FRANÇOIS Ier ET LA RENAISSANCE. 1515-1547

TOME QUATRIÈME

CHAPITRE XI. — DERNIERS ACTES ET MORT DE FRANÇOIS Ier.

 

 

Changement dans le caractère du roi. — Souffrances et ennuis. — Ses distractions forcées. — Opération chirurgicale d'Ambroise Paré. — Voyage et séjour. — Vieillesse de Marguerite de Navarre. — La duchesse d'Étampes. — Mort du duc d'Orléans. — Du comte d'Enghien. — Actes de tyrannie. — Jugements par commission. — Arrêt contre le chancelier Poyet. — Législation et derniers actes de François Ier. — Mort de Henri VIII. — Impression qu'elle fait sur le roi. — Décadence et agonie. — La chasse et la mort.

1545-1547.

 

Le plus lamentable spectacle, celui qui porte aux plus sérieuses réflexions, c'est la dernière période de la vie dans un homme ou dans une chose qui a eu quelque grandeur. Quand l'existence a été vulgaire, elle n'a alors ni commencement, ni milieu, ni fin ; elle ressemble à une glace unie sur laquelle le souffle à peine laisse quelques empreintes. Mais lorsqu'un homme a été grand, brillant, jeune et beau, et qu'on le voit brisé par la maladie et la mort ; lorsqu'une vaste intelligence se flétrit et s'abîme, lorsqu'une beauté éclatante s'efface, lorsqu'une voix douce comme celle d'un ange du ciel, s'altère et se perd, l'âme en éprouve une indicible mélancolie. Le châtiment de la jeunesse, ce sont les rides ; la douleur de la force, c'est la faiblesse qui ne permet plus au bras de soutenir l'épée ; le châtiment de l'esprit, c'est l'hébétement précoce qui vient aux vieillards. Oh ! que nous sommes petits dans cet océan de grandeurs et de misères que Dieu a fait et qu'il est bon de ne jamais marquer dans la vie que par les belles et nobles actions !

Ce sentiment vous saisit au cœur lorsqu'on arrive à la fin du règne de François Ier. Ce roi de France, tout couronné de force, de plaisir et d'espérance, nous allons le voir maintenant triste, découragé et comme poursuivi par les menaces et la voix intime de la mort. Depuis cinq années, le caractère du roi avait visiblement changé ; dans sa jeunesse, brusque, colère souvent, il rachetait tout cela par la loyauté de son caractère, une magnificence de formes, une grandeur de sentiment, reconnues par tous ; on aimait ses habitudes chevaleresques, la joyeuseté de ses propos, la morale aimable même de ses poésies d'un scepticisme railleur pour les plaisirs et les femmes.

Il n'y avait plus rien maintenant de ce François Ier si royal et si gentilhomme ; le monarque souffrait d'une manière effrayante ; la pâleur de ses traits, ses joues creuses et vides, signalaient la présence d'une de ces maladies incurables qui ne lâchent leur proie que pour la livrer aux vers du tombeau. Quelques amis seulement savaient qu'il avait un ulcère secret qui le rongeait et le dévorait par des souffrances indicibles ; il venait d'appeler auprès de lui le plus habile des opérateurs, le chirurgien Ambroise Paré[1], presque un Dieu pour les vieux capitaines, car il avait guéri les plus affreuses blessures : qu'on s'imagine le duc de Guise recevant entre l'œil et le nez deux pouces de pointe de lance, le fer et le bois restant dans la blessure, et l'habile Ambroise Paré, arrachant avec dextérité ce fer et ce bois pour guérir une blessure qui paraissait incurable ; et l'âme du duc de Guise était si ferme, si impassible, que durant cette douloureuse opération, il ne fronça pas plus le sourcil que si on lui avait arraché un cheveu. Cet Ambroise Paré avait visité la plaie du roi, l'ulcère lui paraissait avoir des symptômes de gangrène tellement menaçants qu'il désespérait de l'en guérir. Ce n'était pas ici une blessure franche et sincère reçue à la face ou dans la poitrine par un coup de lance ou de bonne épée, mais une plaie dont le principe était dans le sang ; on la fermait, elle se rouvrait plus puissante encore ; elle jetait des matières inconnues ; et l'art chirurgical ne pouvait rien : on disait que le principe de cette affreuse plaie était dans le mal de Naples, rongeur de toute force, de toute beauté.

