FRANÇOIS Ier ET LA RENAISSANCE. 1515-1547

TOME QUATRIÈME

CHAPITRE VII. — ÉGLISE DE FRANCE ET GOUVERNEMENT DE FRANÇOIS Ier.

 

 

Développement de l'Église depuis le concordat. — Les cardinaux. — Les évêques. — Les abbés. — Les bénéfices. — Les cathédrales. — Les monastères. — Dons faits par François Ier aux artistes. — Les hérésies. — La réforme. — Motifs qui déterminent François Ier à proscrire les huguenots. — Préparation du concile de Trente. — Rigueur des sentences criminelles. — Gouvernement du roi. — Le conseil. — Le connétable de Montmorency. — L'amiral. — Les cardinaux de Lorraine et de Tournon. — Noble origine de la puissance des Guise. — Condamnation de Chabot, comte de Brion. — Finances. — Commerce. — Colonies d'Amérique et du Brésil. — Angot de Dieppe. — Le capitaine Paulin de Marseille. — Mines. — Monnaies. — Situation industrielle. — Actes et législation de François Ier.

1539—1542.

 

Le concordat arrêté entre François Ier et Léon X, acte d'organisation de l'Église de France, malgré les critiques qu'il avait subies, établissait néanmoins des rapports réguliers entre le souverain pontife et la royauté. Dans le désordre public de croyances et d'opinions, cette double autorité du pape et du roi devait produire de féconds résultats pour l'unité catholique, parce qu'elle pouvait réprimer les progrès de l'hérésie. De là ces bienveillantes concessions que Rome fit incessamment au roi pour grandir le nombre des cardinaux français ; à la seconde époque du règne de François Ier, on comptait quinze de ces cardinaux dans le sacré collège, presque tous hommes éminents, parmi lesquels les cardinaux de Lorraine[1], de Tournon, de Bellay, et même ce singulier cardinal de Châtillon[2] moitié hérétique, qui devint presque le protecteur ouvert de la réforme parmi les Coligny.

La hiérarchie du clergé de France, toujours divisée en clercs réguliers et séculiers, formait une magnifique organisation qui avait son origine et sa force dans les grands services rendus par les évêques à la civilisation franque et gauloise. Ce n'était point par l'importance actuelle des cités, mais bien par l'antiquité de leur origine chrétienne que la hiérarchie épiscopale était fixée ; et, par exemple, la ville d'Arles, cité presque délaissée sur les bords du Rhône, avait un archevêché, tandis que Paris, la grande ville, formait un simple évêché ? Quelle haute majesté dans l'Église de France, dans cette lignée d'évêques aux chappe et étole d'or ! À chaque diocèse était attachés, comme succursales, des cures, des presbytères avec des prêtres, vénérables la plupart, mais dont quelques-uns offraient l'exemple de l'incrédulité et des mauvaises mœurs, témoin ce curé de Meudon, esprit sans croyance, et qui déshonorait son Église, en même temps qu'il flétrissait le catholicisme par des railleries sur les choses saintes et les mystères augustes. Cette Église de France demandait, non point un changement de dogme (ce qui était la téméraire entreprise de Luther), mais une nouvelle loi plus forte, plus énergique de discipline qu'un concile seul pouvait résoudre et arrêter.

Cette situation fâcheuse de l'Église séculière avait donné plus d'importance à ce qu'on appelait le clergé régulier, c'est-à-dire les moines des ordres divers qui se partageaient le monde chrétien. Quoiqu'il fût admis que tout dépendait dans la hiérarchie ecclésiastique, de la juridiction des évoques, il y avait néanmoins quelques monastères privilégiés, dont les abbés ne ressortissaient que du pape et de Rome ; tels étaient Saint-Denis, Saint-Martin de Tours, dont les châsses antiques rayonnaient d'une manière aussi brillante que l'escarboucle sur la couronne des rois. Au sein de cet ordre même allait dominer la pensée de ce noble cavalier de Castille, saint Ignace de Loyola, qui proclamait l'universalité de l'Église et la souveraineté du pape au-dessus de la juridiction locale des évêques. Cette compagnie allait devenir d'autant plus puissante que les ordres des dominicains et des augustins, profondément ébranlés par les apostasies de Luther, n'avaient plus sur les peuples leur force morale du moyen âge.

