normands indomptables ; ceux-là qui se protègent d'un bouclier dans ce château confondu dans les nues, ce sont les braves Bretons ; mais que faire contre Guillaume le Bâtard et Harold d'Angleterre ? Conan, du bout de sa lance, jette les clefs au duc Guillaume[21] et à son compagnon Harold ; la ville ouvre ses portes ; quels hommes ! quels chevaliers ! comment tant d'exploits ne seraient-ils pas récompensés !

Dans un petit coin de la tapisserie sont deux féodaux debout, le casque en tête, et tout enveloppés de leur cotte de mailles aux anneaux pressés ! L'un est le duc Guillaume, l'autre le vaillant Harold. Guillaume reçoit le Saxon dans l'ordre de chevalerie, en posant sa main sur sa tête et sur son cœur ; Harold tient sa lance haute et couronnée d'un gonfanon féodal, digne caractère de la confraternité d'armes ! puis tous deux se mettent en marche pour Bayeux, la ville normande ; ils portent leurs grands boucliers de bataille sur leurs magnifiques chevaux à la tête fière ! où vont-ils ainsi de concert dans cette belliqueuse intelligence, suivis de leurs échansons et de leurs écuyers ? Guillaume et Harold viennent à Bayeux ; là, le Bâtard monte sur son siège ducal ; des clercs apportent un beau reliquaire d'or en forme de cathédrale, avec ses clochers, ses tours, ses créneaux et ses portes ; ici point d'ogives encore dans ces ornements de la châsse où brillent des colonnettes lombardes et romaines : sur ce reliquaire, le Saxon Harold doit jurer le pacte qui donne l'Angleterre à Guillaume ; comme il étend la main avec confiance, le jeune homme couvert de sa prétexte ou manteau ! car il a quitté ses armes, et son bras est nu ; le pacte est consommé : hommes d'armes, saluez le bâtard normand comme héritier de la couronne d'Angleterre[22] !

Les navires aux mille rames se préparent ; Harold part, cent voiles sillonnent les flots ; il débarque en Angleterre, et se hâte d'accourir auprès du roi saxon Edward. Le voici abaissant sa tête devant le vieillard couronné ; ses hommes portent devant lui la hache des batailles, marque de sa dignité ; la hache rappelait les forêts, berceau de la famille saxonne ! L'âge a tant affaibli le roi Edward ! il meurt dévoré de chagrins, car il prévoit la domination normande. Assistons à ses funérailles ! Huit nobles hommes portent le cercueil en forme carrée, tout parsemé d'ossements et de têtes de mort, comme l'Église le requérait, tandis que deux sonneurs de cloches, presque enfants, le précèdent : la suite des seigneurs est nombreuse, ils pleurent et déchirent leurs vêtements, leur roi est mort[23] ! A qui la couronne sera-t-elle offerte ? Harold tiendra-t-il le pacte honteux conclu avec le bâtard ? Ce pacte n'a-t-il pas été arraché par la violence à l'inexpérience et à la jeunesse ? Harold le Saxon, le défenseur de la nation anglaise, sera-t-il privé de son droit ! Les grands se réunissent pour élever. Harold au trône de race ; l'un lui offre la hache d'armes de fer et d'or, l'autre la couronne : Harold est roi. Il porte d'une main la boule surmontée d'une croix, de l'autre le sceptre en forme de branche fleurie, comme c'était la coutume anglo-saxonne : à ses côtés est l'archevêque Stigand, le représentant des clercs de l'église nationale. Honneur donc à Harold, le roi couronné ! tous les grands lui font hommage, tandis qu'une étoile merveilleuse brille au ciel[24] : Harold est sur son trône, nul ne peut le lui disputer, quand les grands parmi les Saxons et les Anglais le saluent à l'envi !