Il est dans la nature de la souffrance de rendre l'homme morose, méchant, cruel quelquefois. Au milieu des douleurs, on ne peut avoir ces attentions et ces convenances qui rendent la vie heureuse : il faut posséder une belle âme pour, lorsqu'on épuise la coupe du malheur, applaudir au bonheur des autres. Les visages heureux vous font mal, et l'on s'explique très-bien comment le lépreux autrefois rendait au genre humain l'horreur qu'il inspirait. Or, lorsque cette souffrance se mêle au pouvoir, elle aide et prépare la tyrannie irritée, capricieuse, sanglante ; on voudrait tout tapisser de noir quand on a le noir au cœur, et c'est ce qui explique ce malaise des actes et de la politique de François Ier aux époques qui précèdent sa mort. Il semble qu'il ne peut plus rester en place ; tout lui pèse : de Fontainebleau il court à Amboise, à Villers-Cotterets, ne conservant plus qu'un goût immodéré pour les exercices violents, qui semblent lui faire oublier les douleurs de sa plaie ; semblable au malade qui se tourne dans son lit pour obtenir un soulagement, et croit, qu'il est mieux parce qu'il n'est plus là où il était. Hélas ! la maladie comme la tristesse vous suit en croupe, cavalier de la mort, elle vous presse de ses étreintes, sans repos, sans relâche.

D'ailleurs tout vieillissait autour du roi ; ceux qu'il avait aimés avec tendresse s'avançaient dans la vie au milieu des dégoûts et de l'ennui. Sa sœur chérie, Marguerite de Navarre, atteinte déjà de la maladie qui la conduisit au tombeau, n'écrivait plus que des livres de repentance, comme le Miroir de l'âme pécheresse, pour gagner les joies et le repos du paradis. Le roi avait encore auprès de lui sa maîtresse, la duchesse d'Étampes : mais quel délice pouvait-il goûter ? à quel rôle était réduite cette favorite, garde-malade d'un roi ; et ce qui est plus triste encore, témoin du désabusement, du dégoût et des efforts de l'homme impuissant à sentir ? Il n'y a pas de rôle plus lamentable que celui d'une jeune femme obligée de distraire un de ces esprits et de ces corps ayant abusé de tout, et qui sont arrivés à la satiété : est-ce qu'on peut communiquer la vie à qui n'en a plus ? donner la puissance d'aimer à ce qui reste insensible ou animer le marbre toujours froid ? C'est l'antique supplice du corps vivant enchaîné à un cadavre. Oh ! qu'elles gagnent leur parure de diamants, les robes de pourpre, les rivières scintillantes aux cheveux et sur la poitrine, ces jeunes femmes qui se chargent de gazouiller quelques douces paroles auprès de ces vieux rois que rien ne peut plus amuser !

Quelque chose cependant restait encore vivace dans le cœur de François Ier, c'était le goût des arts[2], l'irrésistible attrait des palais et des monuments publics. À mesure qu'il se sentait devenir ruine lui-même, le roi voulait laisser quelque chose debout : Fontainebleau était achevé, au moins le bâtiment vieux, orné par le Primatice, par Rosso, d'une multitude de sujets mythologiques et de statues ciselées par Benvenuto Cellini ; les jardins étaient pleins des chefs-d'œuvre des maîtres italiens ; les arbres les plus rares du Midi se tressaient en treillage, et les eaux étaient parfaitement distribuées. À Villers-Cotterets, encore un palais, sorte de rendez-vous de chasse dans la forêt, imitation du petit château de Madrid au bois de Boulogne. Saint-Germain offrait ses bâtiments à la manière italienne ; et ce qui recevait le plus d'applaudissement du peuple de Paris, c'était les ailes que François Ier ajoutait au Louvre, jusqu'ici simple château fort, comme le Châtelet et la Bastille, et que le roi changeait en pavillons et en galeries, avec des colonnes, des marbres, comme les vastes bâtiments de Milan ou de Florence. L'attrait des arts a cela de particulier, qu'il console dans la vieillesse ; il ne demande pas l'activité d'un esprit toujours jeune. Il vient un temps où le goût et la réflexion rendent plus de services à l'art que l'ardeur juvénile qui veut tout faire et tout ordonner d'une manière confuse.

