LA LIGUE ET HENRI IV

 

LETTRE SUR L'ESPRIT DE LA RESTAURATION DE HENRI IV.

 

 

AU SOUVENIR DU DUC DE RICHELIEU ET DE M. DE MARTIGNAC.

 

J'arrive à la crise la plus énergique du gouvernement catholique et municipal de la ligue. Après la journée des barricades, rupture complète entre les opinions populaires et la royauté exilée ; l'union des confréries de métiers, des villes et du clergé s'organise avec un dévouement aux doctrines canoniques, dont l'histoire a peu d'exemples ; c'est une véritable fédération de cités, une nouvelle ligue achéenne dont le catholicisme et la vieille charte de la commune sont la base. Aux états de Blois, on tente le rapprochement entre la couronne royale et ce mouvement du peuple ; l'édit d'union est scellé au milieu de la méfiance des partis qui prennent chacun leurs garanties. Tout à coup éclate l'assassinat des Guise, noble famille, type de la municipalité, de l'hôtel-de-ville, et des sentiments religieux de la multitude. Alors la révolution s'accomplit ; la commune proclame la déchéance de Henri ; elle brise ses statues jusque sur les tombeaux ; elle foule aux pieds les armoiries de sa race ; car cette race a frappé le Macchabée de la foi, le bras armé du catholicisme, constitution de la société du moyen âge. Ici commence un gouvernement de violence et d'excès qui a son héroïsme, ses massacres, ses victoires, ses défaites, ses chances de fortune, comme tout gouvernement du peuple et par le peuple. A mesure que l'histoire avance dans les hautes voies de l'examen, et qu'elle abandonne les préjugés vulgaires, elle cesse de jeter du dédain sur un mouvement qui a tant de ressemblance avec l'autre révolution rapprochée de nous, et qui, les pieds dans le sang, eut sa gloire inouïe et ses gigantesques destinées. Plus on étudie l'époque agitée de 1589 à 1594, plus on la compare à l'autre période de 1789 à 1794, et plus on reconnaît que ce n'est pas seulement une identité de chiffres, un rapprochement de dates que l'histoire peut y rencontrer. Il y a d'autres points de ressemblance. Un principe différent agite les masses ; mais ces masses se montrent dans leurs mêmes conditions, avec un caractère de force, de résolution et d'énergie.

Que se passe-t-il à Paris ? Quelle différence existe entre le parloir des bourgeois, les assemblées de balles, de quartiers, et les clubs d'une autre époque ; les prédicateurs de la chaire et les orateurs de la place publique ; les états-généraux de 1588 et 1593, et les assemblées constituante, législative de la révolution française ; le conseil de l'union et les comités politiques de salut public et de sûreté générale ; le bureau municipal de l'hôtel-de-ville et la commune ; les conseils des seize quarteniers, et les clubs des cordeliers et des jacobins ? Et la lutte, entre qui s'engagea-t-elle ? La bourgeoisie a vaincu les gentilshommes et expulsé le roi de Paris ; bientôt elle est elle-même dépassée par le peuple, par la multitude, qui veut lui arracher le pouvoir et déminer sa fortune ; n'est-ce pas là toujours la marche des révolutions ? La violence n'a qu'une courte durée ; elle n'est qu'une crise ; et quand les opinions modérées s'emparent du pouvoir, alors les idées de restauration, de gouvernement régulier reviennent dans tentes les têtes, parce qu'elles sont l'ordre et la sécurité mêmes. C'est ce qui explique la puissance croissante du tiers-parti après les excès du gouvernement catholique et municipal : e'est ce qui favorisa si puissamment la restauration de Henri IV. Hais dans cette époque qui précéda l'entrée du chef de la gentilhommerie béarnaise à Paris, rien n'est petit ni ridicule ; c'est un drame d'énergie, de place publique, de démonstrations populaires, de tribune, de batailles, de négociations, et de pamphlets ; les passions qui dominent la vie sociale s'y montrent sous l'aspect de ces habitudes de clocher, d'hôtel-de-ville, de parloir aux bourgeois, de cette existence enfin des halles, des métiers, des confréries, des agrégations de toute espèce qui formaient la société du moyen âge, et que la réforme renversa. Les états-généraux de 1593, si spirituellement caricaturés par la Satire Ménippée, ne doivent-ils pas être replacés à la hauteur de la mission qu'ils exercèrent ? Ne préparèrent-ils pas la fin de la crise ? Quel usage firent-ils de cette immense souveraineté qui dispose d'une couronne P Placés entre mille partis divers, ne restèrent-ils pas nationaux tout en proclamant le triomphe du catholicisme f Dans les époques d'émotions populaires, la vie est en dehors ; nos récentes révolutions eurent leurs processions patriotiques, leurs héros du Panthéon, ces témoignages d'un culte enfanté par la philosophie du dix-huitième siècle. Qu'avaient de plus singulier ces braves processions d'un peuple de bourgeois qui, sous la bannière de ses saints patrons, de la vierge mère du Christ, protecteur du serf, consolateur du pauvre et du pastourel, couraient aux remparts, remuaient les longues couleuvrines contre l'ennemi de son hôtel-de-ville, du clocher municipal, de cette pieuse chapelle où se conservait la relique vénérée qui, aux époques d'invasion, de barbarie et de douces croyances, avait préservé la cité de l'épée d'Attila, des Sarrasins et des Normands ?

