GABRIELLE D'ESTRÉES

ET LA POLITIQUE DE HENRI IV

 

XVI. — Henriette d'Entragues, marquise de Verneuil. - Fiançailles à Florence, avec Marie de Médicis (1589).

 

 

Il y avait dans Henri IV un caractère d'étrange sensualisme, et les pamphlets de la Ligue avaient bien raison de le présenter sous l'image d'un bouc lascif[1]. Encore tout en deuil de Gabrielle d'Estrées, les larmes aux yeux autour de ses funérailles, à la veille de son mariage avec Marie de Médicis, Henri avait commencé de nouvelles amomes pleines d'entrain et de jeunesse. La barbe grise du gascon aspirait à la possession d'une jeune et gracieuse fille, mademoiselle Henriette de Balsac d'Entragues.

Du sang royal coulait dans ses veines : on se rappelle que Marie Touchet, la belle maîtresse de Charles IX, avait eue indépendamment d'un fils (le jeune et vaillant duc d'Angoulême), une fille du roi du nom d'Henriette, reconnue et légitimée par le mariage subséquent de Marie Touchet avec le sieur de Balsac d'Entragues dont elle avait pris le nom. Henriette joignait à une éclatante beauté, une grande fierté de caractère, une hauteur de vue et d'ambition qu'elle tenait de sa naissance. A mesure que le roi lui déclarait sa passion, Henriette d'Entragues, tout en manifestant sa bonne volonté, en recevant même des cadeaux du roi, lui disait qu'elle ne s'appartenait pas, que son honneur était à Dieu et à sa famille, et qu'elle ne lui céderais jamais, qu'après avoir mis sa conscience à l'abri par une promesse de mariage écrite de sa main, et adressée à M. de Balzac son père. Ce fut une véritable négociation et un mariage de conscience. Henri IV n'hésita pas, et la promesse suivante, écrite de sa main, se retrouvait naguère dans la bibliothèque du président de Lamoignon[2].

Nous, Henri roi de France et de Navarre, promettons et jurons devant Dieu, en foi et parole de roi, à M. de Balsac d'Entragues, que nous donnant pour compagne demoiselle Catherine Henriette de Balzac, sa fille, au cas que dans six mois,elle devienne grosse et qu elle accouche d'un fils, alors et à l'instant, nous la prendrons pour femme et légitime épouse dont nous solenniserons le mariage publiquement et en face de notre mère sainte église, selon les solennités en tel cas requises et accoutumées. Henri.

Ce fut à la suite de cette promesse scellée du sceau royal, que mademoiselle d'Entragues se livra cœur et corps au roi Henri qui la créa marquise de Verneuil, comme il avait fait de Gabrielle d'Estrées la duchesse de Beaufort. Ce fut un véritable amour, une tendresse infinie, exprimée dans des lettres charmantes. Mon cher cœur, lui écrivait Henri IV, votre mère et votre sœur sont chez Beaumont où je suis convié à dîner demain, je vous en manderai des nouvelles. Un lièvre m'a mené jusqu'au rocher devant Malesherbes où je n'ai éprouvé que des plaisirs passés, douce est la souvenance, je vous ai souhaité entre mes bras, comme je vous y ai vu ; souvenez-vous en en lisant ma lettre ; je vous assure que cette mémoire du passé vous fera mépriser tout ce qui vous sera présent, pour le moins, vous en faisiez ainsi en traversant les chemins où j'ai tant passé, vous allant voir. Bonjour mes chères amours, si je dors mes songes seront de vous ; si je veille, mes pensées seront de même. Recevez ainsi disposés un million de baisers de moi. H[3].

La marquise de Verneuil désormais suivit le roi à la cour, dans ses voyages, elle tint la place de la duchesse de Beaufort avec plus de grâce, plus de jeunesse encore. Lorsque le duc de Savoie vint auprès de Henri IV pour régler la grave affaire du comté de Saluce, il trou ira la duchesse de Verneuil toute-puissante, et il ne craignit pas de solliciter sa protection par des présents d'une véritable splendeur, un collier de diamants d'un prix inestimable[4] ; la marquise s'en para le soir, dans les fêtes qui furent données à Fontainebleau, devenu le séjour de prédilection du roi.

