GABRIELLE D'ESTRÉES

ET LA POLITIQUE DE HENRI IV

 

XVII. — Influence de Marie de Médicis sur la politique, les arts et le règne de Henri IV. - Fontainebleau. - Saint-Germain (1600-1610).

 

 

S'il faut en croire les Mémoires de Sully, toujours un peu médisant sur tout ce qui n'est pas lui-même et son parti, le royal ménage de Henri IV et de Marie de Médicis, n'était ni uni, ni heureux. Sur certains mots de jalousie qu'il avait d'elle, la reine devint si outrée qu'elle leva le bras pour le frapper (le roi) ; M. de Sully, l'arrêta si rudement que le bras de la reine en demeura meurtri, et jurant de toutes ses forces : Êtes-vous folle. Madame, il peut vous faire trancher la tête en une demi-heure. Il les appaisa ensuite, et la reine s'est plainte depuis que le duc de Sully l'avait frappée. Au premier jour de Tan, le duc portait au roi les jetons d'or, selon la coutume et les lui donna, étant encore dans le lit avec la reine, et après avoir un peu parlé, il lui dit : Madame en voici aussi pour votre Majesté, à quoiel le ne répondit mot, ayant le dos tourné, et le roi dit : donnez-les moi, elle ne dort pas ; mais c'est qu'elle est furieuse, toute la nuit elle n'a fait que me tourmenter, inutilement je vous l'assure.... Cette princesse avait certaine paillasse à terre ou elle se couchait l'été durant les chaleurs des après-dîner[1] avec des habits légers et beaux, et étant ainsi étendue elle se complaignait d'être souvent délaissée pour des laides qui n'avaient pas ses avantages de nature. Aussi s'enflammait elle d'amour ou de haine toute la journée et quand le roi retournait, elle ne le voulait pas regarder et toute la nuit ne fesait que gronder[2].

Malgré les dédains et les petites querelles de ménage, l'influence de Marie de Médicis devenait considérable sur la marche générale des affaires. Cette puissance résultait non seulement de la faiblesse extrême du caractère d'Henri IV, mais encore de l'esprit politique qui avait dominé ce mariage, accompli sous l'influence de la papauté. La cour pontificale, en effet, avait dominée toutes les transactions politiques, depuis le traité de Vervins, conclu sous la médiation du légat. C'était encore par le légat que venait de se conclure la paix avec le duc de Savoie, traité glorieux et profitable pour la couronne de France, qui acquérait la Bresse en échangé des éventualités discutées sur le marquisat de Saluce.

Henri IV avait compris tout ce qu'il y avait de puissant dans la papauté ; seul, le catholicisme pouvait assurer l'hérédité à la maison de Bourbon. On peut voir dans les dépêches des ambassadeurs d'Espagne que Henri IV voulait même effacer les anciens différents entre les deux couronnes naguère si divisées : Sire, écrit l'ambassadeur d'Espagne à son maître, j'ai félicité S. M. T. C. de la naissance de son fils ; son accueil a été des plus aimable ; il s'est écrié qu'il remerciait en effet le ciel de lui avoir donné un fils ; les deux couronnes, a ajouté le roi (en faisant allusion à la fille qui vient de naître à Votre Majesté), les deux couronnes de France et d'Espagne viennent de recevoir deux héritiers des mains de la Providence. Il semble qu'elle a voulu resserrer les liens de bonne amitié qui existent entre les deux couronnes, en donnant un fils d'une part et une fille de l'autre[3], de manière à laisser entrevoir dans l'avenir la possibilité d'une alliance qui éterniserait la paix. J'ai répondu comme je l'ai dû en conjurant S. M. de ne pas changer de résolution.

Ainsi tendaient à s'effacer les anciennes et profondes inimitiés entre l'Espagne et la France. L'opinion publique n'était plus à la guerre entre les deux couronnes et les Huguenots en étaient vraiment alarmés : Sully ne se le dissimule pas et il l'attribue à l'influence mauvaise de Marie de Médicis. Cependant les Calvinistes n'avaient pas à se plaindre de Henri IV. Par suite des traités, ils avaient obtenus les plus larges garanties, même des places de sûreté, ce qui constituait l'anarchie permanente dans le royaume. Le parti calviniste qui craignait avant toute chose l'alliance avec l'Espagne, poursuivait dans Marie de Médicis ses haines contre ce système nouveau fondé par le mariage ; il voulait au contraire appuyer la politique de la France pour l'indépendance des Pays-Bas insurgés et le concours des princes protestants de l'Allemagne ; dans ce but. il avait d'abord entouré Gabrielle d'Estrées, puis mademoiselle d'Entragues (madame de Verneuil), pour opposer leur influence à la politique espagnole.

