FRANÇOIS Ier ET LA RENAISSANCE. 1515-1547

TOME QUATRIÈME

CHAPITRE II. — PRÉPARATIFS D'UNE NOUVELLE GUERRE.

 

 

Ambassades de Langey en Allemagne. — Du seigneur de Velly auprès de Charles-Quint. — De l'évêque de Mâcon à Rome. — De Beauvais à Venise. — Du président Poyet en Savoie.  — Mort du pape Clément VII et de Sforza. — Élection de Paul III. — Campagne de Savoie. — Passage des Alpes. — Les Français à Turin. — Négociations à Rome. — Projet des plénipotentiaires de François Ier. — Les envoyés de Charles-Quint. — Le cardinal de Granvelle. — Arrivée de Charles-Quint à Rome. — Colère de l'empereur. — Nouveau défi dans le consistoire. — Réponse du roi au cartel. — Les deux armées. — Les généraux de François Ier. — L'amiral de Brion. — Le duc de Vendôme. — Le duc de Guise. — L'amiral Barbezieux. — Généraux de Charles-Quint. — Le duc d'Albe. — Ferdinand de Gonzague. — Causes inévitables de la guerre.

1534-1536.

 

Nulle époque ne présente une série de négociations plus actives que celles qui précèdent la violente guerre de 1536. Comme la situation n'était pas complètement nette, et qu'il existait des griefs peu sincères et mal définis, les intrigues se multipliaient ; la diplomatie, même la plus loyale, se mêle toujours à des démarches qui ne sont pas nécessairement avouables, et faute de motifs, on cherche souvent un prétexte. Depuis la signature du traité de Cambrai, on s'agite beaucoup, parce que nul n'est à l'aise, et le plus beau jour pour François Ier comme pour Charles-Quint sera celui où il leur sera permis de sortir de cette position équivoque, même par la guerre violente. Si l'on attend, c'est qu'on n'est pas prêt ; si l'on multiplie les ambassades, c'est qu'on veut s'assurer les éléments de la victoire dans la guerre et un semblant de droit dans les hostilités.

Une étude profondément utile, c'est la lecture des dépêches de François Ier ou de Charles-Quint, adressées à leurs négociateurs ; ils en ont envoyé partout. La diplomatie commence à se servir de chiffres, méthode italienne, pour déguiser aux yeux de tous le véritable sens des ordres et des instructions secrètes. Le plus important de ces ambassadeurs, c'est maître Guillaume du Bellay Langey, spécialement désigné pour l'Allemagne où sa position est essentiellement délicate. En pleine paix avec Charles-Quint, il est chargé de lui susciter des ennemis et de lui créer d'incessants embarras parmi les électeurs ; actif, intelligent, ce rôle difficile n'est pas au-dessus de ses forces ; on le voit incessamment auprès du duc de Wurtemberg, de l'électeur de Bavière, du marquis de Brandebourg, leur signalant les dangers de la soumission absolue à cet empereur qui vise à la dictature germanique : aux uns, il offre de l'argent, des subsides annuels, aux autres une protection pour leur croyance. C'est Langey du Bellay qui a ratifié la ligue de Smalcalde ; lui seul est chargé de lever les retires et lansquenets pour le service de France ; et tout cela il le fait en présence des agents secrets que Charles-Quint multiplie partout sur ses pas. A chaque démarche, il est dénoncé : est-ce que François Ier veut la guerre ? On vient de signer le traité de Cambrai, et l'on tend déjà des pièges à la puissance de l'empereur ; est-ce de la loyauté ? Du Bellay Langey réussit dans sa mission de briser l'unité germanique ; c'est évidemment le plus fort négociateur de cette époque ; naguère il signait un traité à Londres, et François Ier, en lui confiant l'Allemagne, sait bien qu'il lui donne la plus difficile des missions, la seule digne de lui.

Auprès de Charles-Quint, c'est le sire de Velly qui tient la place d'ambassadeur ; moins fort, moins habile que Langey, il a un caractère de modération si extrême, de douceur si intelligente, qu'on espère par son moyen arrêter les fougues de l'empereur et pénétrer sa pensée. La correspondance de Velly se distingue par quelque chose de trop chevaleresquement loyal, ce qui fait qu'il croit tout sur simple parole, sans pénétrer plus avant dans les intentions de Charles-Quint. L'évêque de Mâcon, qui réside auprès du pape, a une supériorité même sur Langey du Bellay ; les études cléricales, en concentrant les facultés de l'esprit sur quelques idées, leur donnent une force indicible ; l'évêque de Mâcon a pénétré dès l'origine tous les desseins de Charles-Quint : Si en ce moment l'empereur subit beaucoup en silence, c'est qu'il a beaucoup à faire, et que la guerre contre l'empire ottoman, l'expédition de Tunis, absorbent toute sa pensée ; il paraît dès lors incontestable à l'évêque de Mâcon que ces guerres une fois accomplies, Charles-Quint prendra une attitude plus menaçante ; il fera la guerre. On doit s'y préparer.