Dans cet ébranlement universel, dans cette atteinte profonde portée aux pieuses croyances, l'existence du concordat, qui créait une dictature au profit de la papauté et de la royauté, fut un grand moyen de salut non-seulement pour l'Église de France, mais encore pour l'Église universelle. Le seul reproche qu'on faisait à ce concordat ; c'était de laisser la libre disposition des bénéfices au roi, qui souvent les appliquait en dehors de l'Église. Si Léon X, à Rome, offrait à Raphaël, à Michel-Ange la pourpre même du cardinalat ; s'il voulait les créer princes romains pour récompenser leurs grandes œuvres ; s'il se faisait gloire de fermer les yeux aux poètes et d'assister à leurs funérailles, François Ier disposait des bénéfices de l'Église au profit des artistes qu'il voulait attirer à lui. De riches abbayes furent données au Rosso, à Léonard de Vinci, ou aux savants qui venaient briller dans son Collège de France. Le roi expliquait cet entraînement par un motif tout religieux : ceux qui savaient si bien peindre la Vierge avec ses vêtements bleus et l'Enfant aux traits divins, ceux qui jetaient dès fresques inaltérables sur les pierres blanches des cathédrales, ceux qui ciselaient des croit sur les mausolées et les calvaires, ceux-là méritaient bien une participation aux bénéfices de l'Église.

Par une condescendance trop facile, le roi accorda également des abbayes aux capitaines qui l'avaient le mieux servi, comme autrefois Pépin d'Héristal, et Charles-Martel les donnaient à leurs hommes d'armes. Le sire de Brantôme nous a conservé mémoire du soin qu'il prenait de faire cultiver l'abbaye dont le roi lui avait fait cadeau ; elle ne lui rendait presque rien, car il fallait donner quelque chose aux abbés et aux monastères, de manière que son revenu ne s'élevait pas au delà de cent écus d'or. Cette possession des abbayes par les hommes d'armes remontait au moyen âge, et les vidâmes n'étaient autre chose que les défenseurs de l'Église, moyennant une redevance de terres ; tel châtelain, au bras dur, à la main de fer, vidame de l'Église, assistait au chapitre en étole au cou, un camail sur les épaules, avec l'épée nue, comme le défenseur de l'autel et du presbytère.

A peine la prédication de Luther avait-elle retenti que déjà les premiers symptômes d'hérésie se firent remarquer en France ; l'esprit scientifique que protégeaient les goûts de François Ier, cette rénovation des lettres, cette publicité donnée par l'imprimerie, tout concourait à répandre les nouveautés et les fausses doctrines. J'ai dit dans un autre livre comment la réforme prit un caractère spécial en France par les livres dogmatiques de Calvin, presque tous adressés au roi ; sans la signature du concordat, sans l'instinct politique de François Ier, peut-être l'hérésie se serait-elle introduite dans le royaume. Cet instinct royal suppose une intelligence avancée dans la pensée gouvernementale : que la réforme était en elle-même une cause de désordre ; en mettant le doute dans l'obéissance, l'incertitude dans le commandement. L'autorité n'était plus rien, et si une pensée constamment hostile à Charles-Quint poussait le roi à signer la ligue de Smalcalde ; en France, un système de répression contre les calvinistes fut suivi avec une persévérance indicible. Le chancelier Dubourg vivait encore, lorsqu'une série d'ordonnances furent rendues contre les novateurs : une déclaration d'abord permet à tous les hérétiques qui ont pris la fuite de rentrer en France pourvu qu'ils fassent sur le champ abjuration[3] ; une fois cette indulgence méconnue, ils seront punis des peines les plus sévères ; à cet effet, François Ier autorise l'inquisition des Frères Prêcheurs[4] (tribunal de force et de police politique). Le chancelier Poyet, plus vigoureux encore, défend la nationalité des doctrines catholiques ; comme il y a beaucoup d'étrangers qui viennent en France répandre des faux enseignements, nul ne pourra les loger et les nourrir sans enfreindre la loi[5] ; les luthériens seront jugés concurremment par les officiers de l'Église et ceux du roi[6] ; la peine est toujours la hart et quelquefois l'estrapade, terrible supplice, parce qu'on veut imprimer une grande terreur à ceux qui se rébellionnent. Il est dans la nature de tous les pouvoirs de se défendre contre les doctrines qui les attaquent, c'est la légitimité de leur droit. Les temps politiques en ont des exemples comme les époques religieuses.

Cette rigueur inflexible devait d'autant plus paraître nécessaire à François Ier que, naturellement porté vers les progrès scientifiques, il aimait les érudits presque tous un peu entachés d'hérésie : n'est-ce pas lui qui protège Clément Marot contre l'inquisition elle-même ? Toutefois dans cette protection il s'arrête devant les considérations de pouvoir, parce qu'il entrevoit que dans le luthéranisme il y a un principe de résistance dangereux pour l'idée monarchique. Ce double sentiment sur les dangers d'une réforme lui fait adopter l'opinion mitoyenne de la nécessité d'un concile et en cela il s'accorde parfaitement avec Paul III et Charles-Quint. On veut en finir avec les désordres de l'Église ; non point en créant une hiérarchie nationale comme Henri VIII, mais en établissant certains principes qui garantiront la pureté des élections, les rapports de l'Église et du pape ; dans les entrevues de Paul III et de François Ier, la question du concile s'agite incessamment. Telle est aussi l'opinion de la Sorbonne et des savants, qui commencent à établir la primauté de l'Église gallicane, sorte de terme moyen entre la réforme et la pureté du catholicisme. Quand le pape indique Trente pour la réunion du concile, c'est une joie universelle dans l'Église gallicane ; désormais elle ne dépendra plus de Rome, et les jurisconsultes voient avec bonheur cette maxime proclamée, savoir : que le concile est au-dessus du pape ; ce qui est pour eux le résultat d'une lutte depuis longtemps engagée.

