LA LIGUE ET HENRI IV

 

CHAPITRE XII. — ADMINISTRATION DE HENRI IV.

 

 

Conseil. — Justice. — Finances. — Intendance. — Commerce. — Métiers. — Agriculture. — Travaux publics. — Forêts. — Marais. — Voitures. — Chasse. — Duels. — Monnaies. — Aperçu du système financier du Sully. — La cour de Henri IV. — Sa diplomatie européenne.

1598 — 1610.

 

Dans le grand mouvement politique et religieux qui avait agité les premières années de Henri IV, il y avait eu peu d'ordre, peu de pensées d'administration générale. Le roi avait eu à conquérir son trône, à disputer de sa bonne épée les lambeaux de ses provinces, à traiter avec tous à des conditions onéreuses : de là des emprunts à gros intérêts, des prodigalités secrètes, un oubli complet des principes de régularité administrative. Il serait difficile de saisir une idée d'avenir dans la gestion des intérêts sociaux ; la royauté vit au jour le jour ; on la voit préoccupée de sa propre sûreté ; et cette pensée absorbe tous les actes particuliers de sa vie politique. A l'avènement de Henri IV, la première dignité du conseil, la chancellerie, était remplie par Montholon, qui résigna les sceaux sous la ligue. Charles de Bourbon, cardinal de Vendôme, fut le chef du conseil jusqu'au 10 décembre 1589. Ph. Hurault, comte de Chiverny, que l'union catholique avait fait disgracier aux états de Blois, devint chancelier de Henri IV, et ne quitta la robe d'hermine qu'à la mort ; il fut remplacé par le président de Bellièvre, qui avait joué un si vaste rôle dans les négociations de l'avènement. Les sceaux furent quelques années après séparés de la chancellerie, pour créer une dignité judiciaire au profit de Brûlard, seigneur de Sillery, depuis chancelier à la mort de Bellièvre, et sous lequel le conseil se centralisa. Quand Henri vint au trône, l'administration était partout multiple. A la guerre, aux finances, tout se faisait par la moyen d'intendants et de contrôleurs-généraux sous l'autorité des cours souveraines. Henri IV créa pour les finances une surintendance, autorité unique, absolue. Ce fut Maximilien de Béthune, marquis de Rosny, dont la capacité et le désintéressement ont été tant exaltés. Sully garda les finances jusqu'à sa mort. La guerre fut également confiée à un seul ministre, qui réunit les affaires étrangères ; Henri IV donna ce double département à Nicolas de Neufville, seigneur de Villeroy, l'habile et souple négociateur de l'époque. Henri III avait créé un ministère pour les affaires de la religion ; il fut continué par son successeur, et confié à Pierre Forget, seigneur de Fresne, esprit modéré dans cette situation si délicate et si facilement accusée par les deux partis. Enfin le dernier poste de secrétaire d'état, celui de la maison du roi, revint à Loménie, seigneur de la Ville-aux-Clercs, le confident des plaisirs et des entraînements secrets du Béarnais. Le nouveau règne, une fois affermi, fut fécond en actes d'administration souveraine. Quand la guerre civile eut cessé, quand on put s'occuper en paix de la gestion sociale, le conseil multiplia les actes et se hâta de rentrer dans les voles d'ordre, dans les formes régulières. Après les grandes batailles, la plaie publique était toujours les gens de guerre. Que faire de cette multitude de soldats qu'un licenciement jetait tout à coup dans les campagnes, au milieu des villages ? Fallait-il laisser les braves arquebusiers huguenots mendier leur pain sur les places publiques ? Il fut rendu un édit solennel pour la subsistance, la nourriture et l'entretien des pauvres gentilshommes, capitaines et soldats estropiés, vieux et caducs, en même temps qu'on réglait la tenue des hôpitaux, aumôneries et léproseries. D'un autre côté, une ordonnance défendait aux gens de guerre de courir les champs[1].

Henri IV fit peu de concessions libérales aux villes, à moins que les cités n'en eussent fait une condition expresse de la réunion à la couronne : le roi n'ignorait pas que c'était des villes surtout qu'était sortie la ligue. Ces constitutions de municipalités bruyantes et populaires l'effrayaient. Il n'existe que quelques ordonnances sur les cités et leur organisation libre. Et dans les villes, favorisait-il les métiers ? les métiers, en tant que corporation politique, suscitaient dans l'esprit de Henri IV des répugnances aussi prononcées que les municipalités. Des bannières et des confréries était parti le grand mouvement des halles ; le roi les craignait comme association locale : il ne leur concéda que de minces privilèges commerciaux ou honorifiques ; il confirma les chartes des porteurs de grains et farine aux halles de Paris, des vinaigriers et moutardiers, et des épiciers apothicaires. En 1597, d'après l'avis des notables assemblés à Rouen, Henri IV rendit un édit portant rétablissement du système générai de maîtrise et règlement sur la police des métiers : deux qui voudront estre reçus aux maistrises des arts d'apothicairerie, chirurgie et barberie, seront tenus de souffrir l'examen et expérience par devant les commissaires par nous commis et députés, suffisans et capables à cet effect. Les privilèges de vendeurs de poissons furent entièrement confirmés ; défense expresse à tout autre qu'auxdits vendeurs de faire le commerce du poisson, Et la nombreuse corporation des marchands fruitiers de la ville de Paris reçut également la confirmation des beaux privilèges qu'elle tenait du roi saint Louis. Le commerce, depuis le seizième siècle, prenait une grande extension ; Henri le protégea ; les marchands fréquentant les foires de Lyon virent accroître leurs anciens privilèges. En l'année 1606, un traité fut conclu avec Jacques Ier, roi d'Angleterre et d'Ecosse, pour la liberté des transactions, et la garantie des trafics en toute sûreté et liberté. Les navires françois pourront aller librement jusques au quai de la ville de Londres et autres ports de la Grande-Bretagne, et y estant pourront charger et frester avec les mesmes libertés et franchises dont les navires anglois jouissent en France. Avec ces idées de libre commerce on ne s'explique pas ces grandes ordonnances contre le luxe, retrouvées dans les vieilles prescriptions du moyen âge. L'austère pensée des huguenots avait sans doute présidé à cette réformation. En 1594, une déclaration défendit l'usage de Tor et de l'argent sur les habits ; en 1600, nouvel édit qui prohibe encore l'emploi des draps d'or et d'argent. Sous le règne de Henri IV, ces édits étaient renouvelés presque annuellement. La théorie des impôts fut oppressive pour le peuple ; quels que fussent les bons mots de Henri IV et les intentions qu'on lui prêtât, les masses ne furent point soulagées ; elles n'eurent point la poule au pot ; des témoignages irrécusables constatent les plaintes cruelles des villes et des campagnes.

Pourtant l'administration était en progrès : on ouvrait des routes ; divers édits créaient des relais de chevaux sur les grands chemins, les traverses et le long des rivières, pour le transport des voyageurs et des malles ; on rendit plusieurs grandes ordonnances pour la conservation des forêts, l'entretien des chemins publics et des rivières. En 1599, Henri promulgua un édit pour le dessèchement des marais ; c'est la première loi qui ait été faite sur cette matière ; le sieur Bradléy, natif du duché de Brabaut, se chargeait de cette opération : Pour desdommager et rescompenser ledit Bradléy et ses associés, tant des frais, coustet despens qu'il leur conviendra faire et advancer de leurs bourses, que de leur expérience, industrie et intention, leurs cédons et transportons la juste moitié de tous les marais appartenans à nous et de nostre domaine qu'ils auront ainsi essuyés.

