FRANÇOIS Ier ET LA RENAISSANCE. 1515-1547

TOME PREMIER

CHAPITRE VII. — ÉTAT DES SCIENCES ET DES LETTRES EN ITALIE, LORS DU PASSAGE DE FRANÇOIS Ier.

 

 

Les trois grands écrivains de la première époque. — Le Dante. — Pétrarque. — Boccace. — Caractère de leurs écrits. — Ils appartiennent au moyen âge. — Source de leurs œuvres. — Ce qu'on appelle la Renaissance. — Philosophie grecque. — Platon. — Écoles. — Universités. — Dispute. — Reproduction des auteurs anciens. — Histoire. — Jurisprudence, — Philosophie. — Langues. — Grec. — Latin. — Les grands fabliaux. — La lignée poétique de Orlandi. — Influence des chroniques et des légendes.

XIVe-XVIe SIÈCLE.

 

C'est à ce passage pourtant si rapide de François Ier en Italie, à cette conquête accomplie pour ainsi dire au pas de course, que l'on rattache l'époque désignée habituellement par le nom de Renaissance. Jamais expression ne fut plus généralisée ; il semble qu'avant cette lumière, qui brille avec éclat, les arts, les sciences, la littérature, tout fut inconnu à la génération : alors, seulement débarrassée de ses langes, elle secoue le linceul du moyen âge ; elle s'élance vers les destinées intimes ; tandis que la réforme de Luther émancipe le genre humain ; la raison et la philosophie apparaissent ; le peuple sort de son ignorance et de ses préjugés.

Ainsi ont été écrites mille pages d'histoire, répétées à satiété dans ce réquisitoire contre les vieux temps. Une appréciation plus approfondie peut convaincre les esprits les plus sceptiques que rien n'est plus faux que ce jugement. Loin de là, le moyen âge a réagi sur les plus nobles œuvres de l'Italie, la belle époque de sa littérature en est toute empreinte. La renaissance n'a été qu'une imitation grecque et latine, un plagiat de philosophes, la scolastique en action, le redoublement de l'esprit universitaire ; la renaissance est à la littérature colorée du moyen âge ce que la réforme de Luther est au catholicisme, un progrès dans l'esprit disputeur contre les légendes si ardentes et si belles pour la foi et l'imagination pieuse.

Le jugement unanime des hommes d'intelligence et de goût place aux mains de Dante, de Pétrarque et de Boccace, la grande palme de la poésie et de la littérature italiennes ; on peut ajouter, pour la pureté de la langue, sainte Catherine de Sienne[1] ; et cette noble pléiade appartient essentiellement par la pensée et la couleur au moyen âge. Si rien n'est supérieur à l'œuvre du Dante[2], ne doit-on pas reconnaître que ridée de sa trilogie, que cet enfer du désespoir où les damnés se tordent les membres, que ce purgatoire d'épreuves et d'espérances, et que ce paradis de joie et de plaisir ineffables, appartiennent essentiellement aux idées, aux peintures, aux expressions du moyen âge ? Lisez le livre de pierre aux frontispices de chaque cathédrale, ces légendes incrustées aux vitraux sur le jugement dernier ; parcourez les manuscrits où se pressent les miniatures coloriées ; et quand vous serez ainsi pénétré de l'esprit du moyen âge, relisez Dante ; il vous apparaîtra alors comme l'expression vive, puissante de ces images catholiques. Pétrarque[3], c'est le sonnet chevaleresque, le poète tantôt théologien, tantôt amoureux, qui a lu le Castel d'amour, les romans de chevalerie, comme Alain Chartier. Au milieu de cette cité d'Avignon, aux murailles crénelées, les yeux fixés sur le Rhône ; qui roule ses vastes eaux, ardent comme le soleil de Provence, Pétrarque chante sa Laure, comme les trouvères et les troubadours ; c'est encore un enfant du moyen âge y un poète qui s'est empreint des Romanceros des XIIe et XIIIe siècles.

