FRANÇOIS Ier ET LA RENAISSANCE. 1515-1547

TOME DEUXIÈME

CHAPITRE IX. — NOUVELLE CAMPAGNE DU MILANAIS ; BATAILLE DE PAVIE.

 

 

Retour du roi au camp de Lyon. — Résolution de passer les Alpes. — Nouvelles d'Italie. — Pourparlers avec Clément VII et les Vénitiens. — Messages des Milanais, des Génois et des Napolitains. — Situation des confédérés depuis la mort de Prosper Colonne. — Division des forces du roi. — Passage des Alpes. — Prise de Milan. — Projets sur Naples et Gênes. — Siège de Pavie. — Forces de l'armée du roi, de celle des alliés. — Plan de la bataille de Pavie par les confédérés. — Ils forcent le roi à sortir de ses retranchements. — Attaque des Suisses et des lansquenets. — Coup de main des gendarmes et de la chevalerie de France. — Glorieuses actions du roi. — Il rend son épée. — Aspect des deux tentes. — Causes et résultat de la bataille de Pavie.

DÉCEMBRE 1524 - FÉVRIER 1525.

 

La nécessité de délivrer la Provence envahie avait entraîné François Ier jusqu'à Grasse, avec quelques-unes de ses meilleures bandes de lances et de chevalerie. Quand les confédérés eurent repassé le Var pour regagner le littoral de Gènes et le Milanais, le roi reprit la route des petites Alpes par Gap, afin de replacer encore le centre de son armée à Lyon. Il n'y avait plus d'ennemis sur le territoire de la monarchie, et François Ier aurait pu accepter des conditions de paix justes et raisonnables ; mais un désir instinctif de porter la gloire à ses plus grandes limites lui en fit repousser la pensée. Quand un esprit est habitué à la guerre, au retentissement des trompettes, au bruit des mousquetades, la paix l'importune ! Les levées étaient faites y les gendarmes partout aux champs : pourquoi n'emploierait-on pas à la conquête ces milliers de lances qui né demandaient que gloire et profit ? A Lyon, entouré de ses plus braves capitaines, François Ier, dut réfléchir sur les divers projets qui se révélaient à lui dans une barrière d'honneur et de victoire : se bornerait-il à défendre et protéger ses frontières contre l'invasion, en se portant vers la Champagne, ou l'Artois, pour battre les Anglais, les Allemands ou les Flamands ?

Ce plan tout défensif convenait mal au caractère dé François Ier, et â ce bouillant esprit national dont il était l'expression. Pour la chevalerie de France, mieux valait aller en avant, se précipiter dans les périls ; c'était sa nature. Puis les douces campagnes d'Italie venaient toujours à la mémoire comme une irrésistible puissance ; on avait là des défaites à venger. Serait-ce en vain que le roi de France aurait gardé parmi ses titres celui de duc de Milan et de Gênes ? La correspondance secrète du roi avec l'Italie l'appelait dans le Milanais : les Vénitiens, on se le rappelle, avaient fait défection à l'antique alliance française ; et, en cela, ils avaient suivi l'impulsion de là nationalité italienne, invoquée par le pape. Mieux instruits depuis, ils avaient appris que Charles-Quint conservait toutes ses tendances ambitieuses, pour assurer la suzeraineté tudesque sur l'Italie, et la sérénissime république en avait conclu qu'elle devait rattacher les vieux liens de l'alliance française. t)es propositions nouvelles étaient faites au roi pour le seconder dans ses projets sur le Milanais[1] : le pape Clément VII lui-même, de la branche de Médicis, prince italien par excellence, avait pensé un moment, comme les Vénitiens, que l'empereur Charles-Quint voulait sincèrement la liberté de l'Italie. Depuis, pénétrant dans les plus secrètes pensées de l'empereur, il vit qu'héritier de la maison de Souabe, ce prince voulait arriver au même but de suzeraineté ; il ne put douter désormais de l'ambition insatiable de Charles-Quint, lorsque, malgré ses conseils, l'empereur fit envahir la Provence et assiéger Marseille. Le dernier vœu de l'empereur était-il donc la domination universelle, ce dominium imperatoris, placé sur son blason qu'abritait l'aigle de sa magnifique envergure.

De telles communications venues sous la tente de François Ier ne durent plus laisser de doute à cet esprit si puissamment entraîné lui-même vers la belle Italie. A tous les plans de guerre défensive il opposa un système de diversion qui, en constatant la vigueur du pays, porterait le poids de la guerre sur une terre lointaine : l'ennemi serait attiré dans les plaines de Lombardie, qui tant de fois avaient vu les étendards se heurter et les grands chocs de chevalerie. Les rêves d'ambition vinrent à tous : Milan, Gènes, Naples s'offrirent encore comme les trophées de cette nouvelle campagne ; à la monarchie universelle de Charles-Quint, François Ier voulut opposer un système plus aventureux. La défense de la monarchie française, il la laissait d'ailleurs à des capitaines de grande renommée : la Champagne et la Lorraine au duc de Guise ; était-il un bras plus fort et une plus noble épée ? Le duc de Vendôme, qui naguère avait si bien combattu, dut protéger le Nord. La Normandie y dont la noblesse devait appuyer les gentilshommes de Picardie, fut confiée au sire de Brézé, fidèle et dévoué au roi. Les Laval prirent le gouvernement de la Bretagne, qui leur appartenait comme à une des anciennes races, avec mission de repousser les expéditions des Anglais sur les côtes. Quant à la guerre de Guyenne, elle devait être dirigée par Lautrec, intrépide capitaine, en qui le roi avait une entière confiance.

Cette pensée d'une guerre en Italie devint si fixe, si complètement absorbante dans l'esprit de François Ier que, malgré les instances de sa mère, madame d'Angoulême, et la nouvelle de la mort de la reine Claude sa femme[2], il y persista d'une manière inflexible. La duchesse d'Angoulême vint jusqu'à Lyon pour le détourner de ses aventureuses batailles. Toutes ses instances furent vaines, sa résolution était arrêtée, et le roi, fier de sa force, passa la revue des gens d'armes qui devaient l'accompagner. Noble spectacle que ces compagnies de lances entremêlées d'archers, d'arquebusiers, de varlets et de capitaines ! D'abord Henri, roi de Navarre, menait seul plus de cent lances dans sa compagnie ; et avec lui François de Bourbon, comte de Saint-Paul ; Louis de Nevers ; la Trémoille, les maréchaux de Foix, de Montmorency, le bâtard de Savoie, Antoine de la Rochefoucauld, Chabot, comte de Brion, la Meilleraye, Boisy, Montluc, fleur de noblesse et de chevalerie, tous capitaines de cent hommes d'armes.