Henri institua l'office de commissaire général et surintendant des coches et carrosses publics, qui aurait charge de faire exécuter les règlements et ordonnances faits par le prévôt de Paris, et tiendra la main à ce que lesdicts coches publics soient attelés bien et duement, comme il appartient, de bons et forts chevaux, pour tirer, mener et conduire par cochers et gens capables et expérimentés ; et que lesdicts coches soient maintenus en bon équipage, afin qu'il n'advienne aucun empeschement au public. On fit également plusieurs déclarations et mandements royaux dans le but de favoriser l'agriculture ; le 7 décembre 1602, des lettres royales ordonnèrent l'établissement d'un plan de mûriers et l'entretien des vers à soie, afin d'empescher par ce moyen le transport qui se fait de trois et quatre millions d'or par chascun an ès pays estrangers, pour l'achat dessoyes ; vous mandons qu'en chaque paroisse vous vous informiez de la quantité de mûriers blancs et noirs qui se trouvent en icelle, ensemble de leur âge et grosseur à peu près. Et en 1605, une nouvelle déclaration ordonnait l'establissement par tous les diocèses de France, d'une pépinière de cinquante mille mûriers blancs, au moins, car on avoit recognu par diverses expériences l'utilité qui peut revenir de la nourriture des vers à soye et des plants de mûriers qui leur servent de nourriture. Une multitude d'édits royaux, qui ne peuvent se classer dans aucune des catégories précédentes, signalaient une administration travailleuse ; des ordonnances, souvent cruelles, réglèrent le crime de chasse et de louveterie : Deffendons à toutes personnes, de quelle condition qu'elles soient, de chasser dans nos buissons, forests et garennes, à quelque sorte de gibier que ce soit ; deffendons également de mener aucun chien en nos dictes forests, s'ils ne sont attachés ou une jambe rompue. Permettons à tous seigneurs, gentilshommes et nobles de chasser et faire chasser noblement, à force de chiens et oiseaux, dans leurs forests et buissons, à toute sorte de gibier, mesme aux chevreuils et bestes noires. Et quant aux marchands, artisans, laboureurs, paysans et autre telle sorte de gens roturiers, leur faisons desfenses très expresses de tirer l'arquebuse, escopette, arbalète et autre baston, ensemble de chasser au feu ou autrement, à aucune grosse et menue beste et gibier, en quelque sorte et manière que ce soit[2]. La peine était terrible, car il s'agissait de la pendaison pour le pauvre paysan pris avec le lacs en main ou l'arquebuse de chasse sur l'épaule. Le courre dans les forêts était alors le plus bel apanage des gentilshommes ; c'était usurpation des vilains que de forcer le cerf ou le daim à travers les arbres centenaires ; l'avènement de Henri IV n'était-il pas le triomphe de la gentilhommerie ? Cette vie des bois et des bruyères remontait à la conquête, quand les Francs faisaient un roi sur le champ de guerre, au bruit de la framée ; Henri avait hérité de ce noble goût. Mon compère, écrivait-il au connétable ; j'ay esté dix jours à Chantilly, où j'ay bien eu du plaisir, car j'y ay bien passé mon temps ; j'ay pris trois cerfs dans vos lx)is et dix dans la forest de Halastre : j'ay faict renouveler les desfenses de la chasse, parce que j'ay trouvé que ceux de Senlis venoient chasser jusque contre la maison, et qu'il n'y avoit ny lièvres ny perdrix dans la plaine, n'y ayant pu courre que un lièvre, et pris fort peu de perdrix et de hérons. J'ay commandé à Girard quelque chose pour vos canaux et vostre jardin neuf, qui pourra couster environ trois cents escus, et m'assure que lorsque vous le verrez, vous le trouverez mieux et n'y aurez point de regret. Je vous ay fort souhaité, car outre le plaisir que j'y ay eu, encore que je fusse tous les jours à la chasse, d'autant que j'y avois ma meute de chiens courants pour cerfs, celle de mon cousin le comte de Boissons et celle de MM. de Montbazon et la Vieuville, avec tous mes oiseaux, je n'ay laissé d'y engraisser. Je suis de là venu en ceste maison (Chantelou), où il y a déjà trois jours que je suis et m'y trouve aussi merveilleusement bien ; les chasses y sont mieux gardées qu'à Chantilly ; j'y ay vu vos chevaux et couru des chevreuils et pris trois ou quatre hérons fort bien : aujourd'huy je vais courre un cerf avec mes chiens ; demain un autre avec ceux de mon cousin le comte de Soissons, et mercredy je m'en pourray retournera Paris[3].

Des ordonnances défendirent aussi les duels, cette autre coutume de la gentilhommerie, ces combats à champ clos, qui remplaçaient les vieux tournois aux nobles dames, aux bannières et aux blasons de mille couleurs. On n'osait encore proclamer les peines inflexibles des édits postérieurs ; la noblesse n'était point assez assouplie ; elle était trop fière de ses privilèges, de ses droits, de son honneur ; elle cherchait à les venger par l'épée au Pré-aux-Clercs, ou dans les rues de la Cité.

Un grand édit fut rendu sur les monnaies, avec tin tableau du nom, du poids et de la figure de toutes les pièces ayant cours. Plus tard, des lettres royales ordonnèrent l'établissement à Paris et dans les autres villes du royaume, des manufactures de tapisseries. Les administrateurs de l'Hôtel-Dieu reçurent le droit de faire quêter au profit de l'hospice ; enfin un édit général fut publié contre les banqueroutiers frauduleux. Henri IV voulut effacer les traces des guerres religieuses dans un système général d'ordre et de paix publique. Point de concessions libérales aux peuples, aux communes, aux municipalités ; mais une gestion active et soigneuse de tous. Les guerres civiles ont pour résultat d'user l'énergie politique des sociétés : alors, si un pouvoir arrive bienveillant et fort, on lui sacrifie tout ; on ne lui demande en échange que la paix et le repos : c'est l'atonie après la période de fatigues, de sueurs et de travail.

Le système multiple des généraux sur le fait des aides et finances avait été centralisé sous la direction d'un surintendant. Dans la vieille monarchie des Valois, tout dépendait de la cour des comptes pour l'examen des recettes et dépenses ; dans chaque généralité, les receveurs des aides et tailles écrivaient sur de longs registres en parchemin ce qu'ils retiraient de l'impôt ; puis, ces registres étaient envoyés aux généraux sur le fait des aides, et soumis à la cour, qui balançait les résultats. Il y avait dans ce mode d'administration de l'impôt de nombreuses causes d'erreurs et d'abus ; seulement la cour des comptes, autorité souveraine, empochait par son contrôle les malversations des percepteurs. On ne pouvait prendre un sol, denier ou maille sans que ladite cour s'en aperçût, et justice était promptement faite, car on pendait aux halles le receveur maudit ; et quelle joie parmi le peuple quand il voyait, un pied de langue hors de la gueule, le maître Juif qui naguère, dans sa petite cabane du pont des Meuniers ou de la place Haubert, retirait écus et deniers des bestiaux aux pieds fourchus, de la farine ou du vin, de la belle serge du bourgeois ou de la hotte des marchands de cresson ! C'était le cri d'une de ces pauvres vieilles qui avait donné le signal au mouvement des halles sous Charles VI. La centralisation, sous un surintendant des finances, corrigeait quelques-uns des abus, par cela seul qu'elle plaçait sous une unique inspection cet ensemble de comptes des receveurs de Paris et des provinces. La cour des finances n'avait plus de rapports qu'avec le surintendant ; elle vérifiait les recettes générales, tandis que les recettes particulières n'étaient examinées que par les commis du surintendant. De plus, en face de cette surveillance d'un corps, de cette autorité collective, la royauté n'était pas libre ; elle ne pouvait se procurer pour elle-même et pour ses projets des ressources immédiates et toujours assurées. Avec le surintendant, institution toute monarchique, le roi agissait plus efficacement : quand il avait des besoins, il s'adressait au ministre, et toute l'intelligence de celui-ci s'appliquait à trouver des ressources, sans que le roi eût à s'inquiéter de la nature et de la portée des expédients.

Telle était la pensée de Henri IV, en substituant la surintendance de Sully aux douze généraux sur le fait des aides. Sully répondit-il à cette pensée ? Oui, en ce qui touche la couronne ; il remplit avec sollicitude tous les besoins de la guerre, des alliances et des pensions, tous les secrets désirs du roi pour ses plaisirs et ses maîtresses. Ce fut un ministre à expédients, qui ne modifia que l'assiette de l'impôt. Son système n'inventa rien de vaste : il fut soucieux des petites ressources. Il eut peu de conception, car augmenter l'impôt, pour agrandir les recettes, c'est l'idée la plus commune, l'enfance de l'art dans les combinaisons financières. Sully épargna les tailles déjà si pesantes ; il agrandit, au contraire, l'impôt sur les denrées, sacrifice moins sensible pour le peuple ; puis, le surintendant appela une plus haute régularité dans la tenue des registres, un mode plus simple dans les ressorts de l'administration ; il se jeta dans les emprunts forcés, dans le système qui faisait rentrer au domaine les biens aliénés. En résultat, le peuple ne fut pas soulagé ; plus d'une fois ses malédictions et ses cris poursuivaient le surintendant, tout enrichi de l'impôt et renfermant dans la Bastille les trésors qu'il avait arrachés au bourgeois et au pauvre laboureur. Du reste, les besoins du roi étaient presque toujours satisfaits. Sully s'en est vanté avec une simplicité d'éloges qui se ressentait de la disgrâce du surintendant sous Marie de Médicis. Il eut surtout cette sollicitude qui plaçait en tète de ses devoirs la répression des abus, et l'exacte gestion des deniers ; il ne pouvait souffrir ce gaspillage du trésor au profit des gentilshommes favorisés par Henri IV. Toutefois il ne refusait jamais rien au roi : fallait-il lever des régiments ou gratifier une maîtresse, le surintendant trouvait des ressources, même par un système d'avanie et d'emprunt forcé ; il avait peu d'idées du crédit. La taille était tellement excessive, que Sully n'osa point l'augmenter ; les ressources de l'emprunt, alors bornées, consistaient à affecter certains revenus spéciaux des fermes au payement des intérêts ; et d'ailleurs était-il possible d'agrandir l'impôt dans l'étal de désolation où se trouvaient les provinces couvertes par l'invasion[4] ?

