HUGUES CAPET ET LA TROISIÈME RACE

 

TOME PREMIER

CHAPITRE III. — ÉTAT DE L'EUROPE AU DIXIÈME SIÈCLE. - ORIGINE DES CAPÉTIENS.

 

 

Absente de toute unité religieuse et politique. — Les papes. — Conciles principaux. — Organisation épiscopale. — L'empereur. — Les rois d'Italie. — Les empereurs de Constantinople. — Les rois d'Angleterre. — L'Espagne. — Le nord de l'Europe. — Lutte des barons et des clercs. — Généalogie de Hugues Capet.

Xe SIÈCLE.

 

Un seul principe pouvait servir de lieu social au milieu du désordre et de la confusion des batailles ; ce principe était le catholicisme, c'est-à-dire le triomphe de la pensée morale, de la force intellectuelle sur la brutalité sauvage. De pauvres religieux, des évêques sans armes, allaient dominer les plus fiers barons, les plus farouches paladins ; les clercs avaient-ils à leur service d'épaisses armées d'hommes bardés de fer ? appelaient-ils au son du cor de belliqueux vassaux à leur aide ? il n'en était rien ; ces moines, ces prêtres, ces évêques n'avaient qu'une arme, la parole ; qu'une puissance, l'excommunication, armes terribles qui effrayaient la pensée du féodal, et arrêtaient sa main prête à frapper. Cette troupe de guerre qui s'avance pour insulter le moutier, ce baron qui répudie sa chaste compagne, Gertrude, Berthe, Ingerburge, noms de souffrances au moyen âge ; ces hommes de brutalité et de bataille s'arrêtent à la menace de l'excommunication ; un simple évêque jetait l'interdit sur une terre, et telle était la puissance morale de cette grande loi religieuse qu'elle était la seule police locale en l'absence de toute hiérarchie civile[1], de toute force de la loi.

Mais l'Église catholique elle-même n'avait point encore compris son unité ; la vaste et admirable monarchie romaine n'avait point été constituée par Grégoire VII ; il n'avait pas paru de papes à tête forte et dominatrice. Toute puissance venant du catholicisme, il fallait que l'unité religieuse se constituât d'abord avant que la civilisation pût pénétrer dans la société civile ; voilà pourquoi la force des papes fut alors si nécessaire. D'où vouliez-vous que pussent venir l'ordre et l'unité, quand il y avait anarchie partout ? Quel était le pouvoir incontesté ? Et malheureusement, dans ce Xe siècle, époque de confusion, les papes se succédaient avec une rapidité déplorable ; la mort, l'anarchie, la déposition, tout concourait à rendre la papauté aussi fragile que le pouvoir brutal de la féodalité militaire. Après le pontificat d'Agapet II, si candide et si pur, Jean XII s'empare du pontificat ; jeune noble de dix-huit ans à peine, il se lie avec la race germanique ; l'empereur Othon le soutient, il en reçoit le pallium et la tiare d'or i le voilà rappelant dans Rome chrétienne la dissolution de la Rome polythéiste et prostituée. Jean XII est déposé. Deux papes se disputent Rome, Léon VIII et Benoît V ; ils ne sont pontifes qu'une année sous le protectorat de l'empereur Othon : ainsi le pouvoir des papes semble s'empreindre de la fragilité et de la faiblesse de la société politique ; l'épée domine le pallium. Jean XIII, dont les cheveux avaient blanchi à vingt-cinq ans, tant sa vie était pleine de soucis, est élevé à la papauté ; il ne gouverna pas dans Rome agitée par les débris de ses tribuns, de ses consuls, souvenirs empruntés au temps de la république, imitation des vieilles mœurs quand tout avait péri. La papauté ne fut alors qu'un vasselage sous les empereurs de race germanique : la mission plus tardive de Grégoire VÏI fut d'arracher le pontificat à cette sujétion, pour imprimer l'unité forte et morale sur le monde catholique, qui était la civilisation[2].

Cette absence d'unité dans la papauté se révèle par la multitude des conciles provinciaux ; on voit que l'Église manque de règle puissante, elle en cherche partout les éléments ; il lui faut une police locale pour maintenir les barons et se gouverner elle-même. Que de passions à réprimer ! Ici c'est une usurpation des biens ecclésiastiques : un homme d'armes a levé son gonfanon sur une terre sainte et monastique, il a envahi un presbytère ; ses chevaux campent sous les voûtes du pronaos et de l'église ; les cellules du monastère sont occupées par des bandes bruyantes, qui emplissent leurs coupes dans le festin ; il faut empêcher ces usurpations des manses cléricales, ces profanations des hommes au cœur dur, à la conscience normande et franque. C'est dans ce but qu'agissent les conciles provinciaux[3] ; des prescriptions répétées ordonnent le respect des propriétés consacrées, une plus douce conduite envers les serfs, une plus sainte justice entre les chrétiens, enfants d'une même Église, la mère commune.

Quelquefois les actes des conciles sont tout relatifs à la police des clercs. Quand le sanglier parcourait la campagne au temps de la chasse, quand le gibier rasait la terre du bout de ses ailes, il n'était pas rare de rencontrer un fier abbé à l'habit court, les reins serrés d'une ceinture de cuir ; sa main était armée d'un arc ou d'une arbalète à carreau, d'une longue épée ou d'un épieu ; il monte un cheval de haute stature, et poursuit dans la forêt le chevreuil, le cerf bondissant. La chasse était la passion des clercs, ils se plaisaient dans les armes. Ce cliquetis des coupes et hanaps enchâssés d'or, ces chants d'ivresse, signalent qu'il y a là des moines qui oublient les saintes lois d'abstinence ; les uns se marient comme les laïques, d'autres siègent dans les festins avec des concubines aux vêtements écourtés. Les conciles appellent une haute et grande répression ; ils punissent de peines sévères tous ces infracteurs de la loi de Dieu et des canons[4].