Avant de pénétrer en Italie, François Ier confia de nouveau la régence à sa mère avec les plus amples pouvoirs[3], acte de haute confiance qui fut reçu par la dame de Savoie avec un sentiment mélancolique, présage des fatales destinées de son noble fils. Quelle tristesse pouvait demeurer en l'âme d'un brave chevalier ? gloire, richesse, péril, fortune, doux souvenirs de la Lombardie, pensées rêveuses, brodées d'or et de soie éclataient en joyeux propos sous la tente. Lorsque l'armée passa les Alpes pour descendre dans le Milanais, elle compta au lac de Côme douze mille chevaux et vingt mille hommes de pied avec les lansquenets du duc de Suffolk (Rose blanche) et les gendarmes de la Palice. On reprochait à l'amiral Bonnivet de ne point avoir marché droit sur Milan. Pour éviter le même reproche, François Ier ordonna de s'avancer par masses sur la belle cité : quels obstacles pouvaient ici s'opposer à sa marche rapide et victorieuse !

L'armée des alliés se trouvait composée de plusieurs éléments qui tous n'avaient pas la même énergie. Les débris de l'armée qui naguère avait envahi la Provence et assiégé Marseille, démoralisés par une retraite rapide, fatigante, s'étaient ralliés avec peine dans les environs de Gênes et de Savone, et de là ils avaient gagné le Milanais. Les troupes italiennes napolitaines, plus fraîchement rassemblées avaient groupé leurs étendards sous Pavie. Là étaient venus les joindre quelques régiments espagnols, de braves arquebusiers, seize cents Banques agiles sauteurs et tireurs d'arquebuses ; avec eux bon nombre de lansquenets, troupes allemandes. Les chaleurs de l'été, les maladies et la peste de Milan avaient éclairci leurs rangs pressés, et l'on pouvait à peine compter sur leur action au jour d'une bataille décisive. Les chefs qui commandaient les troupes confédérées étaient tous des hommes d'une valeur incontestable et d'un mérite supérieur ; en tête le connétable de Bourbon ; aussi intrépide que François Ier, avec un sang-froid, une réflexion, une tactique que dédaignait trop le roi de France. Depuis la mort de Prosper Colonne, ce vieillard si habile, si valeureux, expression du patriciat romain, Charles-Quint avait confié la conduite supérieure de l'armée au marquis de Lannoy[4], vice-roi de Naples, gentilhomme de la Flandre ; dévoué à la maison de Bourgogne, tête réfléchie, bien digne de comprendre les hautes pensées de son puissant empereur ; puis, toujours avec lui, le marquis de Peschiere, rival de gloire du duc de Bourbon ; enfin le marquis de Guast[5], qui commandait les troupes italiennes, avec cette intelligence calme et froide, bien nécessaire dans une campagne où il fallait avant tout arrêter la furia francese.

Dans l'état de démoralisation où se trouvait cette armée des confédérés, elle pouvait difficilement résister à ces intrépides compagnies de gendarmes ; à ces bandes noires de reîtres et de lansquenets, que le roi de France conduisait sous son gonfanon fleurdelisé. Le connétable de Bourbon qui connaissait parfaitement le personnel et la valeur de la chevalerie de François Ier, insista pour prendre à solde au moins quinze à vingt mille Allemands ou Suisses, seuls capables, à coups d'arquebusades, de résister aux bandes noires de François Ier, et il s'offrit d'aller lui-même recruter en Allemagne ces troupes d'aventuriers ; son esprit éminemment hardi, sa renommée de brave capitaine, sa taille, son énergie, et jusqu'à la puissance même de son langage, tout était propre à séduire les reîtres pillards et hardis comme lui : n'était-il pas le jouet de cette fortune capricieuse qui l'avait jeté dans la rébellion ? Ces chefs de soudards allemands, luthériens pour la plupart, cherchaient fortune partout. Le connétable de Bourbon, un peu mécréant, leur promettait le pillage de l'Italie, le ravage des vases d'or, la dispersion des hosties, et, par-dessus tout, disait-il, ne pourroit-on pas étrangler le pape ? ce qui faisait grossièrement sourire toutes ces bandes de huguenots. Les confédérés italiens espéraient donc tout du connétable de Bourbon, seul capable d'amener au delà des Alpes les Allemands de la Souabe, du Wurtemberg ou du pays de Constance, origine de Sickinghen et des chefs de guerre qui avaient pris une si grande part aux combats depuis la r, forme. Pour attendre ce renfort, il ne fallait à l'armée confédérée que gagner du temps et la guerre dut être essentiellement défensive. On devait opposer à François Ier cette inertie résignée, force toujours si puissante à la face du gonfanon de France, qui scintille, brille et souvent s'abaisse devant la patiente et habile tactique.

Elle descendait des montagnes vers le lac de Côme, déployant ses brillantes ailes, la belle armée de François Ier. Milan était son but. Le roi désirait saluer, en conquérant et en maître, cette belle cité. Il voyait déjà sous le dôme resplendissant de marbre, l'archevêque, la mitre en tête, l'accueillir comme légitime duc des Milanais, Cette armée marchait donc la lance haute ; et les comtes, les barons sur leurs chevaux de bataille, avec leurs casques ornés de plumer, serpentaient à travers les montagne, comme un fleuve de fer et d'acier. Ils marchaient joyeux sur ce Milan, vaste cimetière que la peste ravageait ; l'église de San Ambrosio, les catacombes, les caveaux du dôme, comme les places publiques, étaient encombrés de cadavres ; et la bourgeoisie n'avait plus cette noble pensée de patrie et de liberté que le sentiment de bien-être donne seul aux populations. Les fantômes s'inquiètent peu du chef qui les guidera dans leurs danses fantastiques. Milan ouvrit donc ses portes aux Français ; spectacle lamentable pour le roi et ses braves chevaliers, de voir ce silence de mort dans les rues, sur les places publiques de la cité, naguère si resplendissante. C'était en hiver, et les neiges de la montagne semblaient couvrir comme d'un linceul les décombres des maisons et les tombes encore béantes.