La volonté personnelle de François Ier forme généralement l'esprit de son conseil, le domine et l'entraîne, parce que le principe Si veut le roi, si veut la loi, mélange du droit romain et féodal, devient la base fondamentale de Tordre politique. Il y a autour du roi un conseil dominé par le connétable de Montmorency ou l'amiral de Brion, les cardinaux de Lorraine ou de Tournon. Le connétable, homme prudent jusqu'à la timidité, loyal dans ses moindres démarches, s'élève rarement à la hauteur des circonstances, et comme il est fort lié avec le Dauphin, le roi et la duchesse d'Étampes prennent pour lui une antipathie et cherchent l'occasion de le renverser. Chabot, comte de Brion, amiral de France, a plus d'énergie, de jeunesse, et François Ier se souvient que c'est lui qui défendit Marseille contre le connétable de Bourbon ; mais avec ces qualités brillantes, le comte de Brion pillard, avare de sa huche, a mis comme amiral des contributions partout : il n'est pas un seul commerçant qui n'ait senti les ongles du comte de Brion. Le cardinal de Tournon est un de ces esprits qu'on peut comparer au génie de Granvelle, le chancelier de l'empereur ; à ses côtés, dans une position au moins égale, on peut placer le cardinal de Lorraine, qui tient toute sa force de sa maison, la plus noble, la plus puissante de toutes, les Guise, car sa popularité ne résulte pas de quelques faveurs du roi, mais des services réels rendus au pays. C'est aux princes lorrains qu'on doit la préservation de la Champagne, le salut de cette province ; tous les Guise portent déjà des balafres reçues pour le service du roi et du peuple ; tandis que les principes catholiques de bien des seigneurs et clercs reçoivent quelques atteintes par la réforme, les princes lorrains soutiennent fermement la religion sainte, et cherchent dans les entrailles du peuple des appuis à leur opinion. Il faut que la royauté surveille cet ascendant indicible des Guise, si fiers, parce qu'ils se disent descendants de Charlemagne ; si forts, parce qu'ils mettent leur épée au service de l'Église et des masses.

C'est à l'ascendant du cardinal de Lorraine dans le conseil, et non point à des intrigues de femmes, qu'on doit la condamnation solennelle pour concussions et péculat de Chabot, comte de Brion. Ce n'est point le parlement qui le juge, mais une commission fermement composée ; le chancelier la dirige avec Montholon, président du parlement de Paris, les présidents de Toulouse, de Rouen, neuf conseillers, deux maîtres des requêtes[7] ; et si le cardinal de Lorraine insiste avex une si grande énergie pour que la poursuite s'accomplisse, c'est que y toujours populaire, il demeure inflexible envers Chabot, qui a pressuré les masses et volé le pauvre monde. Il est curieux de lire les griefs qu'on impute à l'amiral ; il a pris vingt sols sur les pêcheurs des côtes de Normandie pour les autoriser à jeter filets à maquereaux ; il s'est fait donner par l'ambassadeur de Portugal vingt-cinq mille écus ; il a reçu des marchands de Rouen et de Dieppe des diamants pour obtenir congé de commercer sur les côtes d'Afrique. Les autres pilleries de Chabot sont innombrables, et c'est pourquoi le roi termine l'arrêt en ces termes : Avons privé et privons le dit Chabot de toutes ses dignités, offices et honneurs, et l'avons déclaré et déclarons incapable et inhabile à toujours de toutes dignités, offices, estatz et honneurs, ensemble de tous les bienfaitz qu'il a receus par cy devant de nous sans nulle espérance de pouvoir jamais estre rappelle pour quelque cas ou mérite que ce soit. Et l'avons confiné et confinons en nostre château de Vincennes : et icelluy Chabot, tout prisonnier sera mené et conduit tant au pays de Normandie que de Bourgpgne pour faire l'exécution de ce dit présent arrest, et mesmement pour recognoistre et déclarer la vérité de toutes plaintes, clameurs et dolléances que voudraient contre luy faire les parties que se prétendent lésées et intéressez, en la présence des exécuteurs de ce présent arrest, pour leur faire droict. Cet arrêt contre Chabot, comte de Brion, indépendamment de sa portée populaire, avait pour but aussi de mettre un peu d'ordre dans les finances. Quand de grandes clameurs éclataient contre une haute tète, il était d'usage qu'on la livrât aux multitudes, et voilà pourquoi tant de financiers étaient élevés à Montfaucon pour les bonnes joies et réjouissances du populaire.