Si l'unité n'était point encore dans l'Église, elle était moins encore constituée dans l'ordre politique des sociétés. La couronne de l'empire germanique reposait sur la tête d'Othon le Grand, fils de Henri Ier l'Oiseleur, le chasseur habile des forêts de la Germanie[5] ; Othon, vigoureux soldat, avait violemment réprimé les hommes d'armes qui habitaient les châteaux suspendus sur les rives du Rhin. Dans une diète à Worms, il condamna les habitants de la France rhénane à des peines sévères dans le droit féodal : tout noble feudataire dut porter sur ses épaules, comme vasselage, un chien lévrier de haute stature pendant l'espace de deux lieues ; le simple tenancier dut soulever sur son dos une selle de cheval, symbole de l'asservissement auquel il était condamné. S'agissait-il d'un clerc ? eh bien ! qu'il portât en ses bras un missel jusqu'à l'ermitage lointain, tandis que le bourgeois traînait une charrue comme le serf, eu commémoration des travaux de la terre[6]. Tout le système d'Othon le Grand fut la conquête ; il ne pouvait pas y en avoir d'autres au milieu de cette société militaire. Les troupes germaniques visitèrent tout à la fois la Bohême, l'Italie ; ce fut une irruption du Nord sur le Midi ; les Allemands à la blonde chevelure parurent encore dans la Lombardie, et leurs coursiers s'abreuvèrent aux sources du Pô, du Mincio et de l'Adige. Depuis ce moment, toute la préoccupation de l'empereur fut Rome et les papes ; il s'établit une lutte entre la tiare et la couronne d'or des empereurs. Les papes n'avaient pas une suffisante énergie, leur pouvoir moral n'était pas assez fermement établi pour résister à ces Barbares couverts de fer, qui, franchissant les Alpes et les Apennins, se précipitaient sur l'Italie. Au Xe siècle, les hommes d'armes restèrent maîtres dans la longue lutte ; l'Église n'était pas encore en sa force, elle n'était point organisée et Grégoire VII ne s'était point levé !

A côté de l'empire d'Occident, avec les mœurs barbares des époques féodales, se plaçait l'empire d'Orient. Les descendants de Constantin se couvraient de la vieille pourpre romaine ; le faible fils de Constantin Porphyrogénète n'avait régné que trois ans ; épuisé de débauches, il passait sa vie dans les hippodromes, quand, au signal des comtes du palais au bâton d'or, les chevaux luttaient d'adresse sous les écuyers hardis. Constantinople offrait un grand centre de civilisation : les monuments de Byzance subsistaient dans leur éclat ; les places, les bâtiments publics, les statues de bronze, les colonnes d'airain[7], les images de la Victoire, les œuvres grecques de Lysippe et de Phidias, Vénus aux formes d'albâtre. Hercule vainqueur du lion de Némée, le crocodile du Nil, l'incomparable statue d'Hélène palpitante sous le marbre de Paros[8], monuments dont Nicétas déplora la ruine un siècle plus tard, lorsque les comtes francs vinrent s'asseoir avec insolence sur le trône d'ivoire des empereurs. La société barbare d'Occident s'agitait confuse, et les formules d'étiquette les plus sévères étaient prescrites à Byzance dans les livres sacrés, écrits en or, sur la soie, le papyrus ou la peau parcheminée. L'empereur était entouré d'une longue hiérarchie, on ne l'abordait que la face contre terre[9]. Les grandes dignités du palais étaient réglées avec une minutieuse exactitude, chacun avait son poste, ses honneurs, et pendant œ temps la révolte des soldats et des grands domestiques du palais brisait le faible héritier de la grandeur romaine. Dans ces palais de marbre et de porphyre, Nicéphore Phocas avait été élevé à l'empire par les soldats, comme les empereurs étaient élus par les vieilles légions de Rome ! Nicéphore Phocas avait rehaussé l'éclat de l'empire ; il conduisit ses armées victorieuses dans les îles de la Grèce, en Syrie, et les Sarrasins avaient fui éperdus jusque sous les murs d'Antioche[10].

La circonscription de l'empire d'Orient n'était pas précisément déterminée ; le temps n'était plus où les légions de Rome gardaient les frontières comme un boulevard sacré, du haut de ces postes militaires dont les ruines se voient sur les rochers d'Ecosse, du Rhin et de la Pannonie ; de tous côtés l'empire était inondé de Barbares : au nord se trouvaient les Bulgares, les Huns, ces Tartares qui passaient incessamment le Danube et se précipitaient sur les cités voisines du Palus-Méotide. Il fallait voir ces nuées d'hommes sur les chevaux agiles, qui attaquaient impétueusement à la face les troupes grecques aux longs vêtements de soie, à la main affaiblie. Les empereurs avaient pris à leur service plusieurs de ces peuplades barbares, et les Waranges, issus des Scandinaves, campaient sur le parvis de Sainte-Sophie[11]. A l'orient, l'empire avait à combattre les Sarrasins, les Arabes, les Égyptiens, peuples soumis à l'islamisme ; la Syrie envahie, la Grèce asiatique éprouva le même sort ; Smyrne, la ville aux églises primitives de saint Jean, Corinthe, Éphèse, noms si poétiques dans l'histoire de la prédication du Christ, quand Paul faisait entendre la parole de science et de liberté, avaient subi la conquête des sectateurs de Mahomet : les Grecs baissèrent la tête devant le cimeterre des enfants du prophète, couverts de cuirasses, de brassards et de cottes de mailles, depuis empruntés par la chevalerie d'Europe. Nicéphore Phocas reconquit sur les Sarrasins ces terres envahies ; la croix reparut sur les églises de Chypre et sur le temple même de Jérusalem ; on vit l'empire d'Orient dans un noble état de splendeur, les arts devinrent brillants, et alors furent reconstruites la plupart de ces basiliques de l'art byzantin et lombard qui frappent encore dans leur splendeur, avec les peintures sur fond d'or, telles qu'on les voit en Italie, avec le Christ qui vous poursuit de ses grands yeux fixes. Alors s'élevèrent Sant' Ambrosio de Milan, avec son pronaos antique, son autel d'orfèvrerie lombarde, tout resplendissant de topazes et d'émeraudes, comme la couverture d'un missel ; les basiliques de Ravenne et de Vérone, où l'on voit Charlemagne, ses pairs, et Olivier et Roland avec sa durandal en main, type de la puissance et de la force chevaleresque[12].