On a déjà parlé des dissensions qui tristement agitaient la famille royale, surtout le Dauphin et le m duc d'Orléans ; s'il avait été permis au roi de changer l'ordre successorial, évidemment le duc d'Orléans eût été préféré. Indépendamment de la tendresse sincère que lui portait la duchesse d'Étampes, il y avait dans ce jeune prince quelque chose de bon, d'enjoué, qui le rendait plus agréable que le Dauphin, sérieux, et entièrement dominé par Diane de Poitiers. Il allait, se battant contre les Anglais, monseigneur le duc d'Orléans, dans le camp accablé par la peste, visitant le soldat, le caressant avec tendresse, lorsqu'il fut malheureusement atteint de la fatale maladie. Il mourut presque aussitôt[3]. C'était le second fils que perdait François Ier : à la mort du premier, on avait fait peser le soupçon d'un empoisonnement, et l'Italien Montecucculi avait été écartelé. Cette fois, les mêmes soupçons arrivèrent ; on accusa tout le monde, Diane de Poitiers et Charles-Quint surtout ; on ne voulut pas trouver une cause naturelle à une mort pourtant qu'on pouvait expliquer par une affreuse contagion. Les soupçons auraient pu se porter sur Catherine de Médicis, depuis que le traité de Crespy assurait le Milanais au duc d'Orléans, car elle voulait ce duché pour elle-même et le Dauphin son mari. Catherine de Médicis, si jeune femme, si parfaitement agréable à François Ier, qu'elle suivait partout, dans ses chasses, n'avait qu'un désir, celui de lui plaire et de régner après lui. Catherine était Italienne ; la première, elle avait apporté à la cour de France cet art du poison, cette manière de se débarrasser à la florentine d'un ennemi, d'un adversaire. On la comparait à la fleur si belle et si éclatante du laurier-rose, et dont le suc néanmoins donne la mort. Mais qu'était-il besoin de ces soupçons ? Pourquoi supposer une cause extraordinaire lorsque l'événement pouvait être naturel, simple, et résulter pour ainsi dire de ces mille accidents du trépas qui n épargnent ni les princes ni les rois ?

On était si habitué à chercher des crimes dans les événements les plus ordinaires, qu'on accusa aussi la jalousie du Dauphin pour Diane de Poitiers d'avoir préparé la mort du comte d'Enghien, le vainqueur de Cerisoles. Dans ces jours où les délassements mêmes étaient des batailles, on avait simulé un beau tournoi à la Roche Guyon, et tandis que le comte d'Enghien était assis au pied d'un château fort, construit en bois pour l'esbatement des seigneurs, une pièce se détacha de l'échafaud, et le frappant à la tète lui brisa le crâne. On dit que c'était un fait exprès et que cette mort avait été amenée : par des jalousies de cour et des Vengeances personnelles. Rien de plus simple pourtant qu'un imprudent gentilhomme se fût aventuré à tous les coups comme à tous les hasards ; qu'on se rappelle plus tard Henri II, mourant dans un tournoi, percé d'un coup de lance ; était-ce là encore un attentat ? La vie aventureuse de tous ces jeunes hommes se jouait avec le danger, comme dans les tableaux au moyen âge la mort se mêlait aux esbatements des dames et chevaliers. Les habitudes des camps donnaient ce laisser aller de l'existence et cette nonchalance dans le péril.

À cette période, les actes de François Ier s'imprègnent d'un caractère inquiet de tyrannie ; le roi s'était servi longtemps de l'action parlementaire pour aider son pouvoir ; les gens de judicature lui avaient prêté appui en vertu du droit romain pour annuler les traités, protester contre la cour de Rome et établir cette haute jurisprudence publique qui avait rendu plus d'un service à la monarchie. Depuis, ces parlements parurent insuffisants au roi pour les procès criminels, capricieux et fantasques : alors fut adopté avec une sorte de régularité, le système de commission qui différait des arrêtés parlementaires, en ce que celle-ci n'était pas une juridiction fixe, permanente, ayant ses garanties dans le passé, le présent et l'avenir. La commission était formée pour le cas spécial du procès, avec des juges désignés par le roi lui-même, la plupart choisis dans le parlement, mais qui n'étaient pas le parlement. Par ce moyen le prince pouvait avoir des juges tout à fait à sa dévotion et n'ayant d'autre but en leur pensée que de servir la couronne, ce qui leur créait une situation exceptionnelle. Presque toujours le chancelier désignait ces magistrats, et il se trouva précisément qu'à la fin du règne de François Ier, le chancelier fut traduit lui-même devant une commission, pour être jugé comme il en avait fait juger tant d'autres.