La pensée de Sully fut toujours d'uniformiser son système ; comme il était lui-même l'expression d'une pensée de centralisation, et cherchait à la mettre partout. Le surintendant attaque même ceux qui parlaient de retranchements et d'économie ; le plan qu'il offre à Henri IV porte toujours sur les avanies contre les traitants, l'emprunt forcé sur le clergé, le retrait du domaine aliéné, mesures despotiques et fausses que le moyen âge avait inventées dans l'absence des grandes ressources du crédit et de l'impôt régulier. Sully, gentilhomme féodal, avait aperçu néanmoins les inappréciables avantages du commerce. Le seizième siècle, par la conquête de l'Amérique, par la splendeur de ses transactions merveilleuses, avait jeté dans le monde de nouvelles idées. Comment s'étaient élevés les états libres des Pays-Bas ? quelle force et quelle puissance n'avait pas atteint l'Angleterre sous Elisabeth ? Sully avait contemplé ces résultats immenses ; mais le crédit, il ne le savait pas encore : retrancher les rentes, supprimer les quartiers d'intérêts, tels étaient les expédients du surintendant général. Nous arrestasmes, sa majesté et moy, qu'on commenceroit par la vérification des renies de l'état ; lorsque j'eus faict voir à sa majesté, par de bons extraits et par d'autres pièces authentiques de la chambres des comptée, de la cour des aydes et autres bureaux, que ceste opération pouvoit, sans la moindre injustice, faire revenir six millions au trésor royal. Pour y réussir, je crus qu'il estoit nécessaire que sa majesté establist ad hoc un conseil. La chambre des comptes s'y opposa, mais on n'eut aucun égard à ses raisons : j'étois le chef du conseil. Il apporta, des améliorations notables. J'avois faict une distinction très nette et très exacte entré les rentes de différentes créations et de fonds divers ; il y en eut dont les possesseurs furent assujettis à rapporter les arrérages qu'ils avoient perçus injustement, et d'autres dont les arrérages touchés furent imputés sur le principal, qui servirent à amortir. L'estat y gagna encore la suppression d'une grande quantité de receveurs, payeurs de rentes, qui le chargeoit d'un fardeau inutile. Je n'y en laissay qu'un seul[5]. Ainsi, retranchement sur la dette fondée par l'état et par les cités, et tout cela au moyen de commissaires, sans autre règle générale que le caprice : c'était le plus faux système de crédit. Un état doit dépenser économiquement ; mais lorsque la dette est établie, lorsque la rente est reconnue, consolidée, toute révision est une injustice et une faute, parce qu'elle ébranle le principe de la sécurité publique. En résumant les principaux éléments du système de Sully dans l'administration des finances du roi, on trouve les résultats suivants. Le surintendant obtint des ressources pour les besoins généraux du trésor, dans l'impôt indirect, les emprunts, le retour des domaines aliénés, et les restitutions qu'il imposait aux traitants. Sully avait une autorité arbitraire dans sa gestion ; tout à fait indépendant de la cour des comptes, il ne soumettait à personne ses idées ; elles s'exécutaient dans toutes les généralités du royaume sans opposition. Les misères populaires étaient grandes, et voilà pourquoi Sully ne toucha que faiblement aux tailles, qui frappaient matériellement les masses. L'impôt indirect sur les denrées pesait moins sensiblement ; il l'agrandit. Tout ce qui pouvait multiplier les relations et le bien-être devait augmenter les ressources du pays et les éléments de l'impôt : de là ces nombreux projets sur le commerce, et cette noble fécondation des ressources nationales. Sully ne vit pas tous les principes du crédit, mais il se plaça au-dessus de son époque ; il fit marcher le siècle, et c'est toujours un service rendu à la science.

Henri IV avait atteint cette époque de la vie où toutes les illusions disparaissent. A son avènement, déjà ses cheveux avaient blanchi ; à quarante ans les rides couvraient son front et plissaient ses joues amaigries : que de soucis n'avait point eu à subir son existence agitée, existence de montagnes, de luttes et de dangers ! Il montait sur le trône au milieu des partis qui se croisaient : les uns lui reprochaient d'avoir trahi ses vieux amis des camps, ses braves compagnons de bataille ; les autres dénonçaient ses concessions imparfaites au catholicisme. Ces soucis, il les enveloppait d'une sorte de gaieté gasconne : c'était un esprit à jeux de mots, à libre plaisanterie ; son amitié, expansive quand il avait besoin de dévouement, était ingrate pour les services passés et inutiles ; de la franchise habile ; de la dissimulation plus adroite ; plein de cet enjouement méridional qu'une prononciation béarnaise, une familiarité chevaleresque rendaient plus piquant encore. Ses lettres ne sont point celles qu'on lui a faites au dix-huitième siècle ; ces petites inventions des notes de la Henriade, ces boutades cavalières des marquis de Louis XV, calculées avec un art infini, elles vont à tous les caractères, s'adressent à toutes les convictions : c'est plutôt le prince roué, réfléchi dans chacune de ses démarches, que le chevalier franc et naïf, tel qu'on nous l'a donné. Henri IV veut-il s'attirer un ennemi, ses paroles, pour ainsi dire, le jettent dans ses bras ; menace-t-il, c'est de la véritable colère, colère de roi, impérieuse et brusque. Ses lettres aussi sont des négociations. J'ai recueilli

ses nombreuses et actives correspondances, et les autographes particulièrement. Cette époque travailleuse du seizième siècle voit partout des souverains qui mettent la main à l'œuvre et se posent dans la politique. Il n'est pas un petit billet du roi qui n'ait son but. Henri veut-il allécher le maréchal de Biron, l'attirer dans ses liens, calmer l'irritation de cet esprit altier, c'est alors le ton d'une douce confiance : Mon ami, écrivait-il, j'ay esté bien aise d'entendre de vos nouvelles par Hébert, et des lieux où il a esté. J'ay vu le mémoire de ce qu'il vous a apporté de Milan, Je mets mon coussinet sur deux gardes d'espée, lesquelles je veux choisies de vostre main, car vous sçavez mieux que moy- mesme ce qu'il me faut. Je retiens aussi une toilette de Milan pour me faire un pourpoint pour Testé, de telle couleur que vous voudrez. Je pense que dans deux ou trois jours je vous pourray redépescher Escures ; cependant je vous prie de m'advertir de ce que vous apprendrez de ceste armée d'Espagne qui passe pour aller en Flandre ; et vous assurez tousjours de la continuation de mon amitié, de laquelle je vous témoigneray les effets en toutes les occasions qui s'en offriront, de la mesme volonté que vous le sauriez désirer de la personne du monde qui vous aime autant. Adieu, mon amy. Ce 11e may[6]. A-t-il pour but de donner une haute idée de sa force et de son pouvoir, son style est plein de fanfaronnades, de plaisanteries gasconnes : Ma cousine, écrit-il à Mme de Condé, je diray comme fict César : Vidi, veni, vici, ou comme dit la chanson : Trois jours durent nos amours, et finissent en trois jours, tant j'étois amoureux de Sedan ; maintenant vous pouvez voir si je suis véritable ou non. Je savois mieux l'estat de ceste place que ceux qui me vouloient faire croire que je ne la prendrois de trois ans ; M. de Bouillon a promis de me bien et fidèlement servir, et moy d'oublier tout le passé : cela faict que j'espère vous voir bientost. Dieu aydant ; car aussitôt que j'auray esté dans ceste place et que j'auray pourvu à ce qui est nécessaire pour mon service, je prendray mon retour vers Paris. Bonjour, ma cousine. — Chers et bien amés, écrit-il aux consuls de la ville de Nîmes, nous sommes advertis de divers endroicts que les catholiques voisins de nostre ville de Nismes, spécialement les ecclésiastiques, sont grandement opprimés par ceux de la religion prétendue réformée de la ville, qui sortent en troupes armées pour venir fourrager la récolte et piller les grains d'yceux, prétendant les faire ainsi contribuer à l'entretien de leurs ministres, comme durant les troubles. Or, nous trouvons cela si estiange et si éloigné des assurances qui nous ont esté données de la part de ceux de la religion de la province, que nous y ajouterions moins de foy, si n'estoit que cet advis nous est confirmé par plusieurs de nos bons serviteurs. Et parce que la plaincte est aujourd'huy particulière à la ville de Nismes, nous enjoignons aux consuls de la ville d'observer soigneusement ceux qui sortent en armes et en troupes, pour, en cas qu'il advienne quelque excès, de les déférer eux-mesmes à la justice ; comme nous voulons pareillement que, pour ce qui est advenu du passé, ils aient à en déclarer les coupables ; et ce , sous peine d'en répondre en leurs propres et privés noms. Ce que faisant, vous mériterez de nous toute faveur et protection ; comme y manquant vous pouvez être assurés que vous nous aurez fort contraire et offensé de vostre désobéissance, qui ne demeurera pas impunie[7].

La dissipation de Henri IV est toute dans les femmes : sous la tente, aux montagnes, dans les palais, ce tempérament de feu, cet homme tout chair et tout sang, comme la race basque et méridionale, se montre, éclate en amour, en joyeux libertinage, qui vole de fille en fille, de la duchesse de Beaufort (Gabrielle) à mademoiselle d'Antragues, de mademoiselle d'Antragues à Jacqueline de Bueil, créée comtesse de Moret, de la comtesse à Charlotte des Essarts, dame de Romorantin, puis

à la princesse de Condé ; et les débris de ses lettres, de ses confidences d'amour restent encore épars. Ce ne fut pourtant point un amour de légèreté et de passage que celui de Henri pour la duchesse de Beaufort, Gabrielle d'Estrées ; Mes chères amours, lui écrivait-il, il faut dire vray, nous nous aimons bien ; certes, pour femme, il n'en est point de pareille ? à vous ; pour homme, nul ne m'égale à sçavoir bien aimer ; ma passion est toute telle que lorsque je commençois à vous aimer ; mon désir de vous revoir encore plus violent qu'alors ; bref, je vous chéris, adore et honore miraculeusement. Pour Dieu, que toute ceste absence se passe comme elle a commencé, et bien avancé. Dans dix jours j'espère mettre fin à ce mien exil ; préparez-vous, mon tout, de partir dimanche, et lundi estre à Compiègne, si vous y pensez estre ce jour. Il m'arrivera bien des affaires, ou je m'y trouveray, soyez-en sûre. Madame Devau est icy ; je ne l'ay vue ny ne la verray, si ne me le commandez. Bon soir, mon cœur, mon tout ; je vous baise un million de fois partout. Ce 21 octobre[8]. — Mes belles amours, deux heures après l'arrivée de ce porteur, vous verrez un cavalier qui vous aime fort, que l'on appelle roy de France et de Navarre, titre bien certainement honéreux (honorable) mais bien pénible. Geluy de vostre subject est bien plus délicieux. Tous trois ensemble sont bons à quelque sauce qu'on vueille les mettre, et n'ay résolu de les céder à personne. Je suis fort aise qu'aimiez bien ma sœur ; c'est un des plus assurés tesmoignages que me pouvez rendre de vostre amour et bonne grâce, que je chéris plus que ma vie, encore que je n'aime bien. Mais c'est trop causé pour vous voir sitost. Bonjour, mon tout, je baise vos beaux yeux un million de fois. Ce 22 septembre. De nos délicats déserts de Fontainebleau. — Je vous escris, mes chères amours, d'après vostre peinture que j'adore, seulement pour ce qu'elle est faicte par vous ; non qu'elle vous ressemble, j'en puis estre juge compétent, vous ayant peinte en toute perfection dans mon âme, dans mon cœur, dans mes yeux. Henri.