Du côté d'occident l'islamisme avait fait de grandes conquêtes ; il était maître d'abord de toute l'Espagne. Si quelques vieux chrétiens, si les braves et dignes comtes de Castille s'étaient retirés dans les sierras inaccessibles de l'Aragon ou des Pyrénées, les villes brillantes de la plaine, les cités qu'arrosaient les rivières au sable à or étaient aux mains des Sarrasins. Telles étaient Séville, Grenade, Valence, fécondées par les canaux, séjour de fêtes et d'amour, villes de jasmins, de citronniers et d'orangers à la fleur suave. Les Sarrasins étaient maîtres absolus de l'Espagne au delà de t'Èbre ; refoulés un moment par Charlemagne, ils étaient revenus séjourner dans leur harem et leur alcazar délicieux, que rafraîchissaient les jets d'eau, les fontaines à la tête de lion, les essences et les parfums achetés aux caravanes d'Alep et de Bagdad[13].

La Sardaigne, la Sicile, une partie de la Fouille, étaient également tombées au pouvoir des Sarrasins. Partout les infidèles élevaient des mosquées et des minarets. La Sicile, avec ses plages de sable, ses villes grecques, sa population, mélange de juifs, de chrétiens et d'Arabes, offrait un abri sûr aux flottes (|ui, sous l'étendard du prophète, menaçaient l'Italie : elle était alors bien morcelée cette Italie, qui avait vu tant de vainqueurs se disputer ses grandes ruines. Lorsque l'empire s'était porté dans les nouvelles cités de Constantin, l'Italie délaissée était devenue comme le centre du vieux paganisme. C'était dans Rome et le Latium que les descendants des patriciens avaient le plus ardemment défendu le culte de leur patrie, et l'on éprouve un indicible intérêt à l'aspect de ces derniers Romains qui embrassaient en suppliant les autels de la Victoire[14]. Le christianisme broya ces dieux de Rome ; la cité éternelle ne put réchauffer les dernières étincelles du paganisme : eu vain elle appela les antres de Mithra, les initiations, les sacrifices de cyrobole et taurobole, et les mystères de Vénus syriaque : le polythéisme était frappé de mort. C'est une étude d'un mélancolique intérêt que celle d'une grande opinion qui s'efface de la vie ! tout ce qui a été beau et puissant ne disparaît pas sans exciter une vive et profonde tristesse : le paganisme mourant ressemblait à une femme belle et voluptueuse que le plaisir a usée ; il périssait dans le sensualisme, la mort venait au milieu des couronnes de roses et dans les festins[15].

L'Italie avait subi le joug des Barbares ; les Lombards foulaient aux pieds, dans Rome, le Cirque et le Campo-Vaccino, ville de ruines ; il en était résulté une confusion, un désordre indicible sur tout ce territoire de la péninsule italique : ici s'élevaient des républiques marchandes, comme Venise, Pise et Gênes ; là un roi de Lombardie avec sa couronne de fer ; la Pouille, sous ses seigneurs grecs ou bulgares, avait subi le joug des Sarrasins en même temps que la Sicile. A Rome, le pape dominait à peine sur des bourgeois turbulents qui, au milieu de la ville éternelle tout abaissée, voulaient réveiller encore les antiques dignités des tribuns, des consuls et des dictateurs[16] : les papes n'étaient point les maîtres de la municipe romaine ; souvent les fils des familles patriciennes chassaient le souverain pontife, et le désordre le plus absolu régnait là d'où plus tard devait venir l'unité morale et politique. La confusion dans le pontificat fut le plus déplorable fléau de la société du Xe siècle : comme le catholicisme était la force civilisatrice, quel remède restait-il au monde lorsque cette force n'avait pas encore trouvé son unité et était elle-même une grande anarchie ?

L'Italie devait subir la domination germanique, et la Germanie était dépassée par les populations Scandinaves, dont l'irruption subite avait si profondément remué les peuples. Où trouver les notions sur les Scandinaves ? Une poésie confuse nous reproduit, sous les traits d'une grande mythologie, les traditions de la Scandinavie, où les images de Thor et d'Odin brillaient dans les combats[17]. En Danemark, c'est le roi Harold à la dent bleue qui porte la couronne, vaillant guerrier qui vint plus d'une fois sur les champs de bataille de Normandie pour soutenir les fils de Rollon. Élevé lui-même dans les forêts de la Norvège, le fier Harold paraît partout à la tête des blonds enfants du Nord ; un de ses chefs jette une colonie dans le comté de Blois, un autre s'empare de la Bretagne ; Harold est détrôné, puis on lui remet la couronne au front. Les Danois alors remplissaient le monde de leur renommée ; les Nortmans renouvelaient la vieille Europe. La Norvège avait ses rois particuliers, puis confondus dans la monarchie danoise. Quand saint Anschaire visita les nations du Nord, sous le règne de Louis le Débonnaire, il y trouva la vieille civilisation des forêts, de farouches pirates qui dévastaient les lointaines contrées. L'Évangile fut prêché en Danemark, en Norvège et dans la Suède qui obéissait à sa fabuleuse généalogie de rois ; tous rattachaient leur origine à Odin, le dieu qui s'abreuvait d'hydromel dans le crâne de ses ennemis, tandis que les vierges de l'Edda faisaient vibrer leurs harpes d'or[18].

