FRANÇOIS Ier ET LA RENAISSANCE. 1515-1547

TOME QUATRIÈME

CHAPITRE VIII. — DERNIÈRES RELATIONS DIPLOMATIQUES DE L'EUROPE SOUS FRANÇOIS Ier.

 

 

Traités avec la Porte Ottomane. — Mécontentement de Soliman II. — Venise. — Ses rapports avec les Turcs. — Négociations de François Ier avec la sérénissime république. — Voyage des envoyés secrets. — Assassinat et enlèvement des papiers en Italie. — Mission du capitaine Paulin à Constantinople. — Développement de l'alliance protestante. — Traité spécial avec la Suède et le Danemark. — Affaiblissement des rapports avec Henri VIII. — Alliance écossaise. — Charles-Quint. — Sa situation diplomatique en Italie. — Sa politique envers la Porte Ottomane. — Causes de l'expédition d'Alger. — Mauvais succès des Espagnols. — Négociations d'un traité avec Henri VIII. - Nouveaux projets de partage sur la France. — Diplomatie de Soliman II en Hongrie. — En Italie, auprès de François Ier. — Esprit des nouveaux rapports de l'Europe.

1540-1543.

 

Aucune des négociations suivies pendant le séjour de l'empereur en France n'était restée secrète pour la Porte Ottomane. Tel était alors l'esprit actif de l'islamisme qu'il se rattachait à toutes les situations ; et, comme une puissance qui s'accroît, la Porte Ottomane était devenue l'arbitre de la paix et de la guerre entre plusieurs cabinets de l'Europe. On s'imagine bien que les engagements pris à Paris ou dans les voyages à Amboise, à Blois, entre François Ier et Charles-Quint, avaient profondément affecté Soliman II ; il s'en était d'abord vengé par des injures contre la probité et l'honneur du roi de France. Plus tard, mieux informé du peu de sincérité des paroles échangées entre les deux princes chrétiens, le sultan cessa de s'inquiéter de cette paix momentanée que les ambitions respectives briseraient bientôt. La Porte y avec sa finesse habituelle, dut comprendre que des princes qui visaient également à la supériorité européenne devaient entrer tôt ou tard dans une nouvelle lice, et que les batailles violentes recommenceraient sous les moindres prétextes.

Dans cette situation inquiète des États européens, Venise avait cherché à conserver tout à la fois sa prépondérance commerciale et sa supériorité politique. Comme république commerçante, Venise devait être nécessairement en rivalité avec Gênes, la cité protégée par Charles-Quint. Il n'y avait pas de nom plus odieux aux sénateurs réunis au palais ducal que celui d'André Doria, dont les galères avaient menacé les lagunes. De là les haines de Venise contre les Génois si hardis commerçants. Ajoutez que, possesseur de cités et de provinces en terre ferme, la sérénissime république se trouvait en hostilité constante avec les empereurs qui convoitaient déjà le Frioul, la Dalmatie, les villes de Lac de Garde et Vérone spécialement. Ces causes devaient porter les Vénitiens à se lier avec tout ce qui était ennemi de la maison d'Autriche ; d'où cette intimité de rapporta entre les rois de France et Venise, rapprochés par des intérêts matériels, et défendant une même situation contre Charles-Quint. Si quelquefois il y avait eu refroidissement entre Venise et la France, ceci venait d'injures instantanées, de quelques propos durement échangés ; on revenait instinctivement à l'alliance effective, simple et naturelle.

Un principe commercial poussait les Vénitiens à chercher partout des débouchés pour demeurer ainsi maîtres de l'industrie et du transit entre les puissances de l'Europe. Les conquêtes des Turcs sur l'Adriatique et la Méditerranée avaient menacé la sécurité de Venise ; et pourtant elle n'osait pas faire la guerre : qu'avait-elle à y gagner ? Ses vastes magasins du quai des Esclavons, ses ports, ses canaux étaient remplis de toutes les épiceries et des produits de l'Egypte, et ces contrées étaient au pouvoir des musulmans. Si donc la guerre éclatait entre Venise et Soliman II, le commerce de la sérénissime république était perdu ; les Vénitiens, cessant d'être les intermédiaires entre l'Orient et l'Occident, abdiquaient la cause de leur splendeur, et les Turcs irrités pouvaient faire sentir leurs cimeterres sur les têtes abaissées des Esclavons et des Dalmates abrités sur la place Saint-Marc. Les puissances d'ailleurs qui reposent sur un principe commercial n'ont pas toujours, dans leurs rapports, une moralité affranchie de tout intérêt ; le commerce même, en restant probe, se sépare nécessairement de la rigidité religieuse et des sentiments purs et chevaleresques.