Tant que Gabrielle vécut, elle posséda complètement le cœur du Béarnais ; quelques galanteries passagères cédaient bientôt à l'irrésistible ascendant de la belle et noble dame, que le roi créa marquise de Monceaux, puis duchesse de Beaufort. Elle eût été peut-être reine de France, car elle lui avait donné un fils digne et fier, si le premier mariage de Henri avait pu être brisé, si surtout une foudroyante attaque d'apoplexie ne l'avait enlevée jeune encore à la passion du roi. A la duchesse de Beaufort succéda mademoiselle d'Antragues. Rien ne coûtait au roi pour avoir fleur d*amour : intrigues, argent, promesses de mariage même ; mademoiselle d'Antragues était adroite ; et le roi, vivement épris, scella une singulière obligation : Nous, Henry, roy de France et de Navarre, promettons et jurons devant Dieu, en foy et parole de roy, à M. de Balzac d'Antragues, que, nous donnant pour compagne damoiselle Catherine-Henriette de Balzac, sa fille, au cas que, dans six mois, à commencer du premier jour du présent, elle devienne grosse et qu'elle accouche d'un fils, alors et à l'instant nous la prendrons à femme et légitime épouse, dont nous solemniserons le mariage publiquement et en face de nostre mère saincte église, selon les solemnités en tel cas requises et accoustumées[9]. La promesse, montrée à Sully, avait été déchirée dans un moment de mauvaise humeur ; elle fut ensuite refaite, car la noble demoiselle ne voulait céder au roi qu'à bon escient. Elle avait reçu trois cent mille livres en écus ; ce n'était point assez : comme Gabrielle, elle ambitionnait un trône.

Quand Henri eut obtenu pleine jouissance et amour de mademoiselle d'Antragues, créée marquise de Verneuil, il lui écrivit : Mon cher cœur, vostre mère et vostre sœur sont chez Beaumont, où je suis convié de disner demain ; je vous en manderay des nouvelles : un lièvre m'a mené jusques aux rochers devant Malesherbes, où je n'ay esprouvé que des plaisirs passes. Douce est la souvenance ; je vous y ay souhaitée entre mes bras comme je vous y ay vue, souvenez-vous-en en lisant ma lettre ; je m'assure que ceste mémoire du passé vous fera mespriser tout ce qui vous sera présent, pour le moins en faisiez ainsi en traversant les chemins où j'ay tant passé vous allant voir. Bonjour, mes chères amours ; si je dors, mes songes seront de vous ; si je veille, mes pensées seront de mesme. Recevez ainsi disposée un million de baisers de moy[10]. Puis l'amour passa. Mademoiselle de Verneuil fut-elle infidèle ? Le pauvre Béarnais n'avait point été heureux en femmes ; il inspirait peu de retour, et, ainsi que le disait madame de Rohan, rancuneuse huguenote, comment l'amour aurait-il pu se nicher entre un nez et un menton qui se mêlaient l'un à l'autre ? Henri n'était ni beau ni fidèle lui-même ; et il songeait alors à un mariage politique. Il écrivait à son bel ange, le 21 avril 1601, un véritable billet de rupture : Mademoiselle, l'amour, l'honneur et les bienfaits que vous avez reçus de moy eussent arresté la plus légère âme du monde, si elle n'eust esté accompagnée de mauvais naturel comme la vostre. Je ne vous piqueray davantage, bien que je le pusse et dusse faire : vous le savez. Je vous prie de me renvoyer la promesse que savez, et ne me donnez poinct la peine de la ravoir par autre voie ; renvoyez-moy aussi la bague que je vous rendis l'autre jour. Voilà le subject de ceste lettre, de laquelle je veux avoir response. Et il ajoutait au père de la demoiselle : M. d'Antragues, je vous envoyé ce porteur pour me rapporter la promesse que je vous ay baillée ; je vous prie, ne faillez de me la renvoyer, et si vous voulez me la rapporter vous-mesme, je vous diray les raisons qui m'y poussent, qui sont domestiques et non d'estat, par lesquelles vous direz que j'ay raison, et recognoistrez que vous avez esté trompé, et que j'ay un naturel que je peux dire plutost trop bon que autrement ; me promettant que vous obéirez à mon commandement, je finiray, vous assurant que je suis un bon maistre[11]. Rien de plus touchant que la réponse de mademoiselle d'Antragues à la royale rupture ; le cœur de la femme s'y montre tout entier : Je suis réduite au malheur qu'un grand heur m'a naguère fait craindre, sire. Il faut que je confesse que je devrois ceste crainte à la connoissance de moy-mesme, puisque si grande fortune de ma qualité à la vostre me menaçoit du changement qui m'a précipitée du ciel où vous m'avez eslevée en la terre où vous m'avez trouvée. Je ne donneray point la coulpe de ma douleur, puisqu'il vous plaist qu'elle soicte prix des joies publiques que la France reçoit en vostre mariage. Douleur à la vérité que je suis contraincte d'avouer, non parce que vous devez accomplir le vœu de vos subjects, mais parce que vos noces sont les funérailles de ma vie, et qu'elles m'assujettissent au pouvoir d'une nouvelle discrétion qui me bannit de vostre présence et de vostre cœur, pour n'estre doresnavant offensée des œillades dédaigneuses de ceux qui m'ont vue au rang de vos bonnes grâces. J'aime mieux soupirer en ma solitude que respirer avec crainte en bonne compagnie ; c'est un sentiment que vostre générosité a nourri, et un courage que vous m'avez inspiré, lequel ne m'ayant jamais appris à m'humilier aux infortunes, ni sous un joug, ne peut permettre que je retourne en ma première condition. Que si c'est une action familière aux roys de garder la mémoire de ce qu'ils ont aimé, souvenez-vous, sire, d'une damoiselle que vous avez possédée avec ce qu'elle vous devoit naturellement, ce qu'elle ne pouvoit faire qu'en vostre unique foy, qui a eu autant de pouvoir sur mon honneur que vostre royale majesté en a sur la vie, sire, de vostre malheureuse et très obéissante servante et subjecte. Henriette.

Henri, ingrat quand il avait obtenu ses plaisirs, se montra inflexible à l'égard de la belle Henriette. Je dirai plus tard comment mademoiselle d'Antragues se trouva en opposition avec la nouvelle épouse de Henri, Marie de Médicis ; elle avait manifesté le désir de se retirer do la cour pour réveiller l'amour du roi et piquer sa passion. Henri ne la retint point, et alors, mécontente, Henriette, au lieu de se réfugier en Angleterre, comme elle en avait obtenu la permission, accueillit quelques propositions de l'ambassade d'Espagne. Le roi frappa impitoyablement son ancienne favorite ; il condamna son père à une prison perpétuelle dans la Bastille. Ce fut là une action bien déloyale envers un jeune cœur qui avait tout donné au roi sur le sceau d'Une promesse solennellement jurée. Si Henri s'était contenté d'aimer, pourquoi l'histoire lui reprocherait-elle ces nobles entraînements ? Dans la vie agitée, dans les sombres nuits, au milieu des rêves de guerre civile et de sang, l'image d'une femme console, fortifie l'âme ; c'est la Vierge pour le matelot dans la tempête !

Et comment Henri IV n'aurait-il pas cherché à secouer sa vie royale ? A sa cour ce n'était que plaintes, doléances ; toutes les hautes existences étaient ameutées contre la paix publique ; les puissantes familles avaient pris une extension démesurée ; les grandes pairies, à l'avènement de Henri IV, étaient déjà nombreuses et siégeaient en parlement : le duché de Guise, érigé en 1527, de Montpensier en 1538, d'Aumale en 1547, de Montmorency en 1531, de Mercœur en 1559, de Penthièvre en 1569, d'Uzès en 1572, de Mayenne en 1573, de Saint-Fargeau en 1575, d'Épernon, d'Elbeuf, de Rethel, de Joyeuse, de Piney-Luxembourg, de Retz, d'Halwin en 1581, de Montbazon en 1588, et de Ventadour en 1589. Toutes avaient leurs fiers castels, leur autorité territoriale, leurs armées, leur ville fortifiée ; la féodalité s'était en quelque sorte reconstruite sous le titre de gouvernement de province. Quelques-uns des pairs, arbis personnels du roi, venaient à la cour ; les autres résidaient dans leurs gouvernements, correspondaient avec le conseil, n'exécutaient les ordres du souverain que lorsqu'ils étaient à leur convenance, et donnaient de cuisants soucis au roi de France, le premier des pairs et des gentilshommes de ses états. Et cette situation si difficile, le roi tâchait de la couvrir de fleurs, de la dissimuler dans les fêtes et les magnificences.