Boccace[4], aux contes et nouvelles, le fertile auteur du Décameron, qui narre ses licencieuses histoires au milieu de ces dix nobles Florentines, la tête ceinte du laurier des Muses ; Boccace ne doit-il pas les plus spirituels de ses récits aux fabliaux des conteurs de Normandie, de Flandre et de Provence ? Le chant est doux, le poète est en verve ; mais n'oubliez pas que la source de toute cette poésie, c'est le moyen âge ; trouvères et troubadours, venez reconnaître vos lais, vos fabliaux ; car vous eûtes également vos enfers, vos paradis, vos purgatoires, vos contes récités aux castels et dans les cours d'amour !

Il nous paraît donc que les trois grands poètes, les sources de l'orgueil et de la gloire de l'Italie, Dante, Pétrarque et Boccace, appartiennent essentiellement au moyen âge. En quoi consiste donc cette renaissance que François V alla chercher dans ses conquêtes, et qu'il rapporta comme un triomphe en France ? Les XIIe et XIIIe siècles avaient été marqués de deux sortes d'esprit bien distinctes : l'imagination toute nationale qui parcourait la vaste échelle de l'école toute chevaleresque et des émotions de castel ; puis l'esprit scolastique et disputeur qui s'élève dans les thèses entre Aristote et Platon ; sorte d'imitation des anciens. Et c'est ce goût des choses de l'antiquité que la renaissance développe avec une énergie, salutaire sous un point, mais bien nuisible sous beaucoup d'autres. Chaque nationalité a son esprit, et certes le moyen âge se révélait dans ses productions ; la renaissance fit pour la littérature nationale le même mal que les romans de Cervantès opérèrent sur les mœurs chevaleresques ; le bon sens de Sancho est un rationalisme grossier qui tue et brise l'imagination ; don Quichotte, c'est le dernier reflet de ce noble esprit des légendes, saintes, colorées. Et tout ce qui est beau et simple dans l'exaltation ne tient-il pas un peu de la folie ? Vraiment, s'en railler c'est un crime.

Les auteurs anciens n'étaient pas tout à fait inconnus aux temps d'études monastiques ; on voyait dans la bibliothèque des oratoires, Cicéron, Virgile, Horace, Ovide, attachés par des chaînons fermés aux épaisses murailles ; les manuscrits étaient précieux, et la rareté des copies leur donnait une richesse plus grande[5]. Cette ardeur pour les anciens remontait jusqu'à l'époque de Charlemagne, et l'on voit les savants qui entouraient le siège de fer et d'or de l'empereur, changer leurs noms pour ceux d'Homère et de Virgile, en souvenir et en honneur de la Grèce et de Rome. Mais si les études pouvaient occuper le loisir de quelques érudits dans les monastères, elles n'avaient rien d'absorbant et d'exclusif ; elles laissaient aux œuvres de l'esprit national tout leur développement. Ainsi, fabliaux, poèmes et grands romans des XIIe et XIIIe siècles n'ont aucun rapport avec les formes et l'esprit des anciens, pas plus que dans les monuments architecturaux des cathédrales on ne retrouve les lignes régulières des temples romains. Ce qui caractérise la renaissance, c'est précisément l'anéantissement presque absolu de ce type national ; on oublie l'instinct, les créations de peuple, et cela pour l'imitation plastique des anciens.

Cette révolution d'abord s'opère en Italie, vivement impressionnée par la chute de l'empire de Constantinople ; l'Italie devient comme un lieu de transition et de passage, un bazar immense où l'antiquité déborde. Les Italiens furent pour la langue grecque ce que les Arabes furent pour la science médicale et la philosophie, des érudits et des traducteurs. Ce point fixé, il sera curieux et très-essentiel de voir quel était l'état des lettres, de la philosophie et de la science universitaire en Italie, quand François Ier parut au delà des Alpes.