Toutes ces causes avaient déterminé la paix entre Venise et la Porte Ottomane[1] ; la sérénissime république lui cédait Napoli de Romanie, un ou deux ports sur l'Adriatique ; et moyennant cette concession, le sultan lui ouvrit encore une fois le commerce de la Syrie et de l'Egypte. Ce traité s'était accompli par l'intervention de François Ier : il paraît même (d'après une correspondance secrète) que, pour mieux se placer dans les intérêts et les affections de la Porte, le roi de France avait secrètement communiqué les instructions des envoyés vénitiens, afin que le Turc pût parfaitement connaître la somme précise des sacrifices que la sérénissime république consentait à s'imposer plutôt que de subir une rupture. Le divan était donc demeuré ferme, assuré d'avance que les envoyés de Venise offriraient des conditions dans les limites que le sénat avait élargies. Ces bons offices de François Ier auprès de la Porte, ces communications intimes avaient surtout pour objet d'effacer les préventions que Soliman II avait conçues sur la loyauté des rapports établis entre lui et le roi de France depuis le séjour de Charles-Quint à Paris ; et, à cet effet, François Ier désigna une double ambassade pour Venise et Constantinople ; désirant annoncer les intentions définitives d'une guerre prochaine et irrévocable contre Charles-Quint.

Ces ambassadeurs n'avaient pas de caractère officiel ; le roi de France craignait encore les accusations de la chrétienté tout entière, si l'on apprenait qu'une seconde fois il cherchait à troubler l'Europe en renouvelant ses alliances impies avec les Turcs. Il y avait en Italie des hommes d'un génie adroit, fertile, unis étroitement à la cause française ; comme ils étaient sans dignité publique à la cour de France, il était très-facile au roi de leur confier une de ces missions privées que l'on peut toujours désavouer. Le roi désigna donc César Frégose, de la famille génoise si dévouée à sa personne ; puis, Antonio Rincone, Piémontais, attaché à sa chambre comme gentilhomme, mais qui pouvait retourner en Italie sous prétexte de ses affaires de famille et d'intérêts domestiques. César Frégose fut chargé de la mission pour Venise, et Antonio Rincone devait aller à Constantinople : leurs instructions écrites de la main du secrétaire d'État portaient ; Qu'ils eussent à parfaitement rassurer la sérénissime république et le sultan sur la portée des conventions conclues entre Charles-Quint et François Ier, simple trêve pour reprendre plus tard les armes. Le roi de France félicitait la Porte Ottomane et la sérénissime république de ce qu'elles avaient l'une et l'autre resserré leurs liens ; et, dans un cas prochain et prévu, cette triple alliance favoriserait indubitablement un système de répression dirigé contre les ambitieuses menées de l'empereur Charles-Quint. Ces instructions très secrètes devaient être communiquées aux inquisiteurs d'État à Venise, et au seul divan à Constantinople.

Quand une diplomatie a un certain caractère d'intelligence et d'activité, il est difficile qu'elle ne sache pas les plans même les plus secrets ; et Charles-Quint eut bientôt connaissance de la double légation qui se dirigeait sur Venise et Constantinople. L'empereur, dès lors, mit la plus haute importance à connaître les instructions de Frégose et de Rincone, d'abord pour en savoir la portée et les termes ; ensuite, pour les publier, les communiquer au pape et à l'Europe chrétienne, afin de flétrir publiquement François Ier avant de commencer une grande guerre, une forte croisade contre l'ennemi du nom chrétien. Bientôt l'empereur apprit que César Frégose et Rincone, dédaignant la voie de la mer, devaient s'avancer par le Piémont, l'Italie, jusqu'à Venise, et de là s'embarquer pour Constantinople ; alors, sans hésiter, Charles-Quint résolut de faire enlever à tout prix les papiers des ambassadeurs. Depuis la mort d'Antonio de Leva, le marquis de Guast gouvernait le Milanais et la portion du Piémont que la conquête y avait ajoutée ; fort dévoué à l'empereur, le marquis de Guast avait ce caractère italien qui ne s'arrête devant aucune entreprise lorsqu'il s'agit de l'utilité publique ; et ce que l'empereur résolut fut immédiatement décidé dans sa pensée, tandis que César Frégose et Rincone s'avançaient vers le Piémont ; tous deux se croyaient fort sûrs du secret : Rincone, un peu gros, poussif, paresseux et avec cela plein de cette sécurité qui donne à l'homme un esprit joyeux, bon vivant, avait préféré la voie du Pô qui, depuis Turin, vous porte jusqu'à l'Adriatique ; dangereux voyage pour l'ambassadeur, car il fallait traverser toutes les terres impériales, province pleine de soldats, et si l'empereur était informé de la mission, n'était-il pas à craindre un de ces coups de main qui n'avaient pas épargné Mareviglio (Merveille), l'écuyer envoyé auprès de Sforza à Milan ?