La possession de Milan ne décidait rien ; ce n'était qu'une grande ville qu'il fallait contenir par une garnison. Pour rendre la position sûre et tenable, on devait s'emparer de quelque place forte, afin d'assurer le passage des vivres et de faciles communications. Les uns opinaient pour Lodi sur l'Adda, poste militaire d'importance, rapproché d'ailleurs des Vénitiens qui avaient promis secours. Un coup de main suffirait pour s'emparer de Lodi presque sans défense ; et la position de Milan serait ainsi assurée. Les plus hardis capitaines voulaient assiéger Pavie, ville plus considérable, plus opulente : une telle conquête aurait éclat et retentissement. Pavie, la seconde ville après Milan, offrait des souvenirs romanesques, à une époque où la lecture des épopées de chevalerie avait tourné les tètes. Charlemagne en personne avait assiégé Pavie sur le roi Didier ; et quelle gloire pour François Ier d'imiter le grand empereur ! Pavie serait-elle aussi facilement conquise que Lodi ? l'importance de cette place n'engagerait-,Ile pas les confédérés à des efforts inouïs pour la sauver des périls d'un siège ? Comme ils voulaient attendre, pour agir, que le connétable de Bourbon eût amené sous les tentes les lansquenets et aventuriers d'Allemagne, c'était une véritable bonne fortune que la résolution prise par François Ier d'assiéger Pavie. Les auxiliaires auraient le loisir d'arriver pour engager bataille avec les conditions de succès. Le marquis de Lannoy confia la conduite d'une défense aussi importante que celle de Pavie, à Antonio de Leva[6], un des plus intrépides capitaines des troupes espagnoles, avec ordre de résister vigoureusement contre toutes les tentatives, lui assurant que bientôt il serait secondé par l'armée des confédérés, le connétable de Bourbon en tête.

Après avoir visité Milan alors si sombre, si fatalement éprouvé, François Ier se rendit sous Pavie pour presser les opérations du siège mémorable. Quand on se rend de Gênes à Milan par la belle voie d'Alexandrie, de Tortone et de Voghera, après avoir passé le Pô, on trouve Pavie, sur la droite de la route, se déployant au milieu de la plaine comme une corbeille de pierre sculptée au milieu des fleurs. Ses vieilles tours se mirent dans les canaux ; et sa cathédrale, comme un géant des âges écoulés, domine les édifices à quelques lieues. L'armée française, conduite par François Ier en personne, se groupait devant Pavie[7], défendue par ses murailles, mélange de pierre et de ciment romain, comme la plupart des enceintes au moyen âge. François Ier essaya d'abord une surprise rapide y imprévue. Ou fut arrêté par la résistance ferme d'Antonio de Leva ; le roi se vit donc forcé d'assiéger régulièrement contre son habitude. Les ingénieurs italiens tracèrent les lignes ; et l'artillerie i conduite par le sire de Genouillac, si célèbre à Marignane par ses feux croisés contre les Suisses, commença son jeu terrible. Les meilleurs capitaines virent bien que, dans ce siège qui serait long, il fallait se parer de deux dangers : des meurtrières sorties des assiégés et de tout mouvement offensif des confédérés sous le sire de Lannoy. A cet effet, ils construisirent de vastes retranchements, un camp de tous côtés entouré par des fossés et de petites murailles, de manière à pouvoir résister à la fois aux assiégés et aux confédérés, s'ils essayaient une attaque simultanée et réfléchie.

Le siège de Pavie se déployait ainsi dans toutes les conditions de la prudence et de la force militaires ; mais tel était le caractère de François Ier que, rêvant toujours des plans gigantesques pour l'Italie, il étendait démesurément ses forces éparpillées ; son alliance récente avec les Vénitiens, ses rapports intimes avec Clément VII[8] et la famille des Médicis, lui donnait l'espoir de réaliser les projets de Charles VIII et de Louis XII sur Naples ; sans remarquer que l'Italie, comme une courtisane séduisante, enlaçait les rois de France dans ses bras ; ensuite, coquette et infidèle, elle les trahissait pour garder son indépendance ou passer à de nouveaux amants. François Ier, ne craignit pas de diviser sa propre armée ; on lui avait écrit que le marquis de Lannoy, pour fortifier les troupes du Milanais, avait dégarni le royaume de Naples de ses meilleurs soldats. Le roi résolut dès lors de tenter une nouvelle diversion ; une compagnie de quelques centaines de gendarmes, avec six mille hommes de pied, dut se porter sur Naples dans un but de conquête[9]. Une telle expédition n'imposerait-elle pas au marquis de Lannoy la nécessité de se détacher de l'armée principale pour se porter à la défense de Naples menacée ? Enfin, et pour compléter cet éparpillement étrange de son armée, François Ier ordonna qu'une autre bande de gendarmes et d'arquebusiers marcherait sur Savone et Gènes, la belle ville, afin de réveiller le parti français déplorablement déchu depuis la ruine du doge Frégose. Que de fautes simultanées ! La supériorité numérique qui pouvait assurer de si puissants succès au drapeau de François Ier était par cela seul détruite, et les confédérés pouvaient désormais prendre l'offensive.

Dans le camp du marquis de Peschiere venait d'arriver le connétable de Bourbon, joyeux d'un plein succès pour ses négociations d'Allemagne. Insinuant et adroit, avec son escarcelle pleine d'écus d'or, de sequins de Venise, de ducats de Florence, le duc de Bourbon avait facilement mené à sa suite les aventuriers de Souabe et de Lorraine. L'attitude martiale de ces reîtres donna du cœur aux confédérés, alors eux-mêmes fortifiés en Italie par de nouvelles levées. C'était au moment où François Ier, opérant sa double et imprudente diversion sur Naples et sur Gênes, affaiblissait ainsi les rangs de ses meilleurs chevaliers[10]. Le marquis de Lannoy penchait pour qu'une partie de l'armée confédérée courût à la défense de Naples ; responsable aux yeux de Charles-Quint, son maître, du gouvernement et de la défense de ce royaume, Lannoy voulait protéger le drapeau espagnol. Le connétable de Bourbon s'y opposa avec ténacité. Selon lui : cette expédition des François sur Naples n'avoit rien d'inquiétant ; tout tenoit à une première victoire dans le Milanais même ; un succès obtenu sur François Ier détruiroit toutes les illusions ; on devoit, au contraire, profiter de l'éparpillement des gendarmes du roi pour tomber sur le camp, et il promettoit de tenir François Ier prisonnier sous sa tente comme une bête fauve dans sa tanière. Le connétable fut soutenu par le marquis de Peschiere, qui, jugeant la position avec une rare sagacité, déclara que toute expédition qui n'auroit pas pour but le Milanais, seroit fausse et sans résultat. Les confédérés résolurent donc de resserrer leurs troupes, alors que François Ier, les disséminait[11]. Le connétable connaissait assez bien ce caractère aventureux, pour savoir que le roi sortirait de son camp afin d'offrir bataille, trouvant indigne d'un chevalier d'attendre l'ennemi derrière des murailles. Or, cette intrépidité serait précisément la cause des périls et des malheurs de l'armée française.

