FRANÇOIS Ier ET LA RENAISSANCE. 1515-1547

TOME DEUXIÈME

CHAPITRE II. — ESPRIT LITTÉRAIRE DE LA PREMIÈRE PÉRIODE DE FRANÇOIS Ier.

 

 

État des lettres au XVe siècle. — Tendance de la littérature. — Dernière trace des trouvères et des troubadours. — Les romans de chevalerie. — Traduction en prose. — Le Roman de la Rose, Le Rosier des guerres. — Les Déduits de la chasse. — Poésies de Christine de Pisan. — De Charles d'Orléans. — Histoire. — Tendance des chroniques au XIVe et XVe siècles. — Froissard. — Philippe de Commines. — Influence de la renaissance. — L'Italie a-t-elle agi sur la France ? — Dante. — Boccace. — Bojardo. — Arioste. — Guichardin. — Machiavel. — Ce qui produit la renaissance. — Études grecques. — Les langues. — La philosophie. — Le droit. — Influence sur l'esprit littéraire. — Clément Marot. — Rabelais. — Fondation des études. — Les savants à Paris. — Esprits de texte, de philosophie et de discussion.

1400-1525.

 

Un fait considérable par le jour nouveau qu'il jette sur l'histoire nationale, a été déjà indiqué dans ce livre ; c'est qu'il existait une littérature large, complète, curieuse surtout, à l'instant où le XVIe siècle apparut avec son principe et sa force de rénovation. Le moyen âge fut une époque très-littéraire, et lorsqu'on jette les yeux sur cette masse de poèmes produits par les XIIIe et XIVe siècles, et sur les milliers de manuscrits qui révèlent l'esprit et les mœurs de cette époque, on ne peut contester la présence d'un génie puissant et fort.

Sans doute cette littérature a ses formes et son type spécial, aujourd'hui vieillis ; elle passe avec les habitudes d'un temps, mais quels sont les produits de l'esprit qui ne s'avancent pas vers d'incessantes rénovations ? quelle est la forme qui peut se promettre l'immortalité ? Cet amour-propre de chaque génération pour ses œuvres est une tristesse orgueilleuse de notre nature, une de ces vaines protestations contre la mort de toutes choses. Qui sait ce que deviendront les feuilles que nous jetons aujourd'hui au vent des passions ? Les XIVe et XVe siècles eurent leur littérature nationale ; quelques débris existaient encore de ces poésies des trouvères et des troubadours, chants si populaires aux cours plénières du moyen âge ; ils se récitaient comme les noëls de la crèche, le cantique des pastourels aux longues veillées du soir.

La popularité littéraire la plus grande, la plus généralisée à cette époque, se rattache surtout aux poèmes de chevalerie qui avaient si profondément remué les époques féodales. Nulle renommée poétique ne put se comparer à cette pléiade de grands romans, depuis Roland jusqu'à Lancelot du Lac et Tristan le Lionoys. Le triomphe de la littérature chevaleresque et nationale s'accomplit dans la période de Charles VII à François Ier ; elle exerce son influence de courage et d'honneur sur toute cette génération. Un siècle devient ce que la littérature le fait ; quand elle répand de nobles idées9 il inspire de belles actions) avec des livres immondes, qui peut espérer une certaine grandeur de sentiments ? Ce sont les poèmes de Roland et de Lancelot qui produisirent Bayard et la Trémoille ; la loyauté des grandes histoires de chevalerie prépara un siècle si pur dans la renommée. Cette popularité des romans du moyen âge s'accrut et se multiplia par les traductions en prose qui, presque toutes, datent de la période Louis XI à François Ier ; la langue primitive des poèmes versifiés avait vieilli ; cette continuité de rimes jetées dans des milliers de vers avait de la monotonie : bien des mots n étaient plus compris par cette génération, et d'ailleurs on pouvait grandir encore dans des traductions les caractères et les héros des poèmes du moyen âge. Tel fut le labeur littéraire des XIVe et XVe siècles : partout on se mita l'œuvre pour rendre en prose les vieilles histoires de Turpin, les romans de Charlemagne et de la Table ronde, les nobles exploits des paladins, la gigantesque histoire de Roland, mort à Roncevaux, quand la vaillante arrière-garde de Charlemagne est écrasée sous les rochers étincelants. Oh ! qu'ils sont tristes les entretiens d'amour de Lancelot du Lac et de madame la royne Genièvre[1]. Voici Tristan le Lionoys, les quatre fils d'Aymon sur leur noble cheval, Bayard ; flétrissure éternelle sur toi, Ganelon de Mayence, et sur toute cette race discourtoise de Pinabel ! Au XVIe siècle, tous ces romans de chevalerie reçurent de longs développements sous l'impulsion de François Ier, à qui la plupart furent dédiés. Quand vous parcourez la longue galerie des Manuscrits à la Bibliothèque du Roi, partout de droite et de gauche vous voyez ces immenses volumes qui contiennent les romans de nos aïeux, écrits avec une patience, une résignation de copiste indicibles. Dès que l'imprimerie se popularise un peu à Venise, à Padoue, ces longs romans apparaissent sous les investigations et les corrections même des Aides ; comme ce sont les livres populaires, on spécule sur cette littérature ; les tirages se font en grand nombre pour l'usage des dames, des varlets dans les veillées du castel. On abrège même ces loyales légendes à l'usage du peuple. Le petit poème des Quatre Fils d'Aymon, ce livre naïvement résumé, qui se vend encore par milliers dans les campagnes, eut sa première origine sous François Ier. Et la galante histoire de Pierre de Provence et de la belle Maguelone, et Jehan de Saintré, et la Dame des belles Cousines, et maître Jean de Paris et la princesse de Navarre. Tous ces abrégés des longs romans ou légendes chevaleresques furent écrits à cette première période, avec cette popularité des nobles choses et dos grandes actions qui contribue plus qu'on ne croit, à l'esprit franc et loyal de toute une génération de gentilshommes.

A côté des vastes poèmes de chevalerie, le livre alors le plus répandu ce fut le Roman de la Rose, qui (par un phénomène peut-être unique dans la littérature) garda la souveraineté de la mode pendant plus de deux siècles ; l'auteur primitif du roman de la Rose est Guillaume de Lorris[2], mais le livre dut son éclat à Jehan de Meung[3], le détracteur des choses saintes et des dames. Chaque période de vingt ans a son livre dominateur, populaire, et le Roman de la Rose[4] ne fut jamais détrôné : pourquoi cela ? c'est qu'il reproduisait en langage mystique ou moqueur les sentiments, lés idées> les émotions contemporaines ; c'était à la fois un traité d'amour, une dissertation de théologie, et un tableau allégorique de la vie sociale : que signifie cette ardente convoitise pour conquérir la rose ? Qui défend cette entrée du beau castel en fleur ? La rose est-elle le symbole de la sagesse Où de l'amour ? Cette incessante intervention de dame théologie, au milieu des bocages fleuris, fait du Roman de la Rose un symbolisme scolastique que la génération seule savait expliquer, car un livre ne peut être populaire que lorsqu'il est bien compris par les masses.