On retrouve de l'activité également et une sagacité intelligente dans le sire de Beauvais envoyé auprès de la république de Venise ; il a compris toute la portée d'une alliance avec le sérénissime sénat ; devant lui s'élève le gouvernement le plus secret et le plus soupçonneux, incertain, difficile, depuis la ligue de Cambrai, dans ses affections et ses ressentiments. Certes si François Ier était maître d'une grande armée prête à soutenir et à appuyer la république de Venise, celle-ci n'hésiterait pas pour se dessiner contre Charles-Quint. La haine contre les empereurs d'Allemagne est si naturelle, si inhérente au sénat de Venise ! Mais enfin la victoire est capricieuse ! les Français ont été si souvent chassés de l'Italie qu'ils n'inspirent plus une grande confiance aux gouvernements et les Vénitiens se gardent de se compromettre pour eux. Tel est le sens de la correspondance chiffrée du sire de Beauvais. Comme la grande affaire doit se jouer d'abord aux portes de l'Italie, dans la Savoie, l'ambassade du Piémont, d'une grande importance, est confiée au président Poyet, parlementaire distingué. Si un homme de judicature activement employé au parlement est désigné pour cette légation, c'est qu'il s'agit ici de droit en litige, d'une question presque successoriale, et qu'un parlementaire est l'homme naturellement appelé par le droit à résoudre de semblables difficultés. La correspondance de Poyet est tout à la fois judiciaire et diplomatique ; il se fait l'homme d'affaires des héritiers de madame de Savoie, comme le chancelier Duprat l'avait été de la reine mère pendant sa vie.

La situation des souverainetés en Italie venait de se modifier encore par deux événements d'une nature importante, la mort du pape Clément VII[1] et du duc Sforza de Milan[2]. Les Médicis n'étaient point aimés à Rome, et Clément VII, vaste intelligence néanmoins, laissa peu de regrets. Après sa mort, la papauté redevint presque romaine, et le sacré collège désigna pour lui succéder un membre de la famille des Farnèse ; Alexandre, sous le nom de Paul III[3], fut appelé à gouverner l'Église si profondément agitée. La ville de Rome est remplie encore de ce nom de Farnèse ; partout demeurent debout les grands monuments de cette race, protectrice des arts et de l'antiquité. La mort de Clément VII faisait cesser la domination des Médicis ; la papauté couronnait le vieux patriciat, car Charles-Quint, depuis l'entrevue de Clément Vil avec François Ier, avait désiré de voir la tiare dans les mains d'un fils de Rome, et les Farnèse lui étaient dévoués.

L'avènement d'un nouveau pape blessait les espérances de François Ier ; n'avait-il pas sacrifié l'orgueil de ses fleurs de lis pour les unir aux blasons des Médicis ? et il se trouvait que la mort venait de leur arracher la tiare. Quant au trépassement de Sforza, il ouvrait une carrière aux ambitions, une nouvelle force aux prétentions diverses. Sforza, vassal de l'empereur, revêtu de son investiture, mort sans enfant, laissait sans hoirs le duché de Milan. Ici devaient naturellement apparaître les vieux droits, les prétentions antiques, et François Ier, si amoureux de tout ce qui était Italie, sentit se réveiller en lui-même le désir immodéré de recouvrer Milan. Naguère il prétendait marcher contre Sforza pour venger une insulte et frapper un assassin, aujourd'hui c'était pour réclamer une succession vacante. Cependant, afin d'éluder les stipulations de Madrid et de Cambrai, François Ier ne la réclama plus pour lui-même : mais pour son second fils Henri, duc d'Orléans, le mari de Catherine de Médicis. Indépendamment de ce que ce jeune prince avait légitimement hérité des droits de Louis XII, il faisait valoir cette considération qu'époux de Catherine de Médicis, il réclamait une chose successoriale avec l'investiture du duché de Milan par l'empereur ; ainsi, le duc d'Orléans deviendrait vassal de la couronne d'Allemagne comme Sforza lui-même ; quelle opposition pouvait trouver un pareil projet, et, s'il en rencontrait, les armes victorieuses de François Ier sauraient bien imposer, en vertu de la conquête, ce qui résultait d'un droit de naissance et d'héritage ?