Le goût de Henri IV était surtout pour les bâtiments publics : il continuait le Louvre, monument de toutes les races, alors simple château à tourelles ; cent ouvriers étaient sans cesse occupés â Fontainebleau, à Chambord, à Compiègne, les Tuileries étaient bâties avec un grand luxe d'or et de peintures, et ces dépenses soulevaient de dures plaintes des parlements et des sujets. Tout était solennités en cette cour de Henri de France, La lecture des vieux romans de chevalerie s'était réveillée avec enthousiasme. On ne pouvait pourfendre des géants véritables, des monstres et des enchanteurs ; mais l'Italie avait jeté ses ballets et ses carrousels. En 1606, un ballet à cheval se fit en la cour du Louvre, où les quatre éléments furent représentés par quatre troupes de cavaliers qui sortirent l'une après l'autre de l'hostel de Bourbon.

Le roi avait épousé Marguerite de Valois, sœur de Charles IX, quelques jours avant la Saint-Barthélemy si fatale aux huguenots. Pauvre mari trompé, il avait subi l'affront de je ne sais combien de ces mignons qui folâtraient autour des princesses de la cour. Marguerite avait tout entière hérité de l'esprit des Valois, race de plaisirs, de galanterie et de dissipations ; madame Marguerite aimait les lettres, les musiciens et les poètes, les nobles chevaliers et les pages. Le scandale de ses amours était si public, et madame Marguerite si peu soigneuse de sa bonne renommée, que Henri IV demanda la nullité du mariage. La pensée d'un divorce avec la fille des Valois remontait haut dans l'esprit du roi. Gabrielle d'Estrées l'avait inspirée d'abord, afin de saisir cette couronne de France qu'elle ambitionnait pour elle-même et pour ses enfants. Marguerite était jusqu'alors demeurée inflexible ; elle ne voulait point céder à une rivale. Après la mort de Gabrielle, la reine se montra plus facile ; des propositions d'un riche douaire, et de titres d'honneur lui furent faites : elle les accepta. Restait encore la question morale du divorce auprès du pape. Dans le moyen âge, le pontificat s'était posé au milieu de la société comme un pouvoir modérateur des passions brutales. Tandis que des barbares campaient armés sur le territoire, que des rois sans frein rejetaient de faibles femmes du lit nuptial pour choisir des concubines, les papes veillaient à Rome au respect de la foi conjugale, fulminaient la formidable excommunication contre l'époux parjure, et maintenaient la sainteté du lien. Quelquefois ils firent servir à des fins intéressées cette arme puissante ; ce furent là des exceptions à cette autorité protectrice des mœurs publiques. La parole sainte du pontife, à l'époque religieuse, calmait les orages impétueux dans le cœur de ces barons qui ne courbaient la tête que devant Dieu. La réformation s'était montrée plus indifférente, et le divorce, sans être admis en principe, avait été souvent appliqué dans la réalité.

La négociation se suivait avec un plein succès auprès de Marguerite de Valois ; elle avait agréé toutes les promesses qui lui avaient été faites ; elle passa même procuration pour supplier en son nom très humblement le roy, son très honoré seigneur, de prendre en bonne part qu'elle ne peut cohabiter en bonne et sûre conscience avec sa majesté en qualité de mary, pour estre le prétendu mariage d'entre eux nul en sa substance et essence, de toute nullité contre les lois divines et humaines, comme faict entre personnes joinctes de consanguinité en degré prohibé pour conjonction de mariage. Quand le consentement mutuel fut ainsi acquis, le pape nomma des députés pour examiner les cas de nullité. Henri écrivit à la femme répudiée, lui donnant le titre de sœur, afin de montrer que tout lien charnel était brisé entre eux : Ma sœur, disait-il, les desputés pour juger de la nullité de nostre mariage, ayant enfin donné leur sentence à nostre commun désir et contentement, je n'ay voulu différer plus longtemps à vous visiter sur telle occasion, tant pour vous informer de ma part de tout ce qui s'est passé, que pour vous renouveler les assurances de mon amitié. Je désire aussy que vous croyiez que je ne veux pas moins vous chérir et aimer pour ce qui est advenu, que je faisois devant ; au contraire, vous faire cognoistre en toutes occasions que je ne veux pas estre dorénavant vostre frère seulement de nom, mais aussy d'effects. Consolez-vous donc, je vous prie, ma sœur, en l'attente de l'un et de l'autre[12]. Et Marguerite, toujours poète, même en ses expressions de regret, lui répondait dans une langue de fables et d'hyperbole : Monseigneur, vostre majesté, à l'imitation des dieux, ne se contente de combler ses créatures de biens et de faveurs, mais daigne encore les regarder et consoler en leur affliction. Cet honneur, qui tesmoigne en luy de la bienveillance, est si grand, qu'il ne peut estre égalé que de Tinfinie volonté que j'ay vouée à son service. De quoi vostre majesté n'honorera jamais personne qui les ressente avec tant de révérence et de désir d'en mériter la continuation par très-humbles et très-fidèles services[13]. Depuis, Marguerite vécut tout entière de plaisirs et de fêtes. Elle s'était d'abord enfermée dans le château d'Usson, en Auvergne, à l'abri de ses créanciers qui la poursuivaient, tête dissipée qu'elle était ! puis elle vint à Paris, où le roi paya toutes ses dettes ; et c'est là qu'elle bâtit son palais de plaisance dans le Pré-aux-Clercs, pour voir rire et folâtrer les écoliers, et écrire ses Mémoires, si pleins d'intérêt, de sentiment et de souvenirs spirituels.

La nullité du mariage avec Marguerite de Valois laissait pleine et entière la liberté du roi pour son second mariage, déjà assuré à Rome. C'était une belle et grande fortune pour la maison de Médicis, que d'unir une de ses filles au roi de France ; et Henri à son tour se donnait l'appui du pape en s'alliant à sa puissante famille. Dès que les conditions furent arrêtées, le roi en écrivit au connétable de Montmorency : Mon cousin, je vous escrivis il y a deux jours, mais je ne veux tarder davantage de vous faire part que mon mariage fui, célébré en grande pompe et allégresse à Florence, et que la reine devoit partir le 10 pour estre le 14 à Livourne et le 20 à Marseille, où la grande-duchesse la veut accompagner. Et pour revenir à ma femme, continue le roi, j'ay pourvu à m, santé afin de me bien porter à son arrivée, ayant pris médecine ces deux jours passés, pour ce que j'étois tout desbauché d'une violente colique ; maintenant je me trouve bien, Dieu mercy. Je me suis résolu à faire le voyage de Marseille et m'en vais par Lyon pour venir au Rhosne, afin de faire meilleure diligence. Adieu, mon compère, tâchez de vous trouver du voyage de Marseille, et m'accompagner à la rencontre de h bonne compagnie. En attendant, m'envoyez des bons muscats que vous savez, et de vos nouvelles. Bonjour mon compère. Henry.