La chute de l'empire grec était un événement bien récent encore, et à peine Constantinople venait-il d'abaisser la croix de ses basiliques, que les Turcs campèrent en Europe. Un si vaste événement ne s'était pas accompli tout d'un coup, il venait de loin, et s'était développé comme une terrible décadence, l'empire de Constantinople croulait pièce à pièce, et ses enfants dispersés cherchèrent un refuge, surtout en Italie. Dans ses Jours les plus mauvais, l'empire grec n'avait jamais manqu6 de rhéteurs, de grammairiens et de philosophes (les nations affaiblies en fourmillent). Ces hommes d'études et de travail vinrent se réfugier à Rome, à Venise, à Florence ; le besoin de vivre, les nobles protections qu'ils trouvaient partout, les maintinrent dans cette voie d'étude et d'enseignement. Venise même les employa pour les intérêts de la république ; sans cesse en rapport avec l'Orient, elle se servit du grec dans les négociations, ses traités de politique et de commerce, quelques savants ainsi ornèrent l'Académie de Saint-Marc, comme le porphyre et les chevaux de Phidias décorèrent le fronton de son admirable basilique. Il était dans la destinée de Venise de s'enrichir incessamment des dépouilles de la Grèce, de ses marbres couleur d'émeraude, de saphir, de topaze, de ses dômes et de ses palais orientaux, se reflétant dans les lagunes, comme les minarets de Constantinople dans le Bosphore. A Florence, les Médicis prirent les savants grecs sous cette protection si noble, qui s'attachait à toutes les grandeurs de l'intelligence ; la langue grecque devint commune ; on l'enseigna dans les universités, on put lire couramment les magnifiques chants d'Homère, les chefs-d'œuvre de philosophie et d'histoire : à Rome les pontifes ordonnèrent que la langue grecque et les sciences antiques entreraient dans l'enseignement des clercs. De là naquit cette ardente passion pour les textes, les ponctuations, les commentaires et les scoliastes.

Les universités jetaient sur l'Italie un vif éclat : sans doute le système universitaire était déjà célèbre en France ; les vieilles chroniques nous disent assez la renommée des écoles de Paris : Dante, Pétrarque étaient venus étudier sous les maîtres ; et ils en gardaient mémoire alors même que le ciel gris y le peu de commodité des maisons, jetaient dans les âmes une mélancolie invincible. Eux, enfants de l'Italie, accoutumés au ciel du midi, à la mer qui caresse les rochers, à l'Arno qui passe à travers ces espaliers de vigne, et aux magnifiques campagnes de Milan, ne pouvaient que difficilement s'accoutumer aux jardinets stériles de la montagne Sainte-Geneviève avec le puits et quelques fleurs sans parfum. Et cependant la science de l'Université était si grande qu'ils accouraient tous vers la montagne, lieu vénéré des pèlerins et des étudiants italiens, castillans, navarrais, avant le Pré-aux-Clercs. En Italie, les universités jetaient au XVe siècle un splendide éclat : Bologne, sous la protection des papes, venait d'ajouter à son vaste enseignement des chaires d'éloquence grecque et latine, sous l'impulsion d'un savant d'origine grecque lui-même, le cardinal Bessarion[6]. Padoue, la ville scientifique des États vénitiens, plus antique dans la science que Bologne, ne fut jamais complètement littéraire ; la médecine et la théologie furent les sciences particulièrement enseignées. Venise se réserva pour elle-même l'intelligence, la direction des lettres, des arts et de la philosophie ; Florence, si orgueilleuse, maîtresse de Pise, voulut anéantir son université ; la ville silencieuse, toute remplie de ses richesses d'art, de son dôme, de sa tour penchée, fière de son Campo-Santo, des peintures du Giotto, vit ses étudiants dispersés, et la noble ardeur des Médicis put seule recueillir ces débris ; l'université de Pise, par leur concours y devint la reine de la science, comme Florence fut celle de l'art. A Milan, à Ferrare, les études se jetèrent avec avidité sur la littérature grecque ; les Sforza et les princes de la maison d'Este rivalisèrent dans cette noble et vaste arène ; aujourd'hui Pavie respire encore la vieille science et les étudiants peuvent se promener sous les vastes couloirs où se voient les épitaphes sur la tombe des plus célèbres docteurs.