Un navire jette l'ancre sur la terre normande, pays fertile dans la saison où la pomme dorée pend au vieil arbre de la Neustrie ! Qu'annonce ce messager au duc Guillaume ? que s'est-il passé en Angleterre ? La colère éclate dans les yeux roux du bâtard ; on lui annonce que Harold est salué roi ! Harold le parjure, qui naguère étendait la main sur les saintes reliques, et promettait la couronne à Guillaume ; et vous ne voulez pas que le duc fasse gronder la foudre de ses paroles contre le félon ! Voici l'ordre du duc de Normandie, et qu'il soit partout exécuté. Il faut couper du bois dans les forêts épaisses ; la hache, d'armes abattra les grands arbres, les poutres longues et durcies. Je vois une indicible activité aux ports de Normandie ; ouvriers, mariniers, bûcherons, travaillent à la quille allongée des navires ; construits sur le sable, ils sont traînés à force de bras dans le flot calme et limpide. On emplit les vastes coques ; ici, on porte les casques pointus comme le pic des montagnes ; là, des cottes de mailles aux anneaux de fer noirs et serrés : ceux-là chargent de petits tonneaux de cidre, ceux-ci des épées aiguës qui perceront bientôt la poitrine des Saxons[25]. La flotte se déploie sur la Manche, les navires sont remplis d'hommes et de chevaux ; on aperçoit les nobles coursiers qui montrent leur tête en dehors des navires ; dans d'autres se pressent les hommes de pied ; leurs boucliers sont rangés en ordre sur le pont ; ils brillent au loin, tandis que les chevaux semblent hennir à l'aspect des flots et au son des trompettes retentissantes. C'est ici qu'apparaît la terre du débarquement, le sol que les Normands requièrent de leurs vœux féodaux ; ils vont enfin avoir fiefs et terres à partager ! Comme ils débarquent pêle-mêle sur le rivage ! les chevaux sortent des navires en bondissant ; et quand le sol s'affermit sous leurs pieds, ces hommes s'essaient au javelot, à la lance ; les destriers se déploient lestes et fringants ! Tous ces nobles batailleurs se répandent dans la plaine pour reconnaître les vertes campagnes si abondantes en troupeaux ; il leur faut des vivres pour leur premier repas sur le sol d'Angleterre ; que d'apprêts pour le festin ! des vases d'argent ciselé, de larges coupes de corne sont' rangés sur cette table à fer à cheval où préside le bâtard de Normandie placé au centre. Bénissez le festin, vous, saint homme Eudes ; que la bataille soit favorable aux compagnons de Guillaume le duc ! Quand de nobles hommes ont mangé tout armés sur une terre, quand ils ont recueilli les fruits du sol, ils en ont pris possession y d'après la coutume normande ; la bataille maintenant fera le reste[26].

Les barons se préparent aux combats, les trompettes et buccines ont retenti ; à quelques lieues de Hastings, l'armée de Harold a paru : les haches saxonnes ont brillé aux premiers feux du soleil, et les sons de la harpe, les chants des bardes ont résonné. Il y a une vieille haine contre les Normands, qui ont trompé la jeunesse et l'inexpérience du roi Harold. Cette antipathie peut s'assouvir maintenant, car les deux armées sont en présence. Hastings, Hastings ! ton nom va être terrible ! l'armée normande a une forte et bonne cavalerie couverte de cottes de mailles, protégée par de longues lances, des épées aiguës ; les Saxons tiennent de leurs ancêtres une prédilection pour la hache d'armes et les arcs de corne et d'acier : ainsi, les combattants s'avancent. Comment décrire cette sanglante bataille de Hastings ? chroniques, chansons de Geste, tout est rempli de cette grande mémoire. Le signal est donné par Taillefer, le héros normand, le barde du roman du Rou, qui jetait sa lance comme si ce fût un bastonnet, en récitant les gestes héroïques de Rolland, d'Ollivier, et des vassaux qui moururent à Roncevaux[27].

Ici, le beau drame de la tapisserie de Bayeux agrandit la scène ; on voit brodés en reliefs tous les glorieux accidents de la bataille, le choc des lances et des épées, les chevaux couverts de poussière, haletant dans la plaine, l'hésitation des Normands à l'aspect des cavaliers saxons et des archers habiles qui font pleuvoir comme une forêt de traits et de flèches ! Relève donc le courage de tes compagnons, noble bâtard Guillaume, dans ce heurtement de chevaux et de lances ! les montagnes en rendent le son aux vallées. Le carnage est partout. Quels sont ces chevaliers couverts d'une cotte de mailles, brisés sous les pesantes armures des Normands ? leurs haches brillantes doivent les faire reconnaître : ce sont les Saxons Leofwin et Gurth, les nobles frères de Harold frappés de mort. La mêlée devient plus épaisse ; à la tête d'une autre bataille de lances se place l'évêque Eudes ; couvert d'une cotte de mailles comme les chevaliers, il ne porte à la main qu'un simple bâton noueux ; les conciles défendent à révoque de répandre du sang. Il assomme, mais ce sang ne jaillit pas des blessures profondes. Nul ne peut résister aux Normands. Harold lui-même reçoit la mort ; les Anglais et les Saxons s'enfuient : victoire aux dignes fils des Scandinaves[28] ! les voyez-vous insultant aux vaincus ? la débauche se répand sur le champ de bataille, et ce soldat hautain qui frappe de son poing nu une femme éplorée, est l'image de la brutalité assouvie qui flétrit et brise sa victime !