Le chancelier Poyet n'était point un homme vulgaire[4] ; l'auteur de l'ordonnance de Villers-Cotterets, qui le premier posa en France des idées générales de procédure, appartenait à cette classe d'esprits qui aiment à comparer les idées pour en tirer des systèmes de gouvernement et de sociabilité. Mais en même temps le chancelier Poyet avait un caractère d'obéissance et de soumission qui pouvait en faire un instrument fort utile à la tyrannie, instruments qui une fois devenus impopulaires, sont souvent sacrifiés par les pouvoirs qu'ils ont servis. Il faut se faire quelquefois le bras d'un homme fort, mais on doit y apporter de certaines restrictions, une certaine manière de se ménager soi-même, afin que cet homme fort, pour gagner quelques applaudissements, ne vous sacrifie pas ensuite sans remords comme sans regrets. Telle fut la faute du chancelier Poyet ; trop complètement dévoué aux caprices mêmes du roi, ou de ceux qui avaient sur le souverain une certaine puissance d'opinion, il fut obligé souvent de changer de bannière et de chercher la faveur avec soucis et peines ; soumis successivement à la duchesse d'Angoulême, à la duchesse d'Étampes, à tout ce qui eut du crédit sur le roi, il fut brisé parce que à mesure que ce roi exigeait de nouveaux sacrifices du peuple par caprice ou par tyrannie, le monarque avait besoin de faire croire que ce n'était pas lui qui agissait, mais le chancelier : n'était-ce pas pour obéir à François Ier qu'il avait présidé la commission chargée de condamner Chabot, comte de Brion ? Et dès que le roi eut besoin de réhabiliter la mémoire de l'amiral, il dut faire tomber la faute tout naturellement sur le chancelier, qui avait trop blessé le parlement, pour que le parlement ne fût pas trop heureux de le juger et même de le condamner. Le chancelier Poyet fut d'abord privé des sceaux désormais confiés à François de Montholon, d'une famille parlementaire, hostile au chancelier Poyet. C'était presque une révolution dans l'ordre de judicature, et le chancelier conduit immédiatement à la Bastille, dut subir un procès criminel. Cependant trois ans se passèrent en instructions, et ce ne fut que durant la dernière année du règne de François Ier que les débats commencèrent sur le procès du chancelier Poyet.

À ce procès, plusieurs questions se présentaient : l'une qui tenait à la personne, l'autre qui se rattachait à la dignité. Quant à la personne, y avait-il assez de délits pour motiver une condamnation, et une condamnation capitale comme on le désirait ? Rien ne paraissait moins constant que les imputations faites au chancelier ; il n'y avait qu'un seul fait, malheureusement vrai contre lui, c'est qu'il avait servi le pouvoir en aveugle, avec une obéissance empressée ; et ce pouvoir avait fait des actes arbitraires ! Quand on est en disgrâce, les accusations viennent bientôt contre vous, la flatterie se change en horrible témoignage, et ce qu'il y eut de plus triste dans ce procès, ce qui doit peser sur la mémoire de François Ier, c'est que le roi lui même vint déposer contre le chancelier Poyet. C'était contraire à toutes les règles, à tous les principes qui protègent les sujets et garantissent la majesté souveraine : un prince se faire témoin contre un ministre devant le parlement, c'était descendre bien bas, et faire monter le sujet bien haut Mais à ce moment de malaise et de maladie, François Ier n'était plus le même ; un certain esprit de douloureuse inquiétude s'était emparé de lui, et je m'imagine que Louis XI dans sa dernière vie de Plessis-lès-Tours, se fût porté volontiers accusateur contre l'un de ses ministres, s'il avait eu le ferme dessein de le faire condamner.

Le second point à juger tenait à la dignité de chancelier, indélébile dans la personne du magistrat ; il était de règle qu'on pouvait enlever les sceaux au chancelier quand il était en disgrâce, et le roi était toujours maître de désigner une personne pour garder son scel ; cela s'était vu pendant le voyage de François Ier en Italie. Et tant il y avait de choses distinctes, le garde du scel privé n'était pas le garde des sceaux publics ; or, Guillaume Poyet n'était plus que chancelier, et la simarre était adhérente à son corps, ainsi que la peau aux os, comme disaient les jurisconsultes. On ne pouvait la lui arracher que par un jugement public, et une commission fut réunie à cet effet. Dans d'autres circonstances, on aurait conclu à la mort, car il était toujours populaire d'élever un ministre aux fourches de Montfaucon ; les règnes avaient besoin de cela quelquefois pour s'achever paisiblement. Mais y avait-il grief suffisant pour préparer une condamnation capitale ? Qu'avait donc fait le chancelier Poyet que le roi n'eût approuvé et signé de sa main ? Aussi la commission n'osa le condamner qu'à une amende et à un emprisonnement[5], sorte de satisfaction donnée aux ennemis du chancelier, homme remarquable du reste, travailleur comme les jurisconsultes de cette époque, où la rénovation du droit était dans toute sa splendeur. À partir de la disgrâce du chancelier Poyet, les édits et les lois de François Ier perdent l'éclat de cette législation générale qui caractérise les œuvres du chancelier Poyet.