La rose devint désormais le titre formulé de toute production ; lorsqu'une forme a des succès elle trouve nécessairement mille imitateurs. Il y a toujours le troupeau qui accourt derrière la pensée mère ; on écrivit donc le Rosier des guerres, sorte de méthode dictée par Louis XI, afin de donner à son successeur quelques pensées de politique et de stratégie ; le Verger d'honneur récita la campagne de Charles VIII en Italie et à Naples. Désormais, dans les miniatures, on ne voit que bosquets et vergers avec la rose qui s'épanouit, fusion de l'idée amoureuse dans la scolastique. Les Déduits de la chasse[5] apparaissent aussi comme une manière d'expliquer l'art si populaire de courir les bois au son du cor retentissant. Nul ne peut égaler le livre de Phœbus de Foix sur le courre des bestes sauvages et des oiseaux de proie[6]. Dame théologie s'applique à tous les arts, à toutes les sensations. Phœbus ne s'occupe si activement de la chasse que parce qu elle fait éviter les sept péchés mortels ; or, qui fuit ces maudits péchés selon notre foi, doit être sauvé : doncque bon veneur aura en ce monde joye, laisse et après aura paradis encore. Avec les Déduits viennent aussi les formes des royaux lignages, sorte de généalogies historiques. Ainsi, rose, vergiers, branches, royaux lignages, voilà la même uniformité de ces titres populaires qui se produisent à chaque époque.

Deux caractères poétiques me paraissent clore la poésie purement moyen âge : Christine de Pisan et Charles d'Orléans apparaissant dans la période de moins d'un siècle d'intervalle. Christine de Pisan[7], cette femme extraordinaire, non moins célèbre que Marie de France parmi les poètes anglo-normands, est tout entière mêlée aux règnes de Charles VI et de Charles VII. Adversaire poétique du Roman de la Rose, Christine défend les femmes contre les calomnies de Jehan de Meung[8] ; il n'est aucun des tristes évènements de cette époque agitée qu'elle ne célèbre avec un cœur chaud et patriotique ; or, quel que soit l'éclat de sa poésie, elle reste encore dans les idées et les formes du moyen âge, et dans les traditions de Guillaume de Lorris, de Jehan de Meung et de Chastellain ; l'esprit de renaissance ne s'est point imposé à Christine.

Charles d'Orléans[9] appartient à la même forme poétique ; sa vie a été celle d'un brave et digne prince toujours en armes ; captif à la triste défaite d'Azincourt, il console sa prison par les ballades et les rondeaux ; poète de la vieille société y il chante l'amour comme les trouvères et les romans des preux ; s'il remplit ses vers d'idées ingénieuses, pures et fines, elles n'empruntent rien qu'aux traditions du passé, qu'à ses souvenirs, à cette longue lignée de poésies chevaleresques qui prennent leur origine aux romans des douze Pairs, sans nulle intervention encore des livres de la Grèce et de Rome. La patrie a une littérature à elle, fine, spirituelle, sans mélange de mots latins et de pensées classiques ; non, ce n'était pas une époque sans es, prit et sans lumière, comme un point ténébreux jeté entre l'ère romaine et le XVIe siècle, que ce moyen âge qui finissait par cette pléiade poétique du Roman de la Rose y d'Alain Chartier, de Chastellain, de Catherine de Pisan et de Charles duc d'Orléans. Le dirai-je ? c'est avec une indicible mélancolie que je vois s'éteindre alors cette littérature nationale sous la lourde pesanteur de l'école savante.

Et en histoire, quels plus beaux monuments que les chroniques du XIVe siècle ? Depuis Charles V, la Chronique de Saint-Denis, devenue pour ainsi dire le journal officiel de la royauté, est dictée par le chancelier ; l'histoire, telle que l'a comprise Juvénal des Ursins[10], n'accepte pas un seul fait qui ne soit d'une vérité absolue y authentique, afin qu'on puisse dire, même en justice : cela se lit aux chroniques de Saint-Denis, en France. Ce caractère de vérité en histoire est déjà une admirable chose, et quoi de supérieur à cette enquête accomplie avec une réputation d'authenticité si grande qu'on la prend en témoignage. Qui peut s'égaler à Froissard ? Nous tous historiens orgueilleux et philosophes ; nous tous superbes juges des nations, avons-nous quelque chose de comparable à ces tableaux animés, à ces peintures fraîches, si colorées, à ces admirables tapisseries de castels que le chroniqueur étale sous nos yeux ? Aujourd'hui même c'est un titre de gloire que de ressembler à Froissard, dont les récits apparaissent comme les arabesques qui ornent les vieux Manuscrits sur parchemins, ou bien comme les pierres brillantes qui couvrent les missels.

Quelle est notre œuvre qu'au bout de cinq siècles on pourra lire encore comme cette belle Chronique de Froissard ? Et vous tous, Monstrelet[11], Georges Chastellain[12], Juvénal des Ursins, n'êtes-vous pas des historiens à mettre en parallèle avec les plus belles œuvres de l'antiquité ? Vous êtes des penseurs aussi, mais à travers la robe naïve de vos impressions et sans pédantismes d'école. Voulez-vous une tête sérieuse à pensées de gouvernement ? voici Philippe de Comines[13], qui nous a fait si vivement pénétrer dans la vie intime de Louis XI au Plessis-le-Parc ; grand peintre, il a de plus que Froissard l'intelligence des questions politiques ; il a vu et touché les affaires. Tandis que Froissard, simple conteur, nous introduit naïvement dans la vie publique de la société, Philippe de Comines va droit au cœur de Louis XI et nous dévoile ses replis profonds.

Il a fallu constater un fait primitif, fondamental, quand on touche l'époque de la renaissance ; c'est que cette influence du XVIe siècle sur la marche de l'esprit humain n'a été véritablement qu'une cause de transformation, et non un principe de création. Antérieurement il existait une riche et forte littérature avec ses œuvres, son caractère ; le XIVe siècle était splendide en poésies, en histoires, en chroniques ; peut-être toutes ces œuvres n'avaient-elles pas ce type de pureté correcte qui marque l'antiquité grecque et romaine ; mais elles avaient ce charme de nationalité naïve qui remue profondément l'imagination et le cœur. Ce qu'on appelle la renaissance des lettres nous vint évidemment par l'Italie, la véritable voie de communication par où les idées grecques et romaines arrivèrent au milieu de nous.

