GABRIELLE D'ESTRÉES

ET LA POLITIQUE DE HENRI IV

 

XVIII. — Politique générale et diplomatie du règne de Henri IV (1600-1610).

 

 

Il serait difficile de rattacher à une seule idée, la politique générale du règne de Henri IV ; elle varia constamment selon sa situation et ses besoins. Roi de Navarre, chef en quelque sorte du parti huguenot, ses alliances se ressentirent de cette position personnelle. Il s'agissait avant tout de triompher : Henri eut alors la politique du but, c'est-à-dire celle qui se sert de tous les moyens ; il se tourna vers Elisabeth d'Angleterre, les Pays-Bas insurgés, les princes luthériens d'Allemagne, les cantons suisses calvinistes ; ses plus fermes appuis à l'intérieur furent Sully, d'Aubigné, Duplessis Mornay, Gaumont La Force, ses héritiers naturels, les Condé, les Bouillons ; chef de parti, il ne visait qu'à être roi d'un parti, à cette condition seulement il fut servi avec fidélité[1] par ses compagnons d'armes.

La seconde période de Henri de Béarn vit modifier sa politique, ce fut lorsque Henri III déchu par la Ligue vint chercher un asile sous la tente du Béarnais. A cette époque le roi de Navarre, pour ménager le parti royaliste qui se rattachait à sa cause, dut moins exclusivement invoquer l'idée calviniste ; sans renoncer à ses antipathies profondes pour l'Espagne et la maison d'Autriche, Henri de Navarre eut moins souvent recours à Elisabeth d'Angleterre, aux reîtres, aux lansquenets d'Allemagne. A la mort de Henri III, quand le roi de Navarre fut salué roi de France, la première condition de son avènement fut qu'il abdiquerait les antécédents de son existence politique, c'est-à-dire qu'il ferait l'abjuration de ses principes, pour prendre la couleur et les croyances des rois de France.

La Ligue ne le reconnut pas d'abord : delà le renouvellement des alliances de Henri IV avec Elisabeth d'Angleterre, les réformés de la Suisse et de l'Allemagne ; ce fut avec leur concours que Henri IV gagna ses plus célèbres batailles contre les Ligueurs unis aux Espagnols. Ces succès furent suivis d'une politique de transaction et de raccommodement dans laquelle l'argent joua le plus grand rôle ; les plus fermes ligueurs ne rayant pas reconnu, il en résulta après la reddition de Paris, un système de réaction contre la partie ardente de la Ligue, système qui n'affermit pas sa couronne sur son front. L'acte qui lui assura définitivement le trône très-chrétien, ce fut l'absolution qu'il obtint de Rome : il faut prendre un temps avec ses idées, une civilisation avec ses caractères particuliers ; la toute puissance populaire était alors à Rome, Il en résulta deux conséquences qui modifièrent radicalement la politique de Henri IV, son mariage avec Marie de Médicis, et la paix de Vervins avec l'Espagne. Dès ce moment Henri IV fut véritablement roi de France.

Mais par cette situation nouvelle et nécessaire ses vieilles alliances et ses vieux amis furent également compromis : il faut voir toute la peine, tout les soucis que prend Henri IV pour se justifier auprès de la reine d'Angleterre, auprès des cantons suisses, auprès du prince d'Orange et des Électeurs luthériens, pour expliquer les causes de sa politique nouvelle. Ces concessions, dit-il dans ses lettres, il les a faits à la nécessité : la reconnaissance profonde envers eux reste la même ; jamais il ne sera tiré une seule arquebusade contre ses alliés naturels. Quant au parti huguenot, en France, il cherchait à le satisfaire par la concession de l'édit de Nantes, mesure capitale et décisive ; ses amitiés restaient là, et il avait pour les représenter Madame Catherine sa sœur, et plus d'une fois il assistait au prêche, en chantant les psaumes de Marot de sa voix gasconne et nasillarde.