La restauration d'Henri IV fut déterminée par la violence des partis ; la classe bourgeoise et parlementaire s'effraya de la tendance populaire, du mouvement terrible des masses ; elle se rapprocha des gentilshommes. Trahissant la cité, elle ouvrit les portes furtivement â la chevalerie du prince de Béarn. Elle mit un terme à ces tourmentes des multitudes, qui effrayaient son repos, à ces angoisses d'un gouvernement ballotté par les flots de la place publique. J'aurai à dire bien des nouveautés historiques sur cet événement dont les pièces contemporaines changent absolument l'aspect : et, par exemple, quel fut l'esprit et le caractère de l'avènement de Henri IV ? Je répondrai nettement qu'il fut la perte et la fin du système municipal, le triomphe de la gentilhommerie sur le gouvernement des villes. Brave et noble enfant de race, Henri de Béarn n'était point l'homme des cités et du peuple, de la municipalité, de la charte communale. Gomme sou» Charles VII, là restauration qu'il accomplît fut faite contre les immunités populaires au profit des gentilshommes. Aussi les registres de l'hôtel-de-ville, les annales dramatiques des halles de Paris n'offrent plus aucune délibération politique ; le veuvage de la liberté municipale commence à partir de l'avènement du Béarnais ; il ne s'agit pins dans les résolutions de la prévôté que de dons gratuits et de fêtes somptueuses pour la naissance du prince, pour les mariages de la race royale. Le gouvernement communal, fort et grand avec l'action des confréries, des métiers, des bannières, a cessé d'exister. Il ne se réveille qu'un moment vers la Fronde, sous un aspect de parlement, d'intrigues et de bourgeoisie, qui rapetisse tous ses actes.

D'où vint donc la haute popularité de Henri IV, cette espèce d'instinct des masses qui saisit cette image pour ombrager de son panache blanc toute une dynastie ? Cette popularité résulte de plusieurs causes : les unes tiennent à l'esprit dans lequel a été écrite l'histoire de ce prince ; les autres au caractère personnel de Henri, à la tendance de sa restauration. Je m'explique : le dix-huitième siècle s'est surtout occupé de Henri IV ; je ne sache pas que cette popularité date de plus loin. Sous Louis XIII et Louis XIV, il n'est question de Henri IV que pour lui donner le titre de Grand : or, ce titre ne signifiait pas le roi populaire, le type de la multitude et de la bonté, comme depuis s'est présentée à nous l'image de Henri IV : Henri était grand parce que, comme Louis XIV son petit-fils, il avait augmenté les frontières du royaume, posé l'unité royale à travers les discordes, éteint la guerre civile. C'est ainsi que le vit le dix-septième siècle. Plus tard, l'école historique de la Henriade s'empara de cette grande figure. Henri IV, à une époque de ferveur et de croyances, s'était posé le chef de l'indifférence religieuse ; son esprit railleur avait souvent balancé entre les deux religions pour n'en exercer aucune avec une conviction intime et pénétrante. C'était là le héros tout trouvé d'un autre siècle qui professait l'incrédulité. On oublia les traits véritablement puissants de cette tête de Henri IV, les sueurs de sa restauration, l'habileté qui prépara toutes les voies et sut se maintenir entre les partis ardents. On ne vit que le prince indifférent, le roi aux petits soupers, aux maîtresses, qui savait rire, boire et être vert galant. Comment les poètes de madame de Pompadour, des bosquets de Lucienne et de Marly, n'eussent-ils pas applaudi à un type aussi gracieux, que Watteau aurait pu reproduire dans ses plus jolies bergeries ? Comment Voltaire ne se fût-il pas emparé d'un caractère si approprié à un poème épique où rien ne manque en nouveautés et en ingénieuses inventions : une descente aux enfers, l'Ile de Calypso dans les jardins délicieux de Gabrielle ; Mornay, le sévère Mornay. à la place de M. de Sully, dont les gens avalent insulté le jeune rouet ; une apparition et le beau discours de saint Louis annonçant les faits d'armes de tous ceux qui avaient eu la précaution de s'inscrire chez M. de Voltaire, et de protéger sa renommée ?