Ainsi se déploie la magnifique étoile de la conquête. Quand aux jours de fête elle se montrait dans la cathédrale de Bayeux, quelle ne devait pas être l'émotion du baronnage de Normandie, à l'aspect de tous ces héros couverts d'armes connues, avec leurs gonfanons au vent ? On fouillait dans les figures brodées pour retrouver les traits des ancêtres ; quel pouvait être ce digne baron tout en relief, avec son gonfanon et sa lance ? Portait-il le nom d'Auray, d'Angerville, de Canouville, de Courcy, de Cussy, de Harcourt, de Mathan, de Percy, de Turnebu ou de Tilly, nobles familles à châtellenies et fiefs de Normandie[29] ? Quelle belle origine pour de braves gentilshommes d'avoir marché avec Guillaume le Conquérant à la bataille de Hastings !

Bayeux, cette tapisserie est la gloire, tu as le plus beau débris du moyen âge ! Je ne sache rien qui soit plus digne de l'étude des antiquaires que la tapisserie des nobles dames, tissue aux manoirs ; c'est une chronique brodée, une légende féodale en relief. Fut-elle l'ouvrage de la reine Mathilde, dans ses longues soirées d'hiver ? ainsi le dit la tradition ; mais la tradition est souvent une de ces fables dorées qui viennent réchauffer le généreux orgueil des peuples ! Qu'importe que les doigts de Mathilde l'aient touchée ? tant il y a que la tapisserie de Bayeux date du siècle de la conquête : les armures des nobles hommes, ces cottes de mailles, ces casques pointus avec des demi-visières, ces boucliers longs et immenses, ces ornements sans ogives, tous ces signes sont antérieurs aux croisades, ils appartiennent à l'époque du XIe siècle. La tapisserie de Bayeux reproduit avec une exactitude scrupuleuse toutes les habitudes de la société[30] : la guerre, la vie commune, le costume des barons et des serfs ; ce noble goût des oiseaux de proie, des lévriers féodaux, et de ces chevaux de race au poil brillant, qui se perpétuent encore dans les manoirs. Que la chronique est sèche à côté de ce tableau mobile et vivant, qui rappelle l'invasion de la race normande en Angleterre[31], où elle régna si longtemps ! que Dieu lui soit maintenant en aide, car ce siècle est l'époque des grandes choses !

 

 

 



[1] Je consacre un chapitre à cet épisode de l'histoire de France au Xe et au XIe siècle ; j'ai plus narré que disserté. Je me trouve en dissidence avec l'Histoire de la conquête des Normande en Angleterre : je suis resté chroniqueur, et l'auteur dont je parle a conservé des impressions du XVIIIe siècle en retraçant le moyen âge, époque essentiellement catholique. Il y a beaucoup du caractère de pamphlet dans l'Histoire de la conquête ; le temps présent s'y révèle plus que le XIe siècle : on dirait une thèse de journal ; depuis, l'auteur s'est beaucoup modifié et je l'en félicite. Il m'eût été facile aussi de suivre la méthode qui affecte de bouleverser l'orthographe des noms propres en les refaisant Barbares. Il y a de l'enfantillage prétentieux dans cette petite érudition qui brouille incessamment le récit sans utilité réelle ; quel enseignement peut-il en résulter ?

[2] Attrahens de Normannia plurimos quos, variis dignitatibus promotos, in immensum exaltabat, dit un chroniqueur dans le Monast. anglic., tom. I, p. 35. Guillaume de Malmesbury, p. 81, donne aux Normands le titre de delatores, discordiœ seminatores.

[3] Guillaume de Malmesbury, p. 81. Voyez Roger de Hoveden, qui, dans ses annales, dit des Boulonnais, si cruels pendant leur séjour à Douvres : Pueros et infantes suorum pedibus equorum contriverunt. Roger de Hoveden, Annal., p. 441.

[4] Sur le départ des Normands, consultez Chronique saxonne, Gibson, p. 164, et Guillaume de Malmesbury, p. 82.

[5] Chronique de Normandie, recueil de dom Bouquet, t. XIII, p. 233. C'est ici que Robert Wace commence à devenir fort détaillé sur l'Histoire d'Angleterre. (Roman du Rou.)

[6] J'analyserai plus tard la tapisserie de Bayeux, où le départ d'Harold est reproduit en broderies.

[7] Chronique de Normandie, dom Bouquet, tom. XIII. Mathieu Paris commence là sa chronique, p. 1.

[8] Chronique de Normandie, Guillaume de Poitiers, p. 291.

[9] Comparez Guillaume de Poitiers, Roger de Hoveden, dans la collection de Gall, tom. II.

[10] Guillaume de Poitiers, Orderic Vital, et surtout la Chronique saxonne, Gibson, p. 172.

[11] Chronique normande, dom Bouquet, tom. XIII. Ce volume contient toutes les chroniques sur la conquête de l'Angleterre.

[12] Guillaume de Normandie ne pouvait souffrir que Harold le parjure régnât : Ne perjurum suum regnare sineret. Orderic Vital, p. 493.