Quand François Ier parlait de ses armes victorieuses, c'est que la campagne de Savoie avait commencé avec cette impétuosité naturelle à la chevalerie de France. Depuis près de cinq années, François Ier organisait avec soin son état militaire ; on a vu qu'une ordonnance, émanée du conseil, avait fixé les bases d'un autre système réglementaire de l'infanterie française par légions, sur le modèle de l'antique Rome. Ces six légions sur le pied de guerre, bien garnies d'arquebusiers, formaient un corps de plus de trente mille hommes conduits par des chefs choisis, et dans un tel système de régularité, qu'il n'y avait plus murmures de gendarmes, de lansquenets, de reîtres, qui plus d'une fois avaient troublé les campagnes d'Italie. Les troupes marchaient en ordre avec un grand ensemble de discipline comme un seul corps mû par une seule pensée ; ce qui précisément manquait à l'antique organisation de l'infanterie française. Cette armée s'avançait vers les Alpes avec le dessein de forcer le duc de Savoie à rendre gorge de l'héritage de la reine Louise, la mère du roi.

L'état de paix n'était pas complètement rompu entre François Ier et l'empereur ; les légions françaises n'avaient à combattre que les troupes du duc de Savoie ni assez nombreuses, ni assez puissantes d'armes pour lutter contre la chevalerie[4] ; ce ne serait qu'au moment où le Piémont conquis, l'armée de France tenterait une attaque sur le Milanais, qu'alors la question de la campagne se compliquerait gravement, parce qu'on se trouverait en face d'Antonio de Leva, chef de l'armée impériale ; et encore ce ne serait pas une complète rupture avec l'empereur, car bien que cette armée lui fût dévouée, elle était à la solde de la confédération italique établie par le traité de Bologne. De ce traité, et afin d'assurer la liberté et la nationalité de l'Italie, il était convenu que toutes les puissances confédérées fourniraient chacune un contingent ; Antonio de Leva était le général de la confédération plus encore que celui de l'empereur. L'impulsion serait librement donnée à la ligue par Charles-Quint lui-même, mais ce prince pouvait toujours s'en défendre en cachant la main qui dirigeait les coups. Si le Milanais était envahi, il se défendrait par les armes purement italiennes, et Antonio de Leva avait ordre de repousser la force par la force.

Le roi de France avait confié le commandement de cette armée des Alpes au comte de Brion, son ami et son confident, issu de la race des Chabot, féodalement illustrée dans le Poitou, mignon déjà de François Ier dans le château d'Amboise, brave et lier capitaine à la façon d'Anne de Montmorency, son rival. Nul ne put résister à l'impétuosité française ! Les Alpes n'étaient plus même un obstacle ; autrefois le Pas-de-Suse avait coûté bien du sang quand il fallut l'arracher aux Suisses ; maintenant on s'en empara presque sans coup férir ; on vit le drapeau fleurdelisé flotter au sommet des Alpes. Le duc de Savoie, frappé comme de la foudre, n'attendit même pas l'arrivée des Français pour évacuer Turin ; s'embarquant sur le Pô, il vint se réfugier dans le Milanais, protégé par Antonio de Leva. A l'aspect des banderoles italiennes, Chabot, comte de Brion, s'arrêta ; il lui parut imprudent d'engager bataille avec Farinée de la confédération avant les hostilités générales. Antonio de Leva était comme le représentant de l'Italie elle-même, et le comte de Brion dut attendre les ordres de François Ier pour l'attaque. Jusqu'ici la guerre n'était point encore acceptée : on négocia partout, à Rome, à Naples, à Milan.

Charles-Quint, au retour de son expédition d'Afrique, rayonnait glorieux de sa popularité chrétienne et il y aurait eu de l'impiété à braver celte grandeur. À Naples où il passa trois mois, des fêtes, des pompes magnifiques saluèrent l'empereur victorieux ; le golfe retentit du bruit de l'artillerie ; les îles de Capri, d'Ischia virent leurs fêtes. Le palais de Jeanne d'Aragon perpétuellement illuminé aux bords de la mer, annonçait le glorieux vainqueur des rivages de l'Afrique, et le libérateur des esclaves. L'ivresse était au comble au milieu de cette population toujours si impressionnable, qui salue toutes les renommées retentissantes à l'égal de la Madone et de saint Janvier. Le pape Paul III récemment élu, de l'illustre famille si dévouée à Charles-Quint, s'empressa de lui mander que Rome serait orgueilleuse de renouveler les vieux triomphes des empereurs pour saluer tant de gloire et de majesté : les antiques voies romaines où passaient les triomphateurs s'affaisseraient sous le poids de son char de victoire ; le Capitole n'aurait pas assez de lauriers pour lui ; et ce qui était plus grand pour un empereur catholique, il serait admis à visiter les saints tombeaux de Pierre et de Paul ; puis, Saint-Jean-de-Latran et les primitives basiliques. Charlemagne, après ses victoires sur les Lombards, était venu à Rome à côté du pape Adrien, et ses larmes avaient arrosé le parvis et le sanctuaire des apôtres.