Si l'on contemple l'éclat splendide de la cour de François Ier à l'époque du voyage de Charles-Quint, on doit juger que l'éclat des finances était considérable et prospère[8]. L'impôt avait beaucoup grandi ; la disposition des bénéfices ecclésiastiques mettait aux mains du roi un moyen de récompense pour tous les services. François Ier ayant fait proclamer la maxime : que le domaine était inaliénable sans que même la prescription de cent ans pût être admise contre le fisc, il dut s'ensuivre de grands retours de fiefs. Ensuite le roi, à l'imitation de ce qui se passait à Gênes, à Venise, à Milan, créa les premières combinaisons d'un système appelé loterie, c'est-à-dire jeux par lots. Dans l'origine elle ne consistait pas en primes d'argent données aux gagnants, mais en objets enjolivés, d'un certain prix, accordés aux numéros gagnants. Les motifs de cet édit sont marqués de réflexions et de bons jugements : le roi reconnaît que le goût du jeu est irrésistible, et puisqu'il s'est établi des loteries clandestines, des coups de dés du hasard, mieux vaut que le conseil règle tout cela de manière à ce qu'il n'y ait que des formes et des bénéfices réguliers[9].

Le besoin d'argent joint à la protection du commerce motive une série d'édits sur les importations et les exportations. Déjà commence le système protecteur qui ne permet l'introduction des ouvrages manufacturés venus de l'étranger que sous certaines conditions, afin d'aider et garantir les manufactures françaises ; ainsi les marchands du Languedoc exposent : qu'ils sont privés d'une partie de leur débit par les draps venus d'Espagne. L'ordonnance[10] qui en prohibe l'importation établit un cordon de douane sur la frontière. Lorsqu'il s'agit d'une industrie moins commune, le roi permet cette importation, seulement par certaines villes et sous des conditions prescrites. Le luxe ayant pris un immense déploiement exige une grande quantité de drap d'or, de soie, de ruban, et l'industrie n'est pas assez avancée en France pour lutter avec les corporations d'ouvriers de Gand, de Liège, d'Anvers, les habiles tisseurs de Gênes, de Florence, de Milan. Les ordonnances autorisent l'introduction de ces marchandises de luxe[11], par des points de passage ; Lyon devient le centre de tout le commerce de l'Italie, comme Arras est également le point central de toutes les importations de Flandre. En même temps d'autres édits prohibent l'exportation, et spécialement du salpêtre[12] dont ta consommation devient considérable polir la poudré à canon depuis les grandes guerres.

Ce développement de l'esprit commercial a tait poussé les imaginations aventureuses vers les découvertes ; la tendance irrésistible de François Ier à lutter de puissance contre Charles-Quint, l'avait également déterminé à favoriser les expéditions dans les colonies d'Amérique ; le roi d'Espagne maître du Pérou, du Mexique, déjà fastueusement annonçait : que le soleil jamais ne se couchait dans ses domaines. Si l'Espagne possédait de vastes ports, des marins intrépides, la France n'avait-elle pas également les ports de Dieppe, de Saint-Malo, de la Rochelle sur l'Océan, et ses braves enfants n'oseraient-ils pas affronter les vastes mers ? Il est dit dans les chroniques que Jacques Cartier[13], habile navigateur de Saint-Malo, arma des navires en découverte, et qu'il toucha les rivages du Canada ; puis, pénétrant dans le fleuve Saint-Laurent, le premier il y arbora le drapeau de France ! D'autres expéditions furent ensuite envoyées au Brésil, car François Ier aimait à dire avec raillerie : Le roi d'Espagne et le roi de Portugal se partagent entre eux le nouveau monde, je voudrais bien voir l'article du testament d'Adam qui leur lègue l'Amérique. Ce n'était pas seulement Taise de dire quelques bons mots, mais un sentiment de jalousie puissant et fort dans l'âme du roi ; Ses ports de mer prenaient un développement remarquable, ses galères et ses nefs se multipliaient ; des flottes déjà de plus de cent cinquante navires se montraient dignes de rivaliser avec les Catalans et les Portugais. Deux hommes éminents me paraissent symboliser l'industrie et le commerce à l'époque de François Ier ; c'est le négociant Angot de Dieppe, et le capitaine Paulin de Marseille, qui vont jouer un rôle important, même pour la diplomatie, dans la Méditerranée.