L'opinion la plus justement irritée, ce fut le tiers parti militaire, représenté et conduit par le maréchal Biron ; on pouvait dire qu'après la mort de Henri III, c'était cette armée royaliste qui avait assuré la victoire à Henri de Navarre, et en saluant le roi elle avait complètement décidé la question de la couronne. Maître de Paris, Henri IV avait peu fait pour ce parti qui pouvait beaucoup exiger, car il avait bien servi[2]. Il est dans la condition de ceux qui ont fait un pouvoir de chercher à le dominer, et par contraire, il est dans la nécessité de ce pouvoir, une fois fait, de briser ou au moins d'assouplir le parti qui Ta créé ; lutte nécessaire, mais ingrate. Le maréchal de Biron croyait Henri IV trop oublieux de ses services ; de là ses mécontentements, ses conjurations avec l'Espagne, avec le duc de Savoie, le plus ambitieux, le plus intempérant des princes. Quand on lit attentivement le procès du maréchal de Biron on ne peut se défendre d'un bien triste sentiment ; Henri IV paraît impitoyable envers son vieil ami ; il fallait bien qu'il y eût une raison générale, dominante, pour que le roi repoussa la prière du maréchal de Biron formulée d'une manière suppliante : Ne souffrez pas. Sire, que je meure en une occasion si misérable et laissez moi vivre pour mourir au milieu de vos armées, servant d'exemple d'homme de guerre qui combat pour son prince et non d'un gentilhomme malheureux que le supplice defaict au milieu d'un peuple ardent à la curiosité des spectacles et impatient en l'attente de la mort des criminels. Que ma vie finisse, Sire, au même lieu où j'ai accoutumé de verser mon sang pour votre service et permettez que celui qui m'est resté de trente deux playes que j'ai reçues en vous suivant et imitant votre courage, soit encore respandu pour la conservation et accroissement de votre empire[3]. — Digne et touchante lettre ! comment se fit-il qu'elle ne fut pas écoutée ? L’arrêt de mort fut inflexiblement exécuté : l'épée du bourreau frappa le maréchal de Biron dans les murs de la Bastille.

Le grand duc de Biron invincible aux alarmes.

Qui ne pouvait périr par la force des armes,

Et de fait redouté par sa propre valeur.

Ce lui fut un péril d'avoir trop de courage,

Car l'objet de sa gloire enfantant son malheur.

L'on voit que son honneur a produit son dommage.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La France par mon espée a fait tant de miracles.

Consulte des démons les perfides oracles,

Et s'accorde à leur voix pour me faire mourir.

Je lui donnai mon sang pour lui sauver la vie ;

Mais puisqu'elle le veut pour me faire périr,

Je le lui donnes tout pour plaire à son envie[4].

Mille vers avec ces mêmes nobles pensées furent publiés à cet époque, car le parti des politiques avait profondément senti le coup qui lui était porté. Le but de Henri IV était d'empêcher les complots, les mécontentements, d'arrêter les tendances impératives de ses amis, les exigences de ceux qui l'avaient servi ; il fut impitoyable, cruel, pour donner un exemple et imposer un frein. Le maréchal de Biron était un caractère de fermeté hors ligne ; quand le bourreau voulut lui bander les yeux, il lui dit : Frappe, si tu ne peux en un coup, mets en trente, je ne bougerai non plus qu'un hibou. Ces sortes de caractères de fer font peur à tous les pouvoirs victorieux qui n'ont qu'une pensée à leur égard : s'en débarrasser au plus vite comme un empêchement à leur destinée, un obstacle à leur avenir.

Ce fat après cette forte répression du parti gentilhomme à l'intérieur, que Henri IV, maître de la position, put songer au développement d'une politique européenne et il le fit dans des proportions très-larges[5] et qu'on croirait presqu'une utopie comme celle de Thomas Morus. Il y perce d'abord cette idée qui devint fondamentale sous le cardinal de Richelieu, à savoir que toutes les forces de la France doivent tendre à l'amoindrissement de la maison d'Autriche, et dans ce but le roi traça de sa propre main un vaste ensemble qu'il intitule : Projet d'une république chrétienne, ou pour parler plus exactement, projet d'une fédération d'États divers, groupés dans un même tout comme la ligue Achéenne, en Grèce, avec un but général d'une croisade contre les Turcs.