L'ordre en effet de Charles-Quint était précis ; on devait enlever les papiers de la négociation : y avait-il projet d'assassiner César Frégose et Antonio Rincone ? A cette époque, la vie des hommes, en Italie surtout, n'était pas assez sainte pour qu'on ne la sacrifiât pas à la politique, ainsi que Machiavel l'avait écrit. Il est probable même que pour laisser le moins de traces possible de l'attentat qu'on méditait, on put poser la nécessité de quelques coups de poignard ; et les prétextes ne manquaient pas : César Frégose et Rincone étaient Italiens, sujets rebelles de l'empereur, et à ces titres deux fois traîtres. D'après les ordres du marquis de Guast, les deux envoyés furent saisis dans leurs barques près de Casai, et là comme ils firent résistance pour défendre leurs papiers, frappés de plusieurs coups de dague, ils furent jetés dans le fleuve. Par cet attentat, le marquis de Guast resta maître des instructions du roi pour Venise et la Porte. Quand il fallut s'excuser, on trouva mille prétextes ; on nia d'abord le fait, on prétendit : Que l'assassinat était indépendant de la volonté de l'empereur ; c'était une rencontre, un choc entre des barques, une querelle de soldats et de mariniers. Ce que voulait le marquis de Guast, c'était les papiers, et il les avait obtenus avec les moyens de convaincre le monde chrétien que François Ier cherchait de nouveau à le troubler par des alliances avec les ennemis de la religion et des peuples fidèles.

Le bruit de l'assassinat de César Frégose et d'Antoine Rincone retentit sur tous les points de l'Europe, et François Ier eut le soin d'en grandir la gravité. Gomme il voulait tenir secrète, autant que possible, la mission des deux envoyés et renier leur mandat, il n'osait dire qu'ils fussent revêtus du caractère sacré d'ambassadeurs : tous deux seulement étaient officiers à son service ; et n'était-ce pas attentera la dignité royale que d'avoir fait fouiller, visiter, puis, frapper du poignard des chevaliers de ses ordres ? A cela le marquis de Guast répondait : que César Frégose et Rincone n'étaient que des déserteurs, des transfuges et sujets de l'empereur ; ils avaient pu être punis. Au reste, ce qui inquiétait le plus vivement François Ier, c'est que Charles-Quint, maître des instructions, allait les communiquer partout en Europe pour le rendre odieux ; et alors il se décida presque publiquement à solliciter une alliance avec la Porte ; profitant de la récente indignation que l'assassinat du Pô avait produite, il désigna pour une ambassade officielle le capitaine Paulin, dont j'ai parlé, créé récemment baron de la Garde, chef des galères de Marseille[2], et très-capable de mener à bonne fin une telle négociation. Ce n'était plus seulement pour obtenir un traité secret avec le Turc, mais pour sanctionner une alliance offensive et défensive ; le pavillon de France fleurdelisé s'unirait ostensiblement au croissant et à la queue de cheval des pachas, la flottille de Barberousse passerait au service du roi de France ; Paulin y joindrait ses galères capitanes ; les escadres turques seraient reçues dans tous les ports de France, et l'on agirait ainsi fortement contre Charles-Quint, l'ennemi commun.

Ainsi rien de plus hardi, de plus net, que les nouvelles relations diplomatiques de François Ier avec la Porte Ottomane. En vain on avait voulu déguiser ce traité sous les formes d'une convention commerciale qui assurait les privilèges les plus larges aux négociants de Marseille, et l'on disait que le capitaine Paulin était allé à cet effet à Constantinople. Ceci n'était qu'un prétexte : François Ier déguisait, autant qu'il le pouvait, ses intentions définitives. La politique prenait un caractère, sinon déloyal, au moins tout à fait en dehors du moyen âge. Les idées marchaient avec le XVIe siècle ; les pensées de croisade n'étaient plus dans l'esprit des générations aussi énergiques, aussi ardentes. Toutefois la force des principes religieux était encore trop vivace pour ne pas jeter un côté odieux dans la vie de François Ier. Quelques dépêches du capitaine Paulin existent sur son séjour à Constantinople ; partout il trouva un bon concours dans le divan, tout disposé à combattre Charles-Quint.