En parcourant le livre des ordonnances, depuis le garde des sceaux Montholon jusqu'à Éverault et le chancelier Olivier, on ne trouve plus aucun de ces actes qui indiquent une pensée générale d'administration. Ce sont des édits un à un, déterminés par les circonstances et passagers comme elles, Montholon néanmoins a quelque régularité dans l'esprit et des pensées de jurisprudence empruntées au parlement et au droit romain ; c'est à lui qu'on doit la régularisation des gardes-scels ou notaires particuliers, chargés de conserver notes et actes même de bourgeois à bourgeois[6]. Montholon divise la France en treize recettes générales[7], avec les électeurs pour les aides[8]. On lui doit un règlement sur les mines de fer du royaume[9] ; il établit au sein du parlement de Paris une chambre spéciale pour le domaine[10], parce qu'il sait bien que là est le principal revenu de la couronne. Le garde des sceaux Éverault, tiré de moins haut que Montholon, est un simple maître des requêtes, Piémontais de naissance. En lui se trouvent peu d'idées générales de législation ; on le voit préparer des actes de discipline militaire ; il poursuit les hérétiques comme conspirateurs et séditieux, et tous ceux-là sont hérétiques qui ne souscrivent pas les formules établies par la Sorbonne[11]. Le chancelier Éverault se prononce contre le luxe ; il ne veut ni habits d'or, ni draps de soie[12] ; il confie aux baillis et sénéchaux l'administration des hospices[13]. Presque toujours à la suite de François Ier dans ses batailles, il s'occupe de la police des gens de guerre, de la levée du ban et de l'arrière-ban[14]. La plus large ordonnance d'Éverault est une organisation de l'amirauté et de ses attributions comme juridiction militaire[15].

Le chancelier François Olivier qui lui succède est président au parlement de Paris, tout à fait à la fin du règne de François Ier, et l'ordonnance qui le nomme est datée de Romorantin[16]. Plus grande capacité législative qu'Éverault, le premier, il conçut l'idée un peu romaine d'employer les mendiants valides aux travaux publics[17] ; son règlement contre les officiers comptables et le péculat est éminemment remarquable[18]. Les bases de l'administration des Quinze-Vingts à Paris furent établies par le chancelier Olivier[19], développant ainsi la généreuse pensée de saint Louis. Comme de grands désordres se manifestent dans le royaume depuis le calvinisme, le chancelier établit la peine de mort contre le port d'armes. Nous avons esté advertis des meurtres et homicides qui se faisoient et commettoient en nostre royaume par plusieurs personnes de diverses qualitez, portans harque-buzes et harquebutes appelées petits pistolets d'Allemagne, et aussi que pour tels harquebutiers nos forests estoient grandement dépopulées de bestes et gibier, nous avons fait certaines ordonnances prohibitoires, de ne plus porter ny tenir es maisons des particuliers aucunes des dites harquebutes, harquebuzes et pistolets : aussy de ne porter ny aller couvert d'armes, lesquelles ordonnances et prohibitions n'auroient esté observées et gardées, ainsi que nous espérions ; sçavoir faisons que nul de quelque estat, qualité ou condition qu'il soit, encore qu'il soit gentilhomme, soit de nos ordonnances, de nos ban et arrière ban et autres quelconques, sans aucuns excepter, n'ait à porter harnoys, ny aller couvert de quelques armes que ce soit, fors et exceptez toutes fois quant au port d'harnoys seulement les gens d'armes de nos dites ordonnances, qui pourront porter quand ils viendront en leur garnison, les harnois et armes dont ils ont accoustumé de se servir à la guerre, pour le devoir de leur estat ; et semblablement quand ils seront mandez pour aller en quelque lieu ou voyage pour notre service. Et si huict jours après la publication de nos dictes ordonnances et défenses, ils se trouvent aucuns portans et allans couverts des dits harnois et armes, excepté nos dits gens d'ordonnances es cas dessus dits, nous ordonnons, voulons et nous plaist, qu'ils soient punis et saisis au corps, et sur le champ sans autre forme et signe de procès, pendus et estranglez[20].