Elle fut riche et magnifique aussi, la littérature italienne depuis Dante jusqu'au Tasse ; mais je l'ai dit déjà, ce serait une curieuse question à examiner que celle de savoir si l'idée première de cette littérature ne vint pas de la France, et si les italiens, par exemple, ne furent pas seulement de spirituels arrangeurs du moyen âge. L'opinion commune est que François Ier rapporta de Milan, de Florence et de Venise, les premières impressions du beau, et que de là date la renaissance des idées et des formes littéraires ; or je ne crois pas ceci complètement exact. Après les premiers essais d'une muse dont les efforts et le caractère ne sont pas parfaitement dessinés, Dante peut être considéré comme le fondateur et le père de la littérature italienne. Sa vie nous rappelle une circonstance qui le rattache à la pensée de l'école française : Dante vint étudier à Paris et au milieu des orages, des factions, l'impression de ses premières études ne s'effaça jamais. En comparant la partie religieuse de sa poésie avec les fortes études théologiques de l'université de Paris, on pourra trouver la vive empreinte des idées et des débats philosophiques de l'époque ; son divin poème, on le dirait emprunté aux porches de pierre de quelques cathédrales, à ces sculptures immobiles où Ton voit le ciel reproduit par la nef des bienheureux, l'échelle mystérieuse de Jacob, puis le purgatoire et l'enfer qui s'ouvre pour les tourments éternels. Ces idées du moyen âge ne sont point italiennes ; Giotto, qui le premier les dessina aux fresques du Campo Santo de Pise, est postérieur au Dante ; lui-même fut un écolier d'université et le compagnon du Dante à Paris. Les basiliques de Rome et de Florence ne présentent aucun de ces types de cathédrales de France et d'Allemagne ; ces lugubres tableaux n'allaient pas aux riantes pensées de l'Italie[14]. Dante n'a emprunté que la belle langue de la patrie ; ses idées mystiques, il les a transportées du ciel grisâtre du nord, de ces disputes d'université qu'il avait écoutées dans son logis de la rue de la Calandre.

Boccace, plus peut-être que le Dante encore, doit la pensée de son œuvre immortelle à la France du moyen âge. Lorsqu'il plaça, gracieux conteur, les récits de son Décameron dans la bouche des jeunes femmes couronnées de fleurs sur les bords de l'Arno y n'avait-il aucun souvenir de ces récits de fabliaux si populaires aux XIe et XIIe siècles ? La science gaie lui était-elle absolument étrangère ? Comment se fait-il que ses idées, ses écrits, ses aventures, correspondent merveilleusement avec les lais, les ballades et les fabliaux surtout ? seulement l'inimitable forme reste avec lui comme une création. La forme s'approprie toutes les idées, et les fait siennes : c'est son droit ; elle est à l'idée ce que la parole est à la pensée, ce que le vêtement est au corps.

Si Pétrarque a profondément connu l'antiquité, en restant dans les conditions classiques, s'il s'est empreint des chants d'Horace, d'Ovide et de Catulle, qui sont, pour la poésie, ce que les beaux vases, couverts de satyres et de nymphes, enlacés sous la pampre de la villa Borghèse, sont pour l'art dans sa pureté, le poète n'en est pas moins resté de l'école du moyen âge par la création et la forme. Laure n'est point la femme lascive de l'antiquité, mais la châtelaine, la noble dame de la chevalerie. Les chroniques, rapportées dans le recueil de Muratori, constatent que, dans le XIIIe siècle déjà, les chants des troubadours et des trouvères étaient familiers à l'Italie ; les joyeux enfants de la langue d'oc parcouraient les cités, et, s'inspirant de ce beau ciel, récitaient sur les places publiques de Milan, de Florence, de Rome, les nobles souvenirs de la chevalerie.

A l'époque de Louis XI, où les premiers romans de Charlemagne et de la Table ronde furent traduits en prose, ils devinrent très-familiers en Italie ; leur popularité s'accrut par les éditions confiées aux Aides Manuce. Il y eut alors des exemplaires dans toutes les cités, et leur influence se fit sentir sur les grands poètes de l'Italie, à partir de Bojardo[15] jusqu'au Tasse lui-même. L'Arioste, le plus riche d'imagination d'eux tous[16], n'est-il pas l'admirable interprète des épopées du moyen âge ? Enlevez-lui cette forme Spirituelle, inimitable, robe de pourpre, de rubis et d'émeraudes, que reste-t-il, si ce n'est une traduction des épopées chevaleresques sur Roland, Renaud de Montauban, Charlemagne et Ganelon de Mayence, avec les mêmes caractères, les mêmes conditions que dans les romans de chevalerie ? il buono Turpino a été la source trop souvent indiquée par le poète, et les chansons de Roncevaux ou des Quatre Fils d'Aymon ont fourni les épisodes que l'imaginations a fécondés de ses plus riches tableaux ; la chrysalide est devenue papillon aux ailes dorées, pour s'élancer sur le calice des fleurs ; et l'esprit du poète s'est promené dans les horizons sans limites de la vieille légende.

Le Tasse a, comme Pétrarque, des souvenirs plus classiques. Si la pieuse pensée de son poème est empruntée aux émotions, aux souvenirs de pèlerinages et de croisades, sa forme est essentiellement imitée de l'Iliade, de l'Odyssée, et de l'Énéide. L'influence des études antiques se fait sentir profondément dans la Jérusalem délivrée, froide et pure imitation, œuvre véritable de la renaissance.

Il faut ajouter qu'au retour de François Ier de sa campagne du Milanais, les poèmes de chevalerie étaient bien plus familiers dans toute la chrétienté que les œuvres de Bojardo et de l'Arioste. Il n'était pas de contrée un peu civilisée par la chevalerie, ou fière d'héroïques actions, qui ne lût avec enthousiasme ces beaux récits du moyen âge ; et ce n'était pas seulement en France pour chauffer le cœur de cette pléiade magnifique, Bayard, la Trémoille, la Palice, mais partout, en Italie et en Espagne. Saint Ignace conçut la vaste pensée de son immense fondation dans les longues insomnies des nuits, au château de Loyola, entouré des romans de chevalerie. C'est qu'il y avait dans ces œuvres un sentiment religieux d'honneur qui ennoblissait la vie pour la préparer aux héroïques choses.