La grandeur de Henri IV vint de plus haut. Simple cadet de Gascogne, échappé aux massacres de la Saint-Barthélemy, aux intrigues de cour, privé de son héritage, sans fortune, il se posa chef d'une chevalerie aventureuse. Le voilà à la peine, combattant jour par jour, son pourpoint déchiré, avec sa bonne épée, le morion en tête, il va dans la mêlée ; ses gentilshommes sont ses frères d'armes, ses compagnons de bataille ; aucune supériorité que celle du meilleur coup de lance ou de pistolet. A la tête d'un parti en minorité, il s'agite à l'extérieur, négocie sans argent, sans ressources ; il se procure des hommes d'armes, des subsides, conquiert l'amitié de tous et l'appui de l'Europe par sa haine contre l'Espagne. La victoire vient à lui ! alors son esprit se calme ; il songe aux devoirs du succès ; il a la conviction que le catholicisme est le fleuron de la couronne ; qu'il ne la portera forte et brillante qu'en abaissant son front devant l'huile sainte. Ici nouvelle lutte. Le fier parti qui l'a poussé au triomphe, qui l'a secondé si puissamment de son épée, ne se soulèvera-t-il pas contre cette conversion, qu'il doit accomplir s'il ne veut voir passer le sceptre à un prince catholique ? Les amitiés de Henri IV sont pour les calvinistes ; sa politique le tourne vers les catholiques ; il entend la messe, et la messe lui ouvre les portes de Paris. Maintenant il est roi par les gentilshommes, ses compagnons d'armes, et par les huguenots, ses frères de conviction. Toute sa pensée est de s'attirer les bourgeois, les parlementaires et les catholiques. La noblesse le domine ; elle lui échappe en se groupant dans de grands gouvernements de province ; eh bien, le roi des gentilshommes cherche appui dans le parlement et la bourgeoisie ; il change l'origine de son pouvoir aussi bien en politique qu'en religion, et c'est ce qui fait la grandeur véritable de Henri IV. Toute restauration est un point si difficile à accomplir, que je considère le règne de Henri IV comme l'œuvre la plus méditée de l'habileté politique ; il y a tant d'exigences diverses à satisfaire ! tant de prétentions et d'intérêts à contenter ! Le parti qui triomphe avec vous, veut s'imposer à votre avènement, parce qu'il s'est incarné à vos malheurs et à vos jours de disgrâce ; le parti vaincu, humilié, craintif qu'il est, demande chaque jour des garanties nouvelles, et quand il en a obtenu, il en exige encore, parce qu'il sait que la couleur du drapeau qu'il salue n'est pas la sienne ; Henri IV eut besoin d'une dissimulation perpétuelle et de ces gasconnades qui allaient à chaque opinion pour la satisfaire un moment ; de ces ingratitudes froides envers les vieux serviteurs ; de ces avances à l' ennemi qui seules apaisèrent les troubles de son règne ; et dans cette triste lutte, ses cheveux blanchirent, ses joues décharnées séchèrent sur ses os, et pour récompense le poignard atteignit son cœur.

Nous avons vu aussi une autre restauration, comme les vieux ligueurs assistèrent à celle de Henri IV ; elle eut ses difficultés inouïes, ses ingratitudes, ses fautes ; mais elle eut aussi ses grandeurs, sa féconde durée, ses bienfaisants résultats. J'ai pénétré dans les intentions et dans la pensée des deux hommes politiques qui moururent à l'œuvre du patriotisme et de la modération : le duc de Richelieu et M. de Martignac avaient compris les hautes destinées du pouvoir des Bourbons, parce qu'ils avaient étudié comme Louis XVIII lui-même cet avènement de Henri IV, le chef de sa dynastie. Le duc de Richelieu, par sa, parole de loyauté, délivra le territoire de l'occupation étrangère, que les fortunes diverses et les folies du pouvoir militaire avaient amenée. M. de Martignac donna son nom à ce système que le gouvernement et les partis commencent seulement aujourd'hui à proclamer comme le type de l'honneur et de la franchise politique. Ma fierté, à moi, e( j'en ai rendu témoignage dans l'Histoire de la Restauration, sera toujours d'avoir associé ma jeune existence à leur pensée, d'avoir mérité une place dans leur confiance et dans leur amitié. Que ces deux nobles ombres en reçoivent ici le témoignage dans ce monde de postérité et de lumières où s'abîment notre petite vie et nos misères du jour !

 

Paris, 1836.