A peu de distance de Pavie se déployait la villa Mirabelli, ainsi nommée parce que la vue était magnifique sur la campagne. La position de ce castel entouré de murailles le rendait favorable à un camp retranché protégé par de l'artillerie ; avec ceci de particulièrement avantageux que, placé entre Pavie et les ouvrages du siége, ce camp empêchait l’ennemi de ravitailler la place. L'habile Genouillac avait mis tout son génie à croiser les feux, à rendre inexpugnable le pas de Mirabelli qui devait abriter contre tous les coups de fortune l'armée de François Ier, alors dans les camps autour de Pavie. Malgré les diversions sur Naples et sur Gènes, cette armée comptait encore onze cents lances, ce qui faisait quatre mille cinq cents cavaliers, arquebusiers ou archers, et, de plus, vingt et un mille fantassins, bandes suisses, lansquenets allemands, forces suffisantes pour repousser les confédérés, si la bataille était bien conduite, et si surtout l'impatience française savait attendre les alliés dans les retranchements ; il fallait montrer que, dans une bataille défensive, l'armée de France savait admirablement se conduire avec sang-froid et ténacité. Le seul danger de la position était d'être pris entre deux feux par une attaque simultanée de la garnison espagnole de Pavie, et des troupes commandées par le connétable de Bourbon et le marquis de Peschiere. Cette garnison bien affaiblie était presque sans ressources[12], et si l'impatience ne prenait pas à la chevalerie de France, si elle savait combattre avec résignation dans les retranchements, elle aurait infailliblement la victoire. Cependant pour quelques-uns, et spécialement pour le maréchal de Chabannes, cette position paraissait tellement délicate, tellement exposée, qu'il proposait de lever le siège de Pavie, pour se retirer sur Milan, proposition qui blessa singulièrement François Ier : fuir devant l'ennemi n'était pas dans son caractère ; et de quelque nom qu'on l'eût déguisée, cette retraite aurait fait un déplorable effet dans l'armée : ne combattait-on pas un contre cent dans les romans de chevalerie ? et ces légendes François Ier, les savait par cœur comme le bréviaire de sa conduite.

Sous la tente des confédérés la résolution fut prise alors de pénétrer jusque dans Pavie en passant sur le camp de Mirabelli ; leur armée était au moins égale à celle du roi de France, leur artillerie bien conduite ; les bandes que menait le connétable de Bourbon se composaient d'Allemands intrépides, et nul n'aurait pu les arrêter. Dans un conseil recueilli entre trois tètes aussi capables que celles du connétable de Bourbon, du marquis de Peschiere et du marquis de Lannoy, des résolutions importantes furent prises ; tous connaissaient le caractère des Français, et le plan de bataille fut combiné d'après cette idée : à la pointe du jour on menacerait le camp de Mirabelli, et nécessairement l'armée du roi quitterait le siège pour se porter au secours de la position ; forcés de se déployer ainsi dans la plaine, les Français perdraient tout l'avantage de leurs retranchements.

La nuit du 23 au 24 février[13], si dure en France par le frimas, et souvent si belle en Italie, le connétable de Bourbon, génie militaire du premier ordre, prescrivit que, par de fausses attaques, on attirât l'attention du roi de France derrière les retranchements ; en même temps le marquis de Guast, jeune, homme plein de feu, le neveu du marquis de Peschiere, dut attaquer à force ouverte le parc de Mirabelli ; toute la nuit la sape avait été menée silencieusement et couverte par le bruit de l'artillerie ; les mineurs avaient atteint les murailles du parc, si bien qu'au matin une brèche immense fut faite, et les Espagnols y pénétrèrent en masse la pique haute, le mousquet sur l'épaule, et, malgré une héroïque défense, le parc tomba en leur pouvoir, et de là ils purent toucher aux portes de Pavie. Alors Genouillac conçut une de ces grandes inspirations qui avait tant servi la victoire à Marignano : comment arrêter cette attaque impétueuse des Espagnols marchant droit vers Pavie pour donner la main aux assiégés ? Genouillac fait élever une batterie de dix coulevrines chargées jusqu'à la gueule, qui prend les arquebusiers espagnols en écharpe, et les brise comme un troupeau de taureaux généreux que disperse la foudre. Le moment est venu de presser ces valeureux ennemis entre le parc et le camp de manière à leur faire mettre bas les armes.

Tout était décisif dans cet instant suprême, et les chefs alliés avaient bien prévu que des fautes seraient commises par la gendarmerie de France, impétueuse et fière. A peine avait-elle vu les Espagnols en confusion que, la lance baissée, elle sortit des retranchements ; le roi la conduit au son des trompettes ; tous se précipitent dans la plaine et la couvrent de la plus noble poussière. Beau spectacle que ces mille lances aux banderoles flottantes, avec les armoiries et les blasons, conduites par François Ier en personne. Le roi est couvert d'une cuirasse d'argent éclatante avec les trois fleurs de lis sur la poitrine ; tous caracolaient sur leurs forts chevaux de bataille et la plaine en est remplie au loin. Cette brillante charge faisait perdre l'avantage d'un camp retranché et la protection des batteries ; elle changeait la direction du combat. Le connétable aperçut cette imprudence, et un mouvement combiné enveloppa cette magnifique troupe de gendarmes, ou comme le disent les chroniques du temps, cette forêt de lances si épaisse qu'on eût dit les Ardennes fécondes en aventures. Aussitôt les Allemands, lansquenets intrépides sous le connétable, s'avancent comme une masse d'acier ; les arquebusiers espagnols que conduit Peschiere les soutiennent par des mousquetades répétées. Le marquis de Lannoy paraît avec ses cavaliers napolitains et les Italiens, tandis que, du côté de la ville, un mouvement s'opère sous le marquis de Guast et Antonio de Leva. Voilà donc les nobles chevaliers de France entourés de tous côtés par la tête, par la queue, par les flancs. Qu'il est beau ce combat ! que de vaillance va se déployer ! Les souvenirs de Roland, de Ferragus, de Rodomont, célèbres dans les chants de gestes du moyen âge, sont présents à ces imaginations qui vous rêvent tous, nobles paladins ! Ces dignes chevaliers ont lu vos histoires merveilleuses ; ils savent comment vous avez résisté seuls à des milliers d'ennemis ; et ce bel exemple ils veulent l'imiter, même lorsque le temps n'est plus semblable et que les mobiles de la victoire ont changé !

