HUGUES CAPET ET LA TROISIÈME RACE

 

TOME PREMIER

CHAPITRE X. — LES PAPES ET LES EMPEREURS.

 

 

Organisation de l'unité ecclésiastique. — Travail de réforme. — Discipline de l'Église. — Histoire du pontificat, depuis Benoît VIII jusqu'à Léon IX. — Les empereurs germaniques. — Henri le Boiteux. — Conrad le Salique. — Henri le Noir. — Les empereurs grecs, depuis Romain III jusqu'à Constantin Ducas. — Le roi de France — Règne de Henri Ier.

1012—1060.

 

L'organisation de l'Église dans ce siècle se confondait profondément avec la féodalité ; la séparation morale n'avait point été faite encore. Tout existait dans le chaos, les clercs avaient pris les habitudes des hommes d'armes, et les hommes d'armes avaient envahi les biens des clercs ; les abbés et les chanoines n'observaient aucune des règles imposées par les conciles ; dans l'origine chrétienne, le célibat et la chasteté étaient rigoureusement prescrits pour donner une destinée plus haute à l'Église, pour en faire un corps détaché des passions et des faiblesses humaines. Hélas ! il n'était pas rare alors de voir les clercs vivre publiquement avec des femmes éhontées ; ici l'on entendait le cliquetis des verres dans le festin ; là les aboiements des chiens de l'abbé, grand chasseur à l'arc et à l'arbalète[1]. Les fondations pieuses n'étaient point respectées, et l'on négligeait les services des morts, les messes d'obiit pour les courses lointaines, à la piste du cerf ou du sanglier, ou bien pour les concubines au teint rose, aux vêtements écourtés ; et comme le dit le moine Glaber, les clercs donnaient leur vie de solitude et de pénitence pour Bacchus et Vénus impudique[2]. Les conciles provinciaux, assemblées de haute police, avaient tenté en plusieurs circonstances de réprimer les mauvaises mœurs des clercs, et de ramener un caractère de sévérité au sein de l'Église. Les canons étaient exclusivement dirigés contre les concubines et les religieux qui s'affranchissaient de la règle. Les évoques de chaque province cherchaient à mettre un peu d'ordre dans le gouvernement des clercs, dans la répartition de leurs richesses ; les mêmes canons qui prescrivaient la trêve de Dieu, pour arracher aux chevaliers l'épée et la lance ensanglantées, ordonnaient aux abbés et chanoines de quitter les femmes qui habitaient avec eux sous le même toit, au grand scandale de l'Église. La fréquence de ces prescriptions renouvelées dans chaque session des conciles, témoignait assez la difficulté qu'avaient les évoques de rompre de mauvaises habitudes et des coutumes fatales pour la discipline de l'Église[3] ; les clercs s'abstenaient facilement du port des armes, des chasses lointaines dans la forêt, qu'ils parcouraient trempés de sueur ; mais la femme de leurs passions était difficilement renvoyée. On répétait en vain de solennelles prescriptions ; le pouvoir des évêques n'était pas suffisant pour réprimer, il fallait une autorité puissante et incontestée, elle devait se rencontrer dans la papauté. Avant qu'une répression forte existe et se développe, il est essentiel qu'il se forme un pouvoir suprême, dont l'autorité morale puisse dominer le monde si fatalement agité par les mauvaises mœurs.

Dans ce temps qui précède de quelques années le pontificat de Grégoire Vil, la papauté semble bien affaiblie encore dans le laborieux enfantement de son pouvoir ; on dirait toujours qu'une autorité forte ne peut arriver qu'après une période de confusion, et pendant cinquante ans le souverain pontificat se prépare dans le chaos, pour aboutir à la puissance salutaire de Grégoire VII, Ce résultat d'une domination suprême ne pouvait être atteint qu'après l'accomplissement de conditions diverses ; il fallait que l'indépendance et la suprématie du pape fussent reconnues et saluées également dans l'ordre civil et religieux ; ce n'était qu'à l'aide d'un despotisme immense que la hiérarchie pouvait se rétablir dans le sein de l'Église et de la société tout entière. Quand il existe un long désordre, l'autorité absolue se fonde seule ; on ne la fait pas, elle se fait. Le pape devait fouler aux pieds les couronnes, parce que seul il était un centre moral d'unité, et que les couronnes n'étaient qu'un pouvoir féodal et tout matériel. Ensuite la papauté s'élevait à toute la puissance d'un principe intelligent ; rien ne fut plus heureux pour le monde abîmé de troubles que cette dictature qui jetait des flots de lumière et proclamait le triomphe de l'idée morale au milieu de la féodalité brute et dévastatrice[4].

La période qui précéda l'avènement de Grégoire VII vit des papes faibles et sans puissance dans le monde catholique ; ils s'élèvent et tombent sans motifs et sans causes : 1° la longue série des Jean (ou des Joanes), pontifes purement italiens, issus d'une seule lignée, intronisés, puis abattus ; 2° Benoît VIII, le protégé des grandes familles romaines, patricien armé qui combattit à outrance, comme un brave chevalier, les Sarrasins débarqués en Toscane, tandis que ses clercs, à Saint-Jean-de-Latran, essayaient, sous Guy le Moine, les notes de la gamme dans la musique. Benoît IX fui aussi un pape italien avec le patriotisme du peuple, car il s'agissait, dans la longue lutte du pontificat contre l'empire, de l'Italie repoussant l'invasion germanique : le pape à Rome était l'expression de l'indépendance nationale ; il la défendait contre les armées des empereurs qui passaient sans cesse les monts pour imposer violemment les lois des Barbares à la race méridionale[5]. Grégoire VI succéda aux Benoît ; ce fut le destructeur des pâtres armés qui désolaient les campagnes de Rome ; son pontificat fut une époque de police et de répression ; les champs de Home étaient pleins de désordre ; on voyait déjà les bandits qui se cachaient dans l'herbe jaunâtre, parmi les joncs des marais et sous les rochers arides qui entourent la ville éternelle d'une ceinture de ruines[6]. Grégoire VI ne gouverna l'Église que quelques années ; les papes se succédaient alors avec une fatale rapidité ; dans dix ans il y eut sept papes ; depuis Clément II jusqu'à Nicolas le second, sans compter encore les antipapes, qui venaient là comme pour constater le désordre de l'Église : c'est la lutte de la nationalité italienne contre l'invasion germanique qui se produit dans toute son énergie ; et lorsqu'une si complète désorganisation se trouvait dans le principe d'unité catholique, comment était-il possible que l'administration de l'Église se plaçât sur des fondements sûrs et solides ? Avant qu'il s'agit d'une organisation forte, il fallait que l'unité fût profondément établie.

Cependant, au sein de cette Église même, il s'élevait un jeune clerc à la volonté puissante, qui devait ramener la papauté à ses grandes conditions de gouvernement. Hildebrand était né dans la fertile Toscane, au milieu de ces peuples adonnés aux habitudes simples ; les vieilles légendes disent qu'Hildebrand sortait d'une race d'ouvrier ; elles racontent qu'il était fils d'un artisan laborieux dans la campagne. Quand Hildebrand fut pape et qu'il eut à lutter contre la puissance matérielle des empereurs et des rois, on voulut lui donner une origine plus haute ; on écrivit qu'il était issu de l'illustre famille des Aldobrandini, comtes de Saône[7]. Tant il y a que le jeune clerc vécut entant parmi les moines de Cluny ; il en portait le long vêtement noir et la simple tonsure à l'usage des serfs. Hildebrand étudia dans de longues veilles sous saint Odilon, abbé de Cluny, et les moines avaient vu avec un indicible enthousiasme de piété les vêtements du jeune clerc briller d'une auréole sainte ; les feux du ciel se jouaient comme des étoiles d'argent dans sa chevelure flottante[8]. A vingt-quatre ans, Hildebrand quitta le monastère de Cluny et vint à Rome ; il fut tristement affecté de voir tant de dissolution et de faiblesse. L'idée de sa vie, la vocation de ses jours fut alors une double pensée ; il résolut de rendre le pouvoir du pape indépendant de la suprématie impériale, puis de commencer le grand œuvre de la réforme ecclésiastique ; en d'autres termes, un pauvre moine voulut restituer à l'Italie sa nationalité, au pouvoir moral sa liberté d'action, et enfin à l'Église elle-même cette forte et grande impulsion qui pouvait sauver la civilisation du monde. Hildebrand s'efforça de restaurer la discipline ; seule la discipline pouvait rendre respectable l'autorité de l'Église : il n'y a pas de pouvoir désordonné et dissolu qui soit longtemps fort. Pour être durable, la dictature a besoin d'être austère. C'est à l'immense labeur de la reconstruction du pontificat que travaillait Hildebrand auprès des papes Grégoire VI et Etienne IX, ses amis et ses protecteurs, sa réputation s'étendait au loin ; l'Italie voyait en lui déjà le principe de sa force et de sa splendeur politique[9].