A ce point de vue, l'idée du moyen âge, le récit des trouvères et dés troubadours avaient plus exercé d'influence en Italie, sur la poésie, que la littérature italienne n'avait agi en France sur la forme : à prendre l'histoire dans ses sommités d'intelligence, telles que Guichardin et Machiavel, ne peut-on pas dire sans partialité nationale, que Froissard, Monstrelet, Comines, sont au moins justement à leur niveau ? Guichardin qui réunit les deux couleurs de l'école florentine et milanaise, a surtout profondément étudié Tacite ; peintre et penseur, il décrit et juge, Machiavel, plus politique, a cet instinct pénétrant et profond de l'école italienne, qui ne se révèle en France qu'avec le cardinal de Retz.

Il faut donc encore établir que, pour l'histoire, la renaissance italienne a peu donné d'idées à la France, depuis longtemps en possession de riches épopées et de chroniques nationales. La grande influence de l'époque rénovatrice se renferme sur-, tout dans les sérieuses études de philologie, là connaissance plus ferme, plus avancée des langues latine, grecque ou même hébraïque, désormais familières aux savants ; on s'agite, on sue sous la philosophie ; les érudits corrigent les textes, expliquent Aristote, Platon, Virgile comme Horace. Temps de commentaires et de dissertations, la renaissance se manifeste dans les études du droit, de la philosophie, de la médecine ; il se fait un chaos, un mélange de toutes choses ; des hommes de grande intelligence passent leur vie à disserter sur un mot, à rendre des textes à leur pureté primitive ; on dirait que le monde savant s'est fait prote comme les Aides dans les imprimeries de Venise ou de Vérone. Là se trouve véritablement l'esprit de la renaissance ; les savants que François Ier appelle de l'Italie, ces hommes qu'il groupe dans le collège qui va porter le nom de France, sont des érudits, des scoliastes, des réfugiés de Byzance, naguère la proie des Barbares[17]. La rénovation érudite fut un retour vers l'antiquité ; l'esprit national qui avait produit des œuvres remarquables au XIVe siècle, s'effaça devant la littérature grecque et romaine ; l'antiquité avec ses formes plus pures/ ses beautés d'un ordre plus régulier, son idéal du beau, remplaça cette littérature nationale désormais absorbée sous les emprunts : nobles poèmes de chevalerie, chants de troubadours,t de trouvères, beaux romans des vieux siècles, tout disparut sous les flots de l'érudition et des textes.

D'ailleurs, le premier effet d'une découverte nouvelle, d'une science qui apparaît, dune idée qui se révèle, c'est d'exciter l'enthousiasme et par conséquent de s'empreindre partout, d'opérer une sorte de confusion entre ce qui naît et ce qui s'efface. Ce ne fut donc pas la pure antiquité avec ses grandes formes qui se produisit d'abord dans cette rénovation, mais une sorte de mélange de toutes les époques, de tous les esprits. La langue française avait des règles dans les poèmes de chevalerie et les productions épiques du moyen âge ; il existait une prosodie avec ses doux sons, ses consonances, ses rimes ; la pureté ne résulte pas des mots, mais du sens qu'on y attache, et la naïveté même des expressions ne déparait pas ce beau partage des époques héroïques. Dans cette chaleur pour la science, d'étranges modifications furent faites à la langue écrite ; il est assez naturel que ceux qui s'occupent de certaines études n'aient d'autres pensées que de les faire dominer ; tendance invariable de l'esprit humain ! Pendant le XVe siècle, aux écoles, on ne parlait que le latin ; les savants dédaignèrent la langue de la patrie pour l'hellénisme et la prosodie des poètes de la vieille Rome. Sans doute, s'ils avaient purement et chastement conservé chacun de ces idiomes sans mélange ni contact, ils auraient rendu des services aux progrès de la philologie ; mais ils confondirent sans goût les idées, les mots dans une nouvelle Babel ; la vieille langue française fut coupée, abîmée par les locutions latines.

Dans cet étrange vocabulaire, avec un substantif français on mit souvent un adjectif latin ; les auteurs des XVe et XVIe siècles à toute page emploient incessamment du latin, du grec, et à ces citations, si embarrassantes déjà pour le lecteur, viennent se joindre encore les mots francisés des langues savantes. L'exemple le plus saillant de cette confusion se trouve dans maître Rabelais[18] ; les efforts prétentieux de quelques érudits ont voulu faire une réputation immense au curé de Meudon, car la tendance de l'esprit est de prendre toujours comme sacré ce qui n'est pas parfaitement intelligible. Rabelais me paraît la véritable expression du chaos produit par cette première époque de la renaissance ; ce n'est plus le moyen âge tel que le révèlent encore les poésies de Charles d'Orléans ou de Christine de Pisan, avec leur langue pure et poétique ; ce n'est pas non plus le mysticisme du Roman de la Rose, avec ses épisodes de théologie chevaleresque ; c'est quelque chose d'informe, un mélange de tout, qui n'a pas d'exemple dans le passé et n'en servira pas dans l'avenir.

Rabelais, par sa profession et son origine, appartient essentiellement à l'esprit de l'école ; il est fils d'apothicaire, et devient curé après de fortes études ; Rabelais sait le grec comme le plus érudit, il est ainsi l'homme de la renaissance ; bouffon et joyeux, il est comme une sorte de fou du moyen âge ; il déclame contre les moines et la hiérarchie catholique, et se rattache par ce côté à l'esprit de Luther ; le voilà médecin droguant çà et là, et toujours railleur ; il se moque, érudit lui-même, de l'érudition ; il n'a pas grande foi, et pourtant il est clerc d'église, il raille le pape, les cardinaux et les papelards, pourtant il est au service du cardinal du Bellay : ne lui attribue-t-on pas ces impies paroles au lit de mort : Je m'en vais chercher un grand peut-être, il est au nid de la pie ; dis-lui qu'il s'y tienne. Tire le rideau, la farce est jouée ! Ces paroles furent-elles dites, et ne sont-elles pas un de ces pamphlets que l'école philosophique mit souvent dans la bouche d'un mourant pour justifier certaines doctrines des vivants ? Tant il y a que l'œuvre de Rabelais fut peut-être la meilleure expression de ce chaos que produisit la renaissance.