Le caractère religieux s'efface de plus en plus dans les relations diplomatiques du roi de France. Le développement de l'alliance protestante avec la ligue de Smalcalde est une séparation très-prononcée avec l'idée catholique. Le roi de France s'unit à l'hérésie sans hésitation, et ce principe François Ier le porta dans ses relations nouvelles avec la Suède. À la suite de cette révolution qui, par une continuation de merveilles, porta Gustave Wasa sur le trône Scandinave[3], ce pays de glace et de fer brisa ses vieux liens avec l'Église romaine : ingrate contrée qui ne se souvenait pas que le catholicisme et Rome au Xe siècle l'avaient arrachée à la barbarie ! Le premier soin de Gustave Wasa quand il eut la couronne au front, ce fut de chercher un appui à son gouvernement nouveau, et François Ier s'offrit immédiatement pour soutenir son indépendance. Désormais les Suédois prendraient part à la lutte germanique, et plus tard on les verrait au cœur de l'Allemagne dicter des lois à l'Empire. Il devint dans la politique de la France de prendre à sa solde les Danois et les Suédois et de renouveler les traités de subsides qui changèrent les bases de la constitution de l'Empire sous Henri IV et Richelieu. Ainsi, par tous les points vulnérables, François Ier cherchait des ennemis à Charles-Quint, les protestants en Allemagne, les infidèles en Turquie ; et bien qu'il maintînt la pureté de la foi en France par des édits sévères et des proscriptions publiques[4], il soutenait la révolte contre l'Église, sur les bords de l'Elbe et du Rhin comme dans la Baltique. Le roi sécularisait les idées politiques.

Cependant la diplomatie de François Ier voyait se perdre ou au moins considérablement s'affaiblir son alliance, d'abord si intime, avec Henri VIII d'Angleterre. Si l'on suit attentivement la longue série de chartes ou correspondances, écrites depuis le double avènement des deux rois, on doit reconnaître que jamais amitié plus vive, plus expressive, n'avait existé entre souverains ; pendant vingt ans François Ier et Henri VIII s'étaient traités de bons parents, d'invariables alliés ; dans toutes les questions, ils s'étaient prêté un mutuel appui, et François Ier, se posant comme intermédiaire entre Clément VII et le roi d'Angleterre, avait espéré finir cette question de schisme que le divorce de Henri VIII avait suscité. Comment cette alliance s'était-elle affaiblie ? Quelles causes avaient porté Henri VIII à se séparer de la France ? Le roi des Anglais avait espéré d'abord que François Ier, le soutenant dans le schisme, aurait lui-même séparé sa monarchie de la souveraineté religieuse de Rome catholique, et, comme le roi ne l'avait point fait, cette hésitation lui avait paru un blâme indirect. Mais la véritable cause de la rupture complète, absolue, ce fut l'alliance intime de François Ier avec les rois d'Ecosse : deux siècles de l'histoire étaient remplis d'ardentes rivalités entre les Stuarts et les rois d'Angleterre ; le sol, ensanglanté si longtemps, rappelait des haines profondes ; or François Ier avait donné sa fille à un Stuart ; ce prince mort, l'alliance tombait d'elle-même[5]. Toutefois Jacques V avait laissé une fille, enfant encore, Marie Stuart, et cette jeune héritière, qui l'obtiendrait ? Le roi de France resterait maître évidemment de choisir V époux de Marie, tandis que Henri VIII la désirait pour un de ses fils, afin de préparer la réunion des deux couronnes. Dès ce moment les positions changèrent ; Henri VIII témoigna de la méfiance, puis de la haine pour François Ier ; et, comme son caractère passionné se laissait aller à tous les ressentiments, bientôt éclaterait la guerre. Ce roi, surexcité par la jalousie, paraissait toujours l'œil enflammé, la bouche écumante à la moindre contradiction, et les prétextes ne lui manqueraient pas.

En face de ce rôle turbulent et hardi qu'avait pris François Ier dans le monde catholique, la position de Charles-Quint naturellement se simplifiait. L'empereur n'avait qu'une situation magnifique à saisir : se poser comme le défenseur de la nationalité chrétienne. Quelle immense popularité ne lui avait pas donnée l'expédition de Tunis et ces milliers d'esclaves délivrés par sa main puissante et entourant son char de victoires ! Quand François Ier attirait les Turcs en Hongrie, en Italie, lui, Charles-Quint préparait une expédition contre Alger avec la vigueur et la pensée d'une croisade sous André Doria, le chef de la république de Gênes. Charles-Quint aimait cette belle cité de Gênes, ses palais de marbre au milieu de riches corbeilles de fleurs, ses statues antiques cachées sous des espaliers d'orangers et de roses. Chaque fois qu'il passait à Gênes il habitait le palais Doria pour honorer le vieux capitaine. Maintenant plus que jamais, il avait besoin d'étonner, d'éblouir l'Europe par une expédition contre Alger, l'abri des pirates. Cette expédition ne fut point heureuse comme celle de Tunis ; commencée trop tard, la tempête secoua vigoureusement les navires[6], et, malgré l'expérience de Doria, la mer fut couverte de débris ; les vents impétueux du désert, les sables soulevés, les rafales furieuses brisèrent les tentes, accablèrent les troupes de maladies ; et, après quelques victoires sur l'Arabe ! l'empereur fut obligé d'évacuer le territoire africain. Ce fut là une de ces douleurs qu'une grande âme seule peut subir.