Ces actes inflexibles de précautions et de police étaient rédigés à l'époque où la décadence et la maladie faisaient des progrès considérables sur l'esprit et le corps de François Ier ; il y avait encore chez lui cette activité fébrile, capricieuse, qui se manifeste par soubresauts dans les existences maladives. Jamais le roi n'avait fait tant de voyages ; on peut le voir par la date des lieux où sont rendus ces édits : Fontainebleau, Moulins, Romorantin, Chanteloup, Saint-Germain, Arques, Blois, Chenonceaux, et partout il ne s'arrête que quelques instants ; impatient de quitter un manoir pour un autre, un bois, une forêt, pour un autre bois, une autre forêt. Cette activité se manifeste même par des pensées de guerre, et à peine vient-il de signer les deux traités de Crespy et d'Ardres avec l'empereur et Henri VIII, qu'il songe à renouveler les hostilités contre Charles-Quint. A peu près sûr de l'appui du roi d'Angleterre, il ne cherche qu'un prétexte ; la mort du duc d'Orléans vient de faire naître tout à coup une question politique qui se lie essentiellement au traité de Crespy ; par ce traité, Charles-Quint a promis de donner l'investiture du Milanais au duc d'Orléans ; ce prince mort, le droit est-il éteint avec lui ? François Ier ne doit-il pas en profiter, comme héritier naturel du duc son fils ? C'est par suite de cette réclamation que le roi sollicite une nouvelle entrevue pour interpréter les clauses du traité dé Crespy. Charles-Quint répond d'une manière évasive ; trop préoccupé des affaires d'Allemagne et de la nécessité surtout de repousser le Turc de la Hongrie, il en renvoie la solution à un temps plus éloigné, lorsque les troubles du protestantisme seront apaisés et les infidèles jetés hors du territoire chrétien.

Cette réponse est bien loin de satisfaire François Ier qui, dans la prévoyance d'une nouvelle situation de guerre, arme de nouveau ; s'il est vieilli, malade, il a autour de lui une jeunesse belliqueuse et des gentilshommes tout disposés à reprendre les armes. Dans la dernière guerre il a remarqué que ce qui avait hâté les progrès si rapides de Charles-Quint en France sur les voies de Paris, c'est que les villes frontières de seconde et troisième ligne n'étaient pas fortifiées ; et qu'une fois les places de l'extrémité soumises, l'ennemi pouvait marcher droit sur Paris. François Ier, avec son goût de bâtiment, son incessant besoin de construire, ordonne que des murailles soient partout élevées : Sainte-Menehould, Saint-Dizier, Chaumont, Ligny furent couronnées de créneaux sur leurs tourelles antiques ; les portes furent bardées de fer et les chaînes des ponts suspendues sur des fossés profonds ; la France fut couverte de ces petites cités à mangonneaux, dont les débris disparaissent chaque jour ; bijoux de pierre, jolis castels à pavillon dont la girouette criarde annonçait pendant la nuit les grosses bouffées du vent d'automne ! construire de ces castels tourelés avec des plates-formes pour l'artillerie, des meurtrières pour les arquebuses et les fauconneaux ; élever des rendez-vous de plaisance et de chasse, des palais à la manière italienne, furent comme les derniers travaux et les derniers goûts de François Ier, alors même que la douleur l'abîmait sous ses étreintes mortelles.

Ce qui retentit aux oreilles d'un malade comme le bruit d'un glas funèbre, c'est la mort de ceux qui ont vécu de sa vie. Un triste avertissement pour François Ier, ce fut donc la charte scellée de noir qui lui annonça que Henri VIII avait touché la tombe[21]. Ce prince tout sensuel, dont la corpulence était tellement arrondie qu'on était obligé de le hisser sur des poulies pour le jeter dans son lit, ce véritable pourceau matériel, comme l'autre réformateur Luther l'était au moral, ce tyran qui imposait à l'Angleterre sa séparation avec le catholicisme[22], ce tueur de jeunes femmes, avait vécu dans la plus haute intimité avec François Ier, Ce n'était que par hasard, instantanément que la guerre avait éclaté ; entre eux les sympathies étaient grandes ; du même âge, ils avaient à peu près les mêmes défauts ; Henri VIII mourait d'un abcès à la cuisse, plaie affreuse qui le rendait dégoûtant. — Il fallait bien que le sensualisme fût puni dans son propre péché —. Et n'était-ce pas une plaie aussi sanglante qui préparait la mort de François Ier ?

Cette mort de Henri VIII retentit comme quelque chose d'affreux qui ébranle les parois du crâne, et le roi de France se frappa de l'idée qu'il ne devait pas survivre à son allié. Alors il se mit encore à parcourir tous ses châteaux, ses résidences : d'une forêt il court à l'autre ; qu'importe le froid qui gèle la terre et ne permet pas aux chevaux de galoper ? lui veut courir ; la chasse le secoue et le brise, qu'importe, il veut la chasse. Il erre comme une âme en peine : chaque phénomène, chaque évènement naturel le frappe d'une égale terreur ; les jappements d'un chien qui hurle ; le corbeau ouïe hibou qui vient s'abriter sur le toit ; le vent qui souffle aux vitraux avec ses mille voix lamentables. Dans ce mois de février terrible de glaces et de verglas, on trouve des chartes datées de Dampierre, de la Muette, de Villepreux et de Saint-Germain.