Ango ou Angot était un enfant de Normandie, d'une éducation assez soignée mais d'une hardiesse de caractère plus grande encore que son éducation. Tout jeune homme il avait parcouru les côtes de l'Inde, les établissements portugais et espagnols en Amérique ; entreprenant et actif, il s'était mis à faire des spéculations, et bientôt il devint le premier commerçant de Dieppe. Dès ce moment, plein d'orgueil, il voulut rivaliser avec les plus riches financiers et les gentilshommes, par la somptuosité de sa table, par sa vaisselle d'or et d'argent ; à ce point que lorsque François Ier vint visiter Dieppe, il logea chez le négociant Angot, et vivement frappé de ses buffets ciselés, il déclara que ses palais royaux ne contenaient rien d'aussi magnifique, comme richesse et comme art. Le roi désira se mettre en mer et Angot lui fournit six nefs toutes couvertes de riches tentures ; il fut créé vicomte et gouverneur de Dieppe : que de choses furent accomplies parla petite flotte dieppoise d'Angot ! lui seul il déclara la guerre au Portugal, et une escadrille sous son pavillon vint bloquer le Tage et attaquer Lisbonne, C'est quelque chose dé curieusement remarquable que cette splendeur de Dieppe au XVIe siècle, à l'époque où il y avait rivalité entre les Dieppois et les Portugais, dont les flottes se rencontraient dans l'Inde et l'Amérique. Angot éprouva quelques revers de fortune, et il finit ses jours[14] dans un magnifique château qu'il avait fait élever en Normandie. François Ier lui conserva le gouvernement de Dieppe, en souvenir de sa bonne réception sur ses nefs d'or en l'Océan.

Le capitaine Paulin, si célèbre dans les annales de Marseille, n'était point cependant Provençal ; né à la Garde en Dauphiné[15], soldat de fortune, il s'éleva jusqu'au commandement des galères de Marseille, et ce fut lui qui négocia presque tous les traités avec Soliman II, sous le nom et le titre de baron de la Garde. Aussi fier, aussi entreprenant que le Dieppois Angot, le capitaine Paulin remplit la Méditerranée du bruit de son nom, à l'époque pourtant où André Doria et Barberousse brillaient dans les annales maritimes. L'escadre qu'il commandait à Marseille se composait non-seulement de galères (dont l'usage était général dans les batailles navales, parce qu'elles allaient de droite et de gauche contre le vent), mais encore de nefs à voiles dont la construction venait de changer depuis les lointaines expéditions des Portugais. On s'était aperçu que dans les tempêtes ce qui donnait trop de prise aux vents, c'était la forme trop élevée de l'arrière, qui allait presque à la hauteur des dunes du mât. La nef formait, à l'imitation des Romains, un demi-cercle, ce qui ne permettait ni une manœuvre facile, ni une marche rapide, exposant de plus les navires à être ballottés dans les gros temps.

Les constructeurs marseillais, pour rectifier ce défaut, rasèrent un étage de l'arrière en adoptant la forme basse des ponts de galères, même pour les navires à voiles ; par ce moyen on put s'aventurer dans les longues navigations. Comme le passage du cap de Bonne-Espérance et la découverte de l'Amérique étaient presque encore des nouveautés, on se jeta avec ardeur dans les entreprises extraordinaires ; on vit désormais les épiceries, les pierres précieuses, les produits de Goa comme ceux de Mexico, abonder dans les ports d'Espagne, d'Italie et de France ; les épiceries, choses indispensables alors, car elles entraient dans tous les mets et dans les vins eux-mêmes, aux grands repas des nobles et des bourgeois dans le Parisis et les provinces.