Une telle proposition émanée du souverain pontife devait naturellement plaire à un prince si plein de grandeur, si fortement marqué à l'antique. Il était impatient de saluer cette Rome, naguère souillée par les reîtres et les lansquenets luthériens. Charles-Quint commença sa marche triomphale à travers le royaume de Naples, pour atteindre les limites des États pontificaux. Il visita à San Germano, sur la colline, l'antique monastère de Saint-Cassien, et là son chancelier lut quelques-unes des chartes lombardes revêtues du sceau de Didier et des diplômes de Charlemagne, où pendait le scel de l'empereur, avec son image à la barbe crépue. Sur les limites du royaume de Naples, une députation de cardinaux, revêtus de leur robe de pourpre, vint à sa rencontre pour lui faire honneur. On avait trouvé dans le pontifical que Charlemagne avait été ainsi accueilli : partout des arcs de triomphe en feuillages verdoyants s'élevèrent ; le peuple se pressait sur son passage, et on voyait des jeunes hommes au bonnet phrygien, des enfants, des matrones agiter des branches de laurier autour du char, et les buffles aux cornes élancées, regardant de leurs yeux fixes le cortège qui passait à travers les marais, les campagnes si tristes, les palais aux cyprès, les vignes en treillages qui bordent les voies romaines, à côté du lierre qui forme comme une frange verte sur les ruines noircies par le temps.

Jamais à Rome de tels honneurs n'avaient été réservés à un prince ou à un roi ; Charles-Quint dut habiter le Vatican à côté du pape. Tout se fit sur le pied de l'égalité la plus parfaite ; quand l'empereur avait revêtu ses habits somptueux, le pape prenait la chape et la tiare d'or pour l'accompagner ; lorsqu'ils délaissaient l'un et l'autre leurs vêtements d'honneur, ils se voyaient et se pressaient la main comme de vieux amis. Le pape Paul III, comme toute la maison de Farnèse, était plein de douceur, d'un tempérament modéré et d'une âme si belle, qu'il devait plaire à Charles-Quint, préoccupé alors de trois idées, la réunion d'un concile général, la répression des luthériens et la délivrance de la Grèce. La pensée d'un concile général avait trouvé plus d'un obstacle dans la résistance de Clément VII, pontife timide et trop dévoué aux intérêts des Médicis pour songer toujours avec sollicitude à l'avenir de l'Église ; mais Paul III, si éminemment scientifique, accepta, parce que, dans la situation du luthéranisme, il paraissait qu'une grande réunion de l'Église était un moyen sûr d'arriver à la paix des esprits et à la réconciliation des cœurs. Il ne restait plus que de savoir dans quelle ville le concile se réunirait. Paul III penchait pour une cité italienne afin d'agir avec plus de vigueur sur la résolution des Pères réunis, tandis que Charles-Quint paraissait préférer une ville allemande, en motivant son avis sur ce que le schisme s'étant principalement montré en Germanie, c'était là qu'il fallait le poursuivre et l'atteindre. Quant à la question de la présidence du concile, on s'était assez bien entendu pour décider que ni le pape ni l'empereur ne le présideraient ; que si l'un y avait des légats, l'autre pourrait y déléguer des ambassadeurs, de manière que la liberté de l'Église fût entièrement affranchie de l'exclusive domination du pape et de l'empereur.

La répression de l'hérésie en Allemagne, comme la guerre vigoureusement poussée contre les Turcs, appelaient le loyal concours de François Ier, et pour cela la paix entre Charles-Quint et le roi de France était une condition indispensable. Au su de toute l'Europe, le roi avait traité avec la ligue protestante de Smalcalde, et ses négociateurs étaient partis pour soulever le Turc contre l'Italie et la Hongrie. Si donc on laissait François Ier suivre cette politique impie, jamais le luthéranisme et le Turc ne seraient réprimés ; ils auraient leur appui tout trouvé dans le roi de France, à la tête de là plus brave et de la plus puissante armée ; et quel danger plus redoutable ? Si Soliman avait fait sa retraite de la Hongrie sur Constantinople, si la flotte d'André Doria et l'expédition d'Afrique avaient arrêté un moment le développement de la puissance musulmane, les victoires récentes de Soliman II sur le schah de Perse[5] allaient le placer de nouveau à la tête d'une armée plus formidable encore, et dans quelques mois peut-être, cinq cent mille cavaliers s'agiteraient sur les bords du Danube, tandis que la flotte de Barberousse menacerait l'Italie et la Sicile. Il fallait donc obtenir à tout prix que François Ier entrât dans la ligue de la chrétienté, afin de faire concourir toutes les forces vers un but commun, une expédition vigoureuse et puissante contre l'empire ottoman pour la délivrance des Grecs ; sans cela l'Europe était menacée. François Ier divisait ainsi le monde catholique par ses alliances avec les luthériens, et la chrétienté entière par ses traités secrets avec les Turcs.