Partout, dans ce château, on voyait les traces de François Ier et de la Renaissance, les œuvres du Primatice, les statues, les groupes, les ciselures de Benevenuto Cellini ; l'immense forêt de la première race, qu'avaient tant de fois parcourue Louis VII et Philippe-Auguste. Henri IV quittait rarement Fontainebleau, ses jardins, ses fontaines, les délices de ses déserts[5] ; la chasse y était riche en bêtes fauves et en gibier ; le roi aimait ces longues courses à travers bois, il y menait à cheval la marquise de Verneuil et semblait se réjouir de ce jeune amour. A quelques mois de cette liaison, elle devint grosse. Le roi en fut tout joyeux et la clause de la promesse de mariage allait ainsi se réaliser : accoucherait-elle d'un garçon ou d'une fille ? c'était l'objet des inquiétudes et des espérances de la famille Balzac d'Entragues, et le roi lui-même semblait enchanté de la pensée d'avoir un gros garçon, ce qui l'obligeait, en parole de roi, d'épouser sa jolie maîtresse.

Chose étrange ! à l'époque où le roi faisait la promesse d'un mariage à mademoiselle d'Entragues, son union avec Marguerite de Valois n'était pas encore rompue. Marguerite, avec le haut sentiment d'elle-même, subordonnait son consentement à la dignité de l'épouse nouvelle que choisirait le roi, et déjà elle l'avait refusé pour Gabrielle d'Estrées. Ce qui doit plus surprendre encore, c'est qu'à ce même moment le Roi faisait sérieusement négocier à Rome et à Florence, son légitime mariage avec Marie de Médicis[6] ; il y avait donc de la hâblerie ou de la mauvaise foi. Henri IV ne mettait aucune importance et une grande légèreté à ces sortes de promesses. Ses ministres, et Sully surtout, lui en faisait souvent des observations sérieuses ; lui, toujours raillant et goguenardant répétait qu'il devait au moins être maître de ses plaisirs et de sa foi d'amour.

C'était une affaire de politique très-considérable que son mariage avec Marie de Médicis ; cette union pontificale qui devait donner au gouvernement de Henri IV une tendance plus ferme, plus décidée dans le sens de l'ancien parti de la Ligue, et c'était parce qu'il l'avait entrevu que le parti huguenot s'y opposait de toutes ses forces. La couronne de France sur la tête de la nièce d'un pape, faisait pencher tout d'un côté la balance jusqu'ici très-impartiale de Henri IV. Le légat a latere Alexandre de Médicis poussait le roi dans cette voie particulière afin de contrebalancer l'influence de Catherine d'Albret de plus en plus prononcée pour le prêche. Le roi avait essayé de la convertir en la faisant assister à des conférences catholiques, avant son mariage avec le duc de Bar, mais en vain ; elle avait persisté dans sa foi huguenote ; elle aimait le prêche, les psaumes à ce point, qu'un jour, Gabrielle d'Estrées ayant mis la main sur la bouche du roi, qui entonnait un psaume de Marot, Catherine avait dit tout haut, de manière à être entendue : Voyez-vous cette vilaine qui empêche le roi de chanter les louanges de Dieu.