Les expéditions des Danois se lient à toute l'histoire du moyen âge ; ils apparaissent aussi en Angleterre, ce pays dont le nom n'est alors connu que par la vie des saints et la translation des reliques, pieux mémoires qui révèlent l'aspect sauvage de cette civilisation. Les légendes de saint Dunstan, de saint Odon, archevêque de Cantorbery[19], pèlerinage si célèbre, nous disent l'histoire de cette heptarchie saxonne, si confuse, si désordonnée dans les annales du IXe siècle, jusqu'à ce qu'Alfred le Grand, le Charlemagne de la Grande-Bretagne, eût donné de la force et de l'unité à cette souveraineté si morcelée. La chronique récite la vie d'Edgar et de sou ministre Dunstan, retentissante dans les abbayes d'Angleterre ! Étudiez cette lutte qui se produit toujours entre l'homme d'armes et le clerc ; suivez ce combat du comte ou du roi contre l'évêque, du vaillant baron qui manie l'épée tranchante, et de l'abbé qui se présente avec sa crosse d'or et ses mains gantées de soie ; cette lutte se manifeste pur la possession de la terre, l'unité et la sainteté du mariage : l'homme d'armes veut user de sa force pour s'emparer des manoirs, pour conquérir les reliquaires, pour se poser comme le seigneur du monastère. Au x' siècle il réussit, et voilà ce qui explique le grand nombre d'abbayes envahies par les barons. Quand les passions ardentes tiennent le féodal au cœur pour une femme, que lui importe qu'une autre pauvre souffreteuse ait déjà partagé sa couche et ses amours ! cette femme qu'il aime, il l'enlève par violence ; qu'elle soit sa parente, sa propre sœur, que lui importe encore ; ! C'est alors que l'Église paraît : il faut refouler ces passions qui ne trouvent rien pour les dominer. Cet évêque à la crosse d'or, à l'anneau pastoral, c'est peut-être un serf, le fils d'un Gaulois sous le saint vêtement des moines ; il élève la voix contre les violations des lois divines et humaines ; il dit au lier baron qui s'assied sur les ruines d'un bourg en cendres, à cet homme d'armes qui dépouille la veuve et l'orphelin : Je t'excommunie ; il dit au prince qui repousse du lit une chaste épouse : Je te rejette du sein de la société religieuse, comme tu as rejeté ta compagne. Bientôt le deuil solennel de l'interdit vient effrayer ces caractères de bataille et de violence, qui ne connaissaient que le droit du glaive. Tel fut l'esprit général de l'Europe ; la lutte est puissamment engagée dans le Xe siècle entre l'autorité brutale de l'homme d'armes et la parole de l'Église : un siècle plus tard, je l'ai dit, le pontificat de Grégoire VII fit triompher le pouvoir moral du catholicisme, et ce fut la cause première de la civilisation dans les Gaules, après la dissolution de l'empire d'Occident.

Cette décadence résulta d'un mouvement de nation plutôt encore que de la faute des faibles successeurs de Charlemagne ; un tel empire était une œuvre qui reposait sur des idées plus avancées que la civilisation franque et barbare. Tout marchait dans une allure forcée : les populations, les coutumes, les études, les lois elles-mêmes, exclusivement empruntées à des idées qui n'étaient pas encore dans les mœurs[20] ; il fallait une sorte de génie sauvage et grand pour conduire cet empire formé de nations diverses. Quand on lit Éginhard ou le moine de Saint-Gall, on se reproduit Charlemagne à la haute stature, au visage germanique, couvert de sa peau de loutre ; son aspect inspire de la terreur ; vainqueur de Witikind et des Saxons, on ne l'aborde qu'en tremblant ; il conserve son type barbare à travers même ses nobles efforts pour tout ramener à l'intelligence[21]. La société se courbe devant cette grande figure, mais elle n'est point préparée pour ses descendants ; ses capitulaires administratifs cherchent en vain à organiser subitement ces peuples qui conservent leur aspect primitif. Aussi tout se démolit à sa mort, l'édifice qu'il a élevé croule ; telle est la destinée des œuvres qui devancent les mœurs et font violence aux nationalités ; elles marchent à une rapide décadence. Souvent apparaît ainsi un homme immense qui ploie la société sous ses proportions ; que cette grande tête s'efface, et les nations courent à leurs usages, à leurs habitudes, qu'elles ont prématurément délaissés.

Louis le Débonnaire n'avait pas une volonté assez dure, une organisation assez impérative pour continuer l'œuvre de son père ; on sent que la société frémit sous son pouvoir, elle lui échappe parce qu'elle a été violentée par Charlemagne l'homme fort, le caractère puissant. Chaque peuple a tendance pour reprendre sa nationalité : les Germains, les Francs, les Lombards, les Aquitains, tous courent à l'indépendance ; ce n'est plus une guerre civile, mais le retour instinctif des peuples chacun à ses mœurs ; les races se séparent, et les chansons de Geste, les romans de chevalerie qui se montrent alors, deviennent l'expression de ces haines de peuples et de ces antipathies de race. Les trouvères moqueurs reproduisent le suzerain Charles le Gros (qu'ils confondent avec Charlemagne) comme un prince sans autorité que les grands vassaux dominent à leur gré[22] ; les romans étaient alors l'expression de la pensée confuse et féodale. En vain Louis le Débonnaire veut-il refaire l'empire de Charlemagne par la seule force d'une vaste administration, il ne peut y parvenir ; il multiplie les missi dominici, les comtes, les défenseurs des marches et frontières, les plaids féodaux ; l'empire se disjoint. Louis le Débonnaire fut un prince essentiellement administratif ; il veut dominer le baronnage par l'impulsion de ses missi dominici ; ce pouvoir lui échappe, parce que les peuples ont été forcément réunis, et qu'ils se dissolvent comme d'eux-mêmes ; les révoltes contre Louis le Débonnaire ne sont que l'explosion de ces nationalités. Le fils de Charlemagne ne fut point un prince nul, mais une tête d'ordre et de judicature à une époque de violence et de force matérielle[23].

L'avènement de Charles le Chauve fut marqué par la bataille de Fontenay ; ce grand carnage, que l'on considère encore comme une guerre civile, ne fut que l'explosion sanglante des nations qui en vinrent aux armes ; l'assemblée de Piste consacra l'indépendance de chaque homme d'armes : Chacun peut choisir son seigneur, telle fut la maxime posée par l'assemblée féodale[24] ; on brisa les rapports de subordination : quand tout se heurtait et se morcelait, Charles le Chauve voulut réunir les débris de l'empire par la conquête ; il y avait une dislocation incessante, parce qu'elle était dans l'ordre des peuples et des races. Après Charles le Chauve, la famille de Charlemagne fut représentée par Louis le Bègue ; c'était un malheur dans ces temps barbares que les infirmités du corps, elles ne permettaient plus le respect pour les souverains. Aux époques du droit primitif, la puissance vient à la grandeur et à la beauté des formes ! Voici l'empire qui se morcelle encore Louis III prend la Neustrie et l'ancien royaume d'Austrasie, Carloman s'empare des royaumes de Bourgogne, d'Aquitaine et du marquisat de Toulouse. En môme temps Charles le Gros se fait couronner empereur et vient habiter le palais de Piste, noble et formidable château dont les débris ont si longtemps subsisté sur les bords de la Seine[25].