Cette intrépide chevalerie, prise entre tant de feux, ne forme que le centre de la bataille : la laissera-t-on écharper ? Le maréchal de Chabannes et le duc d'Alençon conduisent, l'un l'avant-garde, l'autre l'arrière-garde ; Chabannes se précipite confusément au secours du roi, et forme comme une aile à ce noble corps, qui se meut au milieu de tant d'attaques diverses. Le duc de Suffolk (la Rose blanche) est à la tête des bandes noires si célèbres à Marignano, et celles-ci font des merveilles. Dès ce moment la bataille devient générale, la mêlée épaisse, et la plaine tremble à quelques lieues. Un épisode curieux de rivalité et de haine vint comme suspendre les coups de la noble chevalerie. A la face l'une de l'autre se trouvent les aventuriers que vient d'acheter le duc de Bourbon, luthériens à la forte structure et au nombre de près de dix mille, et les bandes noires du duc de Suffolk, aussi allemandes, bonnes catholiques, et malheureusement réduites à quatre mille hommes : quels grincements de dents se font entendre ? Quelles injures atroces se jettent, dans la langue tudesque, les hommes du Rhin, du Mein ou du lac de Constance ? Ensuite ils se prennent avec un tel acharnement, avec une rage qui tient de l'ivresse, de manière que la terre en est secouée à plusieurs lieues. Les bandes noires, à peine la moitié en nombre, se déploient en vain contre les aventuriers luthériens qui les pressent comme deux grandes tenailles d'acier, et il n'en resta pas trois cents hommes ; Suffolk et le comte de Vermont, Lorrain d'origine, périrent écrasés sous le poids des cadavres. Entendez-vous ces joies stupides, ces cris féroces ? Les aventuriers sous le connétable, vainqueurs des bandes noires, attaquent maintenant par le flanc le corps du comte de Chabannes, presque séparé de la bataille. Ce fut partout le même carnage, et bientôt les gens d'armes du comte ne forment plus qu'une multitude éparse, comme les hirondelles poursuivies par les éperviers et le faucon éperonné.

Maintenant suivez dans la plaine cette noble chevalerie que le roi conduit en personne : quel prodige n a-t-elle pas accompli ! Pour elle il n'est pas de merveilles assez héroïques. Dans Quinte-Curce, le roi Alexandre combattit seul contre toute l'armée des Perses ; savez-vous bien que Rodomont, seul aussi sur un pont, se protégea contre un millier d'ennemis ? Et ces légendes le roi de France les porte au cœur ; il les a lues, enfant, jeune varlet et digne chevalier. Son armure d'argent est toute tachée de sang noir et de poussière : qui ose s'attaquer à lui ? C'est d'abord Fernand Castrio, marquis de Saint-Ange ; et le roi, la lance en arrêt, lui fait rejoindre la race dont il sort. Et toi, jeune d'Andelot, gentilhomme franc-comtois, tu veux aussi essayer les coups du roi de France ; tu porteras longtemps une large balafre sur la joue, glorieux signe de ton royal combat. Cette ardeur, cette impatience, cette gloire du roi, se reflète sur tous comme un vrai rayon. La gendarmerie autour de lui fait des prodiges : on ne voit que des lances brisées, des épées d'acier éclatant en mille morceaux. Les ennemis s'en étonnent et s'arrêtent, lorsque le marquis de Peschiere fait avancer quinze cents Basques, petits, trapus, agiles, maniant l'arquebuse comme les Tyroliens, sautant les pics comme des chamois, de droite et de gauche. Ces petits hommes se glissent à plat ventre au milieu des gendarmes, tirant au cœur et au front les chefs, puis disparaissant avec une agilité désespérante, pour reparaître ensuite aux flancs, à la queue des chevaux, et jetant un tel désordre parmi les chevaliers qu'ils se débandent avec terreur ; ce qui était bien rarement arrivé à ce corps éminemment d'élite.

Autour du roi cependant s'était pressée une troupe de fidèles gentilshommes qui formaient comme l'escadron sacré pour la défense du monarque. Nul n'osait pénétrer jusque-là, lorsqu'on vit arriver le connétable avec la troupe de ses mécréants d'Allemagne, qui marchaient comme gens ivres pour donner le coup de grâce à notre malheureuse chevalerie. Rien n était beau comme François Ier, en ce moment, entouré d'un monceau de cadavres, tout haletant de colère et de désespoir, et ne voulant rendre à nul son épée ! Les soldats espagnols, italiens ou allemands qui l'entouraient, ne le connaissaient pas ; et l'on tirait sur lui comme sur un simple chef de bandes. Blessé à la main, balafré au visage, couvert de sang et de poussière, il ne cessait de combattre sur son grand cheval de bataille, lorsqu'un Basque léger visant son coursier, l'abattit, et le roi tomba alors dans un fossé profond, et se blessa de nouveau. Dans cette situation désespérée, les soldats l'auraient achevé, si Pompérant, écuyer d'honneur du connétable, n'avait crié à voix haute : C'est le roi, le noble roi, respect ! épargnez-le ! Ces paroles firent impression sur les soldats qui baissèrent la pointe de leur pique.