L'abondance des pierres précieuses, de l'or et de l'argent venus de l'Inde et de l'Amérique, devait nécessairement changer le cours des monnaies. Depuis un siècle l'écu d'or avait été altéré le plus secrètement possible, afin de ne point inquiéter la confiance publique ; déjà pour le payement de la rançon de François Ier on avait essayé le moyen frauduleux d'altérer les monnaies : livre tournois escus au soleil. On avait peu de mines d'or et d'argent en France, et les seuls règlements qui existent sous ce règne sont tous relatifs aux mines de fer. Quant à leur propriété on suit les antique ? maximes du droit romain : les mines sont au roi. La coupe des bois et l'aménagement des forêts forment encore le sujet d'une ordonnance royale. La législation de François Ier, active et un peu confuse, s'occupe de tous les objets de police sociale : à Lyon, le roi déclare que les rogneurs de monnaies seront punis des mêmes peines que les faux monnayeurs[16]. Comme toutes les monnaies venues de l'étranger sont mauvaises, le roi proscrit la presque totalité des ducats d'Italie, les liards de Lausanne, les sous du Béarn[17]. Il faut bien prendre garde à tout ce qui accourt du dehors et spécialement aux bohémiens et gens sans aveu. Comme cy devant certains personnages incognus qui se font appeler Boesmiens, se soient, par plusieurs et divers fois assemblés, et sous umbre d'une simulée religion ou de certaine pénitence qu'ils disent qu'ils font par le monde, soient venus et entrés en cesluy nostre royaume, pays, terres et seigneuries, parmy lesquels ils ont accoustumé aller, venir, séjourner et traverser d'ung lieu à l'autre, ainsi que bon leur semble, faisant et commettant par les lieux et endroits où ils passent plusieurs et infinis abus et tromperies dont, cy devant, nous sojit venues plusieurs plaintes et doléances. Sçavoir faisons que nous voulans à ce pourveoir, pour le soulasgement de nostre peuple, et obvier aux dites tromperies et abus, pour ces causes et autres bonnes et justes considérations, à ce tous mouvans, avons dit, déclaré et ordonné, disons, déclarons et ordonnons, par ces présentes, que nous ne voulons ni entendons que doresnavant aucunes desdites compaignies et assemblées des dessus dits Boesmiens, puissent aucunement entrer, venir ni séjourner en nostre dit royaume ni ez pays de nostre obéissance, ni en iceux fréquents, en quelque sorte et manière que ce soit[18]. Quand les prévôts des maréchaux trouvent des vagabonds, ils doivent les mettre dehors du royaume sans hésiter ; s'il en loge dans les hôtels, tout tenant d'hôtellerie sera puni d'une forte amende.

Il faut bien maintenir la tranquillité publique, et voilà pourquoi le roi défend les assemblées illicites qui se tenaient même masquées sur plusieurs points du royaume : nous avons été advertis qu'il s'est fait cy devant, et fait encore quelquefois en divers lieux et endroits de nostre royaume plusieurs assemblées, menées et pratiques illicites, souz occasion de querelles entre gentilshommes et autres nos subjetz, ou autre couleur, en compagnie, et sans compagnie, armez par les champs, forest, bois et chemins, allans et venans masquez, et autrement déguisez pour n'estre cogneuz à leurs habits et compagnies, chose de très-mauvais exemple et pernicieuse conséquence à l'avenir[19]. C'est à Paris surtout qu'il faut une forte police pour maintenir l'ordre ; d'abord on doit veiller sur l'entretien des rues : icelle ville et fauxbourgs a esté tenue longtemps, et encores et si orde et si pleine de boues, fiente, gravoirs, et autres ordures que chacun a laissé et mis communément devant son huis, contre raison et contre les ordonnances de nos prédécesseurs, que c'est grand horreur et très-grand desplaisir à touttes personnes de bien et d'honneur. Et sont ces choses à très-grand esclandre, vitupère et deshonneur d'icelle ville et fauxbourgs, et au grand grief et préjudice des créatures humaines demeurans et fréquentans en nostre dite ville et fauxbourgs, qui par l'infections et punaisie desdites boues, fientes, et autres ordures sont encourues au temps passé en griefves maladies, mortalitez et infirmitez de corps, dont il nous desplaist fort, et non sans cause[20]. C'est pourquoi le roi veut qu'il soit fait un balayage général : le pavé est à la charge du particulier ; chacun devant sa maison doit jeter de l'eau tous les matins pour le laver, et la peine est bien sévère, car s'il est trois fois repris, il perdra trois ans de son loyer ; et les quarteniers, dizainiers, répondront chacun de leur quartier ; des tombereaux seront établis pour transporter les immondices hors des murs ; un guet enfin sera établi d'une manière permanente. Comme de toute mémoire et ancienneté pour la garde et seureté, tant de nostre bonne ville et cité de Paris, des sainctes reliques qui sont en icelle, des corps et personnes de nos prédécesseurs roys de France, et des princes et gentilshommes, comme de gens d'église, de justice, marchandises, des prisonniers, et autres habitans et fréquentans en ladite ville, et aussi des biens et marchandises qui sont en icelle ; et pareillement afin de pourvoir et remédier aux larcins, meurtres et destrousses, efforcements et ravissement de filles et femmes, inconvéniens de feu qui adviennent par fortune, ou par malfaicteurs, transports de biens par hostes et hôtesses, qui de nuict vuident les maisons pour frauder les propriétaires des loyers d'icelles, et autres crimes et délictz qui en diverses manières sont commis et perpétrez en nostre dite ville et cité de Paris, nos dits prédécesseurs ayent ordonné faire guet par certain nombre de gens à cheval et à pied, armez, appelez le guet royal, pour aller et venir durant la nuict parmy la ville de Paris, et autres nombres de gens, appelez le guet assis, pour estre et demeurer en certains carrefours et places de ladite ville pour conforter, secourir et ayder les uns aux autres, le tout conduit par un capitaine appelle le chevalier du guet[21].