Les événements semblaient favoriser la grande entreprise du pontificat contre la couronne impériale, résistance de la nationalité italienne contre les Allemands. La race germanique n'avait plus cette immense énergie des premières époques de la longue lutte de l'Empire contre Rome ; Henri le Boiteux portait la pourpre des empereurs au commencement du XIe siècle ; on l'avait vu, à la tête de ses chevaliers, des bords du Rhin s'élancer au delà des Alpes. Henri fut reçu et couronne à Pavie, la noblesse vint au-devant du vainqueur, la haute Italie avait toujours favorisé la nation allemande ; Henri le Boiteux vit Rome, et se fit couronner à Saint-Jean-de-Latran ; il fut ainsi empereur d'Occident et roi d'Italie, selon la vieille formule des Carlovingiens : Henri mourut, jeune encore, dans la Saxe, ce berceau de la race allemande, où Charlemagne domptait les Barbares à la tête de ses paladins[10]. A Henri succéda Conrad le Salique, de la puissante maison de Franconie ; sa vie fut une lutte encore : comme il n'était point issu de la ligne directe des empereurs, il y eut des compétiteurs qui lui disputèrent l'empire. Ernest, duc de Souabe, se mit à la tête d'une ligue teutonique ; vaincu dans les batailles, il fut proscrit et mis au ban de l'Empire avec cette formule terrible : Nous déclarons ta femme veuve et tes enfants orphelins, sorte d'excommunication militaire ; car toute société a besoin de se défendre par ces systèmes d'exclusion et de volonté dure et impérative. Une fois délivré de la guerre civile en Allemagne, Conrad le Salique, à l'imitation de Henri, passe de nouveau les Alpes ; il arrive avec ses chevaliers teutons, si pesants sous leur armure, comme on les voit tout de pierre dans les églises de Ratisbonne. Conrad le Salique lit son entrée à Milan sous les arcs de triomphe de marbre, et visita San-Ambrosio ; il se fit couronner roi lombard à la Monza, selon la vieille coutume. Conrad vint à Rome recevoir l'investiture du pape[11] : cet usage, qui abaissait l'empereur devant le pontife, devait fortifier la puissance morale de l'Église ; que venaient faire à Rome les empereurs, en s'agenouillant devant les papes ? Jetez cette coutume aux mains d'une tête un peu hautaine, un peu tenace dans sa volonté, elle devait entraîner la suprématie du pontificat : un pape fort et un empereur faible suffisaient pour changer en hommage lige la simple cérémonie religieuse.

Henri le Noir succéda à Conrad ; sa vie se passa dans les batailles, comme celle de son père. Italie ! Italie ! telle était la passion des empereurs ; ils aimaient à abandonner leurs cités noircies des bords de l'Elbe et du Rhin, pour les villes plus heureusement visitées par le soleil. Henri le Noir fit le dénombrement de ses vassaux italiens dans la plaine de Roncaille, aux abords de Plaisance, et de là il vint encore à Rome[12]. C'était l'époque de la plus grande anarchie du pontificat : le sénat et le peuple de Rome déférèrent à Henri le Noir le titre de patrice, et l'on vit l'empereur se revêtir du manteau vert, du laticlave et de l'anneau d'or, marques distinctives du patriciat. Dans la vie des nations, les formes subsistent longtemps après que les principes sont détruits ; l'empereur voulut s'empreindre de toutes les coutumes italiennes, il scella des Chartres avec ce titre de patrice de Rome[13]. Telle était la force morale des souvenirs ; elle abaissait la puissance hautaine des empereurs devant une vieille coutume de Rome. Les temps approchaient d'une lutte décisive ; Grégoire VII allait commencer son immense mission ; il devait dominer ce pouvoir effréné des hommes d'armes ; le sceptre d'or de l'Empire tombait aux mains du bizarre Henri IV d'Allemagne, brutale expression de la féodalité, oubliant tous les devoirs dans la société humaine.

Si l'Italie était menacée au nord par les empereurs d'Occident, au midi n'avait-elle pas, en face de ses riches côtes, les empereurs grecs qui convoitaient ses grandes cités, et revendiquaient Rome même comme le légitime apanage des héritiers de Constantin ? Si le sol de la Lombardie, les grandes villes de Milan et de Pavie s'abaissaient sous les pas des chevaux lourdement caparaçonnés et nourris aux pâturages germaniques, Naples, la Sicile, toutes les cités de la Fouille voyaient aussi les Grecs aux longs vêtements, les archers de la Troade et de la Romanie, le carquois sur les épaules, Tare en main, remarquables par leurs armures d'acier et d'or[14]. Les Grecs n'avaient pas une puissante cavalerie ; ils n'avaient pas ces barons coulés de bronze, roulant dans la poussière comme des masses de granit ; les armées byzantines avaient d'habiles archers, d'admirables tireurs d'arbalètes, des cavaliers agiles couverts de petits boucliers, et lançant avec dextérité les javelots aigus. Le feu grégeois s'attachait aux lourdes machines du Franc, comme la robe de Déjanire aux os et à la chair d'Hercule. Il y avait de ces troupes grecques à Naples, dans la Sicile et la Fouille ; elles luttaient contre les Normands, tout récemment établis par la conquête. L'habileté du pape s'était servie des hommes du Nord pour atténuer l'influence grecque dans l'Italie ; c'est avec le secours de ces braves chevaliers que les papes s'étaient posés tout à la fois comme les adversaires de la race germanique et de la race grecque[15], lesquelles envahissaient l'Italie par le nord et par le midi. Les Normands étaient la milice de la papauté dans la défense de l'indépendance italienne.

Les empereurs grecs d'Orient se succédaient avec non moins de mobilité que les papes sur le trône de Constantin. Quel spectacle que celui du Bas-Empire dans cette agitation incessante qui élève ou abaisse les empereurs dans des révolutions du palais* Voici d'abord l'empereur Romain III, dit Argyre : il est étouffé dans le bain par sa femme].l'impératrice Zoé, qui donne la pourpre à un garde du trésor, faux monnayeur, sous le nom de Michel IV. Michel IV ne manquait pas de bravoure ; il passa sa vie à combattre les Bulgares ; il était si bas de naissance, si laid, que les soldats le montraient entre eux en signe de mépris. Michel mourut dans un monastère, bourrelé de remords[16]. Il eut pour successeur un autre Michel qui porta le nom de Calafate, constructeur de navires au port de Byzance : il mourut les yeux crevés, dans la solitude. L'impératrice Zoé se montre toute-puissante dans ces révolutions : elle frappe les empereurs de sa main ; elle prend elle-même la pourpre et se fait proclamer, par les soldats de la garde, seule impératrice. Trop fière pour subir un maître, elle s'associe Théodora, sa sœur ; puis, femme capricieuse, elle appelle à sa couche et à la couronne Constantin IX, l'un des patriciens de Byzance. Depuis, chaque année voit un empereur : Isaac Comnène, Constantin Ducas. Les femmes aussi se revêtent de la pourpre : on compte dans le livre d'or, Théodora, Eudoxie, dont le doux nom se mêle aux Alexis, aux Michel, soldats de fortune qui usurpent l'autorité sur les descendants de Basile[17]. À l'aspect de cette vaste anarchie dans le pouvoir en Orient, en Occident, dans le pontificat, l'Empire ou les royautés, ou voit que le monde a besoin de chercher son unité ; il est avide de trouver une volonté ferme qui le pousse et le mène ; la génération appelle une dictature pour reconstituer l'ordre religieux et politique. Il y a des époques qui ont besoin du despotisme ; quand il y a profonde anarchie dans les esprits et les pouvoirs, il s'élève tout naturellement une autorité puissante et unique qui se personnifie dans un homme. La papauté de Grégoire VII fut le port de salut de la civilisation au XIe siècle ; une tête suprême et intelligente était nécessaire à la société brisée ; cette tête se montra dans des circonstances si propices, qu'elle n'eut qu'à vouloir pour être partout obéie. Ainsi, quand on cherche dans l'ambition d'un homme les causes de la dictature, ou se trompe souvent : le pouvoir se formule d'après les besoins des générations ; il naît et se développe avec les circonstances, pour s'engloutir ensuite dans ses propres ruines lorsque les circonstances ont cessé de dominer.