Le roi cherchait aussi à se bien mettre dans l'esprit de sa nouvelle femme, et il lui écrivait : Madame, les vertus et perfections qui reluisent en vous et vous font admirer de tout le monde, avoient, il y a longtemps, allumé en moy un désir de vous honorer et servir comme vous le méritez. Mais ce que m'en a rapporté Hallincourt l'a faict croistre. Et ne pouvant moy-mesme représenter vostre inviolable affection, j'ay voulu, en attendant ce contentement (qui sera bientost, si le ciel est favorable à mes vœux), faire eslection de ce mesme fidèle serviteur Fontenay, pour faire cet office en mon nom. Il vous descouvrira mon cœur que vous trouverez non seulement accompagné d'une violente passion, mais encore de ce désir de ployer sous le joug de vos commandements, comme dame de mes volontés. Paris, 24 may 1600. Henry[14]. Le voyage de la reine fut heureux et bien plaisant. Les noces furent célébrées avec pompe ; il y eut fêtes et banquets, où le conseil municipal de Paris se distingua. Marie de Médicis était grosse de taille et de figure ; ses yeux étaient grands, mais ronds et fixes ; elle ne plut point aux bourgeois. Le roi l'accueillit bien, et la combla de fêtes ; mais rien ne fut plus court que cette intelligence. Les pasquils disaient que le roi, qui se connaissait en fine fleur, ne l'avait point trouvée, et qu'il s'en plaignait tout haut : ce qu'il y a devrai, c'est que cette illustre paire d'amants n'était pas toujours d'accord sur leurs amours particulières. La reine avait un crève-cœur non pareil de voir les maîtresses du roi, et le roi ne pouvait souffrir qu'avec indignation les déportements de la reine avec le marquis d'Ancre, son favori. Un soir, étant couchés ensemble et se faisant des reproches mutuels avec la dernière aigreur, la reine se leva, sauta à son visage et l'égratigna dans l'excès de son courroux* Le roi ne l'épargna pas non plus de son côté, et il fallut courir bien vite à l'hôtel de M. de Sully, qui avait beaucoup d'ascendant sur l'esprit du roi, pour arrêter la furie de leurs majestés. Il les remit en effet de son mieux ; mais pour éviter un plus grand scandale, il obligea le roi de quitter la partie, et le mena coucher en une autre chambre. Sa jalousie s'engendra par la venue de don Virgine d'Ursin, qui avait suivi Marie de Médicis et qui en avait toujours été amoureux et aimé, dit-on. A cela se joignaient les tourments que donna à la reine la marquise de Verneuil, tourments qu'elle rendait avec usure à Henri IV, qui ne Petit point supporté, si cette reine ne s'était trouvée grosse, par la grâce de Dieu, du fait du roi. En 1602, que le roy alloit à Poitiers pour les brouilleries qu'il y craignoit relativement à l'affaire de M. de Biron, estant arrivé à Blois, la royne déclara qu'elle n'irait pas outre, et vouloit retourner à Fontainebleau, où elle avoit donné rendez-vous à don Virgine Ursin, qui retournoit de voyage. Le roy en ayant esté adverti, voulut la détourner doucement, mais elle s'obstina en termes malicieux et reprochants. Sur quoy le roy entra dans une telle colère, qu'il dit tout haut à M. de Sully qu'il ne la vouloit plus souffrir, et qu'il la vouloit chasser et renvoyer dans son maudit pays. A quoy M. de Sully respondit que cela seroit bon si elle n'avoit point d'enfants, mais puisque Dieu lui en avoit donné, il falloit se garder d'une telle faute. Sire, ajoutait-il, vostre majesté est bien venue à bout de ses ennemys par sa valeur, ne peut-elle donc pas espérer d'avoir raison de sa femme testue et acariaste ? Il y eut encore de grandes scènes de jalousie par rapport à Concini (depuis maréchal d'Ancre), et de Bellegarde, qui faisaient l'amour à la reine, et M. de Sully était toujours l'entremetteur pour les apaiser. Ils en étaient venus à ce point l'un et l'autre, de craindre réciproquement pour leur vie ; car comme ils ne mangeaient plus ensemble, lorsqu'il arrivait que le roi lui envoyait quelquefois de son dîner, s'il s'y rencontrait de la nouveauté, aussitôt la reine le renvoyait sans en vouloir manger. Cette princesse avoit certaines paillasses à terre où elle se couchoit l'esté, durant la chaleur des après-disnées, avec des habits légers et beaux ; et estant ainsi étendue, appuyée sur le coude, montroit ses bras et sa gorge fort belle. Elle avoit des complaignants de ceste beauté admirable, quoique souvent elle fust délaissée pour des laides qui n'avaient point tous ces avantages de nature. Aussi s'enflammoit-elle d'amour ou de haine toute la journée, et quand le roy retournoit, elle ne le vouloit pas regarder, et toute la nuict ne faisoit que gronder[15].

Cependant un enfant naquit bientôt de ce mauvais ménage ; c'était une bonne nouvelle pour Henri IV que la naissance d'un fils : Mon cousin de Montmorency, présentement sur les dix heures du soir, la royne ma femme est heureusement accouchée d'un fils ; grâce à Dieu, la mère et l'enfant se portent bien. L'ambassadeur d'Espagne se hâta d'en prévenir également sa cour : La nuict dernière, la royne très chrestienne a accouché d'un fils. Tout le monde se réjouit icy ; je désire qu'il en soit de mesme auprès de vostre majesté. Je n'en dis pas davantage, car le courrier françois va partir. Je m'expliqueray plus longuement dans ma première lettre. J.-B. de Taxis. La dépêche promise arriva bientôt, annonçant tout ce qui se passait à la cour dans cette circonstance, et les projets de Henri IV : Sire, j'ay eu, le 13 du courant, une audience du roy très chrestien, en ce moment à Fontainebleau. Je luy ay présenté les lettres de vostre majesté en qualité de son ministre ordinaire, et Tay félicité en vostre nom de la naissance de son fils. Sa majesté très chrestienne a esté extresmement bienveillante, et son accueil des plus aimables : il s'est écrié qu'il remercioit en effet le ciel de luy avoir donné un fils : Les deux couronnes, a ajouté le roy (en faisant allusion à la fille qui vient de naistre à vostre majesté), les deux couronnes de France et d'Espagne viennent de recevoir deux héritiers des mains de la Providence ; il semble qu'elle a voulu resserrer les liens de bonne amitié qui existent déjà entre les deux royaumes, en donnant un fils d'une part et une fille de l'autre, de manière à laisser entrevoir dans l'avenir la possibilité d'une alliance qui éterniseroit la paix[16]. Ces paroles, joinctes à des assurances de sincère amitié, ont esté prononcées avec effusion et franchise. J'ay respondu comme je l'ai dû, et en conjurant sa majesté de ne pas changer de résolution.

Le roi d'Espagne répond sur-le-champ à son ambassadeur : Je n'ay qu'à me louer du langage que vous m'avez faict tenir auprès du roy de France à l'occasion de l'accouchement de la royne. Mais pour ce qui est des fiançailles des nouveaux-nés, sçavoir entre le fils du roy de France et nostre infante, je regarde ce projet comme trop prématuré pour y donner suite. Si le roy m'en faisoit part d'une autre manière, je lui répondrois en conséquence ; mais jusque-là ce n'est point une affaire dont on doive s'occuper. Et, bien que vous ayez fort bien faict de m'avoir prévenu de ce qui s'est passé, vous aurez soin de laisser ignorer que vous l'avez escrit icy[17]. Tout paraissait gai à la cour, et pourtant ceux qui s'approchaient de Henri IV s'apercevaient qu'à travers des éclairs de distraction et de joie il y avait de tristes préoccupations ; on voyait sur son front l'ennui, l'effroi, la crainte d'un avenir d'angoisses et de tourmentes publiques. Le roi ne satisfaisait précisément aucun parti ; son système de temporisation n'allait droit à aucune de ces opinions franches qui donnent la popularité. Sa tète, déjà penchée sur sa poitrine, paraissait dominée par de grands projets. Quelle était sa position à l'extérieur î le repos allait-il naître avec la paix ? cette paix était-elle définitive et sincère ?

La haute et belle partie du règne de Henri IV est l'organisation régulière et vaste des relations politiques au dehors. Dans le désordre qu'avait jeté la ligue, dans ces alliances motivées sur d'autres liens que sur des circonscriptions de territoire, sur l'intérêt des peuples ou la force de la couronne, il avait été difficile de parfaitement démêler les véritables éléments d'un système européen. Deux principes étaient au fond de toutes les questions : le catholicisme et la réforme, et tant qu'ils étaient en lutte, tant qu'on n'était pas parvenu à les concilier ou à les dompter l'un par l'autre, il était impossible de se faire des alliances durables, des principes de sécurité au dehors. Henri IV, prince conciliateur, mit la main à l'œuvre et parvint à son but, après la paix de Vervins surtout, qui fit rentrer chaque puissance dans ses intérêts propres ; car il faut considérer cette grande paix comme un retour vers les idées simples et régulières de la diplomatie. La transaction de Vervins n'avait pas calmé pourtant les agitations politiques de l'Europe. La pensée religieuse ne s'était pas entièrement transformée dans la pensée politique ; et tant le principe catholique était encore énergique, que toutes les puissances s'ébranlaient pour l'élection d'un pape. Clément VIII (Hippolyte Aldobrandini) venait de mourir ; le sacré collège portait le cardinal Baronius, le savant analyste qui avait placé au-dessus de toutes les puissances la suprématie romaine ; il fût repoussé par l'Espagne. On transigea enfin pour le cardinal de Florence, qui fut élu pape sous le nom de Léon XI. Léon XI vécut peu de temps et fut remplacé par Paul V. Henri IV mit une grande importance à ses alliances d'Italie, non seulement par le souvenir de la vieille domination française, mais encore dans des intérêts généraux et puissants ; il fallait les opposer à la Savoie, s'assurer le pape, conserver l'antique alliance et le protectorat de Venise. Son mariage avec Marie de Médicis avait aidé cette politique générale. Ses rapports avec le pape prirent une grande extension à la suite de la médiation française dans la querelle du souverain pontife et de Venise, rôle qui créait pour Henri IV une haute influence dans les relations de l'extérieur.

La première et la plus forte alliance, c'était celle des princes de l'empire, barrière opposée à l'ambition de la maison d'Autriche ; elle datait de François Ier et de Henri II ; le roi agrandit cette protection par des subsides habituellement payés, soit à la Bavière, soit aux princes palatins, aux villes libres du Rhin, que Bongars rattachait habilement aux intérêts français. Cette ambassade de Bongars fut des plus habiles et des plus curieuses par les résultats ; je ne puis la comparer qu'à celle de Savary de Brèves à Constantinople. L'Allemagne était encore agitée par les questions religieuses, la réforme puritaine, le système de Calvin, tentait d'y pénétrer et de s'y établir ; il trouvait surtout faveur dans la Basse-Allemagne, au sein de ces populations qui avaient autrefois salué la royauté anabaptiste de Muncer. Dans plusieurs cités, et principalement à Marbug, le peuple avait chassé les ministres luthériens pour adopter les doctrines plus démocratiques de Calvin. C'était à ce résultat qu'aboutissait alors le mouvement religieux : le luthéranisme, la hiérarchie épiscopale avaient à lutter contre l'égalité presbytérienne, le dernier période de la réformation. Ces divisions religieuses en Germanie favorisaient les progrès des Turcs dans la Hongrie, champ de bataille et glorieux rendez-vous de la chevalerie catholique. Là périssait le jeune Laval, le petit-fils de l'austère Dandelot, qui avait abjuré hautement le calvinisme. Par pénitence, Laval venait expirer sous les balles turques. Bongars, habile et persévérant, se ménagea toutes les alliances avec les petits princes germaniques contre la grande maison d'Autriche.