La république chrétienne de Henri IV devait se composer de quinze dominations : la papauté, l'empire d'Allemagne, la France, l'Espagne, la Grande-Bretagne, la Bohême, la Hongrie, la Pologne, le Danemark, la Suède, la Savoie avec le royaume de Lombardie, la république Italique ou Fédération des cités, la seigneurie de Venise, la Belgique ou Pays-Bas, les Suisses. De ces États ou dominations, cinq seraient héréditaires : France, Espagne, Grande-Bretagne, Suède et Lombardie ; six électifs : Papauté, Empire, Hongrois, Bohême, Pologne et Danemark ; quatre républiques dont deux démocratiques : les Belges et les Suisses ; et deux aristocratiques ou une seigneurie : Venise et les petites provinces d'Italie.

Henri IV voulait donner au Pape le royaume de Naples, et la suprématie sur la Sicile concédée à la république de Venise avec foi et hommage au saint-siège par le baisement de pied et le don d'un crucifix d'or de vingt ans à vingt ans. La république ou fédération italienne qui devait se composer de Florence, Lucques, Gênes, Mantoue, Parme, Modène, Monaco, ferait également hommage au saint-siège par le don d'un crucifix d'or.

Cette fédération devait former une nationalité indépendante toujours avec l'hommage au saint-siège ; le duc de Savoie devait recevoir le Milanais dont le Crémonais était distrait au profit de la république de Venise, et désormais les ducs de Savoie prendrait le titre de rois de Lombardie ; on donnait à la Suisse, tout en conservant son caractère fédératif, la Franche-Comté, l'Alsace, le Tyrol, le pays de Trente et cette fédération républicaine ne devait qu'un simple hommage à l'Allemagne[6].

Les dix-sept provinces actuelles des Pays-Bas libres, recevaient à leur tour les duchés de Clèves, de Juliers, de Berghes, de la Marck de Ravestein, tandis que le royaume de Hongrie devait obtenir les États de la Transylvanie, de la Moldavie et de la Valachie. Une constitution assez étrange devait être imposée à la Hongrie : la royauté y demeurait élective, comme en Bohême, par la voix de sept électeurs, savoir : les nobles, le clergé, les villes, le Pape, l'Empereur, les rois de France, d'Espagne et d'Angleterre. Les trois voix réunies des rois de Suède, de Pologne, du Danemark, ne comptaient que pour une voix dans l'élection. Il devait être bien entendu, quant à l'empereur d'Allemagne, qu'il renoncerait à s'agrandir, lui et les siens, par la confiscation des fiefs ; mais il pouvait disputer des vacances de fiefs en faveur des personnes hors de sa parenté. En aucun cas, jamais l'Empire ne pouvait reposer dans les mains d'un membre de la même maison souveraine, comme cela était arrivé pour l'Autriche ; à chaque élection un prince serait choisi dans une famille nouvelle.

Pour réaliser ce grand concert d'État, trop vaste pour être jamais accompli, le projet créait un congrès européen composé de soixante députés, quatre nommés par chacune des fédérations ou domination particulière qui aurait son siège permanent en une ville centrale telle que Trêves, Nancy ou Cologne, conseil appelé Sénat de la république chrétienne, chargé de tout régler entre les souverains et les sujets d'une part, pour empêcher l'oppression des peuples par les princes, et la révolte des peuples contre les États. Ce sénat aurait voté un fond d'argent et d'hommes pour secourir immédiatement la Hongrie et la Pologne contre le Turc, et la Suède, et la Pologne contre les Tartares[7]. Ce sénat de la république chrétienne devait élire trois capitaines généraux, deux pour les années de terre, un pour celles de la mer, dirigées contre la Porte Ottomane (je laisse ici parler l'auteur du projet lui-même) : A quoi chacune d'elle eut contribué par certaines quantités d'hommes, de vaisseaux, d'artillerie et d'argent selon la taxe qui en était faite. La somme en gros de ce qu'elle pouvait fournir montait à 265.000 hommes d'infanterie, 50.000 chevaux, un attirail de 217 pièces de canons, 117 grands vaisseaux ou galères sans compter les vaisseaux de diverses grandeurs, les brûlots et les navires de charge.