Charles-Quint n'en persista pas moins dans ses desseins ; de ce qu'il n'avait pas réussi contre l'infidèle, sa position n'en était pas moins bonne à la face des peuples chrétiens. Tel avait été l'effet désastreux produit par l'alliance publique de François Ier et de la Porte Ottomane, que presque partout il se fit une ligue contre lui et la Porte Ottomane. En Allemagne[7], les querelles religieuses furent suspendues pour armer contre les infidèles ; les protestants ne voulurent point subir l'odieux d'un abandon de la cause générale : ils arrivèrent avec la même ardeur que les catholiques, offrant ainsi à l'empereur le secours de leurs bras et de leurs deniers ; Ferdinand, roi des Romains, put promettre à son frère une forte armée germanique, barrière d'acier contre les infidèles. En Italie, plus spécialement menacée pair les flottes de Soliman II et de Barberousse, on reconnut que le seul moyen de salut, c'était le loyal protectorat de Charles-Quint : Venise même commençait à s'ébranler en voyant que le sultan tenait si mal ses promesses et que les galères de Barberousse menaçaient déjà les lagunes ; Gênes était à Charles-Quint par l'amour que lui portait Doria ; dans les malheurs publics de leur race, les ducs de Savoie et de Piémont lui restaient également fidèles, et dans une récente entrevue que le pape et l'empereur avaient eue à Lucques, toute leur conférence avait roulé sur les deux objets absorbants à cette époque, le concile et la croisade. Le concile devait se réunir à Trente, ville moitié allemande et moitié italienne, image de cette assemblée appelée à décider sur l'universalité de l'Église. Enfin, quant à la croisade, Paul III, tout en ménageant par l'expression François Ier, n'avait pas trouvé assez d'indignation pour les conseillers perfides qui l'avaient poussé à s'unir étroitement avec la Porte Ottomane. Le pape promettait des levées d'hommes, des secours pécuniaires, en un mot, tout ce qui pouvait assurer la grande impulsion d'une guerre chrétienne contre l'empire ottoman.

Mais ce qui dut visiblement raffermir Charles-Quint dans sa résolution d'une guerre contre François Ier, ce fut l'alliance inespérée que lui fit proposer Henri VIII d'Angleterre. Depuis le divorce de Catherine d'Aragon, le ressentiment t'était montré bien vif entre les deux couronnes. Le temps amène des modifications dans les idées, et la politique ne reste jamais dans les mêmes voies : Henri VIII voyait toujours avec colère le développement de l'union entre l'Ecosse et la France dont la jeune Marie Stuart deviendrait le vivant symbole. La faveur toujours croissante de Lenbox cimenta une alliance anglo-espagnole dont le but était de donner l'Ecosse à Henri VIII et à Charles-Quint les provinces que la maison de Bourgogne avait possédées en France à l'époque de ses grandeurs. Un point historique à constater, c'est qu'il ne s'est jamais fait un traité d'union entre souverains contre la France sans qu'il ne fût question de son morcellement, de manière à rendre impuissants les efforts de cette nation active et valeureuse, qui a toujours besoin de remuer le monde pour Caire accepter la supériorité de ses moyens. S'il ne fut réveillé aucune pensée religieuse entre Henri VIII et Charles-Quint dans ce traité[8], sa tendance naturelle devait pousser successivement le roi des anglais vers l'Église catholique ; et l'histoire doit constater que, dans les dernières années de sa vie, Henri VIII eut d'incontestables retours vers la vieille foi.