L'origine de Marie de Médicis était illustre ; fille de François II, duc de Toscane elle avait pour mère, Jeanne archiduchesse d'Autriche ; son aïeul était Como de Médicis, l'époux d'Éléonore de Tolède, cette femme si chaste qui avait pris pour symbole, sur un camé antique, la Lucrèce romaine[7]. Cette race de Médicis tenait déjà à la France par ses liens de mariage, et la tante de Marie était Catherine de Médicis[8] ; née le 26 avril 1573, Marie n'était plus une toute jeune fille, lorsqu'on négociait son mariage. Privée de sa mère, elle avait vu la toute-puissance de la belle courtisane vénitienne Bianca Capello, admirable femme, d'une grande énergie et d'une beauté enivrante, artiste qui chantait en s'accompagnant du luth à côté du vieux Titien, dont elle était l'élève aimée. François II séduit par ses charmes, l'avait épousée, et Marie de Médicis obligée de fuir de la maison de son père, n'avait pas constamment résidé à Florence, mais à Rome, à Urbino, auprès de ses oncles qui la chérissait[9] ; enthousiaste des arts, elle s'était liée aussi avec le grand peintre Rubens, auquel elle avait offert une belle hospitalité à Florence ; l'artiste lui en garda le souvenir le plus touchant en immortalisant Marie de Médicis dans ses chefs-d'œuvre. C'est à Rubens que l'on doit l'image de Marie de Médicis, grasse, d'une figure ronde, des yeux noirs et beaux, le nez un peu fort, la carnation fraîche, à la manière des modèles de la Flandre.

Telle était la fiancée que le pape Clément VIII destinait à Henri IV, et à cet effet, M. Brulart de Sillery poursuivait à Rome une double négociation. Dès que Marguerite de Valois avait été instruite que le roi voulait prendre pour femme une Médicis, elle n'avait plus mis d'obstacle à la dissolution de son mariage avec Henri IV, car il ne s'agissait plus d'une maîtresse telle que Gabrielle d'Estrées ou la marquise de Verneuil. Marguerite de Valois écrivait à son mari[10] : Monseigneur, votre majesté, à l'imitation des dieux, ne se contente pas de combler ses créatures de biens et de faveurs, mais daigne encore les regarder et consoler en leur affliction ; cet honneur qui témoigne en lui de la bienveillance, est si grand, qu'il ne peut être égalé que de l'infinie volonté que j'ai vouée à son service ; il ne me fallait, en cette occasion moindre consolation, car encore qu'il soit aisé de se consoler de la perte de quelque bien de fortune, une pourtant qui est l'âme de la naissance telle que je l'ai ; le seul respect du mérite d'un roi si parfait et valeureux me doit retrancher par sa privation toute consolation, et c'est marque de la générosité d'une belle âme, d'en conserver toujours le regret tel que serait le mien, si la félicité qu'il lui plaît me faire ressentir en l'assistance de ses bonnes grâces et protection, ne le bannissait, pour changer mes plaintes en louanges de sa bonté et de grâces qu'il lui plaît de me départir ; de quoi votre majesté n'honorera personne qui les ressente avec tant de révérence et du désir d'en mériter la continuation par très-humbles et très-fidèles services. Marguerite.

Si après cette lettre il ne devait y avoir plus de difficulté à Rome pour la dissolution du mariage de la part de Marguerite de Valois, il n'en était pas ainsi à l'égard de mademoiselle d'Entragues, marquise de Verneuil ; elle aussi négociait à Rome et avait formé opposition au mariage de Henri IV et de Marie de Médicis, se fondant sur le principe du droit canonique : que lorsqu'il y a promesse de mariage faite à une chrétienne et lorsqu'à la suite de cette promesse il y a scandale par la vie commune, le mariage doit être célébré la plus vite possible. Madame de Verneuil invoquait ce principe, poussée par le parti huguenot qui voulait à tout prix, empêcher le mariage de Henri IV et de Marie de Médicis, acte qui allait changer toute la politique du règne. Le roi se montrait si caressant, empressé auprès d'Henriette d'Entragues pour qu'elle renonçât à toute plainte sérieuse et authentique en cour de Rome.

Le dimanche 7 de mai (1600)[11], on eût avis que le 25 du mois dernier, le contrat de mariage entre le roi et la princesse Marie de Médicis, avait été passé au palais Pitti, en présence de Charles-Antoine de Putey, archevêque de Pise et du duc de Braciano, que sa constitution de dot est de 600 mille escus et que le même jour la princesse de Médicis, déclarée reine de France, avait dîné publiquement à table assise sous un dais, son oncle assis plus bas qu'elle, le duc de Braciano, lui avait baisé et lavé les mains, et M. de Sillery, ambassadeur de France donné la serviette. On dit que cette nouvelle a été apportée par le sieur d'Alincourt à Fontainebleau et qui a remis au roi le portrait de cette princesse, enrichi de pierreries et de diamans[12].