A cette époque, le triomphe de Marie de Médicis s'accomplit par la disgrâce absolue de la marquise de Verneuil : quelle en fut la cause réelle ? Une trahison intime, une infidélité ou bien un complot politique ? La marquise de Verneuil, depuis sa réconciliation avec Henri IV, était venue habiter le Louvre, sous le même toit que la Reine ; elle eût un fils né un mois à peine après la naissance da Dauphin[4], puis une fille[5] et cette fécondité adultère, elle la justifiait par la promesse du mariage qu'elle refusait de rendre ; situation scandaleuse que Henri IV à tout prix voulut faire cesser. Comme elle avait pour appui le parti huguenot, elle offrît de se retirer en Angleterre avec ses deux enfants ; puis elle se rapprocha du comte d'Auvergne, dans un vaste complot contre Marie de Médicis et le roi lui-même. Henri IV, se décida à lui faire son procès au parlement. Ainsi la disgrâce d'Henriette fut complète.

Marie de Médicis triomphante, soutenue par le parti catholique, put inspirer au roi une politique nouvelle et un de ses actes le plus important fut le rappel des jésuites dans le royaume. Dans le temps de réaction qui suivit l'avènement de Henri IV et à la suite de l'attentat de Jean Chatel, les jésuites avaient été expulsés de France. On ne pouvait trop justifier cette rigueur : était-il possible de faire peser la complicité d'un attentat personnel sur l'institution des jésuites ? Mais aux époques émotionnées, on ne raisonne pas ; quand l'opinion se prononce on agit ; on ne discuta pas l'arrêt du parlement qui condamnant Jean Chatel, avait préparé l'autre arrêt qui prononçait l'expulsion des jésuites. Ce fut sur la demande du pape et par l'intermédiaire de Marie de Médicis que Henri IV porta à son conseil la demande du rappel de l'institution de Saint-Ignace. Ce qu'il y avait de plus injurieux pour l'ordre tout entier, c'est que sur la place de la maison où était né Jean Chatel, on avait élevé par l'arrêt du parlement, une pyramide avec une inscription qui unissait à l'attentat justement flétri de Jean Chatel le nom des jésuites odieusement accusés. Le roi voulut que la pyramide fut détruite, en même temps que les jésuites étaient rappelés dans leur collège désert ; vide immense rempli. Plein de reconnaissance les jésuites firent peindre en un tableau Marie de Médicis et le roi accédant à la demande du pape, et que la Vierge Marie prenait sous sa spéciale protection[6]. Partout la reine acquérait un ascendant sur les affaires ; son heureuse fécondité donnait au roi deux fils et trois filles[7], de sorte que la pensée d'Henri IV, celle de l'hérédité de sa race, était pleinement réalisée ; quelles que fussent ses tendances pour le parti huguenot, ses affections pour sa sœur Catherine, duchesse du Bar, pour Sully, pour Duplessis Mornay, les protecteurs du prêche, Henri avait compris que la force nationale était dans le parti de la Ligue et qu'il n'y avait de durée possible pour sa race que dans son alliance avec le souverain pontife. L'église de France avait accepté Henri IV et les jésuites l'avaient acclamé comme leur protecteur. Tout pouvoir qui veut se fonder doit accepter l'opinion dominante, bonne ou mauvaise, ou au moins ne pas la blesser.