[13] Guillaume Malmesbury, p. 93.

[14] Je ne sache pas de document plus curieux sur l'histoire de la conquête des Normands en Angleterre que la tapisserie de Bayeux ; fut-elle l'œuvre de la reine Mathilde ? Sur ce point je partage tous les doutes de M. l'abbé de la Rue (Recherches sur la tapisserie représentant la conquête de l'Angleterre, Paris, ann. 1824) ; mais elle est incontestablement une œuvre du XIe siècle, car les monuments qu'elle reproduit sont sans ogives. L'auteur de l'Histoire de la conquête a dédaigné cette belle chronique brodée, car elle ne peut pas aider à déclamer contre le pape et les clercs.

[15] Rex Edwardus, dux Anglorum, et sui milites equient ad bos hanc ecclesiam. (Tapisserie de Bayeux, planche 35.)

[16] Hic Haroldus mare navigavit et velis vento plenis, venit in terram Wuidonis comitis. (Tapisserie de Bayeax, planche 35.)

[17] Hic Harold. et Wido parabolant. (Tapisserie de Bayeux, planche 35.)

[18] Dans la tapisserie de Bayeux quelques Normands ont de longs cheveux ; plusieurs chroniques disent pourtant qu'ils les portaient rasés lors de la conquête.

[19] Venerunt ad Widonem nuntii Willelm. (Tapisserie de Bayeux, planche 35.)

[20] Venit nuntius ad Willelmum ducem ; hic Wido adducit Haroldum ad Willelmum, Normanorum ducem. (Tapisserie de Bayeux, planche 36.)

[21] Hic milites Willelmi ducis pugnant contra Dinantes, et Conan claves porrexit. (Tapisserie de Bayeux, planche 37.)

[22] Willelm. venit Bagias ubi Harold. sacramentum fecit Willelm. duc. (Tapisserie de Bayeax, planche 37.)

[23] Hic portatur corpus Edwardi ad sancti Petri ecclesiam. (Tapisserie de Bayeux, planche 37.)

[24] Hic dederunt Haroldo coronam régis. (Tapisserie de Bayeux, planche 38.)

[25] Hic Willelm. dux jussit naves œdificare ; hic trahunt naves ad mare ; isti portant arma ad naves. (Tapisserie de Bayeux, planche 38.)

[26] Hic fecerimt prandium et hic cibum benedicit Odo episcopus. (Tapisserie de Bayeux, planche 31.) Le plus curieux document pour l'histoire de la noblesse provinciale est évidemment le rôle des barons et des chevaliers qui suivirent le duc Guillaume à la conquête ; on a fait sur ce sujet de grandes recherches en France et en Angleterre, (Voyez l'abbé de la Rue, tapisserie de Bayeux.)

[27] Taillefer ki molt bien cantai,

Sar an ceval ki tost alait,

Devant ax s'en alait cantant,

De Karlemann et de Rollant,

Et d'Olivier et des vassaux

Ki morurent à Roncevaux.

(Roman du Rou.)

[28] Je ne sache rien qui donne une plus vive et plus exacte impression de la bataille de Hastings que la tapisserie de Bayeux ; les chroniques sont froides à côté de cette grande représentation d'une des héroïques scènes de l'histoire du moyen âge. Je ne peux comprendre qu'on ait fait un travail sur la conquête sans la faire connaître en son entier.

[29] Voici les noms normands de la conquête : Achard, d'Angerville, d'Anneville, d'Argouges, d'Auray, de Bailleul, de Briqueville, de Canouville, de Carbonel, de Clinchamp, de Courcy, de Couvert, de Cussy, de Fribois, de Harcourt, d'Héricy, de Houdetot, Mallet de Graville, de Mathan, du Merle, de Mont-Fiquet, d'Orglande, de Percy, de Pierrepont, de Saint-Germain, de Sainte-Marie-d'Aigneaux, de Touchet, de Tournebu, de Tilly, de Vassy, de Venois, de Verdun et le Vicomte. Au reste, tous les barons de la conquête n'étaient pas Normands ; Robert Wace dit :

Ne sai nommer tos les barons.

Ne de toz dire les sornoms

De Normandie et de Bretaigne

Que li dus ont en sa compaigne ;

Mult ont Mansels et Angevins.

Et Toarceis et Peltevins.

[30] Je crois que si l'auteur de l'Histoire de la conquête avait exactement consulté la tapisserie de Bayeux, son livre se serait un peu moins ressenti des idées et des préjugés historiques du XVIIIe siècle. Il fallait voir le moyen âge autrement que ne l'a fait M. Dulaure.

[31] L'âge de la tapisserie de Bayeux a fait l'objet d'une savante dissertation de M. de la Rue, Paris, ann. 1824.