Ces négociations se suivaient, tandis que le duc Amédée de Savoie refusait à Henri IV, la restitution du marquisat de Saluce. Le roi profondément irrité avait porté la guerre contre cette maison de Savoie, brave et toujours ambitieuse de s'agrandir. Henri IV, avec la plus belle armée du monde s'emparait du pas de Suze et du marquisat de Saluce : par un excès de galanterie chevaleresque, tous les drapeaux pris à l'ennemi, il les adressait comme un preux des vieux âge, à sa belle maîtresse Henriette, toute enivrée de l'honneur que lui faisait le roi[13]. Jamais ses lettres n'avait été plus tendres et plus d'une fois il avait quitté l'armée pour courir au château de sa belle maîtresse. Le troisième du mois de juillet, la marquise de Verneuil est accouchée d'un enfant mort, elle avait sollicité le roi par plusieurs lettres de revenir à Paris pour être présent à ses couches, croyant que si en sa présence, elle fesait un garçon, le roi l'épouserait, mais la foudre est tombée dans la chambre de la marquise dont elle a été si effrayée que son enfant est mort. Ainsi le roi était engagé de tout côté par des promesses ; et néanmoins son mariage avec Marie de Médicis était célébré à Florence avec pompe. La royale épousée recevait l'anneau nuptial sous le poêle. Il fut dansé au palais de Pitti, un ballet magnifique[14] suivi d'un souper exquis et superbe ; la reine avait à son côté le légat du pape, le duc de Mantoue, le grand duc de Florence et à son côté gauche les duchesses de Mantoue, Florence et Braciano, le duc Virginio Ursini, duc de Braciano, servit d'écuyer et don Juan, frère du grand duc, d'échanson. Vendredi, samedi et dimanche, furent employés en chasses, joutes, courses de bague ; le lundi 9 octobre, il fut joué une comédie dont l'exécution des machines coûta soixante mille écus.

Après ces fêtes solennelles et ces réjouissances publiques, la nouvelle reine Marie de Médicis, s'embarqua pour la France sur une splendide galère, véritable travail de la renaissance florentine ; la proue était en ivoire incrustée de perles, les rames d'ébènes comme celles de Cléopâtre couverte de tapis de pourpre et d*or, elle était escortée par cinq galères de Malthe, cinq du pape, cinq du grand duc afin de lutter contre les pirates barbaresques. Cette petite escadre entra dans le port de Gênes, visita Toulon et vint aborder au port de Marseille, le vendredi 3 novembre 1600, vers cinq heures du soir[15]. Marseille était alors une république municipale : elle avait aimé ardemment la Ligue et sa soumission à Henri IV était plutôt le résultat de la trahison du capitaine Libertat, qu'un acte de volonté spontanée ; ses meilleurs citoyens étaient exilés ; Casaulx, son brave consul, avait péri assassiné par Libertat ; c'était à peine si Niozelle Glandèves, aimé du peuple et Louis d'Aix[16], avaient pu rentrer furtivement dans la ville : Jacques Capefigue, le citoyen dévoué à Marseille, s'était abrité à Signe. — Son neveu reparut plus tard dans la conjuration municipale qui sous la minorité de Louis XIV, tenta de rendre à Marseille sa liberté[17] —. L'Italie, Florence, Gênes, surtout, avait fourni leurs contingents à la noblesse provençale : les Riqueti, les Forbini, les Albertas, les Fortia d'Urban, les Fabroni, etc. Et Marie de Médicis devait trouver à Marseille des souvenirs de la patrie.