Le voici maintenant à Limours dans le Hurepoix ; il annonce qu'il veut y passer le carnaval : il y aura des mascarades et des fêtes ; le roi lui-même paraîtra au bal ; on fera du bruit, de la joie, un retour vers les saturnales de la jeunesse ; et le lendemain tout à coup le roi part de Limours, et vient à Loches en Touraine. Là des douleurs affreuses le saisissent ; il souffre d'indicibles tourments ; lui qui avait rêvé des fêtes, des plaisirs des mascarades, il ordonne immédiatement le départ de ses équipages pour Saint-Germain. Là près de Paris, il a toutes ses aises, les médecins les plus savants, les opérateurs les plus habiles, et Ambroise Paré le premier. Un caprice le prend en route : c'est à Rambouillet qu'il s'arrête ; il arrive avec le dessein de n'y coucher qu'une nuit, nuit un peu plus heureuse, un peu moins souffrante. Le lendemain le son des cors retentit ; il commande une chasse infernale avec des meutes contre le sanglier et le cerf. Ce fut comme la chasse de la mort, car le roi à son retour s'alita pour ne plus se relever. La fièvre le saisit, avec ces symptômes terribles qui annoncent la fin de l'homme. Alors revinrent à lui les souvenirs de sa vie, les scandales de son existence, et roi très-chrétien, il voulut mourir chrétiennement ; il dicta ses dernières volontés, recommandant à son fils : le soulagement du peuple ; c'était le mot des rois à leur lit de mort ; il lui conseilla d'employer le cardinal de Tournon et le maréchal d'Annebaut. Conservant ses méfiances contre le connétable de Montmorency, il répéta plusieurs fois au Dauphin de ne point s'en servir et surtout de ne jamais donner trop de crédit aux ducs de Guise, à cette maison de Lorraine, qui pouvait mettre : les enfants royaux en pourpoint et tous les sujets en chemise. Ce furent les dernières paroles du roi qui expira le 31 mars 1547, à cinquante-deux ans environ, après en avoir régné trente-trois[23]. Son corps fut porté à Saint-Denis en France, la demeure royale, où vous voyez encore son magnifique tombeau, témoignage splendide de la renaissance des arts. Selon le vieil usage le cœur du roi fut donné à un ordre religieux, parce que cela signifiait que ce qui avait été grand et supérieur, retournait après la mort à l'égalité du cloître, où tout était dans la fraternité la plus grande, comme dans la république des trépassés. Quand tout tombait en poussière, il était beau de voir gisant sur un sépulcre un corps tout de marbre avec l'épée au côté, les mains jointes, les pieds sur les sandales de pierre, ou bien agenouillé dans l'attitude de la prière. Et là on lisait au bas une courte et humble épitaphe qui traversait levages. Au milieu de tant de débris dans les choses humaines, on trouve encore les ruines de quelques tombes abritées dans les églises, avec l'espérance de la vie éternelle, symbole de' l'immortalité que donne la seule pensée catholique.

 

FIN DU QUATRIÈME ET DERNIER VOLUME

 

 

 



[1] Né à Laval dans le Maine, vers le commencement du XVIe siècle.

[2] Voici encore un témoignage de cet amour des arts qui domine François Ier même à la fin de sa vie.

Françoys, etc., a nostre amé et féal conseiller et trésorier de nostre espargne Me Jehan Du val salut et dilection. Nous vous mandons que des deniers de notre d. espargne vous payez, baillez et délivrez comptant a notre cher et bien amé peintre Francisque de Boullongne la somme de six cens soixante quinze livres tournois, faisant la valleur de 300 escuz d'or soleil à 45 s. tourn. pièce, que nous luy avons ordonnée et ordonnons par ces présentes, tant pour ung voyaige qu'il fait par ses journées de ceste notre ville de Doullens à Rome ou nous l'envoyons afin de pourtraire plusieurs médailles, tableaux, arcs triumphaux et autres anticailles exquises y estans que nous desirons veoir aussi choisir et adviser celles que nous y pourrons recouvrer et achapter que pour le séjour et despence que a cette occasion faire lui conviendra au d. Rome, etc. Donné à Doullens le 13e jour de février l'an 1539-40. Françoys.