Au milieu de ces grands chocs de races, le roi Henri Ier commençait son règne. Comme tous les rois de la famille de Hugues Capet, il avait la main dure aux batailles : roi des chefs féodaux, il maniait fièrement l'épée. La vie des hommes d'armes était alors uniforme ; leur enfance se passait à fortifier leur corps, le mettre à l'abri des carreaux d'arbalètes ou des flèches aiguës. Presqu'au sortir de l'enfance, on enveloppait les membres du fils de bonne race d'une cotte de mailles d'acier ou de fer ; on lui passait le brassard et le cuissard ; on habituait son crâne à supporter le poids lourd et fatigant d'un casque de fer[18]. Il devait lever de la main droite une lourde épée, une hache d'armes et la massue des batailles, plus pesante encore. Cette prodigieuse force du corps, cette dureté des chairs de chaque féodal avait inspiré toutes ces légendes des chevaliers invulnérables : avec cette poitrine velue sous la cotte de mailles, ne pouvait-on pas croire qu'il était impossible d'atteindre au cœur ces hommes de forte stature, ces Roland, ces Ferragus, géants que la chronique de l'archevêque de Turpin jeta dans les chansons de Geste du moyen âge. Henri Ier fut élevé comme le dernier de ses barons ; quand il sentit bouillonner son sang, les clercs lui conseillèrent de se fiancer, et il prit pour compagne Mathilde, fille de l'empereur d'Allemagne Conrad, gage de la paix conclue avec l'armée germanique. Mathilde mourut ou fut répudiée ; Henri Ier alors épousa Anne, fille d'un duc de Russie. Était-ce la fille du czar de ces vastes solitudes au XIIe siècle ? Les chroniques le nomment Jaroslaw[19]. Anne était-elle issue seulement de quelques-uns de ces riches boyards qui se divisaient ces immenses terres ? Tant il y a qu'une nombreuse lignée naquit de cette union. Les cartulaires constatent la naissance de fils et de filles : l'aîné prit nom Philippe ; les puînés furent Robert, qui mourut enfant, Hugues qui fut comte de Vermandois. Une fille aussi réjouit sa mère : elle se nommait Emma ; ce qu'elle devint, personne ne le sait[20], les vieilles histoires ne Font point dit. Henri Ier eut un frère, chef féodal, dans toute la force de la vie : il pillait les églises, les monastères, sans respect pour les antiques droits et les saints privilèges[21]. Rien n'est plus difficile à suivre dans ce chaos que les familles des rois et des comtes. Qu'était le mariage pour eux ? quelle sainteté pouvaient-ils trouver dans cette union de l'homme fort et de la femme faible ? Ils la renversaient du lit nuptial au premier accès de colère, à la première passion vive qui venait à leur cœur.

A son avènement à la couronne, le roi Henri avait trouvé appui dans la race normande ; Robert le Magnifique ou le Diable s'était prononcé pour les droits de Henri contre la reine Constance ; il avait rendu la suzeraineté à l'aîné des Capétiens : on avait vu le gonfanon de Robert le Diable, le Lion de Normandie, jusque sur les murs de Poissy et de Pontoise. En quittant ses villes de Caen et de Bayeux pour son lointain pèlerinage, Robert, prisonnier, confia la garde souveraine de son petit bâtard Guillaume au roi de France ; il lui donna la surveillance des féodaux de Normandie[22]. Henri fut d'abord fidèle à sa foi de tuteur, il protégea Guillaume ; mais quand le petit bâtard grandit, les Normands ayant manifesté la volonté de s'affranchir du joug imposé par le fils d'Harlete, Henri prêta l'oreille aux plaintes des barons ; il espérait conquérir quelques terres* dans une invasion de Normandie. Ainsi, traître et félon à sa parole, Henri s'unit au comte d'Anjou, aux seigneurs révoltés contre le bâtard de Robert ; les lances se croisèrent encore, il y eut bataille de chevaliers, et Guillaume resta vainqueur contre son suzerain. La trahison fut ainsi punie[23]. Hommes d'armes, sachez-le bien, Dieu frappe tous ceux qui manquent à leur foi ! La paix normande ne resta point à l'avantage du roi Henri : il fut obligé de céder quelques terres, puis des fiefs plantureux, deux ou trois cités du Vexin, et de plus il concéda à Guillaume le Normand, eu hommage, tout ce qu'il pourrait conquérir dans l'Anjou.

Le roi tentait de mettre un peu de police dans son propre domaine ; sa suzeraineté n'allait pas au delà ; et la volonté du suzerain ne pouvait réprimer le droit de bataille, inhérent à tout homme d'armes. Henri aurait-il été roi des Francs, s'il avait cherché à ramollir de mâles courages ? Qu'il courût, lui, au champ pour prendre des villes, des fiefs, cela était dans la vie féodale des rois comme dans celle des barons ; mais la répression de la violence n'appartenait qu'à l'Église, elle seule pouvait imposer la trêve de Dieu, arracher le glaive des mains des barons. Toutefois une chartre de Henri Ier, qui existe aux cartulaires, fut destinée à protéger le droit des habitants des villes ; la liberté consistait alors dans l'abolition de mauvaises coutumes, parce que le servage était la condition générale de la société. Au nom du Christ, moi, Henri, par la grâce de Dieu roi des Francs, nous voulons qu'il soit connu de tous les fidèles de la sainte Église, tant présents qu'à l'avenir, comment Isembert, évêque d'Orléans, avec les clercs et le peuple qui lui sont soumis, se sont adressés à Notre Majesté, se plaignant d'une mauvaise coutume qui était dans la ville, à savoir : les portes de la cité étaient gardées et closes pour les cytoyens aux temps des vendanges, et nos gens levaient une taxe impie sur le vin ; ledit évêque, les habitants et les clercs nous ont supplié d'abolir cette mauvaise coutume ; écoutant favorablement cette plainte, j'ai remis à Dieu, aux clercs et au peuple celte mauvaise coutume, de façon que personne ne devra fermer les portes ni percevoir de droit sur le vin, et que chacun puisse entrer et sortir librement, et que le droit civil et l'équité soient ainsi conservés. Pour que cette bonne concession demeure perpétuelle, nous l'avons revêtue de notre scel. Puis est pendant le scel d'Isembert, évêque d'Orléans ; le roi Henri ; Gervais, archevêque de Reims ; Hugues le bouteiller ; Henri le maréchal ; Malbert le prévôt ; Hervée le voyer, et Jordan le garde du cellier. Baudoin le chancelier à revêtu la chartre de son scel[24].

L'habitude de réformer les mauvaises coutumes dans les cités commence à cette époque ; elle est le premier germe du régime municipal. On tentait de mettre un peu d'ordre dans l'existence des habitants : comme on partait du principe proclamé par le Code féodal : que la servitude était le droit commun, toute liberté était l'abolition d'une mauvaise coutume ; quel aspect ne présentaient pas alors la société, les villes et les campagnes surtout ? L'habitude des guerres privées semblait prendre une extension nouvelle ! qui pouvait arrêter la main du baron prête à frapper ? que de plaintes dures et cruelles ! Il n'était pas un pauvre laboureur qui ne poussât des gémissements profonds sur sa terre désolée ; aucune puissance humaine n'osait comprimer le baron violent lorsqu'il lançait ses chevaux de bataille dans les guérets et les plaines cultivées, afin de poursuivre son adversaire féodal, ou bien encore lorsque ses lévriers bien-aimés suivaient à travers la campagne le cerf ou le chevreuil bondissant ! L'heure de la vengeance arrivée, on courait sur son ennemi ; les travaux des champs n'étaient point respectés : si vous suivez cette longue troupe d'hommes de pied et achevai, vous verrez qu'ils s'avancent en lances serrées, laissant des traces sanglantes dans le sillon. Qui osera les arrêter dans leur marche à travers les campagnes et que peuvent opposer à leurs coups ces serfs mal armés qui viennent offrir leur faible poitrine à ces hommes de fer montés sur leurs grands chevaux de bataille, le casque en tête et tout couverts de cottes de mailles ?