Chaque temps a son œuvre type, et je ne sache pas d'époque plus fidèlement représentée que l'esprit du XVe siècle dans : la plaisante et joyeuse Histoire du grand géant Gargantua, père de Pantagruel, livre composé par l'abstracteur de quintessence, livre plein de pantagruélisme[19]. Si l'on examine d'abord la langue de ce livre, on dirait qu'une réunion d'érudits s'est complu à en bigarrer le texte. La pensée n'est qu'une grande bouffonnerie inintelligible au fond, et que tout le monde explique ; pour les uns ce sont les expéditions de Charles VIII et de Louis XII ; pour les autres c'est la vie de François Ier, une sorte de traité de philosophie épicurienne destiné à dire aux rois la folie des conquêtes et aux hommes en général la petitesse de leur but dans la vie. Il y a du plaisant comme dans Cervantès, et ainsi que l'aventurier des Castilles, Rabelais a décoloré la poésie du moyen âge ; il a fait déchoir l'amour des nobles mœurs et des héroïques choses ; il a dit à une époque de géants et de prodiges : Voyez ce que devient Pantagruel et le ridicule qui s'attache à de glorieuse vie. A un temps de croyance et d'illumination spirituelle, il a offert le type de Panurge dans l'île des Lanternes. Rabelais a desséché la vie comme un de ces petits méchants vieillards qui se complaisent à désenchanter la jeunesse et la beauté, et à détruire l'empire des illusions.

Les deux Marot appartiennent moins à la renaissance qu'au moyen âge encore ; ils ne sont pas esprits à fortes études ; l'aîné des Marot, Jean[20], avait, dans son éducation de valet, tout à fait négligé le latin, comme une langue inutile et morte ; son étude favorite, à lui, ce fut le Roman de la Rose, l'origine alors de toute poésie nationale ; secrétaire et poète d'Anne de Bretagne, la femme de Louis XII, Jean Marot à la suite du roi dans ses expéditions lointaines, célèbre ses conquêtes, comme le Verger d'honneur avait exalté celles de Charles VIII ; poète des camps, il chante les grandes actions de la patrie ; passé au service de François Ier, Jean témoigne une vive reconnaissance pour son maître, et dans une de ces poésies mystiques à la mode alors, Église, Noblesse et Labour, viennent entourer le monarque et le célébrer avec enthousiasme.

Sur cette imagination gracieuse et féconde, la renaissance pédantesque a peu de prise, et le moyen âge est encore en lui. Le roi François Ier est-il à son expédition d'Italie, les dames de Paris lui écrivent leurs regrets ; quand les Suisses sont défaits à Marignano, les dames italiennes s'adressent à leur tour aux chevaliers et courtisans de France, avec la naïveté un peu ardente qu'explique le soleil brûlant de l'Italie. Jean Marot écrivit un Doctrinal comme Jean de Meung en a fait plusieurs, destiné aux princesses et nobles dames : depuis l'habit jusqu'au cœur, depuis l'âme jusqu'aux vêtements, le poète a tout dit, tout expliqué ; un doctrinal n'est qu'un grand code à l'usage des hauts et puissants personnages que veut enseigner le poète.

Clément Marot[21], son fils, est élevé à la cour près de son père, dans la maison de Nicolas de Neufville, sire de Villeroy : Anne de Bretagne s'était attachée Jean Marot ; Marguerite de Valois, duchesse d'Alençon, fut la noble protectrice de Clément, elle le prit dans son hôtel, le protégea contre la calomnie et les poursuites plus graves qu'on essayât contre lui comme hérétique. La poésie de Clément Marot, ses ballades, quoique plus élégantes que les rondeaux et chants de bataille de son père, n'en appartiennent pas moins à l'époque moyen âge ; continuations gracieuses de ces trouvères et de ces troubadours qui chantaient eux aussi les dames et les exploit, des paladins ; si quelques mots étranges signalent l'influence du latin, Marot a su généralement s'en préserver. La première partie de la vie du poète se passe à la cour aux genoux de madame Marguerite ; il est porté sur ses états pour gages et salaires y comme un serviteur de la maison ; fidèle à ses devoirs, Marot demeure à côté de François Ier dans son entrevue d'Ardres au camp du Drap d'or, et il en célèbre les pompes. C'est le poète à titre du roi qu'il ne quitte que rarement dans sa noble carrière des armes. Ainsi, pour l'esprit, la grâce, la naïveté des formes, la littérature nationale conserve encore son origine et son empreinte du vieux temps ; il ne se manifeste pas une différence notable, une transition marquée entre le Roman de la Rose, les Doctrinals, les Vergers de gloire et d'amour, et les poésies de Jean et de Clément Marot. Tradition de l'esprit de chevalerie, on ne trouve pas dans ces poètes ce mélange érudit des langues, cet étrange abus de la science si fréquent dans les ouvrages de la fin du XVe siècle et du commencement du XVIe.

La rénovation d'études qui se manifeste alors en Europe, place la philologie surtout dans de sérieuses conditions. Sous ce rapport, l'époque du XVe siècle, active et féconde, vit les trois langues de l'érudition, l'hébreu, le grec et le latin se développer largement : les études ardentes, infatigables des textes de la Bible appelèrent nécessairement les investigations des savants sur la langue sacrée des Hébreux. La situation des Juifs en Italie, riche et puissante, avait donné à la synagogue une splendeur jusqu'alors inconnue ; les savants rabbins, préoccupés de la Mischna et des Talmuld, suaient sur la ponctuation, comme saint Jérôme dans l'étude des textes sacrés. Il parut alors non-seulement plusieurs grammaires hébraïques, mais des dictionnaires très-exacts et minutieusement corrigés par les docteurs des synagogues de Venise, Gênes, Florence et Livourne. La tolérance des papes allait jusqu'à protéger ouvertement les études rabbiniques, afin d'en faire sortir les textes purs des livres saints. Plusieurs de ces hébraïsants furent appelés aux écoles de Paris par François Ier. Désormais un savant de profession dut connaître l'hébreu comme la base et le fondement de toutes les études. Les comptes de dépenses de François Ier portent plusieurs centaines d'écus au soleil qui ont pour destination l'impression des grammaires et des Bibles. Le grec, si familier parmi les savants d'Italie, à cause de l'émigration de Constantinople, était aussi devenu la condition indispensable de toute science universitaire. Il y a d'admirable texte d'Aristote ou d'Homère du XVIe siècle. La grammaire grecque de Lascaris, le rudiment des Aides Manuce et leurs Institutions grecques et latines devinrent des livres fort répandus. Le goût des langues, cette ardente passion de comparer et de corriger, fut l'origine des livres polyglottes, chef d'œuvre d'érudition en Italie pendant le XVe siècle. Ce fut la passion des savants, des Aides surtout, et le triomphe des imprimeries patientes de Venise, de Vérone et de Florence[22].