Les prétentions du roi de France étaient de deux natures : François Ier reconnaissait que Milan était un fief impérial, et par conséquent que Charles-Quint devait en donner l'investiture ; mais cette investiture revenait de plein droit à l'héritier naturel, et depuis la mort de Sforza, au second fils du roi, Henri, duc d'Orléans. Époux de Catherine de Médicis, ce même duc d'Orléans pouvait légitimement réclamer les propriétés personnelles provenant de sa maison ; enfin du chef de Louise de Savoie, le roi avait des droits sur le Piémont et quelques terres particulières dans le comté de Saluces. Moyennant ces concessions accordées, François Ier offrait d'unir ses forces à celles de la confédération chrétienne contre le Turc, et renonçant même à toute sorte d'union avec les princes protestants, il marcherait loyalement de concert avec l'empereur et le pape pour ramener à l'Église catholique les princes et les électeurs réformés ; a'engageant en outre à exécuter les termes du concile général qui serait réuni. Enfin et s'il le fallait, le roi promettait son intervention pour ramener Henri VIII à la pénitence après sa triste séparation avec l'Église générale[6]. Ainsi étaient les termes des instructions du sire de Velly, ambassadeur auprès de Charles-Quint et de l'évêque de Mâcon qui représentait la France auprès du pape. Mais ai telles étaient les instructions écrites, il paraît que ni l'un ni l'autre n'avaient de plein pouvoir pour accorder un traité sur ces bases ; ils devaient négocier jusqu'au bout, et avant de signer une convention définitive, ils recouraient de nouveau au roi pour prendre ses ordres.

À Rome, Charles-Quint avait auprès de lui un négociateur d'une grande puissance d'esprit, d'une renommée retentissante, son chancelier Nicolas Pierre de Granvelle[7], d'une maison noble de Bourgogne, enfant de l'université de Dôle, alors possession espagnole ; de conseiller au parlement, Granvelle s'était élevé au rang de chancelier, et il n'était pas une seule négociation dans laquelle il ne fût mêlé ; car l'empereur avait besoin auprès de lui d'un homme fort érudit qui pût connaître la suite des traités depuis trente ans. Granvelle conduisait sous sa direction son fils, tout jeune encore, élève de l'université de Padoue, théologien à Louvain, et qui, pour se préparer à devenir digne de la carrière diplomatique, parlait déjà sept langues à vingt ans. Aussi pénétrant qu'instruit, Granvelle avait succédé à Gattinara[8] dans la confiance de l'empereur, et celui-ci lui soumit les propositions de François Ier. Dès lors toute la négociation dut se concentrer entre le sire de Velly et Granvelle sur les bases d'un traité, et pour constater que le désir de lu paix était réel au cœur de Charles-Quint, Granvelle posa les bases d'une transaction : on admettait qu'un fils de François Ier recevrait l'investiture du duché de Milan comme fidèle vassal de l'empereur, mais ce fils ne pouvait point être le duc d'Orléans, et ceci à cause de deux raisons : la première, c'est que marié avec une Médicis, il pourrait par cette prétention troubler une fois encore la paix de l'Italie et qui sait ? réclamer Florence, la Toscane, le duché d'Urbin, objet d'une nouvelle guerre. Granvelle fit observer que si l'empereur voulait bien consentir à inféoder le duché de Milan à un fils de France, la condition essentielle, c'était qu'il épousât une fille ou une proche parente de l'empereur ; or le duc d'Orléans étant marié, la condition ne pouvait être exécutée que pour le plus jeune fils de François Ier.