Dans ces universités, indépendamment de la philologie grecque, on étudia les diverses formes de la science. Comme dans le moyen âge la théologie eut encore la primauté : partout où il existe une croyance forte, puissante, une religion révélée, la première étude c'est la science de Dieu. On venait de réunir les conciles de Bâle, de Constance. Le catholicisme avait besoin de lutter contre l'esprit de réforme ; ceux qui se distinguaient par une grande intelligence, par de fortes études étaient élevés au cardinalat, et parmi les cardinaux était choisi le pape. Telle était l'ardeur des sciences et des arts que la papauté s'était personnifiée dans Léon X, un Médicis, protecteur de toutes les études, de tous les progrès. De là cette puissante ardeur des esprits pont la théologie. On écrivait des sommaires ou résumés des questions de morale et de dogmes ; on commentait la Bible, les saintes Écritures. Qui de nous n'a été fortement remué par la lecture des livres saints, de ces psaumes de David, expression de la plus haute philosophie, sorte de cri de désespoir de l'âme désabusée ? La philosophie. Si longtemps inhérente à la théologie, cessait de se résumer dans la dialectique par la seule action des lettres grecques. Venise était glorieuse de ses trois frères Paul[7], les plus ardents et les plus zélés des dialecticiens ; ses universités retentissantes de disputes sur les qualités de l'âme, d'après Aristote, passaient pour les premières du monde, elles subirent néanmoins de profonds changements de méthode par l'étude approfondie du grec. Aristote céda la puissance morale à Platon ; on contempla le Ilien moral en dehors des subtilités de l'école, travail qui se fit, au reste, très-lentement.

Ce fut le vieux Gemistus Plethon, un des réfugiés de Constantinople, qui développa dans Cosme de Médicis le goût si vif, si prononcée pour la philosophie platonicienne. On traitait alors la plus grande question du monde catholique, la réunion des deux Églises grecque et latine, et Gemistus Plethon se jeta dans la lice avec ardeur[8] ; sa dissertation souleva la vieille querelle entre la philosophie d'Aristote et de Platon. Deux savants grecs, le cardinal Bessarion et Georges de Trébizonde, répondirent à la thèse de Gemistus Plethon, l'ardent défenseur de l'Église de Constantinople. Pour apprécier la tendance de cette époque vers les études grecques, il est bon de voir quels honneurs, quelle riche destinée étaient réservés aux savants qui, du Bosphore ou même de l'Asie Mineure, venaient s'établir en Italie. Le savant helléniste, que le pape Eugène IV grandit jusqu'à la pourpre romaine, sous le nom de Bessarion, était né à Trébizonde, et depuis son enfance adonné à toutes les études de philosophie. Quand l'Empire fut envahi par les Turcs, il se réfugia en Italie, et sa science de l’antiquité fut si vaste que le pape n'hésita pas le rattacher à l'Église par le cardinalat. Bessarion, belle et active intelligence, légat du pape à Bologne, y donna une noble impulsion à l'université, en appelant auprès de lui tous les réfugiés de Byzance et de l'Asie Mineure. On parla désormais la langue grecque à Bologne, comme l'italien même. Cette riche bibliothèque de Saint-Marc, à Venise, si merveilleuse en MSS. grecs, fut l'œuvre du cardinal Bessarion. Ardent admirateur de Platon et de ses plus nobles pensées, Georges de Trébizonde[9] n'appartenait point à cette patrie des temps chevaleresques. Né dans l'île de Crète, il fut appelé par le pape Nicolas V à la chaire d'éloquence de l'université de Vicence ; esprit systématique, il prit le parti d'Aristote, et pour ainsi dire du sensualisme, contre la philosophie de Platon ; il dénonça le disciple de Socrate, admirablement défendu par le cardinal Bessarion. Théodore Gaza[10], fut aussi un aristotélien, adversaire implacable de Platon. Ses livres furent enseignés à Florence sous la protection des Médicis, Ces discussions philosophiques se renfermaient généralement parmi les réfugiés grecs sous la libre et noble hospitalité de l'Italie ; mais la popularité et le retentissement qu'elles trouvaient dans les écoles avaient pour résultat de généraliser la langue grecque et les études philosophiques : dès lors les traductions de Platon se multiplient ; Marsile Ficin[11] en devient le plus savant interprète, et Laurent le Magnifique le comble de biens à Florence. Alors apparaît aussi ce phénomène de savoir, Pic de la Mirandole[12], déjà prodige de science à cette époque de la vie où d'autres commencent à peine leurs études. Fils de Jean-François, seigneur de la Mirandole, il put espérer autour de lui les grandeurs de la fortune, et préféra le simple titre de clerc et étudiant de droit canon à l'Université de Bologne. Sa vaste imagination embrassa tout d'un grand vol ; ses premières études le jetèrent dans la cabale, science de nombres et de signes mystérieux, qui saisit, abîme et préoccupe les âmes ardentes. A vingt-trois ans, Pic de la Mirandole rayonne dans sou immensité. A Rome, le siège de la science, à la face du pape Innocent VIII, il pose neuf cents propositions de philosophie, de morale, de politique et d'histoire, offrant de les soutenir contre tous ses adversaires, et en disant ces paroles sa belle physionomie s'animait du plus noble feu. L'étude de la vieille Grèce, de la philosophie et des langues lui fit tout abandonner, et les plaisirs d'amour et la poésie italienne, qu'enfant il avait cultivés ; il vint vivre à Florence avec Marsile Ficin et Ange Politien[13], sous la protection brillante de Laurent de Médicis, Il y mourut dans les bras de ses amis, à peine âgé de trente-deux ans. Dieu n'a jamais permis l'infini à l'homme, il a posé des limites à fout, et quand il va trop loin il lui brise l'esprit ou le corps.