Voyez cette race de Charles comme déjà elle tombe dans le mépris ! Au lieu des épithètes de glorieux, de fort, de grand, que portait Charlemagne, voilà des rois qui sont nommés le Débonnaire, le Chauve, le Bègue, le Gros, et celui qui leur succède reçoit le titre de Simple. Que vouliez-vous que fissent les seigneurs francs de ces rois à la tête sans chevelure, au ventre démesuré ? que vouliez-vous qu'ils fissent d'un chef bègue, qui ne pouvait dire mot à la tête des armées ? Louis d'Outremer porta la couronne et demeura treize ans en Angleterre comme captif. Il est salué à Laon, séjour habituel des rois, puisa Reims. Plus la puissance échappait, plus il fallait se hâter de la consacrer par les cérémonies religieuses. On les multipliait, ces cérémonies ; déjà les Francs manifestent leur haine contre la race germanique et Louis d'Outremer qui la représente ; n'ont-ils pas leur chef tout trouvé dans leur propre famille ? n'ont-ils pas Hugues le Grand, le petit-fils de Robert le Fort ! Le règne de Louis d'Outremer fut un long passage de captivité et de révolte ; ce roi eut pour fils Lothaire, protégé par l'épée de Hugues le Grand. Ainsi disparaît l'empire de Charlemagne. Cette grande réunion de peuples n'était pas naturelle ; il y avait dix races d'hommes de l'Elbe à l'Èbre, des Pyrénées aux Apennins ; quand la main puissante s'effaça, chacun de ces peuples constitua sa propre souveraineté.

Les derniers temps de la race carlovingienne voient surgir une nouvelle famille dont les destinées étaient grandes : à côté de ces rois chauves, bègues, simples ou gros comme des outres, en mépris aux seigneurs nobles et chevelus, il s'élevait des comtes Francs, valeureux défenseurs des populations menacées ; ceux-là reçoivent les titres de fort, de grand, de Macchabée, tant leur courage était mâle et leur stature noble. L'origine des ducs de France, des comtes de Paris, était nationale ; les descendants de Charlemagne venaient de la famille germanique ; les ducs de France, les comtes de Paris, étaient les chefs des hommes d'armes, ils avaient tous défendu le territoire envahi par les Hongres et les Normands ; ils étaient exaltés parles cités, les monastères et les chefs de la féodalité. Quelle était l'origine de ces braves comtes ? d'où sortaient-ils en leur généalogie[26] ? Ici plusieurs sources se présentent : les légendes, les romans ou chansons de Geste, enfin la chronique réelle, tradition la plus probable de cette origine de la famille capétienne.

Les légendes font sortir les comtes de Paris de saint Arnould, de race noble parmi les Francs, d'illustre origine et de grande richesse[27] ; saint Arnould eut pour fils Ansigise, le père de Pépin le Gros[28] ; Childebrand, son fils, fut le frère de Charles Martel. Tandis que les maires du palais préparaient l'avènement de la deuxième race, Childebrand saluait un fils du nom de Nébolong, nom célèbre dans les chants germaniques ; Nébelong fut le père de Théotbert, origine de Robert l'Angevin ou le Fort[29], qui est la première source incontestable de la troisième race. Ces légendes n'ont rien de bien certain ; serait-il possible de trouver la netteté et la précision d'une origine de famille à des époques barbares où l'épouse était répudiée pour la servante, où des hommes forts s'honoraient du titre de bâtard ? Il y a de grandes difficultés à lier les unes aux autres ces légendes quand elles se rattachent à des noms propres. Que Hugues Capet sortit de saint Arnould ou des simples ducs de France, comtes de Paris, l'histoire s'en inquiète peu. La couronne vint à lui comme au comte franc le plus fort, le plus haut, le plus puissant, quand la race germanique s'éteignait dans l'obscurité.

Les chansons de Geste, les romans de chevalerie postérieurs à cette époque, écrits peut-être au réveil des métiers et de la bourgeoisie, quand il s'agissait de favoriser la grandeur du peuple, indiquent une origine de corporation et de travail à la race capétienne. Ainsi ce n'était plus saint Arnould, un des enfants de la famille des Mérovingiens, qui avait donné naissance à Hugues Capet, ce n^était plus le descendant des Witikind et de la famille chevelue des nobles et des comtes ; Hugues Capet était le fils d'un chevalier de bonne race qui avait nom Richer, seigneur de la ville de Beaugency. Richer, vassal bien fidèle des empereurs carlovingiens, assistait à leur cour plénière, s'asseyait à leurs banquets, gabait avec eux, et quand les gonfanons de guerre se hissaient sur les manoirs, Richer suivait ses sires à la bataille : Voilà que céans, en la bonne cité de Beaugency, il arriva un gros boucher de la boucherie de Paris ; il était moult riche, moult opulent[30], et pouvait donner une bonne dot à sa fille ; celle-ci se nommait Béatrix ; elle était sage, gente, et le seigneur de Beaugency lui proposa en vain d'en faire sa mie ; Béatrix n'y consentit pas ; le rude boucher lui eût fracassé la tête d'un coup de poing comme à un bœuf de sa boucherie, si elle s'était laissé tollir le doux nom de pucelle[31] ; ledit boucher avait des écus, il donna une forte dot en bœufs et sous d'or, et le sire de Beaugency épousa Béatrix en la bonne chapelle d'Orléans. De cette union d'un noble sire et d'une fille de métiers naquit Hugues Capet ; fable ingénieuse qui exprimait peut-être l'union delà noblesse et de la classe bourgeoise, laquelle commençait à se montrer au milieu même de la société du moyen âge. En ce temps il n'y avait pas de plus fort et de plus noble métier que la boucherie et ses étals. Il y avait aux halles des familles de père en fils trancheurs de viande ; qui pouvait rivaliser avec les Tribert, les Lagoy, ces dignes chefs des étals, entourés de leurs chiens de garde, de leurs varlets de boucherie, aux membres forts et nerveux !