Le sire de Velly refusa d'abord, puis accepta avec hésitation, jusqu'à ce que le chancelier de Granvelle lui posa nettement cette question : Avez-vous des pleins pouvoirs pour signer ? Pressé sur ce point, le sire de Velly répondit : qu'il n'avait pas de pouvoirs suffisants, et Granvelle référa de cet étrange refus à l'empereur, rendu désormais à sa violente colère. Jusqu'ici Charles-Quint s'était contenu ; il attendait les dernières nouvelles d'Afrique, espérant connaître si le vice-roi Gonzague avait fait ses levées de cavalerie dans le royaume de Naples, et surtout si André Doria était prêt avec sa flotte. Lorsque le chancelier Granvelle lui manda que le sire de Velly était sans pouvoirs, Charles-Quint donna un libre cours à sa violence, priant le pape de réunir un consistoire, où seraient présents tous les cardinaux et ambassadeurs, sans en excepter ceux de France, le sire de Velly et l'évêque de Maçon. Quand tout fut bien prêt, l'empereur se leva, la lèvre autrichienne contractée et tremblante, les yeux pleins de feu, et en phrases entrecoupées de gestes, il exposa ses griefs contre François Ier : Lui l'empereur avait été modéré, patient, et le roi, sans parole, sans respect pour le nom chrétien ; lui l'empereur, n'avait jamais déguisé sa pensée ; comme il sentait profondément, il disait haut sa volonté, parce qu'il voulait que l'Europe la connût et que le saint-père la proclamât : Je propose, s'écria-t-il, en présence du saint-père, du sacré collège et de cette illustre assemblée[9] ; je propose trois choses au roi de France, pour en choisir une. La première est le duché de Milan pour son troisième fils, mais non pas pour le duc d'Orléans, qui ayant des prétentions sur les duchés de Florence et d'Urbin du côté de Catherine de Médicis, sa femme, mettrait en division toute l'Italie, et en ce cas, je souhaite de savoir de quelle nature seraient les forces dont le roi m'assisterait contre le Turc et contre les hérétiques. Le second parti que je propose, c'est un duel pour épargner le sang de nos sujets en exposant le nôtre propre ; si divers obstacles semblent s'y opposer, je trouve pour lui le moyen de les surmonter tous, pour avoir la satisfaction de se trouver les armes à la main, dans une île, sur un pont, ou ailleurs sur une barque ; je lui laisse le choix de se battre à l'épée ou au poignard, pourpoint bas. Le vainqueur sera obligé de donner toutes ses forces pour favoriser la tenue du concile, pour extirper l'hérésie, et pour résister aux infidèles ; et le vaincu emploiera aussi les siennes pour les mêmes choses. Les duchés de Milan et de Bourgogne seront mis en séquestre, pour être ensuite remis entre les mains du vainqueur. Le troisième parti est qu'en cas que le duel vînt à manquer, la guerre se continuera entre nous à toute outrance, jusqu'à ce que l'un ait réduit l'autre à l'état de simple et pauvre gentilhomme. Tout me promet la victoire, ayant de mon côté la justice et la raison ; le bon état de mes affaires, la bonne disposition de mes sujets, le courage de mes soldats, l'expérience et la valeur de mes capitaines. Tout au contraire, les affaires du roi François Ier sont ruinées, ses sujets malintentionnés, ses troupes fort peu considérables, et ses capitaines si peu capables de commander, que si les miens n'étaient pas plus habiles, j'irais la corde au cou me jeter aux pieds du roi, pour tâcher d'obtenir de sa clémence miséricorde et pardon.

Ces paroles emportées de Charles-Quint révélèrent une colère profonde qui ne gardait plus de ménagement. Non-seulement il insultait le roi, mais il blessait la nation tout entière, l'armée, la chevalerie ; c'était un défi en toutes formes. H fut immédiatement relevé par le sire de Velly et l'évoque de Maçon. L'empereur avait parlé moitié en italien, moitié en espagnol, avec une telle volubilité, une indignation si profonde, que le pape en fut effrayé. En vain voulait-il calmer l'empereur, celui-ci redoubla d'injures, et ce fut alors que le sire de Velly, au nom du roi son maître, lui dit fièrement : Je dis que vous, empereur, en avez menti par la gorge. Outrage jeté à la face de Charles-Quint comme un défi de chevalerie, et que l'évêque de Mâcon voulut en vain retenir. Le sire de Velly avait parlé, et le consistoire de cardinaux se sépara aussitôt ; tant les querelles prenaient un caractère d'amertume et d'insolence ! Le lendemain les ambassadeurs du roi de France demandèrent par écrit le discours de l'empereur ; pendant la nuit un esprit prudent et réfléchi, le chancelier Granvelle avait traduit en français ces étranges paroles et il les avait refaites, adoucies, de telle sorte qu'elles se bornaient à l'analyse des trois conditions, ou le défi chevaleresque pour un combat corps à corps, ou la guerre à outrance jusqu'à la mort, ou bien la paix loyale pour une fédération intime de manière à marcher de concert contre les infidèles et les luthériens d'Allemagne.