Une fois maître de l'esprit, de la tendance, de la portée des mots, on dut, on put pénétrer dans les textes, comparer, rectifier les Manuscrits, tâche incessante des érudits. A peine l'antiquité avait-elle ouvert ses trésors, qu'on se précipita sur ses œuvres pour en faire connaître l'esprit et la tendance ; les annales des Aldes, qu'il faut toujours consulter quand on veut écrire l'histoire littéraire du XVe siècle, indiquent, comme les premières impressions des œuvres antiques, Aristote, Platon, les théâtres d'Aristophane, de Sophocle, Euripide, Pindare, Hérodote, Thucydide, Lycophron et Stéphanus de Byzance. La plupart de ces éditions princeps se trouvent aujourd'hui encore à la Bibliothèque du Roi, imprimées à Venise, à Bologne, à Rome, dans la deuxième moitié du XVIe siècle ; elles offrent aux érudits, curieusement avides, des caractères splendides et une perfection de travail remarquable ; la Correction de ces livres était l'œuvre de la vie d'un savant. Si l'on n'avait pas cette hardiesse qui ose la nouveauté, on avait cet esprit de conservation qui protège les œuvres de l'homme contre les ravages du temps. On ne voulait ni impureté, ni profanation dans les textes ; un érudit était une sorte de pontife qui gardait un trésor inestimable, la religion des âges passés. Les comptes de François Ier[23] indiquent ses larges munificences pour les érudits : nous y voyons porté quatre cents livres tournois pour la pension d'André Alciat[24], le célèbre jurisconsulte, que le roi avait appelé d'Italie ; homme étrange qui travaillait et s'abreuvait incessamment, le plus grand des avares, le plus fort des mangeurs[25]. Pierre Denetz[26], lecteur en grec, est porté sur les comptes pour deux cents écus au soleil ; son année finissait à la Toussaint. Denetz avait étudié la langue grecque sous Lascaris, et il devint ensuite le professeur d'Amyot. Une même pension est aussi accordée à Jacques Tousat[27], lecteur en grec et à Agathio Guadacerio[28], lecteur en hébreu ; obscures renommées qui ne pouvaient se comparer à celle de maître François Vatable[29], également lecteur en hébreu ; de Paul Canosse[30] le Vénitien, et d'Oronde Finée[31], le mathématicien, porté sur les comptes du roi pour cent cinquante écus au soleil. Cet ensemble d'érudits et de savants qui apparaissent presque à la même date sur le livre des dépenses de François Ier laisse croire qu'ils furent les premiers professeurs du collège de France et les véritables fondateurs de cette institution de science et de travail. Quel fut le but de François Ier en établissant le collège de France ? suivit-il en cela une pensée toute de science, ou bien n'était-ce pas un moyen de lutter contre l'Université vieillie et s'opposant à toute innovation ?

L'Université avait tenu une large place dans les études du moyen âge ; sa tendance était certainement vers la science antique ; mais dans ses recherches persévérantes, elle avait gardé l'empreinte du temps de sa fondation ; son latin était corrompu, le grec et l'hébreu négligés ; sa philosophie était celle d'Aristote avec les interpolations de l'école arabe ; sa théologie se résumait dans les sommes et les abrégés de saint Thomas ; la médecine lui venait des écoles d'Espagne avec la physique, les mathématiques.  L'Université était un grand corps avec sa famille, ses arbres de la science, dont les branches verdoyantes s'étendaient sur toutes les études ; escolier de l'Université avait un titre public, et l'esprit paraissait une si grande chose que le savant était l'égal des gentilshommes. Le titre de bachelier ne venait-il pas de la chevalerie (bas-chevalier) ? et le bonnet de docteur valait le casque aux panaches flottants des hommes d'armes. Le collège de France fut évidemment institué dans une idée de lutte et de rivalité. Le roi considéra la science universitaire comme usée, et à l'aspect des grandes renommées de l'Italie, il n'avait pu résister au désir de placer son règne sous cette pléiade scientifique, attirant à lui tout ce qui jetait de l'éclat : quel meilleur moyen de lutter d'ailleurs contre les privilèges exorbitants de l'Université qui, plus d'une fois, avait gêné l'action de ses ordonnances ?

Le collège de France dut former désormais une institution tout à fait séparée de l'Université, et créer ainsi pour le roi un moyen d'influence. Cette institution nouvelle, placée très-haut, devait se composer de professeurs de langues anciennes, grec, hébreu, syriaque ; on y ajoutait successivement la médecine et les mathématiques dans ces études agrandies. On prenait pour excuse vis-à-vis l'Université le besoin de faire place aux savants étrangers ; aux grands proscrits de la Grèce ; car les universitaires étaient tous nationaux, beau privilège qu'il fallait réserver aux enfants du pays. La science, depuis réplique carlovingienne, était ainsi passée à travers la solitude des monastères, la lutte violente des universités pour les réaux et les nominaux, et maintenant le roi voulait l'attirer vers le collège de France. On ne doit pas oublier l'opposition que l'Université avait faite au concordat, son attachement immense à la pragmatique sanction que François Ier avait proscrite de concert avec le pape Léon X. A la pensée littéraire venait donc se mêler un véritable ressentiment politique, une sorte de vengeance contre l'opposition que les universitaires avaient montrée aux volontés du roi. Il est rare en histoire qu'il n'y ait pas un mobile égoïste et personnel dans les fondations mêmes les plus généreuses. Les gouvernements, comme les individus, ne peuvent se séparer de leurs infirmités, de leurs passions. Il est heureux quand l'égoïsme produit de nobles choses.