L'origine certaine de la race capétienne ne peut aller au delà de Robert l'Angevin ou le Fort, le vaillant capitaine qui surgit parmi les Francs, à une époque de désolation durant les ravages des Normands et des Hongres. Tandis que les princes carlovingiens cherchaient à traiter avec les Scandinaves, Robert le Fort saisissait l'épée et appelait, au son de son cornet retentissant, les hommes d'armes à défendre le peuple ; tout fuyait devant les Barbares du Nord ; les trésors des églises étaient enfouis, les sanctuaires rasés et ars. Robert le Fort marcha contre les Normands, et les refoula de la Seine sur la Loire ; le peuple fut si reconnaissant, qu'il lui décerna le titre de Macchabée[32]. N'avait-il pas délivré les chrétiens, comme Judas avait sauvé Israël ! Toutes les chroniques sont pleines des exploits de Robert le Fort contre les Normands ; les clercs, les serfs qui fuyaient à la face des Barbares, invoquaient Robert comme un saint patron, comme le seul appui dans les désastres de l'invasion. Dirai-je la vie militante du comte Robert[33] ? Il fut sans cesse en armes, et ne reposa pas un seul jour sa tête sur un lit mollet. Robert mourut les armes à la main au combat de Brissorte contre les Normands[34]. Ce fut une grande douleur dans la chrétienté, elles moines, dans leur obituaire, en annonçant la mort de Robert, interrompent les prières pour déplorer dans de lamentables litanies le deuil qui les accable ! Robert le Fort avait épousé Adélaïs, fille de Louis le Débonnaire ; il en eut deux fils, Eudes et Robert[35].

Eudes vit bientôt briller à son front un reflet de la gloire de son père ; les seigneurs de France avaient vu combattre et mourir Robert le Macchabée ;ils reportèrent sur son fils l'obéissance, et dans un plaid à Compiègne ils l'élurent roi, ou conducteur d'hommes d'armes. Eudes fut sacré par Wautier, archevêque de Sens. Le titre de roi n'avait pas alors une signification d'étendue de souveraineté ; roi disait chef, conducteur d'hommes d'armes à la guerre ; de là cette confusion dans les dynasties. A côté d'Eudes, d'autres compétiteurs se disputent la couronne : voici Charles le Simple, de la famille de Charlemagne, l'empereur gros et charnu ; Guy de Spolette, appuyé par Foulque, archevêque de Reims, le consécrateur des rois. Eudes, comme son vaillant père, l'homme fort, passa sa vie à combattre les Normands et les Barbares, et mourut à Fère-sur-Oise, en confiant son épée à son frère Robert[36].

Robert, duc de France, fut donc élevé à la royauté par les seigneurs francs contre la race germanique ; sa tête chevelue est encore couronnée par Wauthier, archevêque de Sens. Il meurt dans les batailles ; et laisse son fils Hugues et une fille, Emma, qui épouse Raoul, duc de Bourgogne. La couronne est déjà dans cette race ; Hugues va-t-il la prendre, la saisir comme une propriété, ou bien la cédera-t-il à son beau-frère, tandis que lui combattra les Normands ? Qui préfères-tu pour roi, crie le noble comte à Emma, moi ou ton mari ?Je préférerais, dit celle-ci, baiser les genoux de mon mari que saluer mon frère. Sur cette réponse, Raoul est élu roi ! la race forte triomphe ; la lignée de Robert le Macchabée saisit le sceptre, les hommes d'armes de France sont les maîtres de la couronne, ils en disposent[37] ; Raoul traite avec Charles le Carlovingien et lui impose des conditions. Raoul dompte les Normands et les Hongres, il délivre partout le peuple, il soumet l'Aquitaine : quel roi généreux que le brave Raoul ! Les Carlovingiens sont abaissés, ils ne peuvent plus rien donner aux seigneurs, et lui, Raoul, leur distribue toutes les terres du fisc. Cette race nouvelle connaissait l'esprit des fiers vassaux qui la suivaient aux batailles : elle conquérait leur foi et leur hommage.

Raoul mourut la couronne au front, laissant son héritage et ses comtés à Hugues, son neveu. Durant ces révolutions, la race germanique avait pris à cœur la cause de Charles le Simple ; ce prince avait livré bataille aux Français sous les murs de Soissons ; là avait péri Robert, le père de Hugues ; quelques-uns disent qu'il reçut la mort de la main même de Charles. Ainsi se réveillaient quelques étincelles d'énergie dans la race carlovingienne ! Sur ce champ de bataille, Hugues le Grand, duc de France, brisa sa première lance. Les Germains sont vaincus à leur tour et fuient au delà de la Meuse. Charles expira en captivité dans la vieille tour de Péronne[38]. Le perfide comte de Vermandois l'avait trompé pour se saisir de son noble seigneur. Hugues resta alors le chef de la lignée des ducs de France. Il est entouré de l'amour du peuple ! Que voulaient donc imposer aux puissants hommes d'armes, ces rois germaniques, siégeant au delà de la Meuse, tandis que les comtes de Paris, deux fois rois déjà, avaient leurs palais et leur trésor en File de la Seine ? Sur quoi s'appuyaient les Carlovingiens ? sur l'empereur Othon. Ils invoquaient la pitié des Lorrains, des blonds enfants de la Meuse, du Rhin et de l'Oder, si profondément en haine à la race des Francs ; ne valait-il pas mieux se grouper et combattre autour de Hugues, le seigneur, le chef naturel ? ils le saluent sous sa tente, ils marchent avec lui contre Louis d'Outremer, le successeur de Charles le Simple. C'en est fait de la race carlovingienne ; elle était née avec l'Empire, elle devait s'effacer avec lui.

Hugues avait toutes les conditions de la puissance ; il était haut de taille, le front large et beau ; dès son berceau il avait reçu le surnom de Hugues le Blanc, parce que sa peau ressemblait à l'aube du clerc, tant elle était blanche et fine. Quand il parut aux batailles, il s'y montra si vigoureux que les seigneurs n'hésitèrent pas à lui décerner le titre de Grand, soit à cause de sa stature, soit parce qu'il donnait de vigoureux coups de hache[39]. Toute la vie de Hugues le Grand avait été une lutte contre la race carlovingienne, lutte tantôt rusée, tantôt violente. Louis d'Outremer est livré, trahi ; il ne trouve de fidélité que dans le royaume d^Aquitaine. S'adresse-t-il au comte de Blois, on le retient captif. Recourt-il au comte de Vermandois, c'est toujours la même trahison ; les seigneurs francs ne voulaient plus de la race germanique ; ils avaient parmi eux leur chef tout trouvé, leur conducteur, leur roi. Deux des comtes de Paris n'avaient-ils pas pris déjà la couronne ? Elle leur avait été disputée, mais les seigneurs de France n'avaient-ils pas unanimement salué Eudes et son frère Robert[40] ?