Dans la marche terrible du mahométisme on a dû remarquer ses conquêtes rapides, immenses ; la force du corps, la puissance des armes préparaient la victoire aux enfants du prophète. La période qui s'ouvre au XVe siècle par la prise de Constantinople est empreinte d'un caractère diplomatique plus efficace que la conquête. A partir de ce temps, l'empire turc entre dans le mouvement politique de l'Europe par des traités et des négociations qui servent prodigieusement ses progrès. Le sentiment de violence religieuse qui sépare les sectateurs de Mahomet des chrétiens s'affaiblit : si les masses gardent encore une sombre haine, les membres du divan, les hommes d'intelligence, les sultans surtout suivent à l'égard des puissances de l'Europe une politique plus humaine et plus réfléchie. À la face des dissensions qui séparent les princes entre eux, le divan a bientôt aperçu qu'en favorisant les uns, en combattant les autres, les Turcs auront une bien plus grande facilité pour étendre leurs conquêtes et grandir leurs richesses. De là ces négociations dans la Hongrie, dans la Transylvanie, et jusque dans le centre de l'Allemagne : si un prince ou un vassal est mécontent, si un seigneur veut s'affranchir de la domination du suzerain, il trouve un abri et une protection chez les Turcs ; leurs armées aident les princes révoltés ; en Hongrie ils soulèvent les magnats et les vayvodes, et si ceux-ci pouvaient créer un royaume indépendant, cet acte politique trouverait appui auprès de la Porte : aucun traité ne répugne aux Turcs ; ils viennent d'accorder des capitulations commerciales fort étendues à François Ier ; maintenant ils stipulent avec lui une alliance générale et politique, de manière qu'on va voir deux flottes et deux armées agir simultanément. L'esprit de l'islamisme s'est donc modifié en même temps que la politique chrétienne ; il entraîne peu à peu la transformation la plus complète du droit public du moyen âge ; alors, entre les Sarrasins et les croisés, il n'y avait d'autre rapprochement possible que le choc continu des longues épées et le heurtement des chevaux ; maintenant ces épées et ces cimeterres vont se joindre sous une commune bannière pour combattre la chrétienté elle-même.

Les chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem, abrités par Charles-Quint à Malte, conservent seuls l'esprit du moyen âge[9]. Au milieu de cette confusion de croyances religieuses, les chevaliers de Malte gardent le principe invariable de ne jamais faire la paix avec les infidèles : placés au milieu de la Méditerranée, ils apparaissent partout avec bannière à la large croix ; rien ne peut les arrêter, ils se dévouent avec le courage le plus noble, le plus idéal ; ils n'appartiennent pas à une seule nation ; débris de la vieille chevalerie, quand les souverains égoïstes suivent des intérêts particulière, seuls ils apparaissent debout, portant le gonfanon de la foi. Aussi dans la haine que se vouent mutuellement les chevaliers de Malte et les enfants du prophète, il y a une estime réciproque ; les hommes qui luttent, en conservant chacun la fermeté de tours principes, se tuent, mai* ils échangent entre eux un sentiment de respect et d'honneur ; on peut tendre la main par politique aux gens qui pactisent avec leur devoir, mais on ne les estime jamais ; il y a donc quelque chose de fort dans l'implacable guerre que se font les chevaliers de Malte et les Turcs, sur leurs galères capitanes.

La puissance musulmane si menaçante au XVIe siècle, non-seulement se montre par des conquêtes territoriales, par ses myriades de cavaliers et sel janissaires, mais encore par sa marine formidable. Cette force lui vient de Constantinople, des ressources et des traditions que la grandeur du Bas-Empire lui a données ; un peuple même très-barbare ne peut passer au milieu d'une civilisation complète, Bans en accepter les avantages et les vices ; les Grecs étaient bons marins : ces matelots de Chypre, de la Morée, devaient servir avec un art antique et leur habileté accoutumée sur les flottes musulmanes. Et de plus, n'avait-on pas les renégats, enfanta perdus de la chrétienté, pachas, émirs ou capitans parmi les infidèles ? Le désespoir de la servitude poussait quelques âmes pusillanimes à abdiquer la foi religieuse. Les ambitions, les haines, les dissensions de princes amenaient aussi d'étranges abandons de la foi : ici un Italien né en Sicile, un Provençal des côtes de Marseille, s'élevaient aux plus hautes dignités de l'islamisme ; là un magnat de Hongrie, en crachant sur la croix, recevait une pelisse d'honneur. Ces renégats étaient presque sûrs de leur fortune, parce qu'ils apportaient au milieu de cette force brutale de l'empire ottoman l'habileté, les connaissances pratiques que la civilisation leur avait données. L'histoire des renégats peut expliquer bien des merveilles de la conquête musulmane au XVe siècle ; quand la fureur ne leur faisait pas détester leur patrie, ces renégats étaient aussi les intermédiaires et les interprètes auprès du divan. Dans les idiomes de Provence ou d'Italie, ils expliquaient toutes les nuances d'un système politique, et bien souvent, par leurs services, ils cherchaient à faire oublier leur mépris odieux pour la foi des ancêtres.