L'esprit de textes fut le caractère général de la renaissance, le but de cette ère de rénovation ; on trouve déjà cette admiration sainte, œ respect de la lettre dans l'histoire des vieux monastères j les religieux n'avaient pas la hardiesse de produire, et se contentaient de conserver avec amour ; en maintenant cette respectueuse déférence, le XVe siècle avait ouvert une large voie à l'esprit d'examen et de dissertation. Il y eut alors généralement deux spécialités dans les érudits de premier ordre, les conservateurs exacts, scrupuleux des textes dans leur pureté native, les conservateurs hardis qui s'élançaient des voies de l'érudition dans les régions plus hautes de la liberté de pensée et de jugement. Quand on jette les yeux sur la grande école des érudits de cette époque, on voit que chaque nationalité produit la sienne avec un éclat, une splendeur jusqu'alors inconnue. Dans les universités de Leyde et de Rotterdam, s'élève l'homme immense de cette époque, Didier Gérard, que la postérité a salué sous le nom d'Érasme. Né à Rotterdam[32] d'un simple bourgeois, Gérard, enfant de chœur dans la cathédrale d'Utrecht, chanoine à vingt ans, se livra, jeune homme, à de si vives, si ardentes études, qu'on put prédire ensuite toute la puissance de son génie. Érasme vint à Paris perfectionner sa science et prendre, à l'aspect de cette cité active et populeuse, des idées plus exactes sur ce monde, qu'il faut voir et toucher pour le connaître. Gérard parcourt incessamment la France, l'Angleterre, l'Italie ; le goût des voyages est inhérent à tout génie vaste, universel, pour examiner et comparer. Un des caractères encore d'Érasme, c'est la fécondité de son esprit, l'active et brûlante ardeur de ses compositions ; beaucoup produire, c'est la tâche que Dieu impose à tous ceux qu'il doue de quelque faculté. Michel-Ange a rempli l'Italie de ses chefs-d'œuvre, et Albert Durera produit sept cent, quatre-vingt-cinq ouvrages connus et avérés par les œuvres du maître. Dans le court espace de huit jours, Érasme composa son Éloge de la Folie[33], le plus spirituel de ses ouvrages, en même temps que, fixé à Baie, il jetait son beau texte du Nouveau Testament, tâche d'érudit infatigable ; les Colloques d'Érasme si fortement écrits, ses Adages d'une science immense et ses lettres surtout, sont des œuvres d'une perfection considérable, que les Elzevirs ont depuis reproduites. Érasme, l'expression de l'école hollandaise, fut d'une modération de principes, d'une moquerie spirituelle et badine qui attaquait tous les partis extrêmes ; il joua le rôle de modérateur dans le mouvement que la réforme avait imprimé au monde. Vivement épris d'un esprit aussi puissant et fort, François Ier voulait appeler Érasme à la tête du nouveau collège de France ; mais il est de la nature des génies supérieurs d'aimer la liberté dans leur existence, l'indépendance dans les moyens. Érasme ne voulut point accepter cette cage dorée pour sa marotte, il aimait à le dire dans son Éloge de la Folie[34].

A un rang aussi éminent, et comme l'expression de l'école anglaise, on peut placer Morus, l'ami d'Érasme et appelé à l'immense dignité de chancelier d'Angleterre. Thomas Morus[35], d'une famille du banc du roi, fut élevé sous l'aile du cardinal Morton, archevêque de Canterbury ; Thomas dut à Wolsey sa fortune, et Henri VIII, charmé de son esprit aimable, un peu railleur, lui ouvrit les portes de son conseil, qu'il domina bientôt de toute la puissance de son esprit. J'aime ce caractère de Thomas Morus, intelligence supérieure, pénétrée de son devoir, et avec cela riante jusqu'à la mort qu'il souffre en martyr, pour ne point accepter la tyrannie de Henri VIII contre Rome. L'esprit de Thomas Morus avait beaucoup de ressemblance avec celui d'Érasme, et comme lui il aimait les grandes rêveries qui promènent l'imagination dans des régions inconnues, et son Utopie est une débauche hardie d'esprit qu'un philosophe spéculatif peut se permettre. A travers quelques larges vues, il y, des opinions bizarres, audacieuses, fécondes, sur le partage égal des biens et la pluralité des femmes ; c'est un livre écrit dans la même forme que la République de Platon, mai, d'un vol plus haut. La plume infatigable de Thomas Morus nous retrace la vie de Richard III et d'Edouard V, travaux d'érudition et de fantaisie ; et tant Thomas Morus éprouve cet indicible besoin de dire sa pensée, que dans la Tour de Londres, captif, et quelques jours avant son exécution, il écrit son admirable livre : sur le courage de savoir donner sa vie pour la foi, exemple qu'il offre à tous les esprits de conviction religieuse ou politique ; puis il écrit son Commentaire sur la Cité de Dieu de saint Augustin, Thomas Morus fut digne ainsi de continuer la longue liste des chanceliers d'Angleterre.

C'est un exemple qui ne se produit pas deux fois dans la marche des siècles que cette réunion d'esprits supérieurs se révélant au milieu des écoles nationales, à la fin du XVe siècle. Thomas Morus, Érasme représentent l'Angleterre et la Hollande, dans ce grand banquet de l'érudition ; Pic de la Mirandole vient s'y asseoir comme l'expression de la science ;p pu pour plus exactement parler, de l'improvisation italienne et en digne fils de l'université de Bologne. Si sainte Catherine de Sienne avait étonné par ses prodiges d'éloquence[36] ; si Savonarole remuait le peuple par ses ardentes prédications de réforme, Pic de la Mirandole dut l'éblouir par les prodiges de ses recherches ; nul n'égalait la fécondité de son génie, la rapidité chaleureuse de sa parole, l'ardeur de ses études j pour lui l'intelligence du grec, de l'hébreu, du syriaque, de l'arabe, n'était qu'un jeu ; admirable improvisateur comme on en trouve de si puissants en Italie ! Tout jeune homme encore il rédigea ses neuf cents propositions sous le titre : De la science de toutes choses, et il offrit de la soutenir comme thèse d'université contre tout combattant, véritable tournoi d'érudits. Ce génie surprenant qui se manifeste par la poésie, l'histoire, la dissertation, a peu laissé de traces écrites ; cela venait de la rapidité et de la fécondité de sa parole. Les improvisateurs n'écrivent pas, et la mémoire est pour eux un grand livre toujours ouvert. Pic de la Mirandole fut un digne enfant de, l'Italie ; sur cette terre ardente tout est image, soudain, rapide ; mais quand le torrent a passé les traces disparaissent. Pic de la Mirandole mourut jeune homme encore, tandis qu'Érasme, moqueur spirituel, promenait agréablement sa vie comme un conciliateur d'opinions dans le mouvement de la réforme.

Cette réforme elle-même n'était-elle pas le résultat d'une étude trop approfondie des textes, mêlée à l'esprit d'interprétation ? On peut considérer Luther comme le symbole de l'école érudite de l'Allemagne ; avant d'agiter les questions d'examen, il a passé sa vie à l'étude des textes et à leur explication technique comme un esprit passionné pour la Bible. Depuis que l'impression a multiplié les textes des livres saints, il y a toute une école qui se rattache à sa lecture avec l'ardeur d'une nouveauté. Déjà, sous l'impulsion des papes, les imprimeries de Bologne et de Rome ont publié tous les Pères de l'Église. La Bible polyglotte des Aldes se répand dans les écoles ; Luther, Mélanchton, les chefs de l'école allemande, font retentir l'Université des discussions sur les textes : Luther avec sa hardiesse et sa passion accoutumées, Mélanchton avec cet esprit doux, conciliant, qui lui gagne tous les cœurs et en fait, pour ainsi dire, le modérateur de la réforme.