L'Angleterre avait prêté aide et appui à Henri IV ; le prince persista dans cette alliance qui était un naturel appui contre l'Espagne, l'ennemi commun ; des traités successifs agrandirent et resserrèrent ces rapports politiques et commerciaux. Elisabeth, malgré ses moments de mauvaise humeur et de colère contre le Béarnais, n'avait cessé de conserver pour lui une vive et tendre amitié que le traité de Vervins n'avait pas refroidie. Le roi l'engageait même à en finir avec une guerre qui appauvrissait ses sujets et tourmentait sa vieillesse. Elisabeth n'avait point voulu traiter à Vervins : ses raisons étaient puisées moins encore dans les intérêts matériels que dans le principe religieux et moral ; principe qui en Angleterre se mêlait si puissamment aux droits de la couronne. Le parti catholique était fort dans les deux royaumes. La paix avec l'Espagne lui redonnerait une énergie nouvelle, car Elisabeth était déjà aux prises avec les dissidents des deux sectes extrêmes, catholique et presbytérienne. Depuis, la grande reine était morte ; une dépêche de M. de Beauvais, ambassadeur à Londres, en prévenait le roi. Sire, le 5 de ce mois, à trois heures du matin, la royne a rendu l'esprit fort doucement, ayant commencé de perdre la parole depuis quelques jours auparavant.

La mort d'Elisabeth ne changea point les rapports nécessaires et naturels de la France et de l'Angleterre, Le 30 juillet, un traité de confédération entre Henri IV et Jacques Ier, roi d'Angleterre et d'Écosse, fut conclu par le marquis de Rosay. Il avait pour objet la défense et la conservation des provinces-unies des Pays-Bas contre le roi d'Espagne. Ensuite cette alliance se développa, parce qu'elle était dans la force et la nature même des intérêts.

Depuis le traité de Vervins, les rapports avec l'Espagne étaient placés sur des bases régulières et précisément déterminées ; l'Espagne pouvait soulever encore des mécontentements en France, profiter de quelques révoltes isolées ; mais elle n'avait plus pour elle une ligue dont les chefs se proclamaient dans toute l'étendue du territoire, dans les villes, parmi les métiers et les affiliations populaires. Philippe II n'était plus ; cette haute figure politique avait disparu de la scène après la signature de la paix de Vervins. On eût dit que la mort s'était emparée de cette proie au moment où la pensée catholique avait cessé de dominer les intérêts d'état à état. Quel rôle pouvait encore jouer Philippe II à la suite de la paix de Vervins, transaction qui reposait sur des idées de conciliation diamétralement opposées à l'unité religieuse et politique, fondement de son système ? Son successeur, Philippe III, était jeune, indolent, peu capable ; sa main ne se montre plus sur toutes les dépêches, comme aux grands jours de son père : on ne trouve pas la trace de son pouvoir jusque dans les moindres actes de sa chancellerie. Tout se fait par son conseil d'état, et dès lors les vastes archives de Simancas n'offrent plus le même intérêt de politique et d'histoire. Les transactions de l'Espagne, à cette époque, se résument dans les négociations suivantes : 1° Développement difficile et inquiet de l'état de paix avec la France, conséquence naturelle du dernier traité ; 2° arrangement spécial de l'Angleterre et de l'Espagne à la suite des transactions de Vervins ; 3° tendance obligée à la pacification des Pays-Bas et à leur reconnaissance comme état libre.

Henri IV voulant reconnaître la bonne réception qui était faite à Madrid à son ambassadeur, donnait, de son côté, ordre à Paris de bien accueillir les envoyés espagnols : Très chers et bien amés, le désir que nous avons que l'ambassadeur que le roy d'Espagne nous a naguère envoyé reçoive tout le bon traitement qu'il nous sera possible, nous a fait faire un mot à vous, nostre amé et féal prevost des marchands, pour tenir la main à ce que luy et ceux de sa suite fussent logés, bien reçus et accommodés es maisons de nostre bonne ville de Paris, où les mareschaux de nos logis que nous avons envoyés à cet effect les pourroient marquer ; et parce qu'il est party ceste nuict pour s'y acheminer, et que nous ne désirons pas qu'il soit laissé aucune chose de ce qui est nécessaire à cet eifect, nous vous mandons et ordonnons que incontinent après la réception de la présente, vous ayez à aller visiter iedict ambassadeur d'Espagne, et lui faire les présents ordinaires et accoutumés en tel cas, en sorte qu'il en reçoive le contentement que nous nous sommes promis ; et à ce ne faictes faute, car tel est notre plaisir[18]. Ces rapports de bonne intelligence n'empêchaient pas les intrigues de toute espèce que l'Espagne entretenait en France, afin de réveiller les troubles de la ligue. Les agents secrets se multipliaient. Jesus Maria ! (c'est ainsi que commencent tous les rapports de Rafis, un de ses agents). Jésus Marie !... Troisième rapport dans lequel je vais dire les noms des personnes qui sont ennemyes du roy de France pour les tyrannies qu'il s'est permises ; j'ajouteray les noms des provinces où résident les mécontents et ce qu'ils peuvent faire contre le roy : Le maréchal de Biron tire son importance de l'ancienne position seigneuriale de son père en Périgord et dans le duché de Guienne, et du costé de sa mère, dans la province et l'évesché de Comminges. Tous les principaux gentilshommes de la province du Périgord sont parents ou très attachés à la famille de Biron, parce que le père du maréchal de Biron leur a rendu service à tous étant lieutenant général de Guienne. Il peut à lui seul entretenir la guerre en Guienne et en Auvergne. Au surplus, la maréchale, mère du maréchal de Biron, est alliée à presque toutes les grandes familles de Comminges et de Gascogne, qui ne demandent que la guerre, comme les barons de Montberant, de Bajordan, les vicomtes de Saint-Giron, de Labours, etc., etc. Les seigneurs qui se sont trouvés offensés dans la personne du comte d'Auvergne sont : le connétable,de Montmorency, si puissant par tout le royaume, ses cousins les ducs de Bouillon et de Ventadour, de la Trémouille, les fils du duc d'Épernon dans le Poitou ; le duc d'Épernon lui-même tient, comme on le sait, d'une manière à peu près absolue, la Saintonge, le Bordelois, l'Agénois et la Gascogne : enfin il seroit trop long d'énumérer toute cette population de gentilshommes mécontents des impositions, rapines et vexations d'un tyran.

L'agent donnait, à la sui te de ce tableau, un aperçu des moyens qu'on pouvait employer pour soulever les provinces. C'est par ces espérances de séditions nouvelles qu'il faut expliquer les retards que l'Espagne apportait à jurer la paix de Vervins. Henri IV écrit au cardinal d'Ossat, ambassadeur à Rome, une longue lettre dans laquelle il s'en plaint avec aigreur. Ainsi les démonstrations de bonne intelligence entre la France et l'Espagne furent toutes extérieures ; jamais il n'y eut amitié sincère ; cela ne pouvait être ; et à peine ce traité était-il signé, que les deux monarchies se menaçaient par de sourdes menées et de longues conjurations, qui éclatèrent plus tard encore par la guerre. Un nouvel état entrait, par la médiation de la France et par son propre courage, au rang des nations parmi lesquelles il était appelé à jouer un rôle immense ; j'entends parler de la Hollande. Personne ne favorisa plus son développement que Henri IV ; il la fit reconnaître par l'Espagne elle-même. C'était un grand poids que la Hollande dans les transactions de l'Europe septentrionale : de là ce puissant rôle qu'elle joua au dix-septième siècle. Deux périodes marquent la durée politique des états : 1° l'existence de fait consacrée par les efforts des peuples et la victoire ; 2° la reconnaissance par les autres gouvernements du fait accompli. Ainsi avait été la Hollande : depuis vingt ans, elle formait une nation libre ; mais sa liberté n'était point reconnue par l'Espagne et les états de l'archiduc, dont elle s'était violemment séparée. Par la médiation de Henri IV, il y eut donc garantie aux Provinces-Unies par les rois de France et d'Angleterre, de la trêve de douze ans faite entre eux et les archiducs Albert et Isabelle-Claire-Eugénie. Par cette trêve les états-généraux des Provinces-Unies furent reconnus comme puissance libre et indépendante. Ils durent ainsi à la protection de Henri IV, l'honneur d'être comptés au nombre des nations souveraines de l'Europe ; et c'est quelque chose dans les mouvements diplomatiques, pour la facilité des transactions. A la suite de ce premier acte d'une reconnaissance absolue et sans conditions, il y eut un traité d'alliance négocié par le président Jeannin et de Bezenval. Dans ce traité le roy très chrestien promet assister de bonne foy les sieurs des états pour les ayder, en ce qu'il pourra, à obtenir une bonne et assurée paix ; et s'il plaist à Dieu la leur donner, se mettre en tout devoir de la faire garder, et les desfendre en eux et leurs pays, de toute injure, violences et invasions contre tous princes, potentats et personnes quelconques qui voudroient entreprendre d'enfreindre et violer ladicte paix, soict directement ou indirectement, et leur fournir à cet effect dix mille hommes de pied, à ses frais.