Elle fut reçue avec un grand enthousiasme ; la cité revêtit ses habits de fêtes, les galères se pavoisèrent de mille banderoles ; les rames en l'air en signe de joie ; elles étalèrent leur beau tapis de Perse, leur étendard de soie ; on aurait dit une de ces fêtes vénitiennes que Paul Véronèse a peinte autour de St -Marc ; sur les quais, les échevins et consuls avaient fait construire un bel édifice en bois pour communiquer de la place neuve à l'Hôtel-de-Ville[18] : on fit des vers en patois du pays dans un de ces beaux repas consulaires où s'étalaient sur de riches plats d'argent, les plus gros poissons de la Méditerranée, péchés à la madrague. Marie de Médicis voyagea tout à fait en reine s'arrêtant dans toutes les cités, à Aix, ville parlementaire ; elle visita Arles[19] la romaine avec son splendide cloître de Saint-Trophime. Vous qui aimez les débris de la civilisation morte, visitez Arles avec ses ruines des siècles écoulés, cimetière, cloître, arènes, théâtres, arc de triomphe, tout rappelle la Gaule romaine.

Dans le Comtat, Marie de Médicis entra sur les terres pontificales. Temps de prospérité pour Avignon que celui de la souveraineté des papes ! elle avait alors de splendides palais,ses cardinaux, ses princes, sa noblesse ! Le légat reçut Marie comme reine de France et la nièce du souverain pontife ; il la harangua aux portes d'Avignon tourrellée comme une Cibèle antique : Je vous souhaite la naissance d'un beau dauphin avant la fin de l'année, Madame, et Marie lui répondit dans la douce langue florentine Monsignor, pregate il Dio accio me faccia questa grazzia. Le légat qui voulait rappeler à Marie de Médicis les beaux souvenirs de Florence, fit représenter en tapisserie les paysages de l'Arno ; il y eut ballet, collation, et une troupe de comédiens italiens reproduisit les farces de L'Arlequino de Bologne ; trois jours après, la reine Marie de Médicis se mettait en route pour Lyon lieu fixé pour son entrevue avec le roi.

Il se passait alors d'assez tristes scènes d'amour entre Henri IV et mademoiselle d'Entragues. Dès qu'elle avait appris les fiançailles de Marie de Médicis avec le roi, Henriette s'était enfuie, déclarant que ces noces étaient ses funérailles : Souvenez-vous d'une damoiselle que vous avez possédée, ce qu'elle ne pouvait faire qu'en votre unique foi, qui a eu autant de pouvoir sur mon honneur que V. M. en a sur ma vie, sire, votre malheureuse servante et sujette. Henriette[20].

Cette lettre faisait allusion à la promesse de mariage qu'Henri IV avait signé à mademoiselle d'Entragues, le roi sentait l'importance de la retirer de ses mains au moment de son mariage avec Marie de Médicis : Je vous envoie ce porteur pour me rapporter la promesse que je vous ai baillée, je vous prie ne faillez de me la renvoyer, si vous ne voulez me la rapporter vous-même[21]. Copie de cette promesse avait été envoyée à Rome par le comte d'Entragues afin d'empêcher le mariage de Henri IV et de Marie de Médicis. Il était trop tard, Marie de Médicis était déjà dans la bonne ville de Lyon.

Samedi 3 décembre (1600), la reine arriva à l'un des faubourgs de Lyon appelé la Guillotière où elle coucha, après quoi elle rentra dans la ville ; les rues par lesquelles elle passa étaient tendues de belles tapisseries, on trouvait de temps à autre des arcs triomphaux, des théâtres avec des devises à la gloire de la maison de Médicis ; elle fut à la grande église où M. de Bellièvre, archevêque de Lyon, la harangua, et fut chanté le Te Deum par une excellente musique. Le samedi 9, le roi qu'on n'attendait que le lendemain, arriva sur les huit heures du soir ; la reine en avait été avertie par M. le chancelier, elle était à son souper, et le roi la voulant voir et considérer à table sans être connu, entra dans la salle qui était fort pleine : mais il n'y eût pas mis le pied, qu'il fut reconnu par ceux qui étaient près de la porte ; la reine s'étant aperçue de ce mouvement n'en donna aucun signe, mais elle cessa de manger et poussait les plats en arrière à mesure qu'on la servait. Après le souper elle se retira en sa chambre où le roi se rendit bientôt après : M. Le Grand (le grand écuyer), qui précédait Sa Majesté, frappa si fort à la porte, que la reine ne douta pas que ce ne fut le roi ; la reine se jeta à ses pieds ; la roi la releva en l'embrassant, la caressa, s'entretint avec elle une demi-heure, puis alla souper. Pendant le souper, le roi fit prévenir madame de Nemours (la dame d'honneur), qu'il était venu sans lit espérant que la reine lui ferait part du sien ; la reine répondit à madame de Nemours qu'elle n'était venue que pour complaire et obéir aux volontés de Sa Majesté, comme sa très-humble servante. Sur cela le roi se fit déshabiller et entra dans la chambre de la reine[22].