Ce fut encore, dans la vie de Charles-Quint, un phénomène assez curieux que cet emportement de l'homme réfléchi, si modéré et toujours maître de lui-même : comment se fit-il qu'il prit l'initiative d'un duel avec François Ier, le prince qui provoquait si habituellement lui-même ? C'est que Charles-Quint, fatigué d'un système faux et vicieux, voulait arriver à un parti tranché ; dans certains esprits, il y a un moment où ils préfèrent s'exposer à un péril pour se sauver des ennuis, et ils aiment mieux une lutte sérieuse à l'épée que des petits combats à coups d'épingle. Du reste, l'empereur n'avait-il pas le droit d'être un peu orgueilleux après tous les services qu'il avait rendus à la chrétienté ? Incontestablement Charles-Quint avait pris et accompli le beau rôle ! Avant de déclarer une guerre implacable, il espérait "absorber la popularité, parce que, lorsqu'on veut réussir dans un grand dessein, il faut avoir l'opinion publique à son aide ; et l'empereur se donnait toute l'Europe chrétienne. Aussi un cri unanime s'éleva en Italie, en Allemagne, contre François Ier, sorte de perturbateur public au milieu de cette sainte ligue qui se formait contre le Turc.

Nul n'ignorait qu'au fond le roi de France désirait la guerre parce qu'il y était préparé avec son état militaire en parfaite disposition pour commencer une active campagne. Déjà les Alpes étaient à lui, le comte de Brion campait à Turin, avec ses légions, impatientes d'héroïques choses ; il espérait encore reconquérir l'Italie ; à la première génération des glorieux chefs militaires tels que Bayard, Lautrec, Bonnivet, avaient succédé d'autres capitaines, Chabot, Anne de Montmorency, le comte de Saint-Pol, Montpezat, le duc de Guise, le duc de Vendôme[10] ; et avec ces chefs habiles le roi espérait faire revivre l'éclat des belles journées de Marignano. Cette espérance le rendait bien fier, et il répondit au manifeste de Charles-Quint par des paroles aigres : sans accepter ni la paix ni le duel, il se prépara aux batailles plus régulières entre rois, car, pour François Ier, comme pour son puissant adversaire, il n'était besoin que d'un temps de répit, afin de préparer leurs forces respectives. Si le roi de France avait de braves légions et de hardis capitaines, Charles-Quint commandait les bandes qui avaient servi en Afrique, les Napolitains, les Allemands, si bons arquebusiers, sous des chefs de premier ordre : qui pouvait se comparer au duc d'Albe, au vieux Antonio de Leva, à Hercule d'Est, Louis Farnèse, Pierre de Tolède, le marquis de Guast, chefs des bandes italiennes ! Gonzague conduisait les Napolitains : et puis sur mer, y avait-il homme à la hauteur d'André Doria que Charles-Quint venait d'élever au titre de prince de Melfi ; André Doria, le vainqueur de la Goulette, le libérateur des esclaves d'Afrique ?

Le choc allait donc être rude, car l'animosité était grande, et les épées qui allaient se croiser, longues de plusieurs pieds ; Charles-Quint se posait d'une part avec la popularité des grands services, le génie des choses universelles ; François Ier, avec l'esprit habile d'un négociateur, la fougue française, l'instinct qui sait diviser les forces de l'ennemi ; Charles-Quint avait une incontestable supériorité numérique, mais ses armées se composaient d'Allemands, d'Italiens, de Napolitains, d'Espagnols, et dans cette cohésion informe il y avait nécessairement des faiblesses et des vices d'unité. François Ier, au contraire, renonçant à la vieille méthode des armées de reîtres, venait d'établir ses légions provinciales, composées de canonniers, d'arquebusiers, de lances et de piques. Si le roi a moins de monde, ses troupes sont mieux groupées, mieux assorties, de manière à faire un coup dé main avec énergie, dans une position prise. Avec ces moyens, il rêve encore la guerre d'Italie, la conquête rapide jusqu'au royaume de Naples : qui sait si la fortune ne lui fera pas revoir encore le beau duché de Milan et Gênes, sa ville favorite, et s'il ne sera pas accueilli comme dans sa force et sa jeunesse sur son beau cheval caparaçonné de soie et d'or ?

 

 

 



[1] Le 26 septembre 1634.

[2] Le duc François-Marie mourut le 24 octobre 1535.

[3] Alexandre Farnèse, né à Rome en 1466, fut élu le 13 octobre 1534.

Il existe une liste des cardinaux pour ou contre le système français envoyée à François Ier par son ambassadeur. — Bibl. du Roi, Mss. de Béthune, vol. coté 8530, fol. 492.

Rolle des cardinaux qui seront de la partye imperialle.

Le cardinal Coullone de celuy ne fault pas dire la cause.

Le cardinal de Sainte-Croix pareillement, n'en fault dire autre sinon qu'il est Espaignol.

Le cardinal de Sene. Il a tousjours esté de la partie imperialle et ses prédécesseurs c'est assavoir pape Pius second et pape Pius tiers.

Le cardinal de la Val. Il est de la partialité collonuoyse et a tous ses bénéfices au royaume et a tousjours esté de la partie contraire aux Francoys.

Le cardinal de St-Sist. Il est natif du royaume et évêque de Gayette et a tous ses bénéfices au royaume.