La maison d'Autriche aurait beaucoup souffert pour sa grandeur, pour son unité de cet immense remaniement de l'Europe ; elle se serait défendue avec son énergie et sa patience accoutumée. La France et l'Angleterre devaient l'y contraindre de gré ou de force ; c'était une réaction contre la monarchie universelle de Charles-Quint ; toute action a sa réaction, mais il ne faut jamais la pousser trop loin. Il y avait de l'impossible, du fabuleux, même beaucoup de fanfaronnade dans le projet de Henri IV[8] ; la maison d'Autriche n'en était pas arrivée à ce point d'abaissement.

L'auteur du projet continue : Premièrement il faut supposer que du côté d'Italie, le Pape, les Vénitiens et le duc de Savoie, étaient bien informés du dessein du roi et qu'ils devaient l'y assister de toutes leurs forces ; le Savoyard surtout y était extrêmement animé parce que le roi lui donnait sa fille aînée en mariage pour son fils Victor Amédée ; du côté d'Allemagne, trois électeurs palatins, Magdebourg, Cologne et Mayence, le savaient aussi et ils devaient le favoriser ; le duc de Bavière avait leur parole et celle du roi qu'on relèverait à l'empire et plusieurs des villes impériales s'étaient déjà adressés à Henri IV pour le supplier de les honorer de sa protection. Enfin, du côté de Bohème et de Hongrie, le roi avait des intelligences avec les seigneurs et la noblesse ; les peuples y étaient désespérés de la pesanteur du joug, tous étaient prêts à le secouer et à se donner au premier qui leur tendrait les bras.

Que faut-il croire de ce projet écrit ? était-il une fantaisie royale, le rêve d'une puissance qui veut éclater parce qu'elle se sent forte : Henri IV appelait-il de ses vœux un remaniement de l'Europe ? l'aurait-il pu mener à bonne fin ? pouvait-il compter sur le concours de F Angleterre et de l'Allemagne dans le projet d'une confédération ? Ce qu'on peut croire c'est que dans la situation irritée des esprits, il fallait une distraction à la France, après la guerre civile ; Henri IV lui réservait un grand rôle à l'extérieur afin d'apaiser les haines et de satisfaire les imaginations ardentes.

 

 

 



[1] Voyez les lettres originales de Henri IV, dans mon travail sur la Réforme et la Ligue.

[2] Consultez pour toutes les pièces originales sur le jugement et la condamnation du maréchal de Biron, un recueil très-curieux : La conspiration, prison, jugement et mort du duc de Biron exécuté à Paris, dans la Bastille, le mercredi 2 juillet 1602 (Biblioth. imp. cote 9709 du Cangé 97).

[3] La mère du maréchal Biron écrivit une lettre touchante au roi ; elle est autographe. Mss. Béthune, vol. cot. 8476, p. 101.

[4] Il fut aussi fait des quatrains et sonnets sur la mort du maréchal de Biron. (Voyez le recueil de son procès).

[5] Sur ce projet, consultez Collect. Fontanieu, année 1608. Péréfixe l'a analysé avec soin dans sa Vie de Henri IV.

[6] La Suisse venait de signer une alliance avec Henri IV (1609).

[7] Les tribus de cosaques faisaient alors des invasions en Pologne.

[8] Je crois même que ce ne fut jamais qu'un de ces projets jetés sur le papier. La seule pensée du roi, la seule sérieuse fut la guerre contre la maison d'Autriche qu'il aurait vigoureusement poursuivie.