Le vif empressement que mit le roi à accomplir le mariage ne tenait pas seulement à cette nature ardente méridionale qui l'entraînait vers toutes les femmes, mais encore à la conviction qu'il fallait en finir au plus tôt avec les obstacles, les résistances qui de toutes parts pouvaient surgir, à cause de la promesse qu'il avait faite à mademoiselle d'Entragues : une fois l'union accomplie, il n'y aurait plus à revenir et Marie de Médicis appartenait à Henri IV sans qu'il n'y eût plus aucun retour : Le dimanche, 17 décembre, le roi et la reine magnifiquement habillés, accompagnés d'une cour brillante et de toute la noblesse, se rendirent, après le dîner, à l'église Saint-Jean où le légat les attendait, assistés des cardinaux de Joyeuse, de Gondi, de Gèvres et de tous les prélats qui étaient dans Lyon, où ils reçurent la bénédiction du légat et la confirmation de leur mariage. En cette solennité, il fut jeté au peuple une grande quantité de pièces d'or et d'argent[23].

Cet hyménée de Henri IV et de Marie de Médicis fut accueilli avec toute faveur par le peuple qui l'acclama ; les poètes le chantèrent, et parmi eux surtout Malherbe ; normand d'origine, mais entré au service du prieur d'Angoulême, il avait passé en Provence, les belles années de sa vie ; il avait chanté Henri IV soudard et batailleur, il voulut encore célébrer son hymen avec Marie de Médicis lors de son passage à Aix. Cette ville aujourd'hui si triste, si abandonnée, était une grande capitale avec son royal gouverneur, son parlement, et Malherbe poète et brave soldat chantait l'hyménée comme Ovide et Properce[24]

Peuples qu'on mette sur la tète

Tout ce que la terre a de fleurs.

Peuple que cette belle fête,

A jamais tarisse nos pleurs ;

Qu'aux deux bouts du monde se voie,

Luire le feu de notre joie,

Et soient dans la coupe noyés

Les soucis de tous ces orages,

Que pour nos rebelles courages

Les dieux nous avaient envoyés.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Aujourd'huy nous est amenée,

Cette princesse que la foi

D'un saint et loyal hymenée

Destine au lit de notre roi.

La voici la belle Marie,

Belle merveille d'Étrurie,

Qui fait confesser au soleil,

Quoique l'âge passé raconte.

Que du ciel, depuis qu'il y monte.

Ne vint jamais rien de pareil.

Il fut étrange et inconvenant au milieu de ces cérémonies publiques de voir Henri IV, tout à coup quitter Marie de Médicis sa royale épousée et pour aller où ? au château de Verneuil, auprès de la marquise d'Entragues, sa maîtresse adorée à laquelle il avait écrit les lettres les plus tendres, les plus passionnées, pendant les négociations du mariage ; il accourut auprès d'Henriette pour la supplier de venir spontanément à la cour de Marie de Médicis, de ne point s'éloigner, de lui rendre un amour tendre et public, pour ainsi dire en présence de la reine qui n'était pour lui qu'un gage donné à la politique. Ce voyage du roi fit scandale et souleva des tempêtes.