Mais la puissance delà reine Marie de Médicis s'étendit surtout à l'accroissement des bâtiments royaux, à l'éclat des beaux arts, tradition de son origine florentine. Henri IV avait déjà lui-même cette tendance et Sully l'en avait accusé dans sa parcimonie extrême. Marie de Médicis, loin de contrarier ces goûts les avait aidé, favorisé de son imagination et de son propre talent ; née dans le palais Pitti, élève de Rubens, la reine dessinait, peignait, gravait avec une grande habileté. ; elle avait surtout ces goûts artistiques qui sont supérieurs au talent même. Comme Catherine de Médicis, elle avait fait venir de Florence les artistes les plus distingués et parmi eux l'architecte dessinateur [...]cini. Dès son arrivée à Paris, Henri IV avait emmené la reine visiter Fontainebleau, alors le château de sa prédilection ; le roi l'appelait dans les lettres ses délices, ses beaux déserts, et rien en effet n'était plus splendide : la forêt profonde et séculaire peuplée de rochers, de grottes et d'hermitages, avec leurs traditions druidiques ; la légende du chasseur noir qui sonnait de son cor fantastique pour appeler la meute de ses chiens molosses, maigres, et étranges[8]. Le château n'était pas tout d'une main ; depuis la chapelle Crypte du XIIe siècle, jusqu'au salon de François Ier, décoré par le Primatice[9], enrichi des statues de Benevenuto Cellini jusqu'à l'escalier de la cour du Cheval Blanc, œuvre de Philibert de Lorme. Henri IV, grandit considérablement le château. Tout ce qu'il y ajouta fut marqué de l'inspiration florentine de Marie de Médicis, cachet indélébile que l'on retrouve partout à la place Royale de Paris, à la place Dauphine, aux quais de Tournelle (imitation des rives de l'Arno) au palais du Luxembourg : bâtiments, jardins, ornementation, tout rappelle les souvenirs du palais Pitti.

Henri IV, grand chasseur comme tous les rois de France, voulut que Fontainebleau se ressentit de cette distinction princière. Dans les vastes galeries qu'il fit construire pour entourer la cour du Cheval Blanc et l'escalier de Philibert de Lorme, on trouvait un chenil de 170 toises, presqu'un palais, pour sa meute avec ses capitaines et 160 valets de chiens ; troupe alerte, disposée et armée toujours contre les loups et les sangliers. Il y avait aussi la galerie des Cerfs, où le roi faisait garder les plus belles bêtes avec les faucons, les éperviers, les gerfauts. Tous les murs étaient décorés de sauvages dépouilles des grandes chasses : aigles, loups et quelques unes de bêtes fauves dont la race a disparue. Il y avait aussi une volière de quelques mille oiseaux de chasse et de proie, séparée des oiselets à mille couleurs.

Le Roi faisait construire aussi un jeu de paume de 160 toises, presqu'un palais ; admirable jeu aimé du roi, qui développait les forces du corps, la grâce et la souplesse des membres ; puis un pale mail de 130 toises. Henri IV, était un des forts joueurs et Ton remarquait qu'il y mettait un sans gêne, un déshabillé peu royal. Il y venait souvent avec son juste-au-corps, percé au coude, sa fraise fort sale, et le jeu du mail l'entrenait fort tard dans la soirée ; c'était le moment des sarcasmes, des grosses plaisanteries, quelque fois un peu paillardes ou blessantes pour l'honneur des dames.

Dans tous les palais royaux, il y avait toujours réservé un appartement pour Zamet, le financier, l'homme politique plus encore que le prêteur de denier ; on pouvait dire que Zamet avait fini la Ligue par ses habiles négociations ; l'appartement de Sully dans les vieilles gravures est toujours après celui de Zamet très-puissant parce qu'il connaissait toutes les faiblesses du cœur, les défauts et les qualités de Henri IV[10]. Longtemps le confident et l'ami de Gabrielle d'Estrées, Zamet l'était aujourd'hui de Marie de Médicis, comme un de ces esprits faciles, qui dirigent sans s'imposer et conseillent sans trop de plaintes, caractères les plus aptes, par conséquent, les plus agréables à toutes les situations ; il savait que le roi avait gardé tous ses défauts en vieillissant, l'amour pour les femmes surtout qu'il portait jusqu'au scandale. Il n'était bruit au château que de ses nouvelles amours pour mademoiselle De Bueil ; on lit encore dans le journal de Henri IV : Le lundi 5 de ce mois d'octobre à six heures du matin, mademoiselle Du Bueil, nouvelle maîtresse du roi épousa à Saint-Maur-les-Fossés, le jeune Chevallon, gentil'homme, bon musicien, joueur de luth, piètre, selon le dire, de tout le reste, même des biens de ce monde ; il eût l'honneur de coucher le premier avec la mariée, mais éclairé, ainsi qu'on le disait, tant qu'il y demeura de flambeaux et veillé de gentilshommes par commandement du roi, qui le lendemain coucha avec elle à Paris au logis de Montauban, où il fut au lit jusqu'à 2 heures après-midi[11].