Bibl. du Roi, Mss. Fontanieu, portef. vol. 250. Reg. de François Ier.

[3] Le Dauphin mourut à Forêt-Montier, près d'Abbeville, le 9 septembre 1545.

[4] Lettre du chancelier Poyet au cardinal de Tournon. —Bibl. Roy., Mss. de Béthune, n° 8535, f° 84.

Monseigneur, la grandeur de votre cueur et bonté vousconduyra s'il vous plaist à donner ayde à celluy qui est au comble de toutes les tribulations et afflicsions qui pourroit jamais ainsy que avez peu entendre tant de mon honneur que de ma personne que l'on va présentement conduyre en cappctyvyté misérable. Je ne vous peulx autrement faire ma plaincte et suplycasion pour la détresse en laquelle je suis ; aidez s'il vous plaist et secourez celuy qui ne l'a pas mérité et qui avoit délibéré le faire a son pouvoir. À Argilly le 3e d'aoust 1542. Votre très humble et obéissant serviteur. Guillaume Poyet.

Lettre du chancelier Poyet au roi. — Bibl. du Roi, Mss. de Béthune, vol. cot. 8505, p. 55.

Syre, puisque je suys asy malheureux que estre en vostre indignation et maie grâce que m'est chose griefve que je ne le puis pourter, je vous supplye que me octroyés une grâce que sera se plaist à vostre majesté et bonté acostumée me faire congnoistre la faulte que je puys avoyr faicte, et je vous en satisferay promptement ou sy non, syre, pour l'honneur tfu service auquel il a pleu m'avoyr mys me permettre d'aller en ma maison ou je tiendray tel aresten sy grande surté qu'il vous plaira pour après faire de ma personne ce qu'il vous plaira en ordonner.

Votre très humble et obéissant subjet. Guillaume Poyet.

Voyez Procès criminel du chancelier Poyet. — Bibl. du Roi, Mss. de Mesmes, in-f°, n° 8434-6.

[5] Arrêt de la commission du parlement qui déclare le chancelier Poyet inhabile à remplir aucun office royal, le destitue de son office de chancelier, le condamne par corps à 100.000 liv. d'amende pour concussions, malversations et abus de pouvoir, et ordonne que pendant cinq ans il restera en telle ville qu'il plaira au roi, sous la garde et surveillance qu'il voudra bien lui imposer. — Paris, 24 avril 1545, après Pâques. — Bibl. Roy., Mss. de Béthune, vol. cot. 852, f° 47.

[6] Angoulême, novembre 1542 (Fontanon, I, 708).

[7] Cognac, décembre 1542 (Fontanon, II, 827).

[8] Saint-Germain-en-Laye, 17 mai 1543 (Fontanon, II, 890).

[9] Saint-Germain-en-Laye, 18 mai 1543 (Reg. du parl. de Paris, vol. N, f°22).

[10] Paris, mai 1543 (Fontanon, II, 245).

[11] Paris, 23 juillet 1543 (Fontanon, IV, 425).

[12] Fontainebleau, 3 décembre 1543 (Fontanon, I, 988).

[13] Fontainebleau, 19 décembre 1543 (Fontanon, IV, 574).

[14] Fontainebleau, 3 janvier 1543-4 (Fontanon, IV, 660).

[15] Fontainebleau, février 1543-4 (Fontanon, II, 18).

[16] Lettres des provisions de l'office de chancelier de France, vacant par la destitution de Guillaume Poyet en faveur de François Olivier, président au parlement de Paris. Romorantin, 28 avril 1545.

[17] Saint-Germain-en-Laye, 16 janvier 1545-6 (Ordon. 0, f° 493).

[18] Saint-Germain-en-Laye, 1er mars 1545-6 (Fontanon, II, 629).

[19] Fontainebleau, mai 1546 (Fontanon, II, 129).

[20] Fontainebleau, 16 juillet 1546 (Fontanon, I, 645).

[21] Henri VIII mourut dans la nuit du 28 au 29 janvier 1546-7, dans sa cinquante-cinquième année et la trente-huitième de son règne.

[22] Tout ce qui touche aux progrès de la réforme sous François Ier avec l'histoire particulière de Luther et de Calvin, se trouve dans mon travail spécial sur la Réforme et la Ligue.

[23] Le trespas, obsèques et enterrement du roy François, premier du nom. — Déploration de la mort de feu hault, puissant et noble roy Françoys de Valois, premier de ce nom, avec plusieurs épitaphes à la louange du d. Seigneur. — Paris, Nicolas Buffet. — Bibl. du Roi, Rec. de pièces, cot. L, 615.