Le cardinal Ogydyo. Il a tous ses bénéfices au royaume, et a esté légat en Allemaigne et Espaigne avec l'empereur. Il est de l'ordre des augustins.

Le cardinal de Perouze. Il est Genevoys auquel le roy reffusa la possession de l'evesché de Savonne, et a longuement esté en Espaigne, où il a gagné grosse somme d'argent.

Le cardinal Cezavin. Il a esté en Espaigne au temps du pape Adrien et est evesque de Pampelunne, et a toujours incliné à la part d'Espaigne.

Le cardial de Naples. Il est Nappolitain arcevesque de Naples et de la maison de Caraffe qui est toute imperialle.

Le cardinal de Matere. Il est Napolitain et a ses biens au d. royaume.

Le cardinal de St-Severin. Il est oncle du prince de Vesignan et croy qu'il a vouloir à la partie françoyse, mais par craincte et par ce je doubte qu'il tient pour l'autre.

Le cardinal de Grymaldy. Il est Genevoys et nepveu de mess. Ansalde de Grymaldy.

Le cardinal Doria. Il est parent de messire André Doria.

Le cardinal de Gonzaga. Son père a esté et est impérial et au service de l'empereur, vray est qu'il a quelque desdaing avecques les collonnoys à cause de la fille de Vespasien Collone qu'il vouldroyt pour sa femme.

Le cardinal Campegyo. Il a esté légat en Allemagne avec l'empereur, et fut devant ambassadeur avecques l'empereur Maximilien, et s'est toujours monstre plus grant impérial que tous les autres aux conclaves et affaires qui sont escheuz.

Rolle des cardinaux qui seront contraires à la partie imperialle.

Le cardinal de Farnesio.

Le cardinal de Trivulce.

Le cardinal de Monte.

Le cardinal de Gaddy.

Le cardinal de Stiquatre.

Le cardinal de Salviaty.

Le cardinal d'Aux.

Le cardinal Rodolphe.

Le cardinal de Tranca.

Le cardinal de Lorraine.

Le cardinal d'Yrée.

Le cardinal de Mantoue.

Le cardinal de Bourbon.

Le cardinal de Grimany, Venissien.

Le cardinal Ursin.

Le cardinal de Cosnare, Venissien.

Le cardinal Cibo.

Le cardinal Pisan, Venissien.

Rolle des cardinaux qui ne seront pour l'ung ne pour l'autre, mais pourront estre gaingnez pour l'ung et l'autre.

Le cardinal d'Anconne.

Le cardinal de Ravenne.

Le cardinal de Medicys

 

Rolle des cardinaux absens.

Le cardinal d'Yorck.

Le cardinal de Portugal.

Le cardinal de Magonte.

Le cardinal du Luge.

Le cardinal de Salse Purgne.

Le cardinal de Sens.

 

[4] J'ai trouvé un état des compagnies des gens en guerre. — Bibl. Roy., Mss. de Béthune, vol. cot. 8644, f° 87.

[5] Thamas succéda à son père Ismael-Sophi, l'an 930 de l'hégire (1523 de J. C). Soliman II lui enleva l'an 944 (1534) les villes de Tauris, du Bagdad et de Sultanie.

[6] Dans un consistoire tenu à Rome sous Clément VII, le 23 mars 1534, dix-neuf cardinaux sur vingt-deux se prononcèrent pour la validité du mariage de Henri VIII avec Catherine d'Aragon, et le pape lui enjoignit de la reprendre pour femme légitime. Le roi et apprenant cette décision se proclama chef de l'Église anglicane ; et le bill portant séparation du royaume d'Angleterre avec la communion romaine, reçut la sanction du parlement.

[7] Né à Ornans en 1486.

[8] Mort à Insprück le 5 juin 1530, âgé de soixante-cinq ans.

[9] Bibl. Roy. Recueil de pièces, cot. 610-3, in-4°. — 1° Le substencial du propos de l'empereur tenu à nostre sainct père. — 2° La responce du roy de France, faicte à nostre saint père sur le propos tenu par l'empereur à sa saincteté. — 3° La replicque faicte par l'empereur.

[10] Le duc de Vendôme reçut le grand collier de l'ordre.

Lettre de François Ier à M. de la Rochepot. — Bibl. Roy., Mss. de Béthune, n° 8643, fol. 5.

Mon cousin, j'ay créé et faict chevalier de mon ordre mon cousin le duc de Vendosmois et vous ay député comme confrère du d. ordre a luy présenter le grand collyer que je vous envoya pour cest effect parquoy en luy signifiant de par moy sa création vous lui ferez présentation du d. colyer, et en ce faisant vous me ferez service très agréable. Priant Dieu, etc. Escript à Fontainebleau le IIe jour de mars. Françoys.