Dans ce désordre qui affligeait la terre, le bruit fut répandu par les pieuses légendes qu'un saint évêque avait reçu une lettre écrite du ciel même, pour lui ordonner de mettre un terme à ces tristes excès ; le ciel était alors la seule puissance écoutée : aucune paix n'était assez grande pour remuer les générations ! le pieux évêque dut annoncer partout la volonté de Jésus-Christ contre les dévastateurs et les pillards. On fit des tableaux lamentables de la colère du Seigneur ; de saintes légendes racontaient comment des solitaires avaient aperçu le soir, par un ciel orageux, des nuages de sang qui se heurtaient d'une façon étrange, tandis que des voix douces et graves comme un chœur d'anges appelaient les Francs à la pénitence ; des religieux s'étaient réveillés tout à coup, saisis par une vision. Ici ils avaient vu le Christ avec les veux courroucés, tout agité de colère, Marie à ses pieds, implorant le pardon des hommes ; là, un vieillard à la barbe blanche s'était manifesté à un solitaire. Le vieillard rappelait les traits d'un saint vénéré dans la contrée, un bienheureux élevé au ciel : Frère, disait-il, le Seigneur m'envoie, car il est plein de courroux contre les hommes ; dis-leur de se repentir et de ne plus verser le sang de leur frère, de respecter le laboureur, et d'apaiser l'ire de Dieu. De telles visions, racontées au milieu d'une population naïve, étaient le meilleur moyen de police sociale : alors il fut publié un décret et chartre pour rappeler la paix au milieu de la société désolée ; il était dit : Que personne ne porterait plus les armes, ne reprendrait et ne réclamerait point les choses qui lui avaient été ôtées, ne vengerait ni l'effusion de son propre sang ni celui de ses parents, quoiqu'en degré très-proche ; que chacun jeûnerait au pain et à l'eau le vendredi, ferait abstinence de viande et de graisse le samedi, et que cette abstinence, et l'observation des préceptes de la paix, suffiraient pour l'expiation de leurs péchés. La chartre portait encore que chacun prêterait serment d'observer ces choses ; qu'en cas de refus on serait excommunié ; que personne ne leur rendrait visite et ne les assisterait, pas même à l'heure de la mort, et qu'après leur décès leurs corps demeureraient sans sépulture[25].

Ces prescriptions qu'on supposait envoyées du ciel, furent adressées à tous les abbés, prélats métropolitains, afin de préparer les esprits à la grande réformation de l'anarchie féodale. Les légendes étaient la puissance morale qui retenait les passions mauvaises dans le cœur ; comme les lois de police émanaient des conciles, il n'y avait pas d'autre autorité puissante ; le symbole religieux était l'espérance de l'ordre et delà hiérarchie dans cette société si profondément affligée par l'invasion et la violence de l'homme de guerre.

Lorsque la légende de la trêve de Dieu se fut partout répandue, il se fit comme un mouvement moral au sein de l'Église, qui prit la défense de l'opprimé ; la pensée d'une trêve de Dieu se manifesta dans le centre même des possessions royales ; il y eut en tous lieux des conciles assemblés. Des traces demeurent encore de ces règlements d'ordre et de police établis par l'Église contre les violences des hommes d'armes ; le catholicisme fut le grand mouvement civilisateur : un concile provincial surtout fut convoqué à Limoges, la ville centrale des Gaules, pour la fête de Noël de l'année 1031 ; Noël, la sainte naissance du Christ ! Il faut rappeler que le Limousin était le pays de la plus vieille et de la plus hautaine féodalité : au milieu de ces lacs, de ces forêts, apparaissaient les châteaux de Rochechouart, de Capréol, de la Drace et de Ponsac. Quels chevaliers pleins de force et de courage élèvent là leurs gonfanons et poussent leurs cris d'armes ! Anjou, Poitou, Limousin, voilà le siège et le centre de l'antique châtellenie de France. Cette sauvage contrée est visitée par tout un peuple de féodaux ; leurs destriers ont le poil magnifique, le poitrail digne de leur généalogie ; leurs lévriers sont reluisants sous leur collier de fer ; leurs faucons, à l'œil de feu, sont éperonnés sur leur poing ! Lance, bel écuyer, le noble oiseau dans les airs ; qu'il vole sur le château de Touron aux larges étangs, sur Mortemart et Saint-Prix ; et qu'importe que les moissons s'abaissent couchées sous lai trace du sanglier ! et qu'importe que le sang des batailles soit versé de tourelles en tourelles, de châtellenies en châtellenies, tout cela ne touche point les dignes barons du Limousin. Voilà les mœurs que le concile devait réformer !

Après que le diacre eut chanté l'évangile de la grand'messe, célébrée par Aimon, archevêque de Bourges, Jourdan, évêque de Limoges, assura le peuple que le concile s'était assemblé pour lui procurer la paix, et tous devaient prier Dieu que leur dessein pût réussir. Cela fait, il défendit, sous peine d'excommunication, aux grands du Limousin qui étaient à Limoges, d'en sortir sans la permission du concile, et enjoignit à ceux qui n'y étaient pas de s'y rendre dans trois jours sans équipage de guerre. Il fit de plus défense sous les mêmes peines, à tous, d'insulter à ceux qui viendraient et séjourneraient à Limoges pour ce sujet, ou s'en retourneraient avec permission du concile, ni de leur faire aucun mal ni tort dans leur personne, leurs gens ou leurs biens. Il prohiba encore toute sorte de combats, entreprises même pour de justes prétentions, comme on avait coutume de faire. Il défendit aussi les expéditions et chevauchées à ce sujet, et ordonna qu'on cherchât seulement les moyens de trouver la paix, il fit à ce sujet quelques exhortations au peuple, promit aux pacifiques de grandes récompenses sur la terre et au ciel, et menaça des plus terribles malheurs ceux qui ne voudraient pas se soumettre à la paix. Cela fait, les évêques s'étant approchés, le diacre lut à haute voix la déclaration suivante : Au nom de Dieu, père tout-puissant, du Fils, du Saint-Esprit, de la sainte Vierge Marie, mère de Dieu, de saint Pierre, prince des apôtres, du bienheureux Martial, des autres apôtres, et de tous les saints de Dieu : nous, archevêque de Bourges ; nous, Jourdan, évêque de Limoges ; Etienne,évoque du Puy ; Rençon, évoque de Clermont ; Ragnemonde, évêque de Mende ; Émilien, évêque d'Alby ; Dieudonné, évêque de Cahors ; Isembert, évêque de Poitiers ; Arnaud, évêque de Périgueux, et Roi, évêque d'Angoulême, assemblés en concile, nous excommunions les chevaliers de cet évêché de Limoges qui ne veulent ou ne voudront pas jurer la justice et la paix à leur évêque, comme ils le demandent ; qu'ils soient maudits et ceux qui les aideront à ce mal ; que leurs armes et leurs chevaux soient maudits ; ils seront avec le fratricide Gain,avec le traître Judas, et avec Dathan et Abiron, qui furent précipités vivants aux enfers ; et comme ces cierges s'éteignent en votre présence, que leur joie s'éteigne devant les saints anges, à moins qu'avant leur décès ils ne fassent une pénitence suffisante, et telle que leur évêque leur aura ordonnée.

Après la lecture de ces malédictions jetées sur tout ce qui troublait la société, les évêques et les prêtres tournèrent vers la terre les cierges qu'ils tenaient dans leurs mains ; et le peuple épouvanté, tant par cette cérémonie que par les imprécations qu'il venait d'entendre, s'écria : Que Dieu éteigne de même la joie de ceux qui ne veulent pas recevoir la justice et la paix ! Puis l'évêque de Limoges informa ses diocésains que les mêmes imprécations venaient d'être faites et publiées au concile de Bourges, et que tous ceux du Berry avaient accepté la paix : il finit en souhaitant que ses diocésains l'acceptassent aussi. Après quoi chacun des évêques, et ensuite l'archevêque de Bourges, exhortèrent les nobles Limousins à recevoir la paix, et déclarèrent qu'ils confirmaient et ratifiaient les excommunications lancées par les évêques contre ceux qui refuseraient de la recevoir[26].

Il fallait ces solennels spectacles pour arrêter les violences des barons prêtes à éclater dans toutes les occasions de la vie ; leur arracher la liberté des batailles, c'était blesser et restreindre leur esprit, leurs distractions, les passions de leur cœur ; l'Église invoquait les plus terribles prescriptions, les anathèmes les plus foudroyants contre la licence des combats. Comment passer son existence au château fortifié, si l'on ne pouvait plus se précipiter dans la plaine, la lance haute et le casque de fer au front ? Les murailles du manoir allaient peser comme une chemise de plomb sur le bras et le corps des hommes d'armes, si l'on ne permettait plus les combats. Aussi, quelle opposition vive, continue, n'excitaient pas les prescriptions de ces conciles ? L'homme d'armes pouvait-il se soumettre à la triste loi du repos ? Quoi ! il méritait l'anathème parce qu'il suivait la loi même de son courage ! Ces idées entraient difficilement dans la pensée des barons, et plus d'un de ces hommes fiers et hautains se serait exposé à l'excommunication, à voir ses cendres privées de sépulture, plutôt encore que de subir le repos dans son manoir. Quelques évoques belliqueux s'opposaient également aux conciles ; et bien que Baldéric, l'évêque de Cambrai, reconnût le droit qui appartient au roi de réprimer les barons, on voit néanmoins que l'évêque belliqueux a quelque peine à s'avouer qu'il ne peut plus armer son bras de la hache d'armes, du poignard de miséricorde, de la massue et de la longue épée[27].