L'empire de Charlemagne tombait en ruines ; c'était une vaste organisation administrative qui avait fait violence aux mœurs, aux coutumes, à la nationalité des peuples ; elle avait placé l'unité de la conquête au milieu des Francs, des Bourguignons, des Lombards, des Germains, des Aquitains, si divers d'origine et d'habitudes ; elle avait fondu dans un même tout des nations qui avaient besoin d'un gouvernement à part. Après la mort de Charlemagne, il y eut tendance dans chaque peuple pour reprendre sa propre nationalité ; le Franc voulut avoir son roi, comme le Germain avait élevé Othon de sa propre famille ! Les Carlovingiens étaient issus d'une race germanique, on n'en voulait plus au milieu des Francs. Les braves tenanciers du comté de Paris reconnaîtraient-ils longtemps pour souverains les princes de la Meuse ? Il y avait alors un sentiment général pour couronner des chefs, des rois au sein de la famille des Robert le Fort, des Raoul, ces Judas Macchabée, comme les nomment les chroniques ; ils avaient sauvé le peuple de l'invasion des Normands et des Hongres. La révolution était déjà faite dans les esprits ; les Francs ne connaissaient plus les Carlovingiens ; ils avaient élevé deux rois (reges) dans la famille de Robert ; ceux-ci, comtes, ducs ou rois gouvernaient de fait ; la société était à eux ; et il ne faut pas croire que le mot de roi eût alors une signification étendue et précise ; il ne représentait qu'une idée de commandement militaire. On avait quelque respect pour les empereurs, mais un roi n'était rien qu'un chef d'armes. Il y avait eu trois concurrents à cette lignée : Guy de Spolette se fait roi ; Raoul, comte d'Auxerre, se fait roi ; Rainulfe II, comte de Poitou, se fait roi ! Les Normands n'avaient-ils pas leur seaking (maris reges[41]), simple conducteur de barque ? Royaumes, comtés, marquisats, toutes ces démarcations se confondaient sans avoir les caractères de la hiérarchie moderne. La féodalité mit un peu d'ordre dans ces idées confuses. Du titre de duc des Français à celui de roi des Français, il n'y avait qu'une faible ligne ; elle fut facilement franchie par Hugues Capet !

 

 

 



[1] J'ai trouvé dès l'année 953 un acte d'excommunication en due forme : Commonitorium Emblardi, Lugdunensis archiepiscopi, et aliorum episcopor. in finibus Burgundiœ de excommunicatione Isnardi, agrorum abbatiœ Simphorianœ invasoris. Concil., Hardouin, tom. VI, part. I, col. 619.

[2] Voyez Baronius et Pagi, ad ann. 950, 970.

[3] Depuis 948 jusqu'en 970, il y eut dix-sept conciles provinciaux. Voyez Labbe, Collect., tom. II ; quelques-uns sont tout politiques et de police.

[4] Voyez le statut curieux de police ecclésiastique de Burchard, archevêque de Lyon, et de son chapitre (Gallia christiana), tom. IV, appendix, p. 617.

[5] Art de vérifier les Dates, tom. II, in-4°.

[6] Collection des Constitutions impériales, ad. ann. 1058.

[7] Le curieux fragment de Nicétas, recueilli dans la Bibliothèque bodléeienne, a été publié pour la première fois par Fabricius, Biblioth. Grœc., tom. VI, p. 405, 416.

[8] La tradition veut que les chevaux de Venise aient été enlevés à Constantinople par la grande et puissante république. Voyez les dissertations du prodigieux Muratori sur les vieux monuments italiens.

[9] Ducange a écrit sur le cérémonial de la cour des empereurs une de ces grandes œuvres qui ne mourront jamais. Anne Comnène entre sur ce point dans des détails curieux, avec cette emphase qui est un peu son caractère (liv. X). Il existe un ouvrage spécial sur les dignités du palais de Byzance. Georg. Codinus Curapolata : de officiia ecclesiœ et aulœ Constantinopol. La collection des basiliques est d'ailleurs le plus utile document pour connaître le formulaire impérial.

[10] Comparez Théophan., 384, 408 ; Zonaras, tome II, liv. XV, p. 115, 124.

[11] Sur les Waranges, consultez une dissertation de Torféus, dans ses Recherches sur l'histoire de Norvège, tom. I.

[12] J'ai visité plusieurs fois l'Italie, sous le point de vue de l'art byzantin et lombard ; aucune contrée n'est plus riche. Tandis que la foule se portait vers la cathédrale de Milan, j'allais voir Sant' Ambrosio délaissé ; à Vérone, rien n'est comparable à l'église de Saint-Zénon, œuvre du IXe siècle. Qui n'a pas vu Ravenne ne peut se faire qu'une idée imparfaite de l'art à l'origine du moyen âge.

[13] Les traces de la domination sarrasine sont partout en Espagne ; les plaines de Valence jusqu'à l'Andalousie, que je parcourus en 1834, offrent l'image de cette conquête civilisatrice. Partout des canaux et des jardins. La tour moresque s'élève sur les sommets des montagnes comme la tour féodale en France.

[14] Voyez le dialogue si touchant de Symmaque, le vieux païen, et de saint Ambroise, dans la notice de Godefroy, en tête de l'édition de 1617.

[15] Sur les mystères du paganisme, consultez le mystique ouvrage de Porphyre : De Abstinentia. M. de Sainte-Croix a publié une dissertation très-remarquable sur ce sujet.

[16] Les dignités tribunitiennes n'étaient point encore abolies à Rome au Xe siècle ; les tables consulaires régulières ne vont pourtant que jusqu'en 787. Voyez Baronius, Annal. ecclesiast. L'Académie des inscriptions couronna un de mes Mémoires sur le consulat romain.

[17] Edda, mythologie Scandinave, production obscure qui a été publiée plusieurs fois. La curieuse collection connue sous le nom de Bibliothec. historic. sueo-gothic., Stockholm, 1782, est un des monuments les plus remarquables de l'érudition du Nord.