Hélas ! dans cette ville de Paris, il y a bien des souffrances et des misères à réparer ! une royale fondation est celle qui établit un hospice pour la nourriture et l'entretien des enfants orphelins de la banlieue de Paris[22]. Statuons et ordonnons, voulons et nous plaist qu'il soit loisible à celui qui de présent a le gouvernement de ladite maison et hospital des enfants de Dieu et à ses successeurs en ladite église, et afin que charité ne soit oisive, de prendre des enfants orphelins estrangiers, pauvres et indigents, oultre ceux qui se tirent dudit Hostel-Dieu, qui seront des villages étant en la banlieue de Paris seulement, car les enfants orphelins de ladite ville et fauxbourgs se reçoivent en l'hospital du Saint-Esprit, de tout temps et ancienneté, et là où ils ne se trouveraient assez d'enfants en la banlieue pour employer ladite maison et hospital des enfants de Dieu, nous voulons et nous plaist que l'on en puisse prendre par charité, des autres villages prochains de ladite ville et du diocèse et éveché de Paris, et jusques à l'âge de dix ou douze ans et au dessous, et tant que la dite maison en pourra loger, porter et nourrir ; espérant que Nostre Seigneur, qui est charité lui-mesme, leur aidera à vivre, et qu'ils feront du fruit, à lui, à nous et à la chose publique de nostre royaume et subjects.

Rien n'est omis dans cette organisation générale, dans cette activité d'édits et de lois. L'imprimerie occupait trop les esprits pour ne pas être soumise à des règlements, et on trouve un arrêt du parlement de Paris qui défend d'imprimer les livres de médecine sans une autorisation préalable de la faculté elle-même[23]. Il paraît que Lyon avait une grande célébrité pour l'art des imprimeurs : les consuls et échevins n'avoient rien épargné depuis six vingts ans en deçà pour faire venir maistres et compagnons imprimeurs de livres ! pour y exercer l'art et traffic de l'imprimerie, qui pour lors se fai soit en Allemagne et Venize, dont ils tirèrent lesdits maistres et compagnons, qui depuis ont tellement continué ledit art en icelle ville, qu'il n'y a aujourd'huy lieu en la chrestienté où il se fasse plus bel ouvrage, n'en plus de diverses sciences, qu'il se fait audit Lyon, où une grande partie tant de nostre royaume qu'autres pays et provinces estrangers se fournissent de livres, avec tel et si bon prix, qu'il ne sçauroit estre plus raisonnable[24]. Mais plus l'art était poussé loin, plus les ouvriers se montraient récalcitrants, un peu injurieux, et c'est pourquoi les échevins sollicitaient un règlement sévère : s'il prend vouloir à un compagnon de s'en aller après l'ouvrage achevé, il sera tenu d'en advertir le maistre huict jours devant, afin que durant ledit temps ledit maistre et les compagnons besognants avec luy se puissent pourvoir. Si un compagnon se trouve de mauvaise vie, comme mutin, blasphémateur du nom de Dieu, ou qu'il ne fasse son devoir, le maistre en pourra mettre un autre au lieu de luy, sans que pour ce les autres compagnons puissent laisser l'œuvre encommencée. Que les dits mais très ne pourront soustraire ne malicieusement se retirer à eux les apprentifs, compagnons ou fondeurs, ne correcteurs l'un de l'autre, sur peine des interests et dommage de celuy qui aura fait la fraude. Ne pourront prendre les maistres imprimeurs et libraires les marques des uns des autres, en manière que les achepteurs des livres puissent facilement cognoistre en quelle officine les livres auront esté imprimez, et lesquels livres se vendront ausdites officines, et non ailleurs. Si les maistres imprimeurs des livres en latin ne sont sçavants ne suffisants pour corriger les livres qu'ils imprimeront, seront tenus avoir correcteurs suffisants sur peine d'amende arbitraire ; et seront tenus les dits correcteurs de bien et soigneusement corriger les livres, rendre leurs corrections aux heures accoustumées d'ancienneté, et en tout faire leur devoir. Autrement seront tenus aux interest et dommages qui seroient encourus par leur faute et coulpe[25].