Ces grandes répressions par les conciles se rattachaient à tout l'état social. Il y avait de poignantes afflictions dans la société ; la famine rongeait les os du peuple ; les guerres privées désolaient tout. Les sillons étaient remplis de sang ; il n'y avait plus de bœufs dans les verts herbages ; les brebis et les moutons étaient enlevés par les seigneurs qui descendaient de leurs manoirs comme le loup dévorant et l'aigle qui de son aire, sur les Alpes, fond dans les plaines du Milanais. Nul ne pouvait jouir des produits de la terre ; nul ne pouvait se promettre une bonne récolte. La famine brisa la première moitié du XIe siècle. La chronique nous décrit à quelles privations étaient exposés les malheureux habitants des cités et de la campagne : les populations étaient amaigries d'une manière effrayante. Au sein des monastères mêmes, les dortoirs étaient vides ; la cloche ne sonnait plus les heures du repas ; on payait jusqu'à six deniers d'or un setier de blé : voilà ce qui rendait les prescriptions des conciles indispensables et en rapport avec ces grandes privations[28]. Les conciles protégeaient les champs par la trêve de Dieu, et le peuple par les abstinences qu'ils imposaient aux riches. Ces jeûnes répétés deux ou trois fois la semaine, tous ces ordres donnés par l'Église, avaient-ils un but unique de pénitence ? N'était-ce pas un moyen d'égaliser les privations, de ménager les subsistances, et de faire que le riche et le pauvre fussent également soumis aux sacrifices par l'abstinence ? Alors on n'entendit plus le cliquetis des verres dans les festins des riches ; alors les monastères se réformèrent avec un zèle indicible : ici on se résigna à manger des légumes et du poisson de viviers ; là quelques racines des champs suffirent pour nourrir les abbayes. Le jeûne de l'Église fut une grande mesure de police dans les temps de famine et de désolation au moyen âge[29].

Les maladies désolaient encore ces tristes populations. Il fallait voir alors des villages entiers disparaître dans d'affreuses épidémies. Au commencement du XIe siècle, il y eut un dérangement atmosphérique qui se prolongea pendant trente ans ; des pluies immenses débordèrent dans les sillons ; il y eut des vents étranges, des tempêtes, des coups de foudre en plein hiver. Ces changements brusques de température, ce froid et cette chaleur subite, les étangs et les marais non desséchés, ces forêts humides près des manoirs, les accidents de l'air, causèrent de fatals ravages dans les populations. La maladie des ardens dura plus d'un demi-siècle : on était saisi tout à coup d'une fièvre brûlante, la peau se desséchait affreusement sur les os, puis la mort vous enlevait par masses de familles[30], depuis le pauvre petit enfant au berceau, jusqu'à l'homme robuste aux membres forts, à la poitrine velue ; Et que diriez-vous de la lèpre hideuse ? Loin d'ici, lépreux à la mine horrible ! Quel feu d'enfer est en toi ? Voyez-vous cette face tout enflée, ces affreux bouleversements des traits, cette peste qui flétrit la belle carnation de l'homme ? Alors commence le temps des maladreries et des léproseries pour soigner les pauvres infirmes. L'institution en vint encore de la police catholique, sainte loi du moyen âge, pouvoir de protection et d'organisation sociale.

Ce qui secouait un peu le linceul de mort jeté sur la société, c'étaient quelques-unes de ces processions publiques, de ces translations de reliquaires, lesquelles donnaient la vie aux malades, un espoir aux souffreteux ; ces saintes histoires de miracles nous révèlent tout ce que la pensée catholique fit alors pour la société humaine. Les reliques étaient comme l'espérance de toute la génération[31] ; quand elles arrivaient dans une confrérie, le peuple accourait en foule saluer ces châsses d'or incrustées de pierres précieuses ; il croyait que le bonheur allait lui être rendu, et ceux qui savent toute la force de l'espérance dans l'âme humaine, peuvent s'expliquer les guérisons merveilleuses. Il y a tant de miracles réels dans une foi ardente ! Quand un peuple a la vue frappée de terreur par la maladie et les grandes calamités, ce qui le sauve surtout, ce sont les démonstrations de joie, la conviction d'un secours : la [teste ravage une cité ; quelle vive impression ne fait pas l'aspect d'une divinité secourable sur cette foule émue à la face de ces lévites aux vêtements longs et flottants qui jettent des fleurs à la châsse du saint ? magnifique procession qui serpente comme une rivière d'or et de rubis. C'était miracle déjà que le rapide passage des tristesses du fléau à l'espoir en Dieu ! La confiance revenait à ces cœurs flétris, à ces âmes éprouvées par tant de calamités ! La colère du ciel allait s'apaiser ! les générations voyaient partout la main céleste ; le saint allait intercéder pour le peuple, et le moral des multitudes se relevait ; elles avaient le courage de tout subir et de se rajeunir dans les conditions et forces de la vie.

Alors Henri Ier, suzerain des nobles vassaux de France, restait peu dans l'oisiveté des châteaux, à labri des hautes murailles ; sa vie se passait aux combats et dans les grandes convocations d'hommes d'armes. Déjà commençait l'usage des joutes à fer émoulu, des tournois en champs clos, qui faisaient le délassement des barons au retour de leurs guerres. Henri Ier avait une brillante ardeur ; il aimait les lointaines expéditions ; joyeux chevalier, il se montait facilement la tête avec le vin blanc de Rebrechien ; il en faisait porter à sa suite dans les expéditions, et quand l'heure du combat était venue, il en prenait deux ou trois bonnes rasades pour s'animer ; c'était son usage, et cela lui réussissait bien[32]. La guerre contre les barons préoccupait Henri Ier ; il avait des griefs contre les comtes de Blois et de Champagne, partisans de la reine Constance. Tout le baronnage féodal depuis Sens jusqu'à Pont-sur-Yonne était soulevé ; le roi Henri Ier marche en personne. Ce fut une lutte de plusieurs années ; les comtes de Champagne furent tour à tour vainqueurs ou vaincus. Une autre ligue se forme entre Thibaut, comte de Blois, Raoul, comte de Valois, Valeran, comte de Meulent : il s'agit de l'apanage de Eudes, frère du roi : Comment se fait-il que le puîné reste sans avoir ? le roi féodal est donc sans entrailles pour sa famille ? Comtes et barons, vite aux combats ! il faut détrôner Henri, le roi ingrat et parjure. C'est encore une longue lutte ; le roi reste maître des terres féodales ; le comte Eudes, son frère, demeure captif dans le château d'Orléans ; le comte de Meulent est dépouillé de tout fief et de tout avoir. Les gonfanons de Champagne et de Blois furent abaissés[33].

L'administration du roi Henri se révèle par quelques Chartres ; il accablait lui-même l'Église de dons. Tous les diplômes de cette époque contiennent des actes pieux pour obtenir les prières de l'Église. Ici c'est une pièce de terre donnée à un monastère ; là des muids de vin assurés pour les solitaires du désert ; les droits de pêche dans les étangs, de chasse dans les forêts, sont également concédés aux cathédrales, aux abbayes ; le roi leur accorde des péages sur les ponts, le droit exclusif de cuire le pain des villageois, serfs et manants. Déjà Henri Ier fait quelques concessions aux communaux pour les prairies et les usages ; il veut que les pauvres habitants puissent couper du bois dans les forêts, et que le bétail du petit village ait un droit de vaine pâture sur les prés et les champs qui s'étendent à quelques lieues du clocher ; la vaine pâture est le vieux droit de la Gaule, c'est la communauté dans sa nature primitive. Voici les Chartres scellées telles qu'on les trouve dans les Cartulaires : Le roi confirme les dons de l'abbaye de Saint-Barthélemy et de Saint-Pierre en Châlonnais[34]. Erbert, le clerc, donne ses biens à l'abbaye de Saint-Mesmin ; le roi confirme sa charte[35] ; il approuve le don de l'abbaye de Saint-Serge, fait par Foulques, comte d'Anjou[36] ; le roi autorise l'élection directe des abbés en l'église de Notre-Dame de Soissons[37]. Quelle meilleure pensée pour un roi, dit la chronique de Baldéric, que de s'occuper de l'Église de Dieu !