Couché sur la terre, immobile comme un cadavre, François Ier restait là sous ses armes pesantes, lorsque Pompérant s'approchant de lui, agenouillé, lui dit : Sire, le connétable mon maître sera heureux si Votre Majesté veut l'admettre en sa présence. Et le roi répondit avec un peu de rougeur : Non, non, qu'on aille chercher le marquis de Lannoy, à lui seul je rendrai mon épée. Et le marquis prévenu vint sur-le-champ, et mettant un genou en terre, il attendit les ordres et la parole du roi. Alors François Ier, qui savait parfaitement l'italien lui dit : Signor don Carlo ; ecco qui la spada d'un ré che mérita Iode, perche prima di perderla ha sparso il sangue di molti di vostri. Onde non è prigionero per viltà, ma per mancanza di fortuna[14]. A ces paroles un peu fanfaronnes, le marquis de Lannoy répondit avec convenance en donnant sa propre épée au roi : Celle-là, sire, a épargné le sang de plusieurs. de vos sujets. Je ne crois pas, au reste, convenable qu'un officier de l'empereur puisse tenir un roi désarmé, quoique prisonnier. Par là, le marquis de Lannoy indiquait au roi qu'il le considérait comme captif. En même temps il ordonna que les plus grands honneurs lui fussent rendus ; conduit à l'admirable Chartreuse près de Pavie, le roi y fît sa prière, et il ne put s'empêcher de remarquer une inscription tirée d'un psaume : Il est bien que l'humiliation t'arrive, afin que tu reconnaisses l'insigne grandeur de Dieu.

De cette Chartreuse isolée, le roi écrivit sur sa défaite à Pavie une lettre à la duchesse d'Angoulême sa mère ; cette lettre ne contient pas ce trait d'esprit arrangé à la façon de l'histoire du XVIIe siècle : Tout est perdu fors l'honneur, mail elle est noble et digne ; Madame, pour vous faire sçavoir le reste de mon infortune, de toutes choses ne m'est demeuré que l'honneur et la vie qui est sauve ; et pour ce que en vostre adversité, cette nouvelle vous sera un peu de réconfort, j'ai prié que l'on me laysast vous escrire cette lettre, ce que l'on m'a aisément accordé, vous suppliant ne vouloir prendre l'extrémité, vous mesme en usant de vostre accoutumée prudence. Car j'ay espérance à la fin que Dieu ne m'abandonnera point ; vous recommandant vos petits enfants et les miens en vous suppliant faire donner leur passage à ce porteur pour aller et retourner en Espagne ; car il va devers l'empereur pour fiçavoir comme il vouldra que je sois traicté. Et sur ce va me recommander très-humblement à votre bonne grâce, votre très-humble et très-obéissant fils, FRANÇOYS[15].

Indépendamment de cette lettre que son devoir de fils lui faisait adresser à Louise de Savoie, François Ier, dans les premiers loisirs de sa captivité, écrivit en vers l'histoire de cette campagne dans une curieuse épître où, roi, poète et acteur des événements, il décrit les moindres incidents de cette fatale expédition. A peine a-t-il quitté l'armure de bataille, qu'il songe à l'impression que va faire à sa cour la nouvelle de sa captivité ; il y a laissé non-seulement sa mère, mais encore des femmes qu'il aimait, une maîtresse chérie[16] : comment vont-elles juger le pauvre chevalier captif ? Sans doute ce n'est pas la première fois que, dans les annales de chevalerie, les preux sont tombés au pouvoir de l'ennemi : Renaud de Montauban, Renaud, Amadis de Gaule, ont subi tous cette fatale destinée. Ce que le roi veut donc prouver à sa mie, c'est qu'il a glorieusement combattu, et que s'il est captif, il faut en accuser la destinée plutôt que son bras. Je yeux te faire savoir, lui écrit-il, ma fortune bien dure, n'en prends point de mélancolie ; pardonnez-moi, car conter une mésaventure, c'est l'adoucir ; je ne suis point indigne de t'aimer ; désir, honneur, affection, amour, je garde encore ces quatre compagnons. Quand je partis, c'étoit pour défendre mon pays ; j'avois autour de moi de braves chevaliers affamés d'honneur et de gloire, et c'est ainsi que je me hâtai de passer la Durance. Je voulois combattre l'Espagnol en Provence, il ne m'attendit pas ; en vain il assiégea Marseille, et refoulé vers les Alpes y il repassa en Italie. Voyant donc la grande difficulté de le rejoindre, nous résolûmes de franchir les hautes montagnes ; moi, le roi, je répétois aux soudards : Amis, puisque la fortune nous a jette en ces lieux, ne craignons pas la hauteur de ces monts ; si les premiers nous sommes en Italie, la guerre sera finie sans combats. Hélas ! ce fut alors que je connus que tous n avoient pas au cœur courage et vertu, les hautes montagnes leur firent peur, ils préférèrent la route de la Durance ; et cela nous fit perdre un très-grand temps. Enfin nous aperçûmes les champs lombards, et la flotte qui devoit nous seconder alla bien lentement ; au lieu d'attaquer la Sicile, elle resta sur la côte. Cependant Milan est repris ; je croyois la victoire certaine lorsque le mauvais vouloir de mes chefs m'enleva tout mon triomphe. Un surtout, entraîné par la passion, fit tout le contraire de ce que je lui ordonnai. Oh ! combien peut se dire heureux un prince dont les sujets de vertu ne font vice et ne connoissent de profit que son service. Au lieu donc d'exécuter mes ordres, nous allâmes nous placer devant Pavie ; il nous fut impossible de prendre cette cité ; nos ennemis résolurent de la secourir, et nous nous décidâmes à vaincre ou à mourir. Je voulus faire une diversion, j'envoyai à Naples une bande de mes gens, avec ordre de faire tonte diligence, et ils furent paresseux et d'une indicible négligence. Tout cela nous prit du temps ; il y eut si peu d'ardeur dans notre camp, que pendant trois semaines nous fûmes si près de l'autre armée qu'on eût pu nous prendre pour des amis et des voisins. Mes soudards se refroidirent beaucoup, et ce fut alors que l’ennemi nous attaqua par le parc ; déjà nous étions en bataille, notre artillerie intrépide brisa leurs rangs, et alors je marchai avec l’espérance d'un succès certain. Derrière moi je fais rester treize enseignes de gens d'armes avec les Allemands ; je ne conduis que trois enseignes, les plus courageuses et les plus hardies. On put voir par nos coups que nous prisions moins la vie que le devoir ; leurs gens d'armes étoient quatre fois plus nombreux, nous les combattîmes, et ils fuyoient ces ennemis à toute bride ! Nous voilà donc à leur poursuite ; après eux nous trouvâmes les lansquenets, les arquebusiers, et hardiment nous les attaquâmes encore. Hélas ! notre espérance fut bientôt amortie, les enseignes que nous avions laissées perdant honneur et vertu s'enfuyoient sans combat ! Que leur mémoire soit flétrie ! malheureux ! qui vous avoit réduite à abandonner fuyant en désarroi, honneur, pays, amis et votre roi ! Je sais que ces méchants racontent partout leurs mérites et leurs haute faite ! et qu'ils se déchargent de leur infamie sur ceux qui se sont fait tuer ou prendre. Entouré de quelques compagnons j'ai longtemps combattu, mon cheval s'est abattu sous moi.