Si le journal du parlementaire dit vrai il était impossible de porter plus loin le scandale. De là bien des haines amoncelées : tous les pères, tous les maris, n'étaient pas aussi complaisants que le jeune Chevallon ; ils cherchaient à venger leur honneur et la politique générale de Henri IV souffrit de ses passions personnelles. Il y eut peut-être dans la mort de Henri IV plus d'une de ces haines mises en jeu par les partis : on n'insulte pas impunément à la morale publique.

Marie de Médicis se consolait dans l'amour des arts, et l'un des plus admirables produits de l'imagination italienne ce fut le château de Saint-Germain ; non pas ce lourd bâtiment de moellons rouges qui date des bastilles de Charles VII, mais cet admirable château dont il ne reste plus aujourd'hui aucun débris[12]. Qu'on s'imagine sur le flanc de la colline, avec l'admirable perspective de la Seine et des riantes campagnes, un pavillon en la forme florentine avec terrasse toute couverte de fleurs ; de cette terrasse un perron charmant descendait à une seconde terrasse toujours en jardins élégants et ainsi de suite par quatre terrasses et perrons qui se dessinaient en corbeille jusques sur les bords de la Seine ; de manière que de loin on aurait dit une sculpture d'ivoire fantastiquement jetée par la fée Morgane sur le flanc de la colline. Sous chaque terrasse on avait pratiqué des grottes tapissées de verdure et de fleurs avec des cascades, des fontaines, pour se reposer l'été : Marie de Médicis aimait à y faire la sieste, et Henri IV ses soupers aux flambeaux, au milieu d'un peuple de statues en marbre, chef-d’œuvres des maîtres ; avec beaucoup d'imagination un artiste italien avait ménagé le reflet des lumières sur les fleurs et les eaux, tandis que le doux son d'un orgue mystérieux, mu par une ingénieuse mécanique, enchantait les convives, au moment où les coupes circulaient à la ronde pour souhaiter longue vie à Henri IV, comparé à Alexandre et à Hercule !

 

 

 



[1] La sieste italienne et florentine.

[2] Mss. Béthune, vol. 8944, fol. 39. Biblioth. imp.

[3] La dépêche de l'ambassadeur d'Espagne : J. B. de Taxis remarque que le roi Henri IV prononça ces paroles avec effusion et vérité : Todo esto dicho difusamente y con maniera aviertas (Arch. de Simancas, cote 53, 87).

[4] Gaston Henri, d'abord évêque de Metz puis duc de Verneuil ; il ne mourut qu'en 1682.

[5] Elle fut mariée au duc d'Épernon.

[6] La gravure de ce tableau est au cabinet des estampes (Biblioth. imp. 1603). L'édit du roi qui rappelle les jésuites est du mois de septembre 1603.

[7] Louis-Gaston, duc d'Orléans ; Elisabeth, mariée au roi d'Espagne Philippe IV ; Christine, mariée au duc de Savoie ; Henriette, femme de Charles Ier, roi d'Angleterre.

[8] Dans le Journal de Henri IV, on lit que le chasseur noir dont le cor retentissait au loin, parut un peu ayant la mort du roi (1609).

[9] Il reste bien peu de choses aujourd'hui à Fontainebleau ; on restaure, en les altérant, les quelques peintures du Primatice ; dans une récente visite que j'ai faite au château, il ne m'a pas été possible de voir les fresques fermées pour cause de réparation, comme s'il s'agissait d'un café ou d'un théâtre.

[10] Dans le plan de Fontainebleau (1601) l'appartement de Zamet est à l'extrémité de gauche du côté des jardins.

[11] Journal de Henri IV, octobre 1604.

[12] La destruction du château de Saint-Germain a été aussi absolue que celle de Marly ; il ne reste plus que le pavillon restaurant de Henri IV, où l'on montre encore la chambre où naquit Louis XIV ; j'y ai trouvé encore quelques grottes ménagées sur le flanc de la colline ; le terrain est maintenant divisé en petites maisonnettes avec jardinets prétentieux.