En ce temps toutes les industries étaient réglées par des édits spéciaux ; l'organisation des maîtrises avait pour résultat d'établir une police d'intérieur, qui faisait que les ouvriers avaient leurs juges dans leur corporation : ainsi toutes marchandises étaient soumises à des visiteurs qui en examinaient la qualité, la condition et le prix ; chaque état avait ses attributions et ses limites : nul ne pouvait envahir l'attribution d'un autre. La police se faisait par corporation ; les maîtres répondaient des apprentis, les cités des maîtres ; la surveillance locale facilitait les formes et les conditions générales de gouvernement. Cet état social avait cet avantage qu'on s'occupait plus des individus que des masses, de l'homme privé que des groupes ; et si peut-être l'ensemble n'offrait pas un caractère aussi régulier, le bonheur privé était plus grand, l'esprit de famille plus contenu, et la vie plus facile. Les grands systèmes de police engendrent les grandes misères, et l'esprit de clocher a ses félicités intimes qui valent bien les joies sauvages des masses et le tumulte des cités babyloniennes.

 

 

 



[1] Frère de Claude, premier duc de Guise.

[2] Frère aîné de l'amiral de Coligny.

[3] Coucy, 16 juillet 1355 (Ordonn. L, 376). — Lyon, mai 1536 (Regist. de la ch. des compt. de Grenoble).

[4] Lyon, 15 mai 1536 (vol. L, f° 408).

[5] Châtillon-sur-Loing, 9 mai 1539 (Fontanon, I, 673).

[6] Paris, 24 juin 1539 (reg. de la ch. des compt. de Grenoble).

[7] V. les lettres royales qui, sur arrêt d'une commission, condamnent Chabot à la dégradation des restitutions et amendes pour malversations, corruptions et concussions par lui commises en qualité d'amiral de France, de gouverneur de province, etc. Fontainebleau, 8 février 1540. — Bibl. du Roi. Mss. de Béthune, cot. 8575, F 89.

[8] Etat des finances. — Bibl. du Roi. Mss. de Béthune, vol. cot. 8530, f° 444.

La valleur des finances du roy pour ceste présente année finissant le dernier jour de décembre 1541 selon les valleurs de l'année dernière pourra monter à 4.649.297 liv. et la despence sur ce faicte jusques à présent monte à 1.920.658 liv. 9 s. 7 d. Plus le roy a ordonné que pour parfaire 3 millions de livres en son coffre du Louvre soit prins sur les d. finances de ceste d. année, 2.457.501 liv. 5 s. Ainsy restèrent de la d. valeur des finances pour toute ceste présente année 1.346.037 liv. 5 s. 5 d.

Sur laquelle somme est requis aviser quelles parties de despence seront acquittées en l'espargne pour toute cest. d. année. À cause que ce qui reste a payer des charges ordinaires d'icelle année monte à la somme de 3.736.083 liv. 2 s. 6 d.

Faict à Amboyse le cinquième jour d'avril l'an 4540 avant Pasques.

[9] Château-Regnard, mai 1539 (Trait, de la police, liv. III, tit. 4, chap. 7.).

[10] Paris, 12 janvier 1538-9 (Fontanon, I, 1030).

[11] Anet, 18 juillet 1540 (Fontanon, II, 503).

[12] Fontainebleau, 28 novembre 1540 (Fontanon, III, 79).

[13] Cartier partit de Saint-Malo le 20 avril 1534 avec deux navires et soixante et un hommes d'équipage ; de retour après six mois de navigation, François Ier lui confia une plus vaste expédition, et trois gros vaisseaux mirent à la voile le 19 mai 1535 et rentrèrent dans le port de Saint-Malo le 16 juillet 1536. En 1540, il fit un nouveau voyage au fleuve Saint-Laurent. Il nous reste la description de ses voyages ; voyez Brief récit de la navigation faite ès isles de Canada, Hochelage, Saguenay et autres, Paris, 1545, et l'Histoire de la nouvelle France, de Marc Lescarbot, Paris, 1612.

[14] En 1554. Il était né vers la fin du XVe siècle.

[15] Vers l'an 1498.

[16] Lyon, 13 juillet 1536 (Reg. de la cour des monnaies, G, 152, H, 130).

[17] Paris, 29 novembre 1538 (Fontanon, II, 112).

[18] Édit daté de Paris, 24 juin 1539 (Reg. du parl., vol. M, 171).

[19] Châtillon-sur-Loing, 9 mai 4539 (Reg. de la ch. des compt. de Grenoble).

[20] Ordonnance datée de Paris, novembre 1539 (Fontanon, I, 876).

[21] Ordonnance datée de Saint-Quentin, janvier 1539-40 (Fontanon, I, 880).

[22] Châtellerault, 27 mai 1541 (Reg. du parl., vol. M, f° 275).

[23] Paris, 2 mars 1535-6 (statuts de la faculté de médecine, édit. de 1662).

[24] Édit daté de Fontainebleau portant règlement sur l'imprimerie, 28 décembre 1541 (Fontanon, IV, 467).

[25] Édit de Fontainebleau.