Alors, amie, je fus dépouillé par violence des présents que tu m'avois généreusement faits ; j'étois sous mon cheval à terre au pouvoir de mes ennemis et ainsi me trouva le vice-roi, je ne puis le nier ; vaincu, je me rendis prisonnier, on me promena en tous lieux, comme pour me montrer. Oh ! quelle douleur lorsque je n'eus plus l'espérance de retourner en France voir mes amis ! Je doutai que l'amour de ma mère pût résister à cette douleur ; et ma sœur et mes enfants, d'un âge si tendre. Mais, amie, le souvenir de ton amour me vint aussi ; je perdis l'espérance à la fois de revoir mère, sœur, enfants, amis et la France.

Cette curieuse épître du roi, ses plaintes douloureuses, signalent qu'il n'était pas content de tous ses hommes d'armes durant cette campagne. Il dénonce une sorte de trahison qui amena le désastre de Pavie : des ordres mal exécutés, des succès perdus, des expéditions mal ordonnées. Sans doute, il faut faire la part des amertumes du roi captif, des irritations naturelles qui arrivaient à cette âme aigrie par le malheur, fatiguée par la fortune ennemie ; et ce n'est pas la première fois que les grands chefs de guerre accusent la trahison de leurs armées et même la défection d'un pays. Toutefois il faut croire que, dans cette campagne, tous les dévouements ne furent pas égaux, et qu'il se manifesta des trahisons sourdes et secrètes. Une conspiration venait d'éclater tout récemment ; le connétable de Bourbon n'était pas seul dans un complot qui avait pour but de reconstituer la féodalité. Ce connétable était dans l'armée ennemie ; il devait conserver des relations naturelles avec plus d'un chef et plus d'un gentilhomme des troupes de François Ier. De cette situation devait naturellement résulter plus de mollesse dans les accidents de la campagne, plus d'incertitude dans l'exécution des ordres, et certainement quelques trahisons secrètes dans les rangs des gendarmes qui se pressaient autour de François Ier.

La captivité de François Ier fit cesser les batailles dans le Milanais. Le roi était tout dans cette chevalerie : captif, elle était captive elle-même ; vaincu ; elle n'existait plus ; un roi tel que François ¥' aux mains de la fédération italienne, c'était la monarchie qui, tout éplorée, s'agenouillait devant son ennemi le plus implacable. Charles-Quint avait cela de supérieur sur ses ennemis que, sans colère ni passion, il allait à ses fins d'une manière froide et polie, et savait atteindre un but politique avec une inflexibilité presque cruelle. La bataille de Pavie, comme toutes celles que livrèrent les Français, fut marquée de ce caractère chaleureux et intrépide qui fait leurs succès comme leurs revers. La faute capitale fut d'avoir éparpillé des troupes qu'il fallait d'autant plus resserrer que le pays n'était pas pour elles, et qu'en s'éloignant du centre des opérations, elles s'affaiblissaient d'autant. Après la prise de Milan, au lieu d'assiéger Pavie, François Ier, devait marcher sur les confédérés, briser leur armée et prendre le temps où le connétable était allé recruter des soldats en Allemagne, pour en finir avec Lannoy et Peschiere. Une fois victorieux, il aurait assiégé les villes, ou pour mieux dire, elles seraient venues à lui. Les Vénitiens, les troupes pontificales se seraient joints à son armée, et quand le connétable serait arrivé d'Allemagne avec ses bandes, François Ier allant droit à lui y l'aurait facilement vaincu. Au lieu de cela, l'ambition de se montrer en vainqueur dans quelque belle cité lui fait disperser ses meilleurs soldats ; alors, par un mouvement de concentration, les confédérés lui font accepter la bataillé, non point dans ses retranchements, mais au milieu de la plaine, et dans cette bataille où tout est courage et désordre, le roi demeure captif et la monarchie avec lui. La défaite de Pavie est comme la dernière image de la chevalerie qui s'en va, vaincue par la tactique moderne qui surgit et triomphe. La tactique est dans le connétable de Bourbon et le marquis de Peschiere ; la chevalerie dans François Ier. Oh ! qu'il avait raison, messer Arioste, lorsqu'il faisait jeter dans les profonds abîmes de la mer l'arquebuse, cette arme terrible qui devait anéantir en Europe l'esprit d'honneur chevaleresque !

J'ai parcouru depuis, avec une vive et triste curiosité, le champ de bataille de Pavie. Quand on a laissé le vieux château de Binasco, prison et tombeau de Béatrix de Tenda, la torre del Manganso et la splendide Chartreuse, on arrive par les canaux jusqu'au Tésin ; c'est dans cette plaine couverte d'une si belle verdure qui enlace ces murailles en ruine, autrefois orgueilleuses de leurs cent tours, que le roi François Ier avait dressé son camp ; ces campagnes, aujourd'hui inondées pour les riches récoltes du riz, virent les banderoles fleurdelisées ; ici tombèrent de vaillants hommes, l'orgueil de la chevalerie ; à travers ces chemins fleuris où les troupeaux bondissent comme dans une bucolique de Virgile, François Ier fut conduit captif jusqu'à la Chartreuse, fondation admirable de Jean Galeazzo Visconti. Dans ce chœur tout de marbre sculpté en mille bas-reliefs, resplendissant d'inimitables peintures du Pérugin et du Guerchin où je contemple des religieux qui prient plus immobiles que la statue de Visconti sur son tombeau, dans cette basilique du silence, du travail et de la mort, le roi de France s'agenouilla couvert de poussière et de sueur, comme pour rêver sur la fragilité des œuvres du monde à la face du grand Dieu !

 

FIN DU DEUXIÈME VOLUME

 

 

 



[1] Voyez Instructions de François Ier à ses ambassadeurs à Venise, 8 août 1533. — Mss. de Béthune, 4 vol. cot. 8569, fol. 82.

[2] La reine Claude mourut au château de Blois, le 20 juillet 1524, âgée de vingt-cinq ans ; sa devise était une lune en plein avec ces mots : Candida candidis.

[3] Édit daté de Pignerol, 17octobre 1524, enregistré le 29 novembre au parlement de Paris. — Vol. cot. L, f° 47.