Il ne restait plus du moyen âge, de son esprit et de ses intérêts, que l'institution des chevaliers de Malte. En vain François Ier veut reconstituer la chevalerie, réveiller les mœurs de galanterie ; ce n'est là qu'une forme extérieure, qu'un langage de convention ; l'aspect de la société est complètement changé. Le moyen âge, c'était le principe religieux avec la papauté en tête ; la ferveur de l'unité catholique, la haine de tout ce qui ne l'était pas ; à ce point que l'Europe se lève armée au XIe siècle et se précipite sur l'Orient. Au XVIe siècle, l'autorité du pape est méconnue, la réforme s'établit ; ce qui fait qu'on ne s'arrête plus à la croyance et qu'on va droit aux intérêts politiques dans les alliances comme dans les traités de paix ou de guerre. L'unité chrétienne est brisée !

 

 

 



[1] Mai 1540. Il existe une lettre précieuse de François Ier à Antoine Rinçon, son ambassadeur à Constantinople. — Bibl. Roy., Mss. de Béthune, n° 8646, f° U9.

Seig. Rinçon, pour autant que j'ay advertissement de plusieurs et divers endroits et mesmement du costé de Venize tous conformes les ungs aux autres, contenant les dilligences et sollicitations que vous ayez ceu faire par de là envers le grant seigneur, pour le fait de la tresve générale et reconciliation de la seign. de Venize envers luy. Néantmoins Laurens Grilly a fait ung si très mauvais office tant par lettre que autrement envers la d. seign. quelle croyt fermement que vous avez fait tout le contraire de ce que dessus et de sorte qu'elle est entrée en grand doubte de soupçon ; ce qui est très mal reconnoître ce que j'ay fait pour elle, tant en cestes endroit que autres ou il a été question du bien de ses affaires ; au moyen de quoy je vous ay bien voulu faire cette depesche pour vous advertir que je ne veux ne entends plus que vous ayez à vous mesler ou entremectre en quelque façon ou manière que ce soit de solliciter ne tenir la main envers icelluy grant seigneur et ses bacbatz pour le fait du traitté, réconciliation, paix ou tresve de la d. seign. avecquesluy, mais laisser arranger et négocier cet affaire à leurs ambassadeurs et députez, ainsi que bon leur semblera sans plus vous en empescher vous conduisant toute fois en cela si modestement que l'on ne puisse cognoistre ni juger que je vous en aye aucune chose escript, pour éviter que l'on ne me charge que j'aye aucunement voulu empescher leur accord ; vous priant surtout avoir bien l'œil doresnavant, a être plus retenu en paroles et toutes autres choses avecques l'ambassadeur et ministres d'icelle seig. étant par de là, que vous n'avez faict par le passé. Vous advisant que j'ay adverti l'évêque de Montpellier, mon ambassadeur a Venize a ce que de son costé il fasse le semblable et qu'il vous advertisse et face sçavoir au surplus tout ce qu'il entendra parler de nouveau de toutes parts. Priant Dieu, etc. Escript à Villers-Cotterets le 12e jour d'aoust 1539. François.

[2] Provisions du capitaine général de l'armée de mer du Levant en faveur d'Antoine Escalin des Aymars, dit le capitaine Paulin, baron de la Garde. — Bibl. Boy., Mss. Fontanieu, portef. vol. 254.

Françoys par la grâce de Dieu roy de France, sçavoir faisons : que pour singulière parfaite et entière confiance que nous avons de la personne de notre amé et féal Antoine Escalin de la Poulin notre conseiller et chambellan ordinaire et des siennes prudence, vertu, vaillance, bonne conduite, expérience au fait de la marine de la guerre et des armes, loyauté et grande diligence, icelluy pour ces causes et autres, avons fait par ses présentes chef et capitaine gênerai de notre dite armée du Levant. Donné à Batteville ce 23e jour d'avril l'an de grâce 1544 et de notre règne le 30e. Francoys.

[3] Stenon-Sture II, administrateur de la Suède, ayant été tué dans une bataille contre Christian, roi de Danemark, celui-ci assembla les états à Upsal, le 6 mars 1520, et se fît proclamer roi de Suède ; maître de Stockholm, il y ordonna un massacre général. Éric Wasa en fut une des premières victimes ; Gustave Wasa, son fils, né en 1490, résolut de se venger, et, rassemblant un grand nombre d'hommes armés, il vint mettre le siège devant Stockholm. Les états réunis à Strengnès le 6 juin 1523, déclarèrent Christian déchu du trône de Suède, et proclamèrent roi Gustave Wasa.