La préoccupation de ce temps, désigné sous le nom de la Renaissance, c'est l'indicible ardeur des scoliastes et des commentateurs : le siècle plein de modestie ne produit plus rien de lui-même ; ou imite et on explique. Éblouie par les magnificences du monde ancien, la génération nouvelle craint de produire elle-même, pour ne pas montrer son infériorité ; traduire et commenter, voilà le rôle qu'elle s'impose : ici on fait passer dans la langue latine ou italienne les œuvres de Platon, d'Aristote, d'Homère et de Virgile, et les savants d'université en commentent, en expliquent chaque mot. Les premières œuvres de l'imprimerie, ces magnifiques in-folio, sortis des presses des Aldes, sont tous consacrés à reproduire le texte et la traduction des anciens ; les caractères grecs, parfaitement fondus et gravés, conservent encore quelques formes de MSS.[14] ; les abréviations nombreuses entrelacent les caractères qui gardent l'empreinte de l'écriture si parfaite du moyen âge. Les Aldes[15] sont eux-mêmes des savants, et le serpent qui se roule dur l'azur de leur blason indique la patience et les longues études ; tout s'impressionne également en ces temps d'imitation et d'études ; le même mouvement qui se produit pour la science et les lettres se manifeste dans les arts c'est un sentiment plastique poussé aux dernières limites. Les modèles antiques sont devant les yeux de tous ; on s'enthousiasme pour la régularité grecque, pour les études académiques, pour les formes musculaires, que Michel-Ange cisèle jusque dans leurs plus petits détails ; on calque donc pour la poésie, pour la science et pour les arts.

Cet esprit d'érudition et de recherche s'étend à tout, et l'archéologie devient une science neuve pour cette génération, qui jusqu'alors avait cru sans examen. L'honneur en revient à un savant, Flavius Blondus[16], qui le premier fit connaître les antiquités de Rome, les débris du Forum, des temples, les portiques de pierre ou de bronze dans sa Rome renouvelée[17] ; plein d'enthousiasme pour le patriciat et les institutions de ces temps, il montre dans Rome triomphante[18] les lois, la religion, les coutumes des ancêtres ; et lorsqu'il touche à l'Italie, il compare les vieux temps avec le siècle qu'il a sous les yeux. L'Italie, selon l'érudit, a conservé ses divisions en quatorze provinces, et quatorze peuples se voient encore comme un vestige de l'antique morcellement. Rome ! Rome ! tu préoccupes cette génération, et ta grandeur ressemble à la magnificence de tes édifices ! L'œuvre de Bernardo Rucellaï[19], de Urbe Roma, est aussi une description de Rome, et lorsque la gravure vint reproduire les traits fortement accentués de la manière de Michel-Ange, elle s'occupa. d'abord de ces monuments de la ville éternelle. A côté des archéologues, les historiens, et en face de la grandeur des consuls et des empereurs, l'immense autorité des pontifes. L'Italie se glorifia de Platina[20], le chroniqueur des papes ; de Matteo Palmieri[21], le chronologiste ; et au-dessus d'eux tous, d'Æneas Sylvius, qui devint pape sous le nom célèbre de Pie II[22]. Dans un château voisin de Sienne, la ville de sainte Catherine, un jeune homme était né plein de science et d'avenir ; le cardinal Capranica le distingua bientôt et l'emmena comme secrétaire au concile de Bâle. C'était alors un magnifique spectacle que celui de ces assemblées d'église où se discutaient les plus hautes questions de philosophie, de chronologie et d'histoire ; Æneas Sylvius y prit Je goût des grandes affaires ; attaché dès lors à l'empereur Frédéric III, il fut chargé de diverses ambassades et visita l'Ecosse, la Hongrie, l'Allemagne, la France. Ce fut en parcourant les librairies des monastères qu'il conçut et réalisa l'idée d'une vaste chronique de Bohême et de ses commentaires sur les affaires d'Italie. Il s'y révéla une rare intelligence des questions positives. Dans les écrits d'histoire ou de politique, l'empreinte de l'homme qui a manié le pouvoir se distingue toujours ; le talent ne remplace jamais la pratique des affaires ; Æneas Sylvius prépare déjà le genre de Machiavel.

L'histoire, telle que l'époque de la renaissance la comprend et la développe, n'a plus aucun rapport avec la chronique simple et naïve du moyen âge. On abandonne les traditions nationales, cette douce et limpide manière de raconter les faits sans pompe, pomme on les a entendus et compris ; la chronique, la légende sont délaissées pour des imitations de Tite-Live, de Tacite ou d'Hérodote. L'école italienne subit tout entière cette influence, et chaque ville a son historien et son archéologue. On dédaigna désormais la chronique monastique pour se jeter dans l'imitation des Grecs et des Romains.

Cette même influence réagit sur la jurisprudence après la découverte de Pandectes, qui ont plongé l'Italie dans une sorte de ravissement ; on méprise les statuts municipaux, les lois particulières des cités pour l'étude de la loi romaine ; on fonde des chaires pour l'expliquer dans son texte et en pénétrer le sens. Ici apparaît Bartholinus[23], le jurisconsulte, Romain par excellence, le docte explicateur des textes ; né la même année que Boccace, il fut attaché à l'université de Pise. Esprit subtil, de haute portée, pénétrant les sources du droit et de la politique, il définit avec exactitude le sens de la fatale guerre des Guelphes et des Gibelins ; puis il traite tour à tour de la république et de la tyrannie ; ses investigations furent surtout consacrées à la précision des formules qui appelaient une étude particulière du droit civil. Baldinus[24], l'élève de Bartholinus, professa dans l'université de Pérouse, avec un mérite transcendant, l'explication des codes, jusqu'à ce qu'Alexandre d'Imola, le grand feudiste de la renaissance y remplît la chaire ; alors s'élevèrent comme dans une lutte deux jurisprudences : la loi romaine et la coutume ; l'une provenant de la source antique et naturelle, l'autre formée par la conquête et se développant par la loi militaire, si puissante au moyen âge.

Pour bien juger l'esprit de la renaissance qui se déployait aux yeux de François Ier en Italie, il faut parfaitement distinguer les genres ; Dante, Pétrarque et Boccace appartiennent essentiellement au moyen âge ; l'un, c'est la théologie catholique, le second l'esprit galant et chevaleresque ; Boccace est le copiste des fabliaux. La renaissance scientifique n'embrasse que les connaissances de la langue grecque, les études de grammaire, de philosophie : on dévore les textes de Platon, d'Aristote ; on veut à tout prix en pénétrer l'esprit de la génération, jusque-là préoccupée de ses légendes, de ses chroniques, de ses lois de chevalerie. La renaissance en Italie, c'est le développement des universités, de la dispute philosophique, des commentaires, une sorte d'abdication de tout esprit spontané, une obéissance au passé, la religion d'Homère, de Virgile, de Tite-Live et de Tacite. Mais les poètes et les esprits d'imagination vive, ardente, ne veulent point ainsi renoncer aux douces rêveries, et le moyen âge en était plein : voyez comme toute cette famille chevaleresque qui précède l'Arioste et le Tasse se complaît dans les temps de prouesses et de grandes aventures ! elle veut en maintenir la croyance. Giusto dé Conti est l'imitateur de Pétrarque ; ses sonnets célèbrent la belle main de sa dame[25], elle seule attache ensemble à son cœur la mort et la vie ; Burchiello[26] a pris pour modèle les fabliaux du moyen âge avec leurs pensées étranges, leurs allures vives, saccadées. Laurent de Médicis est aussi poète ; lui, le protecteur de l'antique littérature, ne dédaigne pas d'imiter les pauvres fabliers et jongleurs : n'est-ce pas une imitation chevaleresque que ce sonnet de Médicis qui compare le feu des yeux de sa dame pénétrant dans les ténèbres de son cœur, à un rayon de soleil qui entre par une fissure dans l'obscure maison des abeilles ? il est, lui, comme l'essaim réveillé, volant ça et là sur le calice des fleurs, jusqu'à ce qu'il ait trouvé sa bien-aimée. Laurent aime les canzone, les triolets, tout ce que les vieux trouvères et les troubadours essayaient avec tant d'ardeur. Voici la chasse au faucon : entendez-vous l'aboiement des chiens, le cri des éperviers ? c'est le départ pour la grande levée du gibier ; les faucons déploient leurs ailes ; va, noble oiseau, rappelle-nous encore ce temps féodal, et les beaux jours perdus de la chevalerie[27]. Ange Politien, poète érudit, veut imiter Virgile, et renonce même quelquefois à la belle langue latine pour la vulgaire. Il n'en est pas ainsi des Pulci[28] qui commencent la riche série des poèmes chevaleresques, close par l'Orlando Furioso de l'Arioste ; le poème du Morgante Maggiore, également puisé dans la série des romans de Charlemagne et de Roland, appartient au moyen âge encore tout entier sous la plume chaude du poète. Après Pulci vient le Bojardo[29], comte de Scandiano, gentilhomme lombard aux habitudes frivoles ; il chante Roland amoureux, Roland le héros de toutes les chansons de gestes depuis Turpin.

C'est au milieu de cette Italie toute préoccupée de sciences, d'arts, que les Français venaient porter leurs armes depuis Charles VIII ; à travers toutes les fatigues de la guerre et toutes les distractions de la conquête, il était impossible que l'aspect de tant de choses nouvelles ne vînt pas préoccuper leur esprit et servir leur goût de nouveauté ; habitués aux cités sombres sous le ciel plombé des villes du nord, ils durent être vivement frappés de ces riants palais que le génie de Martini, de Bramante, de Sansovino, venait d'élever à Milan, Florence et Rome : combien ces villa si ornées, si commodes ne durent-elles pas leur paraître préférables à ces maisons étroites de la rue de la Calandre ou de la Tixeranderie, tristes et mesquines, comme le dit Dante dans ses lettres écrites de Paris ? Leur goût dut être vivement excité par la magnificence artistique des Médicis, à la vue de leurs dômes, de leurs palais, de leurs églises ; ils virent les toiles si belles du Corrège, du Perugin, du Titien, et plus tard de Raphaël, de Michel-Ange : de tels modèles devaient donner une grande impulsion aux arts, et, de retour dans la patrie, les imaginations des artistes devaient chercher à les imiter.

 

 

 



[1] Voyez une remarquable vie de sainte Catherine de Sienne, publiée dans la Couronne des saintes femmes, par Mme Valentine de Soucy, Paris, 1842-1843.

[2] Dante Allighieri, né à Florence au mois de mai 1265, mourut à Ravenne le 14 septembre 1321. Quel pèlerin d'Italie n'a vu et salué son tombeau ?

[3] François Pétrarque, né à Arezzo le 20 juillet 1304, mourut à Arqua, près Padoue, le 18 juillet 1374 ; j'y ai admiré son mausolée de marbre chanté par Byron.

[4] Jean Boccace, né à Paris en 1313, pendant un voyage de son père, marchand florentin, fut néanmoins élevé à Florence ; il mourut près de cette ville, à Certaldo, le 21 décembre 1375.