[4] Charles de Lannoy, né vers 1470, fort aimé de l'empereur Maximilien, reçut en 1516 le collier de la Toison d'or, puis le gouvernement de Tournay en 1524 ; l'année suivante Charles-Quint l'envoya à Naples avec le titre de vice-roi.

[5] Alphonse d'Avalos, marquis de Guasto, né à Naples le 25 mai 1502, fit ses premières armes sous le marquis de Peschiere, son oncle. On le verra dans la suite jouer un rôle important.

[6] Antonio, duc de Leva, né en Navarre, d'une famille obscur, vers 1480, s'enrôla dans les milices qui partaient pour le royaume de Naples ; son habileté et son courage dans les guerres incessantes de l'Italie le firent remarquer, et franchissant tous les grades inférieurs, il s'éleva au commandement général.

[7] ... A ce, fut conclud, après plusieurs dires et controverses d'un cousté et d'autre, que le roi devoit aller mectre son camp devant Pavye et l'assiéger, et en peu de jours, sans faire autre chemyn, sinon aller tout droict audit Pavye, devant laquelle il et son ost arriva le jour de... dudit an mil cinq cens vingt-quatre, devant lequel il demeura troys moys et plus.... (La prinse et délivrance du Roy, Bibl. Roy., Mss. n° 9902.)

[8] François Ier venait de conclure un traité avec le pape, par l'entremise du comte de Carpy, son ambassadeur à la cour de Rome ; le pape promettait, tant pour lui, qu'au nom des Florentins, de ne donner aucun secours direct ni indirect aux ennemis de la France ; et le roi prit sous sa protection l'État ecclésiastique et la république de Florence. Par une clause particulière, François Ier s'engageait à maintenir l'autorité de la maison de Médicis, à Florence : ce traité devait rester secret tant qu'il plairait an pape. (Guicciard., lib. XV.)

[9] Le roi avant de prendre la résolution de conquérir le royaume de Naples avait rassemblé ses principaux capitaines pour connaître leur avis ; le maréchal de Chabannes s'éleva contre cette expédition qui diminuerait les forces de l'armée : la Trémoille et plusieurs autres au contraire en démontrèrent toute la gloire. (Bibl. Roy., Mss. n° 9902.)

[10] Le d. Bourbon se commença à rejouir plus que il n'avoit fait, disant à soy mesme que ce seroit la grant perte et dommage du roy de se esire dépouillé et amoindry son camp et armée, d'autant parce que de jour à autre il actendoit son secours, dix ou douze mille lansquenetz à pyé et à cheval, chevaulx ligiers et autres gens d'Italie, lesquels avoit fait lever et porter or et argent pour ce faire. (Bibl. Roy., Mss. n° 9903.)

[11] Belcar, lib. XVIII, n° 47 ; Guicciard., lib. XV.

[12] Bibl. Roy., Mss. n° 9902, Prinse et délivrance de François Ier.

[13] .... Ung vendredy, 24e jour de février 1524 (1525) jour de la sainct Mathias, auquel jour le soleil se leva de bon matin, beau à merveilles, qui donna réverbération au matutinal clerc et plus sain, les gens de Bourbon commencèrent à donner l'alarme au camp du roy ; trompectes, clerons, tabourins, commencèrent à sonner que chascun se rendiez à son enseigne.... L'artillerye du roy feist si très grant abondance de couptz qu'elle niait et tirait que l'on veoit voler en l'air les harnoys des ennemys, testes et bras des gens de cheval et de pyé, que on eust dist que c'estoit la foudre qui eust passé. (Bibl. Roy., Mss. n° 9902.)

[14] Voici la traduction : Seigneur don Charles, voilà l'épée d'un roi qui mérite de la louange, puisque avant que de la perdre, il a répandu avec elle le sang de plusieurs des vôtres. Il n'est pas prisonnier par lâcheté, mais par manque de bonne fortune.

[15] Bibl. Roy., collec. des Mss. de Colb., vol. 71-72, cot. Seignelai, n° 453 (autographe).

[16] M. Champollion fils, qui m'a communiqué ce poème en Mss. (Bibl. du Roi, n° 3065), croit que cette maîtresse chérie est mademoiselle d'Helly (Anne de Pisseleu, depuis duchesse d'Étampes).

Par quoy je viens par triste escripture

Te déclairer ma fortune tant dure ;

Te requérant par nostre affection

Invincible de nulle division,

Point ne vouloir prendre melancolye

De mon escript, n'aussi de fascherie,

Car tu sçoiz bien, qu'en grande adversité

Le recorder donne commodité.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

A tous mes gens je faiz grande feste et joye

Pour esprouver ceste nouvelle voye,

En leur disant : O souddartz et amys

Puisque fortune en ce lieu nous a mis,

Favorisons la sienne volonté,

Par la vertu de nostre honnesteté,

En ne craignant des grants montz la hautesse,

Vous asseurant sur ma foy et promesse,

Que si premiers sommes en Italie

Que sans combat guerre sera finie.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et s'il eust pleu dès lors à Dieu permeotre

Que de tous cœurs j'eusse été le maistre

Pour m'obeyr en telle dilligence

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Point ne fusse aux Espalgnolz soubmis,

Soulz prison triste esloignant mes amys,

Sans Roy ne fust notre noble France

Ne si longue n'eust été mon absence.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et là je fuz longuement combatu

Et mon cheval mort soulz moi abatu.

Mais que vault force là où est violence

Emporter fault l'erreur par patience.

De toutes pars lors dépouillé je fuz,

Rien n'y servyt deffence ni refus.

Làs ! quel regret en mon cœur fut bouté

Quand sans deffence ainsi me fust osté

L'heureux présent, par lequel te promis

Point ne fouyr devant mes ennemis.

Làs ! que diray, cela ne vaulx nyer

Vaincu je suiz et rendu prisonnier.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

O quel regret je soustins à cette heure !

Quant je congneus plus ne faire demeure

Ayecques moy la tant doulce espérance

De mes amys retourner veoir en France ;

Trop fort doublant que l'amour de ma mère,

Ne peut soffrir ceste nouvelle amère,

Et qu'en ma sœur ne demourast pouvoir

Pour telle dame et à son mal pourveoir,

Et si me feist la pitié lors entendre

De mes enffans la jeunesse tant tendre.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dont tout d'un coup je perdis l'espérance

De mère, sœur, enfans, amye et France.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .