FRANÇOIS Ier ET LA RENAISSANCE. 1515-1547

TOME PREMIER

CHAPITRE XI. — SITUATION DE L'EUROPE AU MOMENT OÙ COMMENCE LA GRANDE GUERRE DE CHARLES-QUINT ET DE FRANÇOIS Ier.

 

 

Sentiment de colère du roi après l'élection de Charles-Quint. — Démarche des électeurs. — Popularité du nouvel empereur. Tentative d'alliance avec l'Angleterre. — Entrevue à Douvres. — Démarches du roi de France. — Négociations secrètes avec les séditieux d'Aragon et de Castille. — Manifeste de ses griefs. — Proposition d'une entrevue avec Henri VIII. — Le camp du Drap d'or. — Fêtes. — Tournois. — Renouvellement du traité. — Couronne de Navarre. — Les communeros. — Guerre de Navarre. — Idée d'une alliance avec les Turcs. — Déclaration de guerre entre François Ier et Charles-Quint.

1519-1520.

 

Il suffit de se rappeler la préoccupation si vive que l'élection d'un empereur avait jetée dans les esprits, et de juger les sacrifices qu'elle avait occasionnés y pour comprendre le dépit violent de François Ier, lorsque les dépêches de l'amiral Bonnivet annoncèrent le triomphe de Charles-Quint : combien d'espérances déçues ! lui qui avait rêvé le sceptre et la couronne d'or, il allait les voir aux mains d'un rival habile ! Tout s'était fait sans doute dans les formes, mais François Ier ne pouvait comprendre qu'on préférât un prince pacifique au vainqueur de Marignano, lorsque l'Europe entière était' menacée par une invasion de barbares.

Le roi ne voulut pas y croire d'abord, et quand la nouvelle fut confirmée il entra dans une indicible colère, menaçant de se jeter en fou de gloire sur L'Allemagne, pour obliger, par la force, les électeurs à briser leur ouvrage. Les griefs de guerre ne lui manquaient pas : tandis que ses envoyés auprès de la diète revenaient de Francfort, le terrible Sickinghen, le héros des sept montagnes et de la Forêt-Noire, avait couru sur eux pour s'emparer, en vrai pillard, du trésor qu'ils portaient comme solde des écus d'or destinés aux électeurs. Par une moquerie digne de la force victorieuse, Sickinghen prétendait que cet argent appartenait de bon aloi auxdits électeurs à qui il était destiné comme une corruption : tant pis pour le roi de France, s'il n'avait pas réussi ; l'argent resterait en Allemagne pour célébrer l'avènement de Charles-Quint. Autour de larges pâtés de venaison, enivrés de vin du Rhin sur l'immense tonne d'Heidelberg, on saluerait l'élection du petit-fils de Maximilien à l'Empire ! C'était avec peine que l'amiral Bonnivet et ses conseillers avaient échappé au piège que leur tendaient les Allemands.

Le nouvel empereur Charles-Quint, alors en Aragon, attendait plein d'impatience le résultat de la diète de Francfort, et lorsque le scrutin fut dépouillé, Guillaume de Bavière partit d'Allemagne, suivi d'une noble troupe de chevalerie i il prit son itinéraire par la Zélande, et là un navire des Pays, Bas le transporta sur les côtes de Saint-Sébastien. A Sarragosse pour la première fois, Charles-Quint fut salué du titre d'empereur ; il y accueillit solennellement l'Électeur Palatin qui lui apportait les actes de la diète avec la prière du corps germanique pour qu'il vint hâtivement poser la couronne sur sa tête : la prédication de Luther continuait à retentir comme un grand désordre, et l'on ne pouvait plus douter que le dessein des Turcs ne fût de profiter de ces divisions pour se jeter sûr l'Europe chrétienne ; dans ces circonstances, la présence de l'empereur paraissait indispensable pour donner plus d'énergie et d'unité à l'Allemagne, Charles-Quint promit d'aller au plus tôt ceindre l'épée de Charlemagne dans la basilique d'Aix-la-Chapelle. En quittant cette Espagne qui avait vu son enfance et salué les prémices de son gouvernement, l'empereur scella une large pragmatique sur les libertés et la dignité des couronnes de Castille et d'Aragon. La grandesse jalouse craignait que l'Espagne ne fût confondue dans les terres de l'Empire, et qu'ainsi les privilèges des ricoshombres ne fussent brisés. Cette pragmatique de Charles-Quint déclara que l'Espagne formerait toujours un gouvernement séparé avec son administration et ses privilèges ; sans que jamais cette belle couronne pût être confondue. Le roi qui jusque-là n'était appelé qu'altesse, prit désormais le titre de majesté, tandis qu'il donnait la Toison d'or, ce bel ordre de chevalerie de Bourgogne, au duc de Bejar, à don Frédéric Henriquez, amirauté de Castille, au marquis d'Astorga et au duc de Cardonna[1], espérant ainsi lier par le magnifique cordon de chevalerie l'Espagne à la maison de Bourgogne. Une fois le gouvernement régularisé, Charles-Quint prépara tout pour son départ ; la voie de la mer lui parut la plus sûre et la plus courte. Rien n'égala la pompe de son cortège : de beaux pages raccompagnaient et cent chevaux andalous furent embarqués à la Corogne ; à ses côtés on voyait don Frédéric, duc d'Albe, et le duc de Villa-Franca, la plus fière épée de la Castille ; des toisons d'or, des fourrures les plus précieuses furent destinées au couronnement d'Aix-la-Chapelle quand le roi d'Espagne ceindrait le grand diadème, et l'on criait partout : Gloire et longue vie à l'empereur Charles, cinquième du nom. Durant toutes les négociations électorales, François Ier avait montré de courtoises manières pour Charles-Quint ; il considérait la couronne d'empereur comme le prix d'une belle et loyale joute à fer émoulu ; l'active correspondance n'avait jamais cessé entre eux, et les deux nobles princes s'y traitaient de père et de fils. Lorsque l'élection fut connue et hautement annoncée, François Ier s'en montra vivement attristé[2] ; il s'était fait tant d'illusions, et toutes étaient détruites par la résolution inattendue de la diète de Francfort. Quand on a vécu longtemps avec une idée et qu'elle est démolie, le cœur se livre au dépit ou à la colère ; dans une âme d'ailleurs aussi hautaine que celle de François Ier tout devait être vif, impétueux comme la foudre. Au milieu de son conseil le roi répéta de terribles invectives contre Charles d'Espagne usurpateur de la couronne impériale ; raisonnablement, que pouvait-il dire contre Charles-Quint à l'occasion de la diète de Francfort ? qu'il avait intrigué, agi, corrompu. Mais lui-même n'avait-il pas à se reprocher tout cela ? quoi avait servi les quatre cent mille écus d'or envoyés à Nuremberg par les marchands de Hollande ? n'était-ce pas à l'achat public et avoué des suffrages ? Charles-Quint avait payé des voix ; est-ce que François Ier s'était épargné ce contrat entre lui et les électeurs ? Sous ce point de vue on n'avait rien à se reprocher ; il fallait donc recourir à des griefs anciens pour cacher le mécontentement actuel. Ces griefs, les voici : dans le traité de Noyon, il avait été stipulé que la Navarre serait restituée à Henri d'Albret ; cette clause n'était point remplie ; Charles-Quint s'était refusé à payer les cent mille écus d'or stipulés en échange du royaume de Naples ; et comme comte de Flandre et d'Artois, fief dépendant de la couronne de France, ne devait-il pas hommage à François Ier ? Rois, empereurs, comme simples comtes ou barons, étaient tenus à hommage pour les terres soumises à la hiérarchie féodale ; quelle que fût leur dignité, ils devaient s'agenouiller devant le suzerain. Charles-Quint avait aussi ses griefs : lui, Charles d'Espagne, héritier de la maison de Bourgogne, se plaignait de ce que Louis XI avait indignement usurpé les plus beaux joyaux de son héritage, par un acte en dehors de toute bonne foi ; récemment encore, comment François Ier avait-il agi à l'égard du Milanais, fief de l'Empire et donné par l'investiture à la maison de Sforza ? Le roi de France avait accompli une usurpation en prenant le titre de duc de Milan.

Ces griefs, renouvelés avec aigreur, n'étaient que des prétextes pour cacher les rivalités profondes que l'élévation de Charles-Quint à l'Empire avait suscitées : quoi ! pendant trois années d'amitié et de mutuelle confiance, il avait été à peine question de ces plaintes qui éclataient tout à coup après l'élection ; c'est que François Ier blessé au cœur, s'indignait de la préférence de la diète, tandis que Charles-Quint conservant, au milieu de ces orages de colère, un esprit de modération habile[3], devinait, avec sa sagacité habituelle, que la guerre, inévitablement éclaterait entre lui et François Ier ; il se préparait à la soutenir, et pour cela, il groupait autour de lui des auxiliaires à sa cause. Le nouvel empereur, en préférant la voie de la mer pour son itinéraire, comptait encore visiter l'Angleterre et saluer son bon oncle Henri VIII ; s'il n'espérait pas un secours de ce prince efféminé, tout occupé de querelles théologiques, il voulait le détacher au moins d'une alliance avec François Ier. La pensée de Charles-Quint s'élevait à la monarchie universelle, et néanmoins l'empereur voulait montrer, par sa modestie personnelle, qu'il n'avait aucune volonté d'agrandissement ; ainsi, pèlerin politique, il visita lui-même Douvres, Londres et la cour de Henri VIII ; admirablement accueilli par le roi et les grands, comme un prince d'origine flamande et un parent de race, Charles-Quint flatta les vanités théologiques de Henri VIII, tout glorieux du titre de défenseur de la foi qu'il venait de recevoir pour son livre contre Luther. Léon X avait appelé ce livre la perle du ciel, la merveille céleste, et la gloire du roi était devenue de l'orgueil littéraire. Charles-Quint promit à son bon oncle qu'à peine salué empereur, il réunirait toutes ses forces pour chasser de l'Allemagne ce monstre d'hérésie, et briser Luther, cette bête fauve, expression de Charles-Quint qui remplit de joie toute la cour de Henri VIII.

Quel temps de brillantes fêtes et de grands coups de lances dans les tournois ! Ces deux monarques se donnèrent les témoignages de la plus vive amitié. Selon l'usage des temps chevaleresques, on s'accabla de présents ; Charles-Quint offrit à Henri VIII cinq chevaux andalous richement caparaçonnés : aussi fiers qu'oncques chevaliers, aussi doux qu'oncques pucelles ; le roi d'Angleterre lui donna cinq montres d'horloges, ouvrages flamands, qui jouaient maints airs doux et carillon sonnant. On se quitta plein de bonnes paroles. L'empereur vint débarquer en Flandre, alors gouvernée par cette Marguerite d'Autriche, sa tante, digne femme de capacité et d'énergie. Enfin, en grande pompe, il salua la cité du couronnement, Aix-la-Chapelle. Ce fut là qu'à la face du tombeau de Charlemagne, sous le vieux lustre de Frédéric Barberousse, Charles-Quint Jeta quelques paroles de grandeur et d'un avenir mystérieux, lorsque la couronne toucha son front royal[4].

Décidé à frapper un coup décisif de politique ou de guerre contre Charles-Quint (le rival heureux qui venait de s'élever à l'Empire), François Ier dut d'abord examiner la situation des intérêts et des forces en Europe. Sous le point de vue matériel, le roi de France restreint dans ses domaines, ne pouvait lutter contre un ennemi si puissant qui réunissait sous sa main tant de terres riches en hommes et en revenus ; l'Espagne, Naples, l'Allemagne, la Flandre, la Franche-Comté ; le domaine de Charles-Quint entourait si bien les terres de François Ier que ce prince ne pouvait agir en Europe, faire la guerre, ou une conquête, sans passer sur les possessions de cet empereur et roi, si habile et si fort. Mais en touchant de près toutes ces terres, en balançant les intérêts et les partis, on pouvait y trouver des éléments de discorde et de guerre intestine qu'une main adroite pouvait remuer. Dans l'Aragon et la Castille, par exemple, l'absence de Charles-Quint n'allait-elle pas favoriser la révolte des communeros sous leurs chefs, Juan de Padilla, l'évêque de Zamora[5], et cette glorieuse Maria de Pacheco, la digne femme de Padilla ? La sédition des communeros n'était, à vrai dire, qu'un réveil de la nationalité castillane ; la Santa Junta devenait l'expression de l'Espagne qui voyait avec dépit son roi forcé de vivre en Allemagne. Quand cette junte se fut emparée de Tordesillas, elle évoqua la grandeur de celle qu'on avait appelée Jeanne la Folle, parce qu'elle était exaltée pour la cause du peuple ; la Santa Junta la promena échevelée comme l'image de la patrie en deuil. Ce même esprit de révolte à un degré plus sérieux se manifestait dans les villes de Flandre si pleine d'agitation à l'époque des ducs de Bourgogne ; on pouvait favoriser l'opposition municipale des cités, à peine maintenues par la ferme autorité de Marguerite, gouvernante des Pays-Bas. En Allemagne même, est-ce que l'autorité de Charles-Quint resterait incontestable ? Aux rivalités féodales manifestées pendant la diète venaient se joindre maintenant les guerres religieuses, et les prédications de Luther qui créaient un droit public nouveau pour l'Allemagne. Sans se prononcer pour le luthéranisme, François V pouvait appuyer les électeurs qui adoptaient la nouvelle croyance, et les opposera l'unité catholique de l'empereur. Tous ces éléments d'opposition à Charles-Quint, le roi de France pouvait les réunir avec l'habileté et la patience d'une bonne diplomatie.

Les troubles d'Espagne avaient-ils été inspirés par François V, lui-même, ou bien étaient-ils motivés par le seul amour de la liberté et de la nationalité espagnoles ? peu importe. Presque aussitôt on voit la chevalerie française aux frontières d'Espagne pour porter aide et secours aux dignes Castillans et Aragonais, appelant un roi national.

C'est un des plus curieux épisodes dans l'histoire d'Espagne que ce soulèvement des communeros. Vers Pâques 1520, Charles-Quint, élu empereur, quittait sa monarchie en confiant l'administration et le gouvernement au cardinal Adrien[6], son précepteur et son ami, Flamand d'origine et commensal de la maison de Bourgogne. Depuis longtemps la Castille murmurait de cette préférence donnée aux Flamands : est-ce qu'il n'y avait pas assez de ricoshombres, de nobles d'origine et de naissance, sans recourir à des étrangers ? Les plaintes devinrent si vives qu'il se fit presque en public une tentative d'assassinat contre le vice-chancelier, et le peuple applaudit au meurtrier et refusa de l'arrêter[7]. Ce peuple s'agitait partout, et Valladolid donna le premier exemple de l'insurrection. Au son des cloches jetant leur volée à plein air, la multitude prit les armes ; la sédition s'étendit comme une traînée de poudre à Valence, en Galice, à Burgos, Ségovie, Madrid, Tolède, Salamanque ; toutes ces cités, livrées d'abord à l'agitation soudaine, se réunirent bientôt sous un gouvernement régulier, sorte d'association qui prit, je le répète, le nom de Santa Junta, institution si populaire en Espagne, toutes les fois que les multitudes saisirent les armes contre l'oppression. Le chef de cette junte fut tout naturellement un évêque, car le catholicisme et le peuple sont deux forces, deux intérêts qui se touchent et se rattachent d'une manière invariable ; afin d'organiser le gouvernement, deux tribuns furent élus : Pedro de Giron, le Catalan, et Padilla, le Castillan de Tolède.

La Santa Junta se mit sous l'obéissance de ces magistrats eux-mêmes, dirigés par une femme à l'imagination vive, puissante, Maria de Pacheco, épouse exaltée, mère adorable, renonçant à tout pour la cause aragonaise. Le but de la Santa Junta était la liberté de la patrie espagnole ; on ne voulait plus de Flamands aux blonds et fades cheveux dans l'administration de l'Espagne : puisque ce roi préférait la couronne impériale, eh bien ! n'avait-on pas Fernando[8], si digne de porter celle d'Aragon et de Castille ? On lui imposerait les fueros de liberté et de communes, et, à défaut de Fernando, pourquoi n'exhumerait-on pas du monastère de Tordesillas celle qu'on appelait Juana la folle, parce qu'elle aimait trop le peuple ? Ainsi parlait la Santa Junta tandis que le parti de don Carlos V, brillamment défendu par la duchesse de Médina-Sidonia, cherchait à étouffer par la grandesse ce mouvement de patrie et de peuple auquel l'absence du roi donnait une plus haute importance.

Le premier soin des insurgés fut de tourner les yeux vers la France ; un instinct de peuple avait fait deviner les rivalités de Charles-Quint et de François Ier ; l'héroïne de la Santa Junta, Maria de Pacheco écrivit au roi pour l'inviter à porter aide et secours aux véritables patriotes d'Aragon et de Castille : Le meilleur moyen n'était-il pas d'envoyer Henri d'Albret dans la Navarre ? Sa présence seule seconderait le mouvement énergique des communeros. Le projet des insurgés s'agrandissait ainsi par la marche des faits et des idées ; Jeanne la folle une fois libre de sa captivité de Tordesillas, le peuple l'avait prise pour drapeau ; il fallait voir à Saragosse et à Pampelune celle qu'on avait dite si longtemps insensée ; pâle de sa longue captivité, les cheveux épars, la trace de son infortune se peignait en rides profondes sur ses traits altérés. Les Castillans, les Aragonais l'entouraient de leur amour, elle si malheureuse ! Dans l'opinion du peuple, elle n'était pas folle, mais captive ; la multitude lui destinait pour époux don Fernando, que la politique de Charles-Quint tenait aussi prisonnier. Fernando et Juana devaient régner sur les deux Castilles par la volonté des communeros. Tel était le plan de la Santa Junta, et pour arriver à ses desseins elle avait besoin de l'appui de François Ier ; Maria de Pacheco lui écrivait de touchantes épîtres : Quelques centaines de lances suffiraient pour soulever l'Espagne incertaine dans sa fidélité.

Les grands de Castille, un moment étonnés de ce mouvement de peuple, s'aperçurent bientôt que les communeros cachaient une pensée démocratique contre les ricoshombres. La duchesse de Médina-Sidonia, toute dévouée à Charles, Quint, donna le signal de la répression, et défendit avec énergie la cause de l'empereur. Ainsi trois femmes se mettaient à la tête du mouvement des Espagnes. Juana la folle, dont le front assombri se chargeait d'une couronne ; Maria de Pacheco, la reine du peuple, qui exerçait une puissante dictature ; enfin la duchesse de Médina-Sidonia, investie des pleins pouvoirs de Charles-Quint, pour commander les grandesses. L'Espagne fut donc en feu, et François Ier, aigri par la colère, promit des secours à la Santa Junta. Mais déjà l'énergie du peuple s'affaiblissait ; dans les insurrections, la première semaine seulement elles sont fortes et puissantes ; alors on peut aller vers elles pour donner ou chercher appui. Après ce temps, elles ne sont plus rien qu'un désordre.

En ce moment François Ier était préoccupé d'une alliance plus haute et plus politique. L'insurrection est de sa nature capricieuse, et le roi pouvait la dédaigner, car, fier et hautain gentilhomme, devait-il tendre la main aux communeros de Castille et d'Aragon ? Ce qui inquiétait plus profondément l'esprit du roi de France, c'est qu'il venait d'apprendre dans tous ses détails l'entrevue intime de Henri VIII et de Charles-Quint, impatient de ceindre la couronne à Aix-la-Chapelle. Cette présence de Charles-Quint à Douvres, dans le palais de Windsor et de Westminster, avait-elle un but d'alliance et de mutuelle garantie ? Charles d'Espagne était le neveu de la reine Catherine, la femme de Henri VIII, et les deux princes s'étaient donné des gages de tendresse. François Ier voulut essayer son crédit sur l'esprit du roi des Anglais dans une entrevue qui aurait pour but ou pour prétexte la croisade contre les infidèles. C'était comme défenseur de la foi, désigné par Léon X, que Henri VIII était appelé par le roi de France, fier lui-même d'avoir reçu la sainte bannière des mains du pontife : irait-il à Londres comme Charles-Quint, ou bien Henri VIII viendrait-il sur le continent ? La maison de Bourgogne était hautaine, mais Charles-Quint n'avait pas hérité de son faste. Le nouvel empereur savait qu'en politique l'étiquette n'est que le costume et souvent l'embarras d'une négociation : aussi n'avait-il pas hésité d'aller à Londres, partout où le bien de sa cause pouvait l'appeler sans se soucier des préséances. Il n'en fut pas ainsi de François Ier, si fier de la dignité de sa couronne. Henri VIII à son tour de la vieille race d'Anjou, vassale de la couronne de France, possédait des cités en Flandre, et à quelques lieues de l'Amiénois, se déployait le gonfanon de l'Angleterre ; il pouvait donc passer sur le continent sans sortir de ses terres domaniales.

Dans les correspondances qui précédèrent l'entrevue royale, le cérémonial fut réglé[9], le but de François Ier était de réveiller les ressentiments de Henri VIII contre Charles-Quint : qui, par une indigne traîtrise, s'était fait élire empereur d'Allemagne ; cette couronne d'or ne revenait-elle pas aussi bien à Henri VIII, si digne de la porter. Au retour des ambassadeurs anglais, après l'élection impériale, le rapprochement s'accomplit entre les deux couronnes de France et d'Angleterre ; ces envoyés rapportèrent le bon accueil qu'ils avaient reçu de François Ier, et la félonie des actes de Charles, Quint pour obtenir la pourpre impériale ; d'où l'on conclut qu'il fallait se réunir pouf arrêter l'ambition d'un ennemi aussi redoutable. Le lieu de l'entrevue fut bientôt désigné par les hérauts d'armes ; Henri VIII désirant visiter ses terres de Flandre, ses villes d'extrême frontière, François Ier devait se faire un honneur et un devoir de l'accueillir, sous des belles tentes mi-parties France et Angleterre, entre Ardres et Guines ; Ardres appartenait à la couronne de France ; Guines était une possession du domaine d'Angleterre. Entre les deux cités, distantes de trois lieues à peine, était une vaste plaine couverte de riches moissons, de petits bois, de ravissantes bruyères, et là fut le lieu désigné par les hérauts d'armes.

Les noblesses de France et d'Angleterre devaient se montrer dans tout l'éclat des cours plénières, et c'était depuis longtemps une rivalité non-seulement de coups de lances, mais encore de luxe, de puissance et de grandeur. On avait choisi le plus beau temps de l'année, le mois de juin, lorsque les fleurs s'épanouissent sous l'épais ombrage des bois ; les princes avaient pris jour ainsi pour faire la meilleure chère possible. Le roy de France fist faire à Ardres trois maisons[10], l'une dedans la dicte ville, qu'il fist tout bas tir de neuf, et estoit assez belle pour une maison de ville, et avoit assez grand logis, et en cette maison feust festoyé le roy d'Angleterre ; et en fist faire le dict seigneur roy une autre hors de la ville, couverte de toille, comme le dessin de la Bastille avoit été faict, et estoit de la façon comme du temps passé les Romains faisoient leur théâtre, tout en rond à ouvrage de bois, chambres, salles, galleries, trois estages l'ung sur l'autre, et tous les fondements de pierres ; toutesfois elle ne servit de rien. Or pensoit le roy de France que le roy d'Angleterre et lui se deussent veoir aux champs en tentes et pavillons comme il avoit esté une fois conclud ; et avoit faict le dict sieur les plus belles tentes que f eurent jamais veues, et le plus grand nombre, et les principales estoient de drap d'or, frise dedans et dehors, tant chambres, salles que galeries, et tout plein d'aultres de drap d'or ras, et toiles d'or et d'argent, et avoit dessus les dictes tentes, force devises et pommes d'or, et quand elles estoient tendues au soleil, ils les faisoient beau veoir, et y avoit sur celle du roy un Saint-Michel tout d'or, afin qu'elle feust congneue entre les aultres ; mais il estoit tout creux ; or quand je vous devisé de l'esquipage du roy de France, il faut que je vous devise de celui du roy d'Angleterre, lequel ne fist qu'une maison, mais elle estoit trop plus belle que celle des François, et de peu de constance, et estoit assise la dicte maison aux portes de Ghines, assez proche du château y et estoit de merveilleuse grandeur en carrure ; et estoit la dicte maison toute de bois, de toille et de verre, et estoit la plus belle verrine que jamais Ton vist, car la moitié de la maison estoit toute de verrine, et vous asseure qu'il y faisoit bien claire, et y avoit quatre corps de maison, dont au moindre vous eussiez logé un prince, et estoit la cour de bonne grandeur, et au milieu de la dicte cour, et devant la porte y avoit deux belles fontaines qui jectoient par trois tuyaux, l’un ypocras, l'autre vin, et l'autre eaue, et faisoit dedans la dicte maison, le plus clair logis qu'on sauroit veoir ; et la chapelle de merveilleuse grandeur, et bien estoffée, tant de reliques que de toutes aultres parements, et vous asseure que si tout cela estoit bien fourni, aussi estoient les caves. Car les maisons des deux princes durant le voyage ne feurent fermées à personne.

Ce luxe merveilleux des tentes de France et d'Angleterre était destiné à laisser une bonne et glorieuse opinion des gentilshommes des deux pays. Nul digne châtelain n'hésitait à se ruiner quand il s'agissait de paraître en sa splendeur dans les cours plénières et de montrer sa supériorité. Le camp du Drap d'or fut marqué par toutes les fêtes de la chevalerie, passes d'armes, tournois, représentations théâtrales, et tout cela avec un faste qui ne calculait rien ; la chevalerie d'Angleterre rivalisa de luxe avec celle de France, et plusieurs y portèrent leurs moulins, leurs forêts, leurs prés sur les épaules, comme le dit maître Martin du Bellay. Et qu'importait aux chevaliers d'avoir vendu leurs terres, leurs champs, si le rival ou l'adversaire rapportait dans ses manoirs bonne idée de son opulence et de sa grandeur. A travers tous ces témoignages d'une vive amitié, les rois conservèrent même publiquement des craintes et des méfiances ; on régla comment les deux monarques pourraient se voir, et l'on ne trouva pas de meilleur moyen que les otages. On régla que les roynes festoycroient les roys, et les roys les roynes, et quand le roy d'Angleterre viendroit à Ardres veoir la royne de France, que le roy de France partiroit quant et quant pour aller à Ghines veoir la royne d'Angleterre, et par ainsi ils estoient chascun en ostages l'ung de l'aultre. Le roy de France qui n'estoit pas homme soupçonneux estoit fort marri de quoi on se fioit si peu en la foi l'ung de l'aultre. Il se leva un jour bien matin, qui n'est pas sa coustume, et print deux gentilshomme et un page, les premiers qu'il trouva, et monta à cheval sans estre houzé, avec une cape à l'espaignolle, et vint devers le roy d'Angleterre au chasteau de Ghines, et quand le roy feust sur le pont du chasteau tous les Anglois s'émerveillèrent fort, et ne sçavoient qu'il leur estoit advenu, et y avoit bien deux cents archers sur le dict pont, et estoit le gouverneur de Ghines avec les dicts archers, lequel feust bien estonné, et en passant parmi eulx le roy leur demanda la foy, et qu'ils se rendissent à lui, et leur demanda la chambre du roy son frère, laquelle lui feust enseignée par le dict gouverneur de Ghines, qui lui dict : Sire, il n'est pas éveillé. Il passe tout oultre, et va jusques à la dicte chambre, heurte à la porte, l'éveille et entre dedans, et ne feust jamais homme plus esbahi que le roy d'Angleterre, et lui dict : Mon frère, vous m'avez faict meilleur tour que jamais homme fist à aultre, et me monstre la grande fiance que je dois avoir en vous, et de moi je me rends vostre prisonnier dès cette heure, et vous baille ma foy ; et deffist de son col un collier qui valloit quinze mille angelots, et pria au roi de France qu'il le voullust prendre, et porter ce jour-là pour l'amour de son prisonnier ; et soudain le roy qui lui voulloit faire mesme tour, avoit apporté avec lui un bracelet qui valloit plus de trente mille angelots, et le pria qu'il le portast pour l'amour de luy, laquelle chose il fist, et le lui mist au bras, et le roy de France print le sien à son col, et a donc le poy d'Angleterre voullust se lever, et le roy de France lui dict qu'il n'auroit point d'aultre valet de chambre que luy, et lui chauffa sa chemise, et lui bailla quand il feust levé. Le roi de France s'en voullust retourner, nonobstant que le roi d'Angleterre le voullust retenir à disner avec lui ; mais pour ce qu'il falloit jouxter après dîner, s'en voullut aller, et monta à cheval, et s'en revint à Ardres ; il rencontra beaucoup de gens de bien qui venoient au devant de luy, et entre autres l'Adventureux, qui luy dict : Mon maistre, vous estes un fol d'avoir faict ce que vous avez faict, et suis bien aise de vous reveoir icy,et donne au diable celui qui vous l'a conseillé. Sur quoi le roy lui fist réponse, et lui dict que jamais homme ne lui avoit conseillé, et qu'il sçavoit bien qu'il n'y avoit personne en son royaume, qui lui eust voullu conseiller[11]. Ainsi, au milieu de la méfiance générale, les deux rois se donnaient, à la face de leur cour, les témoignages de la plus vive cordialité, et cela pour éviter les jalousies, les rivalités entre blason de même race. Les gentilshommes de France firent tant qu'ils se montrèrent plus magnifiques que les Anglais ; mais ceux-ci eurent beaucoup plus de goût dans leurs armes de tournois et vêtements de cours plénières ; tandis que les femmes de France, les nobles dames des manoirs brillèrent beaucoup au delà des Anglaises. Leurs modes furent adoptées à Londres ; toutes décolletées, on voyait leur sein très-frais, ce qui fit jalousie aux dames d'Angleterre, qui portaient robes montantes.

L'entrevue du camp du Drap d'or ne produisit pas une situation complètement amicale entre les rois de France et d'Angleterre. On parla de tout, de l'hérésie de Luther, de l'invasion des Turcs ; et quant à la question territoriale, il ne fut rien décidé. Les deux princes se virent une dernière fois pour signer un nouveau traité d'alliance et de politique. Ils se vindrent embrasser tout à cheval y et se fisrent merveilleusement bon visage, et broncha le cheval duroy d'Angleterre, en embrassant le roy de France, et chascun avoit son laquais qui prindrent les chevaulx, et entrèrent dedans le pavillon tout à pied, et se recommencèrent de rechef à embrasser, et faire plus grande chère que jamais, et quand le roi d'Angleterre feust assis, print lui, même les articles, et commença à les lire, et quand il eust leu ceulx du roi de France qui doit aller le premier, il commença à parler de lui ; et y ayoit, je Henry roy, il voulloit dire de France et d'Angleterre, mais il laissa le titre de France, et dict au roy, je ne le mettray point, puisque vous estes ici, car je mentirois ; et dict, je Henry roi d'Angleterre ; et estoient lesdicts articles fort bien faicts et bien escripts, s'ils eussent esté bien tenus. Ce faict, lesdicts princes se partirent merveilleusement bien contens l'ung de l'aultre, et en bon ordre, comme ils estoient venus, s'en retournèrent le roy de France à Ardres, le roy d'Angleterre à Ghines[12].

L'entrevue au camp du Drap d'or fut célèbre dans l'histoire de ce temps. La chevalerie n'avait alors d'autre distraction que les pompes des cours plénières ; et les plaines d'Ardres et de Guines voyaient le plus bel appareil de fêtes chevaleresques, telles que le roi René les avait décrites dans son livre des Tournois. Aussi la peinture, la tapisserie ont-elles recueilli le souvenir de cette entrevue du Drap d'or. On était en pleine renaissance ; l'art de réunir et de grouper les personnages avait fait des progrès notables, et le tableau qui retrace r entrevue entre les rois de France et d'Angle* terre put atteindre un caractère de haute perfection : au loin y on aperçoit Ardres et Guines, avec leurs mille tours où se déploient les gonfanons de France et d'Angleterre, au milieu brillent des tentes fleurdelisées sur fond d'or, comme dans les peintures byzantines ; la forme de ces tentes est élégante et façonnée comme au moyen âge ; toutes les diverses journées des festoyements royaux sont reproduites dans les couleurs et la broderie : Henri VIII vient d'abord visiter les tentes de France avec ses chevaliers et ses barons richement caparaçonnés ; sonnez, sonnez, trompettes et bucines, Henri VIII s'avance vers François Ier ; on le reconnaît à la proéminence de son ventre, à sa grosse tête, à ses yeux pleins de désirs charnels ; le roi de France vient au-devant de lui, jeune encore, son œil est vif, ouvert. Les batailles de lances qui le suivent sont conduites par le capitaine Bayard, le parrain du roi, selon les lois de la chevalerie, car il tient de lui l'accolade. Alors se dessine en belles couleurs l'entrevue royale : Henri et François se prennent dans les bras l’un de l’autre ; fasse le ciel qu'ils concluent une longue et bonne paix entre eux ! On les voit au conseil avec les cardinaux et les clercs, pour juger de ce qu'il faut faire dans le bien de la chrétienté. L'heure du tournoi approche, les cartels sont de part et d'autre envoyés : quel chevalier ne se croit appelé à soutenir l'honneur des deux couronnes et des deux nations ! Vous portez un blason normand, angevin ou saxon, vous êtes Anglais ; ma foi, défendez-vous, caries coups seront rudes. Les dames sont là sur les estrades parées d'étoffes bariolées de points de Flandre. Et qui ne veut rompre une lance pour elles ! qui ne se glorifierait d'en obtenir un sourire ! Les rois aiment à se festoyer noblement comme dans les cours plénières, par les banquets, la chasse au cerf et au sanglier. Faut-il s'étonner si la peinture, la tapisserie, l'orfèvrerie ont gardé souvenir de cette entrevue d'Ardres et de Guines et du camp du Drap d'or, belle fête des vieux temps, dernière scène du moyen âge[13] ?

Les entretiens politiques entre les rois de France et d'Angleterre avalent-ils porté sur la question de l'Empire soulevée par l'élection de Charles-Quint ? on doit le croire, car Henri VIII était un des candidats repousses, comme François Ier de la grande couronne impériale. Mais ce que le roi de France voulait surtout pénétrer, c'est le rôle de Henri VIII durant la guerre, que cette élection de Charles-Quint allait entraîner. Les nouvelles d'Aragon et de Castille n'étaient pas rassurantes pour l'empereur ; l'insurrection grandissait, et sous prétexte d'assurer l'exécution du traité qui restituait la Navarre à Henri d'Albret, François Ier fit filer un corps de chevalerie du côté des Pyrénées. On était donc en pleine guerre dans la Navarre, on s'y battait à outrance autour de Pampelune et jusque dans les rochers de Roncesvalles, fatalement célèbres par la défaite des paladins de Charlemagne ; aspect immense pour le voyageur, que ces granits immobiles, quand les empires croulent les uns sur les autres avec les siècles ! Il fallait replacer sur le trône de Navarre Henri d'Albret[14], et François Ier n'hésita pas à donner mission à Lesparre[15], de race gasconne, de marcher sur la Navarre pour y restaurer ce jeune prince.

C'était la guerre contre Charles-Quint, car quels hommes, quelles troupes allaient combattre le seigneur de Lesparre ? évidemment les Espagnols, les bandes noires de l'empereur ; jusqu'ici on s'excusa sur ce que Lesparre, parent de la maison de Navarre, se battait en aventurier pour sa race. En vain prenait-on des prétextes ; la guerre commençait sur ce point comme elle aurait commencé sur un autre, parce qu'elle était dans la situation. Le seigneur de Lesparre attaqua Pampelune, la clef de la Navarre : les coulevrines sont braquées sur les hauteurs ; on croise mille feux sur les murailles de la cité. Debout apparaît un jeune capitaine de compagnie ; son front est large, haut, ses yeux pétillants ; il est de belle taille, de bonne mine, et' si bien dans son justaucorps de serge de Ségovie, qu'on dirait le plus élégant hidalgo de Madrid ou de Cordoue ; sa valeur est brillante comme son origine ; il se nomme Inigo de Loyola, il est né dans la fertile province du Guipuscoa où son château se voyait absorbé par les vertes collines ; quel vaillant gentilhomme ! Le comte de Ferrera parle de rendre Pampelune, Inigo de Loyola s'y oppose ; il rompt les conférences, et le voilà de nouveau sur les remparts, lorsqu'un biscaïen, lancé par une coulevrine, lui brisa l'os d'une jambe, et une pierre lui fracassa l'autre. Inigo tombe hors de combat ; noble chevalier, on le transporte au vieux manoir de sa race. Dieu fasse qu'il guérisse de sa double blessure. Cependant Inigo souffrant, déchiqueté en lambeaux, lit des romans d'amour, de nobles propos de chevalerie, et à ce moment Dieu l'appela à lui ; un seul chapitre de la Vie des saints toucha son cœur ; déchirant ses vêtements de gentilhomme, Inigo, pauvre pèlerin, fonda le grand ordre des jésuites, la pensée d'unité et de centralisation dans le catholicisme.

De quelque manière qu'on envisageât la campagne de Lesparre en Navarre, elle était une hostilité contre la monarchie espagnole, et François V put dès lors se considérer comme en état de guerre, prendre les précautions indispensables et son premier soin fut de se créer des alliances de famille ou de politique. L'entrevue du camp du Drap d'or, avait eu ce dessein à l'égard de Henri d'Angleterre ; si le roi n'avait pu obtenir une adhésion complète à son système de la part de Henri VIII, il pouvait au moins compter sur une neutralité parfaitement conforme au caractère paisible du roi des Anglais, dissertateur d'université, avide de plaisirs sensuels. Pour mieux le contenir encore, François Ier renouvela les vieilles alliances de la France avec le roi d'Ecosse, et cette série de traités commençant à la seconde race, et qui avait pris un indicible développement sous Charles VII ; les Écossais alors s'étaient montrés si fidèles pour la personne du roi dans les périls de sa monarchie que Charles VII leur avait accordé une multitude de privilèges, et spécialement celui de prendre rang parmi les gardes ; les premières, les plus nobles de ces compagnies, furent composées d'Écossais, et le connétable de France même fut quelquefois pris parmi les capitaines de cette brave nation, profondément haineuse contre les Anglais. François Ier renouvela tous ces privilèges : il fut stipulé qu'au cas où Henri VIII attaquerait la France, la guerre serait immédiatement déclarée par les Écossais au roi d'Angleterre, diversion naturelle pour contenir Henri VIII dans ses mauvais desseins sur le continent ; de ses terres de Flandre et d'Artois, le roi des Anglais était si naturellement entraîné à essayer une pointe sur la France ! Tant de sujets de rivalité existaient là ; et même dans l'entrevue du camp du Drap d'or, la rivalité s'était profondément réveillée ; les chevaleries française et anglaise se jetaient mille apostrophes et mauvais dires, par jalousie de fief et de blason.

L'alliance des Suisses était scellée et complète par les conventions perpétuelles signées à Fribourg. Dans les clauses de ce traité, il avait été convenu que jamais les cantons fédérés ne porteraient les armes contre la France, et que moyennant un certain subside d'écus d'or, ils seraient toujours tenus de servir sous la bannière du roi ; c'était sans doute s'assurer la fidélité des cantons, mais pour qu'elle fût réelle, positive, il fallait que l'argent ne manquât pas ; qu'à chaque montre ou revue les Suisses pussent toucher leur solde ; ils l'exigeaient impérativement par des murmures, et lorsqu'ils n'étaient pas payés sur-le-champ, ils quittaient le drapeau comme des malcontents et des rustres. On ne pouvait donc pas compter sur eux, et c'est ce qui avait déterminé le roi à prendre sous son drapeau les lansquenets d'Allemagne ; jaloux des Suisses et moins intéressés qu'eux : on trouvait crédit parmi ces capitaines du Gueldre, de Flandre, de Brabant, tandis qu'avec les Suisses, il ne fallait jamais être en arrière ; le trésorier des épargnes devait avoir son boursicaut tout plein d'écus de bon aloi. Cette alliance avec les lansquenets prépara d'autres rapports plus intimes avec les princes d'Allemagne, et le roi espérait bien en tirer parti. Durant les négociations pour l'Empire, François Ier s'était mis en rapport avec une grande partie des princes de la confédération allemande ; les uns avaient engagé leur promesse en échange de subsides, les autres étaient venus à lui par jalousie et par haine. Charles-Quint élu, ces rapports s'étaient continués avec d'autant plus de motif que cette élection avait blessé certains intérêts de princes et créé des mécontents ; tous vinrent donc à François Ier espérant jeter ainsi la guerre civile dans cet Empire où son rival s'élevait. Les divisions des princes protestants et des électeurs catholiques allaient encore favoriser la jalousie d'un rival ; elles porteraient le roi Très-Chrétien à soutenir l'esprit de résistance et de réformation.

Le progrès peut-être le plus hardi en dehors de la pensée religieuse fut la première tentative essayée par le roi de France d'un traité de paix, d'une alliance politique avec les Turcs. Après les guerres civiles qui avaient agité l'empire ottoman, l'épée terrible des osmanlis fut confiée au bras fort et puissant de Soliman II, fils unique de Sélim[16]. Élevé à peine sur le trône ottoman, il assiégea Belgrade, et cette place qui avait résisté si longtemps à tous les efforts de l'islamisme venait de succomber sous l'implacable vainqueur[17]. Soliman avait lu dans les grandes histoires quelle était l'antique puissance des empereurs romains et grecs, et son ambition se complaisait à renouveler cette vaste domination des Césars. Son empire était calme ; les séditions de la Syrie apaisées, il pouvait tourner sans crainte ses armes contre l'Europe, et les merveilleux exploits de ses janissaires à Belgrade lui donnaient l'espoir de réaliser sa pensée conquérante, favorisée d'ailleurs par les guerres civiles qui divisaient les princes chrétiens. Il savait François Ier fort ennemi de Charles-Quint, et il ne répugnait pas de préparer une alliance politique, qu'avaient commencée déjà les rapports commerciaux des marchands de Gènes et de Marseille. Il allait donc être curieux de voir le prince que le pape venait d'élever au titre de défenseur de la foi, ce François Ier, qui levait hautement la dîme pour la croisade, entraîné parles commerçants de Venise, de Gènes, de Marseille, à préparer une alliance politique avec les éternels ennemis des chrétiens. C'est qu'alors l'esprit de l'Europe se transformait ; le moyen âge était à sa fin, la pensée religieuse et catholique n'allait plus dominer absolument la société ; elle se mêlerait désormais à des intérêts de commerce, à des rivalités de couronne, et François Ier portait plus de haine à Charles-Quint qu'à Soliman, le dévastateur de Constantinople et de la Grèce.

 

FIN DU PREMIER VOLUME

 

 

 



[1] Charles-Quint, dès son avènement au trône d'Espagne, avait porté le nombre des chevaliers à cinquante ; ils n'étaient que trente, selon la première institution. Dans les vingt promotions nouvelles, on remarquait François Ier roi de France.

[2] Le nouvel empereur s'efforçait néanmoins de calmer François Ier, comme on le voit par la lettre suivante (autographe) :

Lettre de la main de Charles-Quint au maréchal Anne de Montmorency (1520). — Mss. de Béthune, vol. coté 8505, fol. 37.

Mon cousin ; par le rapport du s. de la Chau, ay bien congneu que n'estes en riens changé du bon vouloir ou tousjours avez esté à l'entretenement de la bonne amytié et aliance qu'avez aydé et dressé entre Mons. mon bon père le roy très chrestien et moy, dont ne me tient peu votre tenu, et ne m'a esté petit plaisir d'avoir par le d. de la Chau seu le continuel bon Vouloir que led. sgr roy a envers moy, et devez estre seur comme le vous a dict led. de la Chau et ancores dira le dom Prévost moa ambassadeur que de ma part demoureray entier et parfaict allyé du d. sgr roy sans faire chose qu'il soit contre mon honneur et notre alliance quoique les envieulx sachent dire et raporter au contraire ; sy vous prie continuer en votre bon vouloir à l'entretenement d'icelle et de notre amitié, car peu de milleures ouvres ce sauraient faire, et dont le d. sgr roy et je vous deverons estre le plus tenus, a tant prie Dieu vous avoir en sa garde. C'est de la main de votre cousin, Charles.

[3] Réponse de Charles-Quint à un message de François Ier (1524). — Mss. de Béthune, vol. coté 8489, fol. 54.

Clérencieulx j'ay vu la lettre de créance que le roy votre maistre m'a escripte et entendu ce que vous m'avez dit et déclaré de sa part par vertu d'icelle, et pour ce que m'avez dit est en créance comme dit est, je vous y feray response de bouche et par créance sur vous, laquelle vous direz et déclarerez au roy vostre maistre par vertu de la lettre credencialle que je vous bailleray de la manière qui s'ensuit.

Premièrement vous lui direz que j'ai bien entendu tout ce que vous m'avez dit et déclaré de sa part et que jusques icy lui et autres ont peu veoir et clerement congnoistre que j'ai gardé, entretenu et observé les traictés promesses et cappitulations que j'ay faictes sans icelles enfraindre, et qu'on ne doit trouver estrange si après les paines et travaulx que j'ay pris et soustenus depuis mon advènement à la couronne pour establir et mectre en seureté mon royaume et nos estats en Itally, j'ay entretenu quelque nombre de gens de pyé estrangiers et que pour non demeurer à la discrétion de ceulx qui seroyent peut estre bien aises de me veoir en affaire et nécessité. J'ay donné ordre d'entretenir ung bon nombre et pour ung que j'ay vouldroye en avoir deux, aussy ay donné provision au fait du navire de mon royaume et à le dresser et équipper. Et en ce faisant n'ay fait, n'entens faire tort à personne, car grâces à Dieu je n'ay pour l'eure présente guerre ne division avecques prince ou potentat quelqu'il soit, mais suit avecques eulx en toute bonne paix et amytié, par quoy j'en ay fait et faicte est pour le bien et seureté de mes amys et l'entretenement de la d. paix et aussi pour la faire tenir à ceulx qui la vouldroient rompre et violer.

[4] Couronnement de l'empereur Charles-Quint, 21 octobre 1520. — Mss. de Béthune, Bibl. du Roi, vol. coté 8505, page 51.

[5] Don Antonio Osorio d'Acuña, né vers 1460, fut fait évêque de Zamora, par Ferdinand le Catholique, après quelques missions importantes.

[6] Adrien Florent, né à Utrecht en 1459, avait été successivement chanoine de Saint-Pierre, professeur de théologie, doyen de l'église de Louvain, et enfin vice-chancelier de l'université quand l'empereur Maximilien le choisit pour précepteur de son petit-fils ; envoyé en ambassade auprès de Ferdinand le Catholique, ce prince le nomma évêque de Tortose, et Charles d'Espagne, devenu roi, la fit élever au cardinalat en 1547. Il devint pape après la mort de Léon X, sous le nom d'Adrien VI.

[7] Lettre d'un envoyé de France en Espagne. — Bibl. Roy., Mss. de Béthune, n° 8494, fol. 190.

[8] Mort à Tours en 1504, Ferdinand, né dans la Pouille en 1488, et alors détenu à Zativa, était fils de Frédéric III, renversé du trône de Naples par Louis XII et Ferdinand le Catholique.

[9] Articles pour l'entrevue du roi de France et de Henri VIII, roi d'Angleterre, qui se fit au camp du Drap d'or, près d'Ardres. — Bibl. du Roi, Mss. de M. de la Mare, conseiller au parlement de Dijon, in-4°, parch. coté 10332-3.

[10] Comment le roy de France et le roy d'Angleterre se virent ensemble entre Ardres et Ghines. Mém. de Fleuranges.

[11] Mém. de Fleuranges.

[12] Mém. de Fleuranges.

[13] Le tableau de l'entrevue du Drap d'or est à Windsor ; il en existe une belle estampe coloriée à la Bibl. Royale.

[14] Henri III, fils de Jean d'Albret, roi de Navarre, et de Catherine de Foix, né à Sanguesa en avril 1503, avait succédé à son père en 1516. La Navarre était sous la domination de l'Espagne depuis 1512.

[15] André de Foix, seigneur de Lesparre, était frère du maréchal de Lautrec et de Lescun.

[16] Sélim Ier mourut âgé de soixante-quatre ans, le 9 de schoual 926 (22 septembre 1520).

[17] Le 5 de ramadhan 927 (9 août 1521).