Il s'en suivit de tristes brouilles dans le royal ménage et s'il faut en croire un contemporain : Cette illustre paire d'amans, n'étaient pas toujours d'accord sur leur amour particulier ; la reine avait un grand crève-cœur de voir auprès d'elle la maîtresse du roi[25]. Cependant la chose s'arrangea un moment par un intermédiaire tout puissant, la fille de la nourrice de la reine, Eléonore Galigaï, venue de Florence avec sa maîtresse ; il fut convenu que la marquise de Verneuil, résiderait à la cour avec un titre auprès de Marie de Médicis et que le roi consentirait au mariage d'Eléonore Galigaï, la bien-aimée de la reine, avec le fils du notaire ou secrétaire Concino Concini créé marquis d'Ancre. Il se fit ainsi un raccommodement et la reine donna bientôt à Henri IV, un beau dauphin ; ivre de joie de cet événement qui assurait un héritier légitime à sa race, Henri IV écrivit de sa main à M. de Montmorency : Mon cousin, présentement sur les dix heures du soir, ma femme est heureusement accouchée d'un fils... Grâce à Dieu, la mère et l'enfant se portent bien[26]. Au contraire, l'ambassadeur d'Espagne dissimula peu sa tristesse sur un événement qui donnait une lignée directe à la maison de Bourbon[27] ; ce qui était une joie pour Henri IV.

 

 

 



[1] Voyez mon Histoire de la Réforme et de la ligue, t. VI.

[2] Copie faite sur l'original étant en la bibliothèque Lamoignon, dans Fontanieu, portefeuille n° 444-445.

[3] Fontanieu, (Biblioth. impér.), portefeuille n° 452-453.

[4] Journal de Henri IV, année 1599.

[5] Plusieurs de ses actes royaux sont datés des déserts de Fontainebleau.

[6] Ce mariage se négociait à Rome, par l'ambassadeur de France, M. Brullart de Sillery. Le contrat était signé (Mss. de la Marre. Biblioth. impér. côté n° 9594).

[7] Avec cette devise famam servare memento.

[8] Voyez ma Catherine de Médicis.

[9] Manusc. Béthune, 8416, f° 96.

[10] Mss. de Béthune, autographe, vol. coté 8416, fol. 96.

[11] Journal de Henri IV (mai 1600).

[12] Avec la bulle du pape pour la dispense (avril 1600).

[13] Sully rapporte lui-même cette galanterie du roi.

[14] Relation imprimée du mariage de Marie de Médicis, brochure. Juin 1600.

[15] Description des voyages de Marie de Médicis (brochure).

[16] J'ai rectifié dans mon travail sur la Ligue tout ce qui a été dit sur la reddition de Marseille à Henri IV. La statue de Libertat a été arrachée en 1850 de son piédestal.

[17] Un arrêt du parlement de Provence condamna Glandevez, Capefigue, etc., par contumace ; leurs terres furent semées de sel, leurs maisons rasées.

[18] Notre patriotique historien Ruffi a écrit la belle histoire de Marseille ; tout ce qui a été fait après lui n'en est qu'une pâle copie. Le bois de pin de Ruffi existe encore.

[19] Chaque fois que je vais en Provence, je m'arrête à Arles ; que de merveilles dans cette ville silencieuse. Le cloître à lui seul mérite un livre. Il est aujourd'hui gardé par un brave ouvrier érudit, qui m'avoua que, pour vivre, il avait besoin de faire le cordonnier.

[20] La lettre si touchante de mademoiselle d'Entragues, se trouve dans les mss. du Puy, vol. coté 8476.

[21] M. Du Puy, vol. 407.

[22] Journal de Henri IV, décembre 1600.

[23] La relation du séjour de Henri IV à Lyon dit : que le roi et Marie de Médicis visitèrent l'abbaye d'Esnay. Abbaye célèbre à cause de son crypte où furent enfermés les premiers martyrs chrétiens de Lyon ; aujourd'hui elle est délaissée, et je suis peut-être le seul voyageur qui vais la visiter chaque fois que je passe à Lyon comme un des plus grands souvenirs de la prédication chrétienne dans les Gaules.

[24] Ode à la reine Marie de Médicis sur sa bienvenue en France, présentée à Aix en l'année 1600.

[25] Recueil de Thoisy, y. IV, p. 17. Bibliot. imp.

[26] Collection Béthune, vol. coté 9076, fol. 31.

[27] La reyna para un hijos (Arch. de Simancas, vol. 86, in-fol.).