Les pauvres habitants avaient alors des douleurs bien poignantes : après la maladie des ardents, la famine était venue encore. Les joies du bon moine Glaber sur quelques années d'abondance avaient été d'une courte durée ; les greniers s'étaient vidés avec une indicible rapidité ; les celliers, si abondants et si riches en vin d'Orléans et de Bourgogne, étaient épuisés ; des pluies inondaient les champs, un vent froid abaissait les moissons jaunies ; et les religieux, qui observaient les astres dans les sombres tours du monastère, faisaient mille conjectures sur les phénomènes qui paraissaient au ciel : les étoiles filantes, les comètes à la queue de feu ; le peuple souffrait des tourments inouïs, et le désordre moral était partout. Faut-il vous narrer les douleurs de la société ? Écoutez de solennelles paroles : La famine désola l'univers, et le genre humain fut menacé d'une destruction prochaine ; la température devint si contraire, que l'on ne put trouver aucun temps convenable pour ensemencer les terres[38] ou préparer la moisson, surtout à cause des eaux dont les champs étaient inondés ; on eût dit que les éléments furieux s'étaient déclaré la guerre, quand ils ne faisaient en effet qu'obéir à la vengeance divine, en punissant l'insolence des hommes. Toute la terre fui tellement inondée par les pluies continuelles, que durant trois ans on ne trouva pas un sillon bon à ensemencer ; au temps de la récolte, les herbes parasites et l'ivraie couvraient toute la campagne ; le boisseau de grain, dans les terres où il avait le mieux profilé, ne rendait qu'un sixième de sa mesure au moment de la moisson, et ce sixième en rapportait à peine une poignée. Ce fléau vengeur avait d'abord commence en Orient ; après avoir ravagé la Grèce, il passa en Italie, se répandit dans les Gaules, et n'épargna pas davantage les peuples de l'Angleterre. Tous les hommes en ressentaient également les atteintes : les grands, les gens de condition moyenne et les pauvres, tous avaient la bouche également affamée et la pâleur sur le front, car la violence des grands avait cédé aussi à la disette commune ; tout homme qui avait à vendre quelque aliment pouvait en demander le prix le plus excessif, il était toujours sûr de le recevoir sans contradiction. Chez presque tous les peuples, le boisseau de grain se vendait 60 sous[39] quelquefois même le sixième de boisseau en coûtait 15. Cependant, quand on se fut nourri de bêtes et d'oiseaux, cette ressource une fois épuisée, la faim ne se fît point sentir moins vivement, et il fallut, pour l'apaiser,se résoudre à dévorer des cadavres ou toute autre nourriture aussi horrible ; ou bien encore, pour échapper à la mort, on déracinait les arbres dans les bois ; on arrachait l'herbe des ruisseaux ; mais tout était inutile, car il n'est d'autre refuge contre la colère de Dieu que Dieu même. Enfin, la mémoire se refuse à rappeler toutes les horreurs de cette déplorable époque ; hélas ! devons-nous le croire ? les fureurs de la faim renouvelèrent ces exemples d'atrocité si rares dans l'histoire, et les hommes dévorèrent la chair des hommes ; le voyageur, assailli sur la route, succombait sous les coups de ses agresseurs, ses membres étaient déchirés, grillés au feu et dévorés ; d'autres, fuyant leur pays pour fuir aussi la famine, recevaient l'hospitalité sur les chemins, et leurs hôtes les égorgeaient la nuit pour en faire leur nourriture ; quelques autres présentaient à des enfants un œuf ou une pomme pour les attirer à l'écart, et ils les immolaient à leur faim ; les cadavres furent déterrés en beaucoup d'endroits pour servir à ces tristes repas. Enfin ce délire, ou plutôt cette rage, â'accrut d'une manière si effrayante, que les animaux mêmes étaient plus sûrs que l'homme d'échapper aux mains des ravisseurs, car il semblait que ce fût un usage désormais consacré que de se nourrir de chair humaine, et un misérable osa même en porter au marché de Tournus pour la vendre cuite comme celle des animaux ; il fut arrêté, et ne chercha pas à nier son crime ; on le garrotta et on le jeta dans les flammes. Un rustre alla dérober pendant la nuit cette chair qu'on avait enfouie dans la terre, la mangea, et fut brûlé de même. On trouve à trois milles de Mâcon, dans la forêt de Châtenay, une église isolée consacrée à saint Jean ; un scélérat s'était construit non loin de là une cabane où il égorgeait les passants et les voyageurs qui s'arrêtaient chez lui ; le monstre se nourrissait ensuite de leurs cadavres. Un homme vint un jour y demander l'hospitalité avec sa femme, et se reposa quelques instants ; mais en jetant les yeux sur tous les coins de la cabane, il y vit des têtes d'hommes, de femmes et d*enfants. Aussitôt il se trouble, il pâlit ; il veut sortir, mais son hôte cruel s'y oppose, et prétend le retenir malgré lui. La crainte de la mort double les forces du voyageur, il finit par s'échapper avec sa femme, et court en toute hâte à la ville ; là il s'empresse de communiquer au comte Othon et à tous les autres habitants cette affreuse découverte. On envoie à l'instant un grand nombre d'hommes pour vérifier le fait ; ils pressent leur marche et trouvent à leur arrivée cette bête féroce dans son repaire, avec quarante-huit têtes d'hommes qu'il avait égorgés, et dont il avait déjà dévoré la chair. On l'emmène à la ville, on rattache à une poutre, puis on le jette au feu ; nous avons assisté nous-même à son exécution[40]. On essaya dans la même province un moyen dont nous ne croyons pas qu'on se fût jamais avisé ailleurs : beaucoup de personnes mêlaient une terre blanche semblable à l'argile, avec ce qu'elles avaient de farine ou de son, et elles en formaient des pains pour satisfaire leur faim cruelle. C'était le seul espoir qui leur restât d'échapper à la mort, et le succès ne répondit point à leurs vœux ; tous les visages étaient pâles et décharnés, la peau tendue et enflée, la voix grêle et imitant le cri plaintif des oiseaux expirants. Le grand nombre de morts ne permettait pas de songer à leur sépulture, et les loups, attirés depuis longtemps par l'odeur des cadavres, venaient enfin déchirer leur proie. Comme on ne pouvait donner à tous les morts une sépulture particulière, à cause de leur grand nombre, des hommes pleins de la grâce de Dieu, creusèrent, dans quelques endroits, des fosses communes ment nommées charniers, où l'on jetait cinq cents corps, et quelquefois plus, quand ils pouvaient en contenir davantage : ils gisaient là, confondus pêle-mêle, demi-nus, souvent même sans aucun vêtement ; les carrefours, les fossés dans les champs servaient aussi de cimetières[41]. D'autres fois, des malheureux entendaient dire que certaines provinces étaient traitées moins rigoureusement, ils abandonnaient leur pays, mais ils défaillaient en chemin et mouraient sur les routes. Ce fléau redoutable exerça pendant trois ans ses ravages en punition des péchés des hommes ; les ornements des églises furent sacrifiés aux besoins des pauvres ; ou consacra aux mêmes usages les trésors qui avaient été depuis longtemps destinés à cet emploi, comme nous le trouvons écrit dans les décrets des Pères. Mais la juste vengeance du ciel n'était point satisfaite encore, et dans beaucoup d'endroits les trésors des églises ne purent suffire aux nécessités des pauvres ; souvent même, quand ces malheureux, depuis longtemps consumés par la faim, trouvaient le moyen de la satisfaire, ils enflaient aussitôt et mouraient ; d'autres tenaient dans leurs mains la nourriture qu'ils voulaient approcher de leurs lèvres, mais ce dernier effort leur coûtait la vie, et ils périssaient sans avoir pu jouir de ce triste plaisir. Il n'est pas de paroles capables d'exprimer la douleur, la tristesse, les sanglots, les plaintes, les larmes des malheureux témoins de ces scènes désastreuses, surtout parmi les hommes d'Église, les évêques, les abbés, les moines et les religieux ; on croyait que l'ordre des saisons et les lois des éléments, qui jusqu'alors avaient gouverné le monde, étaient retombés dans un éternel chaos, et l'on craignait la fin du genre humain ![42]

Ce sombre témoignage d'un contemporain indique le fatal état de la société dévorée par tant de fléaux. Après l'invasion des Hongres, des Sarrasins et des Normands, arrivaient ainsi des temps couverts d'un crêpe de douleur ; l'aspect triste de la génération se reflète dans tous les monuments : chroniques, Chartres, épîtres lamentables, diplômes des rois et dos seigneurs. On s'explique très-bien dès lors, par des causes physiques, cette ardeur de voyages et de déplacement qui marque le XIe siècle et les croisades, l'immense émigration de cette époque. Lorsque tout un peuple sentait ses entrailles dévorées par la faim et la maladie, il courait sous un autre ciel, dans un autre climat. Ce n'était pas seulement l'esprit religieux, le besoin du mouvement, qui portaient la multitude à quitter le clocher, le champ paternel, mais encore l'aspect affligé d'une société qui n'avait plus de quoi vivre[43] ; le peuple croyait à la fin du monde, parce que le peuple mourait, et que Dieu semblait ouvrir les cataractes immenses pour inonder la terre. Les cœurs étaient sombres comme le ciel couvert de nuées épaisses.