[5] Voyez en les comparant sur les bibliothèques monastiques ce que j'ai dit dans Charlemagne, Hugues Capet, et Philippe Auguste.

[6] Jean Bessarion, né à Trébizonde, en 1389, fut fait évêque de Nicée, en 1448, cardinal en 1449, et Pie II lui conféra, en 1463, le titre de patriarche de Constantinople ; il mourut à Ravenne, le 19 novembre 1472.

[7] Tiraboschi, t. II, p. 248.

[8] Gemistus Plethon, né à Constantinople, brilla d'un vif éclat dans le concile de Florence, tenu en 1439, sous le pontificat d'Eugène IV.

[9] Georges, né à Candie, en 1396, mais originaire de Trébizonde, dont il prit le nom, vint se fixer en Italie vers Tannée 1430, et mourut à Rome, en 1486.

[10] Théodore Gaza, né à Thessalonique, passa en Italie après la prise de cette ville par les Turcs, en 1429, et professa le grec à Sienne, à Ferrare, puis à Rome ; il mourut en 1478.

[11] Marsilio Ficino, né à Florence le 19 octobre 1433, mourut le 1er octobre 1499.

[12] Jean Pic de la Mirandole, né le 24 février 1463, mourut le 17 novembre 1494.

[13] Ange Politien, né en Toscane le 14 juillet 1454, mourut le 24 septembre 1494.

[14] Voyez les premières éditions d'imprimerie dont la Bibliothèque du Roi est si riche, à Paris.

[15] Alde Manuce, né dans l'Etat romain en 1447, est le chef de cette famille célèbre dans l'art de l'imprimerie ; le premier ouvrage grec-latin sorti de ses presses, date de 1494. Il mourut en 1515, laissant à Paul Manuce, son fils, le spin de grandir encore sa réputation.

[16] Flavius Blondus ou Flavio Biondo, né à Forli, dans l'Etat romain, en 1388, mourut à Rome, le 4 juin 1463.

[17] Romæ instauratæ libri tres, 1re édit., Vérone, 1482, in-f°.

[18] Romæ triumphantis libri decem, 1re édit., Brescia, 1782, in-f°.

[19] Bernardo Rucellaï, né à Florence en 1449, mourut en 1514. Son principal ouvrage de Urbe Roma, a été imprimé pour la première fois dans Rerum ital. scrip. Florentini, t. II, p. 755.

[20] Bartolomeo Platina, né près de Crémone, mourut à Rome en 1481, âgé d'environ soixante ans. Ses vies des papes ont été publiées à Venise en 1479, in-f°, sous ce titre : Excellentissimi historici B. Platinæ in vitas summorum pontificum, ad Sixtum IV pontif. max, prœclarum opus.

[21] Matteo Palmieri, né à Florence en 1405, mourut en 1483. Sa chronologie embrasse depuis l'an 447 jusqu'en 1449. Il en existe une bonne édition, Venise, 1483, in-4°.

[22] Æneas Sylvius Piccolomini, né en 1405, près de Sienne, fut fait évêque à Trieste, par Eugène IV, de Sienne, par Nicolas V, créé cardinal, par Calixte III, puis enfin élevé lui-même au saint-siège, le 27 août 1458. Il mourut le 15 août 1464.

[23] Barthole, né dans la marche d'Ancône en 1313, mourut à Pérouse en 1356.

[24] Pierre Balde, né à Pérouse en 1324, mourut le 28 avril 1400.

[25] La Bella Mano, Bologne, 1472, in-8° ; Venise, 1492, in-4°.

[26] Burchiello, fils d'un barbier et barbier lui-même, mourut à Rome en 1448.

[27]Stanze bellissime ou le Selve d'Amors, Pesaro, 1543, in-8°. Poesie volgari, Venise, Alde, 1554, in-8°, et Rime sacre, Florence, 1580, in-4°. L'abbé Sarassi a donné une édition complète des Poesie del magnifico, Lorenzo de Medici, Bergame, 1763, in-8°.

[28] Bernardo, Luça et Luigi Pulci.

[29] Bojardo, né près de Reggio en 1434, mourut en 1494. Sonetti e Canzoni, Reggio, 1499, in-4° ; Venise, 1501, in-4°.