[18] Saint Anschaire et ses pieux compagnons renouvelèrent à plusieurs reprises leurs tentatives de conversion ; elle fut difficile en Norvège ; Denuncians ut ejus fidei maximam impenderent sollicitudinem eos qui simul baptisati fuirant sua exhortatione, ne ad pristinos reducerentur, diabolo instigante, errores, etc. Vie de saint Anschaire, Collect. des Hist. de France, dom Bouquet, tom. X.

[19] Je ne crois pas que les historiens d'Angleterre et de l'heptarchie anglo-saxonne aient parfaitement compris l'esprit de cette lutte entre l'épiscopat, pouvoir moral, et les hommes d'armes, force tonte matérielle dans la société ; leur tort est de ne pas avoir consulté la Vie des Saints et les Bollandistes surtout.

[20] Les idées même littéraires de Charlemagne, dont parle tant le moine de Saint-Gall, ces noms d'Homère, d'Horace, d'Augustin et de Jérémie, pris par Adelare, Alcuin, Riculphe, indiquent assez que la civilisation scientifique de Charlemagne était toute d'emprunt. L'abbé Lebeuf a écrit une dissertation sur l'état des sciences sous la deuxième race. Paris, ann. 1734.

[21] Voyez mon travail sur Charlemagne, Paris, 1842, 2 vol. in-8°.

[22] C'est une observation bien essentielle à faire dans la lecture des romans de chevalerie, que cette confusion absolue de Charlemagne avec Charles le Gros, figure grotesque que les romanciers prennent toujours comme le but de leur moquerie. Voyez les romans de Garin le Loherain et de Berthe aus grans piés.

[23] Les meilleurs capitulaires portent le nom de Louis le Débonnaire, ainsi que le prouve Baluze, Capitul., tom. II.

[24] Les capitulaires de l'assemblée de Piste ont été l'objet de beaucoup de commentaires dans les collections d'auteurs féodaux. Montesquieu en a tiré des conséquences forcées. L'édit de Piste est le sujet de deux ou trois discours diffus et bavarde du stupide historiographe Moreau.

[25] Sur la deuxième race, consultez l'admirable ouvrage des Bénédictins, Art de vérifier les Dates, tom. II, in-4°.

[26] J'ai mis un grand soin à établir la généalogie des Capétiens ; d'utiles travaux ont été faits, mais il s'y mêlait naturellement un peu de flatterie pour la maison de France. J'ai dépouillé les recherches de Sainte-Marthe de tout ce qu'elles pouvaient avoir de faux et d'exagéré. Comparez avec la préface du tome X de dom Bouquet.

[27] Prosapia genitua Francorum altus satia et nobilis parentibua atque opulentissimis in rébus sœculi fuit. Bouquet, Historiens de France, t. III, p. 507.

[28] His temporibus beata virgo Gertrudis, filia Pipini.... hujus soror Begga, et ipsa femina religiosa, Ansgiso. S. Amolfi filio nupsit ;cui etiam Pipinum juniorem peperit. Bouquet, Hist. de France, tom. III, p. 328.

[29] Etiam dictis clericis sub prætextu nostræ donationis ac pro remedio animarum Hermengardœ, quondam reginæ genitricisque nostræ, Thetberti ac Nebelongi comitum, patre et avo ejusdem Ingeltrudæ et prole regnique statu libentius Dei misericordiam, delectet implorare. Bouquet, Hist. de France, tom. VI, p. 674.

[30] J'emprunte ce récit fabuleux à un roman de chevalerie ou chanson de Geste, qui porte le titre de Roman d'Hues Capet ; il fut composé sous Philippe le Hardi ou Philippe le Bel ; il en existe un exemplaire à la Bibliothèque de l'Arsenal. Dante, dans la Divina Commedia, a parlé de cette origine bourgeoise des Capétiens, opinion alors répandue.

[31] J'analyse le roman de Hugues Capet ; ce roman est fort long et en vers ; il serait curieux de le publier.

[32] Comparez Annal. Bertini. ad ann. 862. — Ibid. ad ann. 865. Annal. Metens. ad ann. 867, et la note C. de dom Bouquet, Histoire de France, tom. X.

[33] Dans la chronique il est appelé Viro Forti.

[34] Ad ann. 866.

[35] Hi duo fratres, scilicet Odo et Robertus, fuerunt filii Roberti Fortis, marchionis, comitis Andegavorum, qui fuit Saxonici generii, quem supra memoravimus occisum a Normannis. Bouquet, Hist. de France, tom. X, page 273.

[36] J'ai trouvé une chartre précieuse sur la royauté d'Eudes ; voici ce qu'on y lit : In qua mercede gloriosum et a Deo electum Regem dominum et seniorem ac germanum nostrum Odonem participem volumus adesse ; quatenus pro his et aliis beneficiis quœ quotidie a sui regni fidelibus administrantur, præsentem vitam gloriosius futuramque facilius obtinere mereatur.... insuper et ejusdem muneris heneficio simulque consortem volumus esse dominum et genitorem nostrum gloriosum Robertum, dum vixit in terris, comitem et ejusdem loci abbatem. Martenne, Thés, nov., tom. I, p. 56.

[37] Le titre de roi dans la famille des Robert se voit partout sur les chartres et diplômes : Quem dedit divœ memoriœ Hugo, avus noster, œquirocique nostri Roberti régis filius. Martenne, Thés, nov., tom. I, p. 107.

Fecimus præceptum firmitatis de rebus quas pater noster beatœ memoriœ, Hugo rex, nosque pie contulimus monachis famulantibus Christo sanctissimoque Maglorio. Martenne, Thés, nov., tom. I, p. 107.

[38] Toute cette histoire un peu confuse des premiers temps de la race capétienne a été autant que possible éclaircie dans les précieuses collections manuscrites de l'abbé de Camps (Cartulaire, Bibliothèque du roi, dépôt des manuscrits.)

[39] Manuscrit de l'abbé de Camps. (Cartul., Bibliothèque royale, tom. I.)

[40] Il y a une grande confusion sur toute cette époque dans l'Art de vérifier les Dates, par les Bénédictins. C'est la partie de leur travail la plus incomplète. J'ai cherche à mettre un peu d'ordre et de chronologie dans ce chaos.

[41] Voyez Torfeus, Historia Norwegiœ.