Pour lutter contre ces fléaux, on n'aperçoit aucun acte d'administration générale et de prévoyance souveraine ; la royauté ne s'en occupe pas, elle est toute militaire ; l'organisation sociale n'est pas en elle, la police vient de l'Église ; le catholicisme seul est chargé de satisfaire tous les besoins et de contenir toutes les passions terrestres ; le roi n'est que le chef de la force militaire. La vie de Henri Ier n'a donc rien d'administratif ; en avançant dans l'âge, devenu avide de terres et de fiefs, il en prend de toutes mains, par la guerre comme par l'usurpation ; les chroniqueurs l'accusent d'avoir usurpé les propriétés des clercs par pilleries et confiscations. Henri aimait les chants des trouvères, les fastes des tournois, les cours plénières, les dignités de son palais, et on lui doit la division et la hiérarchie des officiers royaux : le chancelier d'abord, qui avait soin du scel et des Chartres, du service du trésor et de l'escarcelle ; le bouteiller, brave et digne serviteur, qui veillait aux caves de l'office et commandait à l'échanson porteur de coupes ; le connétable, ou comte d'estable, soigneux gardien des nobles coursiers de l'écurie ; le panetier, qui préparait les pains d'épices, pâtisseries du roi[44], car Henri Ier aimait joyeusement la table, quand le hanap passait à la ronde dans les festins d'honneur ; quels hommages ne devait-on pas à la coupe du roi !

La famille du suzerain était peu nombreuse ; il n'avait que deux fils de son mariage avec Anne de Russie ; le premier avait nom Philippe, le second Hugues. Philippe, encore enfant, était élevé en fils de noble lignée ; son père le montrait aux barons, couvert de sa robe royale, comme le digne successeur de sa couronne ; et pour donner une plus haute sanction au droit de l'hérédité, Henri Ier convoqua les vassaux afin d'associer son aîné au pouvoir royal ; cette coutume s'était conservée depuis Hugues Capet comme un moyen de transition d'un règne à un autre : à Reims le couronnement eut lieu en présence des prélats, nobles barons et chevaliers[45] : L'an de l'incarnation de Notre-Seigneur 1059, la trente-deuxième année du règne du roi Henri, le dixième jour des calendes de juin, la quatrième année de l'épiscopat de Gervais, le saint jour de la Pentecôte, le roi Philippe fut sacré dans l'ordre suivant, par l'archevêque Gervais, dans la grande église, devant l'autel de sainte Marie. La messe commencée, avant la lecture de l'épître, l'archevêque se tourna vers le nouveau roi, et lui exposa la foi catholique, lui demandant s'il la croyait, et s'il voulait la défendre ; on lui apporta la profession de foi par écrit ; le roi l'ayant prise, la lut, quoiqu'il n'eût que sept ans, et y souscrivit. Voici cette profession : Moi, Philippe, qui serai bientôt, par la grâce de Dieu, roi des Français, je promets devant Dieu et ses saints, dans le jour de mon sacre, que je conserverai et défendrai selon mon pouvoir à chacun de vous le privilège canonique, la loi et la justice dues, et que j'accorderai la juste dispensation des lois qui appartiennent à mon autorité. Cela achevé, il la mit entre les mains de l'archevêque, en présence d'Hugues de Besançon et Rémenfride de Sion ; légats du pape Nicolas, des archevêques Mainard de Sens et Barthélemy de Tours, et des évêques Heidon de Soissons, Roger de Châlons, Élinand de Laon, Baudouin de Noyon, Frolland de Senlis, Letbert de Cambrai, Guidon d'Amiens, Aganon d'Autun, Hardoin de Langres, Achard de Châlons, Isembert d'Orléans, Imbert de Paris, Gauthier de Meaux, Hugues de Nevers, Geoffroy d'Auxerre, Hugues de Troyes, Itéron de Limoges[46], Guillaume d'Angoulême, Amoul de Saintes, Wéreon de Nantes. Alors Guillaume, archevêque de Reims, prenant la crosse de saint Rémi, exposa que c'était à lui qu'appartenait le droit de proclamer et de sacrer le roi, depuis que saint Rémi avait baptisé et sacré le roi Clovis ; il fit voir ensuite comment le pape Hormisdas donna à saint Rémi la primauté de toute la Gaule, et comment le pape Victor en avait renouvelé le titre à lui et à sou église ; ensuite, avec le consentement du roi Henri, il proclama roi Philippe. Après l'archevêque de Reims, les légats du pape furent admis, uniquement par honneur et par amour pour le saint-siège, à proclamer le roi, après toutefois qu'il eut été déclaré que le consentement du pape n'était pas nécessaire. Les archevêques, les évêques, les abbés et tout le clergé ; ensuite Widdon, duc d'Aquitaine ; Hugues,fils et envoyé du duc de Bourgogne ; les délégués de Baudouin de la Marche, et de Geoffroi, comte d'Anjou ; les comtes Rodolfe de Valois[47], Hébert de Vermandois, Widdon de Ponthieu, Guillaume de Soissons, Rainald, Roger, Manassès, Hildouin, Guillaume d'Auvergne, Hedebert de la Marche, Foulques d'Angoulême, le vicomte de Limoges ; ensuite les soldats et le peuple, tant grands que petits, y consentirent par des acclamations unanimes répétées trois fois : Nous l'approuvons ! nous le voulons ! qu'il soit ainsi ! Alors le roi Philippe, à l'imitation de ses prédécesseurs, promit sa protection pour les terres de l'église métropolitaine de l'abbaye de Saint-Rémi et du comté de Reims. L'archevêque donna à Philippe Fonction royale, et toute la cérémonie se passa avec une grande dévotion et une grande joie, sans aucun trouble, sans aucune contradiction, et sans aucun dommage pour la chose publique. L'archevêque Gervais reçut volontiers tous ces seigneurs, et les fêta magnifiquement à ses frais ; il ne le devait qu'au roi, mais il fit cette libéralité pour honorer son église[48].

Le couronnement de Philippe Ier en présence de toute la famille féodale fut une de ces solennités monarchiques qui préparèrent l'unité du pouvoir : les Français s'habituèrent ainsi à la grande loi de l'hérédité ; ils virent le fils succéder au père, ils lui prêtèrent foi et hommage avant le commencement du règne. Il n'y eut pas de transition, les dignités du palais restèrent les mêmes ; le chancelier du roi scella les Chartres ; les noms de Philippe et de Henri parurent en commun dans les ordonnances. La suzeraineté n'était pas assez sûre, assez invulnérable, pour qu'on s'abandonnât aux chances de la mort ; l'association évitait les dangers d'une transmission successoriale. Henri survécut à peine une année au couronnement de Philippe Ier ; il mourut dans la forêt de Bière ou Fontainebleau[49] ; il habitait une de ces fermes royales répandues dans le Parisis[50] ; les rois aimaient les grands bois où l'on pouvait suivre à la piste le cerf et le sanglier. La mort de Henri Ier fut subite : un chroniqueur raconte qu'il fut empoisonne par son physicien ; le physicien était alors médecin du roi, le savant qui présidait à tous les remèdes de l'apothicairerie ; on raconta qu'il avait donné une potion au roi, et que ce prince s'était tout à coup évanoui pour ne plus revenir à la vie[51]. Henri Ier fut enterré dans la petite église de Fontainebleau, puis on plaça son tombeau à Saint-Denis, au milieu de cette longue suite de suzerains qui reposent couchés sur le marbre. Tout cela n'est que tradition, car comment suivre avec certitude la fin d'un prince duquel on trouve à peine quelques chartres ? Le règne de Henri Ier disparaît au milieu des grands événements féodaux qui l'environnent ! Ce fut l'époque de la conquête de l'Angleterre par les Normands : que devenait le suzerain, quand un simple vassal partait à la tête de ses hommes d'armes pour conquérir tout un royaume ? L'administration de Henri Ier n'a rien de saillant ; il n'existe qu'une seule ordonnance ou diplôme sur les coutumes d'Orléans, afin qu'on ne ferme jamais les portes du temps des vendanges[52] ; tout le reste se résume en des donations pieuses ; la royauté s'affaisse devant les grandes physionomies féodales de la race normande. La société n'a pas d'unité encore, et c'est ce qui rend l'intronisation de Grégoire VII le fait immense du moyen âge !