Si la monarchie des Bourbons prenait sous sa protection la république naissante des états de Hollande, elle renouvelait aussi ses vieilles alliances avec les Grisons et les Suisses. La liberté de Genève n'éprouvait pas une atteinte dans ses droits, que tout aussitôt le roi de France ne tirât l'épée pour sa conservation. Quand les députés des Grisons vinrent à Paris pour renouveler la ligue et trêve,-ils furent royalement festoyés au Louvre et par la ville ; le jurement fut renouvelé, et le roi déclara qu'il se ferait découronner roi de France plutôt que de souffrir que ses bons compères les Suisses pussent voir leur indépendance menacée. On jura de part et d'autres des capitulations militaires, une assurance mutuelle en cas d'attaque : Sa majesté a tousjours grandement affectionné la prospérité de leur république, comme elle le leur a tesmoigné en plusieurs et diverses occasions, et les assistera de la somme de vingt-cinq mille livres par mois. La Suisse formait pour la France une barrière naturelle du côté de la Savoie, antique rivale de la maison de Bourbon. Non seulement Henri IV appelait ses bons compères dans ses armées, mais il sentait l'importance de maintenir l'intégrité des cantons, la force de la fédération helvétique. Genève était alors spécialement menacée par la Savoie, qui convoitait cette belle cité, le siège de la religion de Calvin et de la philosophie de la réforme.

Sous le règne de Henri IV se développe encore sur de larges bases l'alliance de la France et de la Turquie, essayée sous François Ier, et qui changea la pensée du droit public en Europe. Il est curieux de voir avec quelle attention les sultans Amurath, Mahomet et Achmed, entretiennent des relations avec la cour de Henri IV. Ils craignaient la puissance de Philippe n et de son successeur, et ces croisades que les papes rêvaient contre l'Orient ; plusieurs des conseillers du roi recevaient des pensions secrètes de Constantinople, et Henri IV cherchait dans l'empire ottoman une force contre l'Espagne. L'habile Savary de Brèves, ce négociateur ardent, qui depuis quinze ans n'avait jamais quitté Constantinople, stipulait alors de hauts privilèges commerciaux et politiques. Les premières capitulations régulières pour les consulats et la juridiction des Francs dans les Échelles remontent à cette ambassade active et curieuse[19] : L'empereur Achmed, fils de l'empereur Mahomet toujours victorieux, moy qui suis par les infinies grâces du juste, grand et tout-puissant Créateur, et par l'abondance des miracles du chef de ses prophètes, empereur des victorieux empereurs, distributeur des couronnes aux plus grands princes de la terre, seigneur de l'Europe, Asie et Afrique conquises par nostre victorieuse espée et espouvantable lance, recours des grands princes du monde et refuge des honorables empereurs ; au plus glorieux, magnanime et grand seigneur de la créance de Jésus, cslu entre les princes de la nation du Messie, médiateur des différends qui surviennent entre les princes chrestiens, seigneur de grandeur, majesté, richesses, Henry IVe, empereur de France ; que la fin de ses jours soict heureuse ! Nous avons commandé que ceste capitulation soit escrite en la teneur qui s'ensuit : Les ambassadeurs, consuls, envoyés par sa majesté à nostre Porte et résidans en nos terres, et généralement tous les subjects qui vont et viennent par icelles, ne seront inquiétés en aucune façon que ce soit, au contraire bien reçus et honorés selon la capitulation faicte par nostre desfunct père l'empereur Mahomet, heureux en sa vie et martyr en sa mort. Toutes les nations, quelles qu'elles soient, pourront librement venir et trafiquer par nos pays, sous l'aveu et sûreté de la bannière de France, laquelle ils porteront comme leur sauvegarde ; et ce seulement tant que lediot empereur de France conservera nostre amitié, et ne contreviendra à celle qu'il nous a promise. Une longue série d'articles stipule ensuite les divers avantages concédés aux Français, les privilèges des ambassadeurs, consuls, marchands et autres, la reconnaissance du droit de sauvetage, la permission d'aller pêcher poissons et corail sur les côtes de Barbarie. De plus, pour l'honneur et amitié d'iceluy empereur, nous voulons que les religieux qui demeurent en Jérusalem et servent l'église de Goumame, c'est-à-dire, le Sainct Sépulchre de Jésus, puissent demeurer, aller et venir seurement et sans aucun doute, et y soient bien reçus, protégés, aydés et secourus ; commandons aussi que les subjects dudict empereur de France et ceux des princes ses amys, alliés et confédérés, puissent, sous son aveu et protection, venir librement visiter les saincts lieux de Jérusalem, sans quUl leur soit falot ou donné aucun empeschement. Un curieux document constate toute l'action que la Porte, par la médiation de la France, exerçait alors sur les affaires générales de l'Europe. Il y eut promesse par le sultan aux princes d'Allemagne, d'Italie et de Hollande, de les protéger contre les invasions de Rodolphe, roi de Vienne en Autriche, et de Philippe, roi d'Espagne, protection accordée à la sollicitation de l'ambassadeur Savary, Cette intimité s'étendait à toutes les puissances musulmanes, même à celles des côtes d'Afrique. L'Espagne était la rivale naturelle des peuplades mauresques. Ne se gouvernait-on pas des efforts de Charles-Quint pour établir sur ce rivage les couleurs de la grande monarchie ? L'empereur de Maroc écrivait à Henri IV dans l'intention de resserrer ces liens. A ces avances des Musulmans, Henri répondait par des lettres gracieuses et des ambassades. Les Barbaresques avaient alors la plus belle marine ; leurs corsaires faisaient de terribles dégâts sur les côtes d'Espagne. Qu'importaient les croyances et les opinions religieuses dans ce mouvement d'intérêts politiques qui se croisaient depuis le seizième siècle ? Ce qu'il fallait à Henri IV, c'étaient des auxiliaires dans ses vastes projets d'agrandissement de territoire et d'influence européenne. Ce n'était pas la première fois que les rois de France avaient cherché des appuis parmi les infidèles. Le droit public du moyen âge n'était plus qu'un souvenir pontifical ; l'idée de croisade était encore dans quelques têtes ardentes de chevalerie ; les souverains restaient eu dehors.

En résumant la question diplomatique sous Henri IV, on pourrait dire ; la pensée religieuse s'effaçait du système européen ; alors arrivaient les intérêts positifs de dynastie, de peuples, de territoires. La France, alliée de l'Angleterre, protectrice de la Hollande et de la Suisse, avait à lutter contra la maison d'Autriche, l'Espagne et la Savoie ; elle devait les vaincre par la guerre ou les attirer sous sa main par des pactes de famille et une communauté de principes. C'est ce système que Richelieu développa si admirablement. Il y eut, dans les douze années du règne effectif de Henri IV, une série de larges transactions ; 1° le traité de Vervins, pacification des différends de l'Espagne, de la France et de la Savoie, arrangement territorial favorable à la maison de Bourbon ; 2° traité entre l'Espagne et l'Angleterre, qui mettait un terme à la grande licence ouverte entre deux partis qui s'essayaient par la révolte, les catholiques et les anglicans ; il y eut trêve aussi entre ces deux hautes puissances navales et leurs formidables flottes ; 3° reconnaissance de la Hollande et développement d'un gouvernement intermédiaire au nord de la monarchie ; 4° maintien et consolidation de la confédération helvétique ; 5° établissement d'un état mixte dans les Pays-Bas catholiques au profit d'un archiduc indépendant de l'Espagne ; 6° alliance intime avec les sultans de Constantinople et les puissances barbaresques d'Afrique, auxiliaires actifs dans les questions maritimes ; 7° enfin réunion du Béarn et de la Navarre, qui couvraient les frontières méridionales de la monarchie. La France était désormais la grande nation.

 

 

 



[1] Code Henri, liv. Ier, tit, XXXI. — Traité de la police, liv. IV, tit. XII, chap. II.

[2] Codes des chasses, I, p. 189. — Registres du parlement, vol. VV, fol. 246. — Fontanon, II, p. 337.

[3] Mss. de Béthune, vol. cot. 9093, fol. 1.

[4] Voyez les Mémoires de Sully lui-même sur son administration.

[5] Mémoires de Sully, année 1604, liv. XIX.

[6] Mss. Dupuy, vol. 590. Pièce originale.

[7] Mss. de Béthune, vol. cot. 8681, fol. 55. — 2 avril 1606.

[8] Mss. Dupuy, vol. 407.

[9] Copie faite sur l'original étant en la bibliothèque de Lamoignon, dans Fontanieu, portefeuille, n° 444, 445.

[10] Fontanieu, portefeuille n° 452, 453.

[11] Mss. Dupuy, vol. 407.

[12] Mss. de Béthune, vol. cot. 8476, fol. 97.

[13] Mss. de Béthune, vol. cot. 8476, fol. 96.

[14] Mss. Dupuy, vol. 407.

[15] Bibliothèque du roi, mss. de Béthune, vol. 8944, fol. 39.

[16] Ces mots ont été soulignés par l'ambassadeur, ainsi que ceux qui terminent la lettre.

[17] No havra para que se entiendœ que lo aveis escrito aca. — Archives de Simancas, A 5853.

[18] Registre de l'hôtel de ville, XVII, fol. 375.

[19] Bibliothèque du roi, mss. de Brienne, vol. LXXVIII, p. 157.