[4] Édit portant que les receleurs de luthériens seront punis des mêmes peines qu'eux s'ils ne les livrent à la justice. Paris, 29 janvier 1534 (Ordon. L, 344, Fontanon, IV, 245).

Édit qui enjoint expressément à tous baillis, sénéchaux, procureurs, avocats du roi, et sous peine de suspension et privation de leurs offices, de rechercher et poursuivre les luthériens et de les livrer au jugement des cours souveraines. Fontainebleau, 1er juin 1540 (Fontanon, IV, 426).

Lettres patentes enjoignant aux parlements du royaume de rechercher et punir les luthériens. Lyon, 30 août 1542 (Fontanon, IV, 248).

Édit enjoignant aux inquisiteurs de la foi de poursuivre les luthériens et hérétiques comme séditieux, perturbateurs de la paix publique et conspirateurs contre la sûreté de l'État. Paris, 23 juillet 1548 (Fontanon, IV, 225).

[5] Madeleine de France mourut un an après son mariage en 1537. Jacques V épousa l'année suivante Marie de Lorraine, fille de Claude, duc de Guise, et veuve de Louis II, duc de Longueville ; il mourut lui-même le 13 décembre 1542, laissant la couronne d'Ecosse à Marie Stuart, sa fille, née huit jours avant sa mort.

[6] Voyez Relation de la tempeste qu'essuya Charles-Quint partant pour aller faire la guerre aux Turcs en Alger. — Bibl. du Roi, Mss. de Béthune, vol. coté 8664, fol. 44.

[7] François Ier met toujours une grande importance à connaître ce qui se passe en Allemagne.

Lettre du roi à son ambassadeur en Allemagne. — Bib. Roy., Mss. de Béthune, vol. cot. 8545, fol. 77.

..... Au demeurant, mons. de Bayf, quant au double d'une lettre d'aucuns protestans que avez envoyée par deçà, pour me monstrer, sur laquelle vous desirez que je vous face sçavoir ce que vous aurez à faire là dessus, je vous advise que je n'entends point que vous faciez responce a cela, n'y a autres choses qui vous puissent estre escriptes, présentées ne myses en avant, mais que vous vous guidez et conduisez entièrement selon et ainsi que je vous dys à votre partement et que contient l'instruction que je vous ai baillée, car vous scavez que la principalle cause pour laquelle je vous ay envoyé par de là, c'est pour veoir et entendre à la vérité les choses que l'on vouldra mectre en avant d'une part et d'autre, les responces qui y seront faictes tant par les gens de l'empereur, par ceulx du roy des Romains, que par autres, de tout m'advertir bien au long par le menu, et aussi dé ce que vous verrez et sentirez ou les affaires seront pour tomber, vous conduisant au demeurant saigement et prudemment en la charge que je vous ay donnée, sans passer plus oultre que le contenu en votre d. instruction et si l'on vient à vous tenir propos de fait du concilie, vous respondrez suivant ce que je vous en ai dit : que je trouveray toujours très bon qu'il se face, pourveu qu'il soit libre et intime comme il doit estre, et tenu en lieu neutre de sœur accez. Car c'est ainsi que ung concilie se doibt faire, et non autrement qui en veult avoir bonne grâce. Et au reste, mons. de Bayf, a vous parler ouvertement, entendez que le plus grant service que vous me scauriez faire, comme je vous ay dernièrement escript, ce sera d'avoir bien l'œil a ce que à la Dyette la ou vous estes, il ne se face, conclue ny arreste chose qui puisse estre au bien, prouffit et utilité des d. seigneurs empereur, roy des Romains, ni de leurs grandeurs et advantaige, mais il est besoing que vous vous conduisez en cest endroict si secrètement et modestement qu'il n'en puisée venir une seule chose à la congnoissance de personne, car vous savez de combien cela importe et surtout mectez peine de bien entretenir tous mes amys, et de m'en gaigner encores de nouveaux, s'il est possible, car c'est chose qui est très requise et nécessaire comme savez. Qui est tout ce que je vous diray pour ceste heure, sinon que vous me ferez plaisir de me faire responœ à la présente et de me faire sçavoir de vos nouvelles le plus souvent que vous pourrez. Priant Dieu etc. Escript à Fontainebleau le 15e jour de juing 1540. François.

[8] Il fut signé le 8 avril 1548.

[9] Le grand maître était alors Jean d'Omèdes, Aragonais, bailli de Caspe, élu le 11 octobre 1536.