 

 

 



[1] Orderic Vital rapporte un concile tenu à Reims par Léon IX, où les plus graves accusations sont portées contre les clercs. Octobre, ann. 1049. Orderic, tom. X ; dans Duchesne, Hist. normann. scriptor., p. 375.

[2] Raoul Glaber, liv. V.

[3] Labbe, Collect. des Concil. tab. v° Concubin. aléa., venat.

[4] Il faut suivre dans les annales de Baronius et de son continuateur, le P. Pagi, les progrès de la puissance pontificale, ad ann. 1030, 1059.

[5] Voyez dans Muratori les savantes dissertations sur l'Histoire de Rome au moyen âge, tom. X.

[6] J'ai encore retrouvé les campagnes de Rome telles que les chroniques les avaient décrites. Voyez Muratori, tom. X et XI.

[7] Habuit parentem Bonicium, non fabrum lignorum, quod ignominiœ ergo adversarios ipsi objecisse scimus, sed ex nobili et antiqua famila Aldobrandescorum, comitum Saonensium. Voyez Mabillon, Acta Sanct. ordin. Sanct. Benedict., tom. VI, p. 113.

[8] Voyez Mabillon, Act. Sanctor. ordin. Sanct. Benedict., tom. IV, p. 113.

[9] On a beaucoup écrit sur Grégoire VII, mais personne n'a touché ce point important : que le pouvoir de Grégoire VII fut produit par la nécessité, afin de corriger une grande anarchie ; les hommes véritablement studieux reviennent sur les faux jugements portés sur la papauté. On se réforme bien dans les idées qu'on s'en était faites au XVIIIe siècle.

[10] Schemidt, Histoire des Allemands, tom. III. — Les Bénédictins, Art de vérifier les dates. Les rapports des empereurs et de l'Italie ont été parfaitement éclaircis dans les savantes dissertations de Muratori.

[11] Muratori, Annal d'Italie, tom. VI et VII, ad ann. 1002, 1039.

[12] D., ibid., ad ann. 1034, 1049.

[13] Pagi, continuateur de Baronius, ad ann. 1048. Comparez avec Muratori, ad ann. 1046.

[14] Tout ce qui touche aux rapports des empereurs grecs avec l'Italie a été recueilli par Muratori, dans le quinzième volume de sa collection, ad ann. 1030-1050.

[15] La chronique en vers de Guillaume de la Pouille est le plus curieux monument sur l'histoire des rapports des Grecs avec l'Italie : elle a été publiée par Muratori, tom. XV, Antiquitates Italiœ medii œvi, etc.

[16] Sur cette chronologie des empereurs byzantins, comparez Theophanus, lib. IV ; Cedren et Zonares, liv. XVI.

[17] C'est encore au grand Ducange qu'il faut recourir pour connaître l'Histoire du Bas-Empire. Voyez sa préface, Gloss. Grœc. et ses notes sur l'Alexiade. Je ne parle pas de la Collection byzantine, Paris, imprimerie royale, in-fol. ; elle est pour le Bas-Empire ce que la collection des chroniques, par les Bénédictins, est pour la France.

[18] Cartulaire de l'abbé de Camps. — Règne de Henri Ier, ann. 1031-1060.

[19] Raoul Glabert. Comparez avec les chroniques de Saint-Denis, ad ann. 1031-1060. — Art de vérifier les dates. — Règne de Henri Ier.

[20] Bénédictins, Art de vérifier les dates, tom. II, p. 174, in-4°.

[21] Le frère du roi n'avait aucune dignité féodale : Nullius dignitatis fastigio sublimatus. (Dom Bouquet, Collect. des Hist. de France, tom. XI, p. 483.)

[22] Guillaume de Jumièges, Chroniq., liv. VII, chap. IV et V ; dans Duchesne, Script. Normann., p. 269.

[23] Gesta Guill., dux Normann., dans Duchesne, p. 187, et dans la Gall. Christian., tom. I, p. 161.

[24] Voir le texte de la chartre, Rec. des ordon. du Louvre, tom. Ier, p. 1re.

[25] Sigeb., Cronic., ad ann. 1032. — Albéric Tria-Font., Cronic. ad ann. 1032, part. II, p. 63 et 64.

[26] Concil. Lemov., Labbe, Biblioth., tom. II, p. 783.

[27] Baldéric, Cronic. Cameracens., lib. III, cap. XXVII.

[28] Glaber et Adhémar de Chabanais sont les deux chroniqueurs qui parlent le plus longuement des famines qui désolaient l'Europe de 1040-1051. Voyez à la fin du chapitre.

[29] Voyez la collection de P. Labbe, ad ann. 1051.

[30] Sur les monuments de cette époque, consultez la savante préface des Bénédictins au Xe volume de la Collection des historiens de la Gaule, et les chroniques réunies dans ce même volume qui embrasse Hugues Capet, Robert et Henri Ier.

[31] La grande époque des translations de reliques est surtout le Xe siècle, dans le XIIe siècle, l'établissement monastique prend plus de régularité et de consistance. Voyez Act. Sanct. ordin. Sanct. Benedict., par Mabillon, un des plus beaux recueils des Bénédictins.

[32] C'est le chroniqueur Baldéric qui, jugeant des diverses qualités des vins de France, rapporte cette prédilection du roi pour le vin de Rebrechien :

Bacchica non similes generat Prœneste racemos ;

Imo nec ille locus qui dicitur area Bacchi,

Urbi vicinus quam dicunt Aurelianum,

Talia vina bibit, nec talia vina refundit ;

Quœrex Henricus semper sibi vina ferebat,

Semper ut in pugnas animosior iret et esset.

(Mabillon, Annal., tom. IV, p. 536.)

[33] Comparez Glaber et les Chroniques de Saint-Denis, tom. X et XI de dom Bouquet.

[34] Gallia Christian., tom. IV, p. 719.

[35] Le P. Labbe, Miscelan., tom. II, p. 57.

[36] Gallia Christian., tom. IV, p. 688.

[37] Germain, Preuves de l'histoire de Notre-Dame de Soissons, p. 436.

[38] Chronique de Glaber, liv. IV, chap. IV.

[39] Sous d'or. (58 liv.)

[40] Raoul Glaber, Chron., liv. IV, chap. IV.

[41] Raoul Glaber, liv. IV, chap. IV.

[42] Chronique de Glaber, liv. IV, chap. IV.

[43] Il résultera de l'étude des chroniques que les croisades furent déterminées non-seulement par le principe religieux, mais encore par le cri des générations qui mouraient de faim. Comparez Guibert de Nogent, ann. 1095, et Robert le Moine, ibid.

[44] Bénédictins, Art de vérifier les dates, tom. II, in-4°.

[45] C'est la première formule de sacre qui ait été positivement conservée ; elle se trouve dans la grande collection des Bénédictins, tom. XI, p. 32. Elle commence en ces termes : Anno incarnationis dominicœ 1059, indictione 12, régnante Henrico rege anno 32, Philippus rex, hoc ordine in majore ecclesia ante altare S. Mariœ a Gervasio archiepiscopo consecratus est. On trouve aussi cette formule dans le grand cérémonial de France.

[46] On remarque que presque tous ces évêques sortent de la classe populaire, et portent des noms de serfs.

[47] Je rapporte cette longue suite de noms propres parce qu'ils appartiennent tous à la grande famille féodale. Il me parait important de la faire connaître.

[48] Dom Bouquet, Collect. des historiens des Gaules, tom. X.

[49] La forêt de Fontainebleau portait alors le nom de Bière.

[50] La mort de Henri Ier est du 19 août 1060. Bénédictins, Art de vérifier les dates, tom. II.

[51] Chroniques de Saint-Denis, ad ann. 1060, et Orderic Vital.

[52] Collection du Louvre, tom. Ier, p. 1.