C'est un merveilleux titre de gloire que l'érudition et la science alors ; le monde entier se lève pour saluer un savant avec une admiration respectueuse, et ce caractère distingue surtout l'époque désignée par le nom de la Renaissance : n'y cherchez pas des pensées neuves, les caprices de la fantaisie et de l'imagination comme au moyen âge. La société savante conserve, protège les textes avec ce soin, cette ardeur des protes qui vivent et meurent dans l'imprimerie des Aldes. Ces protes, il faut le remarquer, sont tous des savants d'une valeur considérable ; nul ne dédaigne ce titre et ces fonctions modestes et pénibles ; Érasme a passé la moitié de sa vie à ponctuer. Plus tard les Scaliger, les Denis Petit sont-ils autre chose que les conservateurs des textes ? Amyot se fait le naïf traducteur du Plutarque grec ; et si Rabelais compose avec une certaine hardiesse de fantaisie il ne secoue pas la robe des savants ; son livre est un ramassis de textes, une Babel où toutes les langues sont parlées. La littérature native, chevaleresque du moyen âge disparaît ; les époques sceptiques et matérielles vont dédaigner désormais les légendes des temps de poésie et de croyance.

 

 

 



[1] Comparez mes travaux sur Charlemagne et Philippe Auguste.

[2] Guillaume de Lorris, né à Lorris, près de Montargis sur la Loire, mourut en 1240.

[3] Jean de Meung, né à Meung-sur-Loire, près d'Orléans, au milieu du XIIIe siècle, mourut vers 1322.

[4] La Bibliothèque Royale possède un grand nombre de Mss. du Roman de la Rose ; les plus curieux sont les n° 2739 et 2742, fonds de la Vallière, et surtout le n° 196, fonds de Notre-Dame, écrit vers 1330.

[5] Les Déduits de la chasse furent écrits par Gasse de la Bigne, sur l'ordre du roi Jean, pour l'instruction de son fils Philippe. Bibl. Roy., Mss. du Roi, n° 7626.

[6] Le Miroir de Phœbus, des Déduits de la chasse, des bestes sauvages et des oyseaux de proie, Bib. Roy., Mss. Cet écrit de Phœbus a été imprimé avec celui de Gasse de la Bigne.

[7] Christine de Pisan, née à Venise vers 1463, vint à l'âge de cinq ans se fixer à Paris avec sa famille. On ignore l'année de sa mort.

[8] Avec la manie contemporaine de voir de la politique en tout, on a fait de Christine de Pisan presque un écrivain de journaux, dans un essai qui a paru en 1838.

[9] Charles d'Orléans, fils aîné de Louis de France et de Valentine de Milan, né à Paris en 1394, mourut le 4 janvier 1465. Les Bibliothèques du Roi et de l'Arsenal possèdent les Mss. des poésies de Charles d'Orléans ; elles ont été publiées par M. Champollion.

[10] Jean Juvénal des Ursins, né à Paris en 1388, suivit d'abord la carrière de la magistrature, puis l'état ecclésiastique, et parvint à l'archevêché de Reims en 1449 ; il mourut le 14 juillet 1473. Son frère Guillaume fut chancelier de France de 1445 à 1472.

[11] Enguerrand de Monstrelet dont on ignore l'année de la naissance, mourut vers 1453.

[12] Georges Chastellain, né à Gand en 1404, mourut à Bruges en 1474.

[13] Philippe de Comines, né au château de Comines, près de Menin, en 1445, mourut le 16 août 1509.

[14] C'est à Pise, à Florence qu'il faut étudier cette comparaison de la littérature et des arts.

[15] Le comte Mathieu-Marie Bojardo, né à Scandiano, près de Modène, vers l'an 1434, mourut à Reggio le 20 février 1494 ; son poème de l'Orlando innamorato fut imprimé en 1495.

[16] Le Tasse et l'Arioste, comme on sait, n'apparurent que beaucoup plus tard.

[17] 14 août 1522. Commencement du rétablissement des lettres par François Ier. Je trouve sous ce titre dans les Mss. de Béthune, vol. coté 8538, fol. 52, un autographe de Lascaris ainsi conçu :

Mons. nel MDXX, la maesta dei recomanda che fosse constituito uno studio de l're grece ad restitutione de la lingua et scientia et ad comune beneficio in Milano et fu ordinato dece milia franchi in una volta per una stantia, et doi milia franchi ciascheduno año per le spese de duodeci figlioli di natione greci, et doi maestri, uno greco et uno latino che havessero ad legere a ditti figlioli greci et ad altri che venissero de fori al studio Lascari.

[18] François Rabelais, né à Chinon en 1483, d'abord religieux au Couvent des Cordeliers de Fontenay-le-Comte, passa ensuite dans l'ordre de Saint-Benoît à l'abbaye de Maillezais, d'où il sortit pour se faire recevoir médecin à Montpellier. Après un voyage qu'il fit à Rome à la suite du cardinal du Bellay, celui-ci lui fit avoir la cure de Meudon.

[19] Lyon, François Juste, 1535, in-16°.

[20] Jean Marot, né près de Caen en 1463, mourut vers 1523.

[21] Clément Marot était né à Cahors en 1495.

[22] Les premières salles de la Bibliothèque du Roi sont toutes remplies des livres in-f°, in-12°, in-16°, imprimés en grec, hébreu, latin et vers français. Ils portent les chiffres de 1455 à 1550.

[23] Ces comptes se trouvent aux Archives du royaume.

[24] André Alciat, né à Milan le 8 mai 1492, ne vint en France qu'en 1529.

[25] Avarior habitus est et cibi avidior, disait de lui Pancirole.

[26] Pierre Denetz était né à Paris en 1497.

[27] Jacques Tousat était élève de Guillaume Budée.

[28] Agathio Guadacerio, né en Calabre, vint en France vers 1526.

[29] François Vatable, né près d'Amiens, était curé de Bramet en Valois, lorsque François Ier l'appela pour professer l'hébreu au collège royal.

[30] Paul Paradis, dit le Canosse, né à Venise, ne devint professeur d'hébreu au collège royal qu'en 1530. Il n'existe de lui qu'un dialogue latin : Pauli Paradis Veneti, hebraicarum interpretis, de modo legendi hebraice dialogus, Paris, 1534, in-8°.

[31] Oronce Finée était né à Briançon en 1494.

[32] Le 28 octobre 1467.

[33] L'édition originale de l'Encomium Moriœ est de 1504 ; celle d'Alde, Venise, 1515, in-8°, est très-rare ; on en fit un grand nombre de traductions françaises.

[34] J'ai longuement parlé d'Érasme dans mon travail sur la réforme qui contient la partie philosophique de la renaissance.

[35] Thomas Morus était né à Londres en 1480.

[36] Ginguené avec ses étroites préventions philosophiques a négligé la femme la plus remarquable de l'Italie (Catherine de Sienne) ; heureusement, je le répète, elle a trouvé place dans le gracieux livre de la Couronne des saintes femmes, par Mme de Soucy.