GABRIELLE D'ESTRÉES

ET LA POLITIQUE DE HENRI IV

 

X. — Henri IV à Paris ; douleurs et misères des habitants (1594).

 

 

Ce ne furent pas les victoires de Henri IV, mais la trahison de Brissac qui livra Paris au Roi, bien que converti au catholicisme. Ce ne fut point la conquête de vive force, mais un bon et coûteux marché, conclu entre Henri et le parti des fatigués qui lui ouvrit les portes de la capitale. La note (denier pour denier) de ce que la livraison de Paris coûta à Henri IV existe encore[1] ; il fallut faire un marché avec tout le monde ; le Roi parlait toujours de la carte à payer. Dans ses jours des goguenardises il aimait à le rappeler. Le Journal de l'Étoile[2] écrit par un ami ardent de la restauration de Henri IV, rapporte qu'un jour après son dîner, le Roi dit au secrétaire Nicolas ; que peut tu dire de me voir ainsi à Paris comme j'y suis... je dis, sire qu'on a rendu à César ce qui était à César, comme il faut rendre à Dieu ce qui appartient à Dieu... Ventre saint-gris, reprit le Roi, on ne m'a pas fait comme à César, car on ne me l'a pas rendu à moi, mais bien vendu. Cela fut dit en présence de M. de Brissac, du prévôt des marchands et autres vendeurs, qu'ils appellent[3].

Ainsi s'exprime l'auteur du Journal de l'Étoile, et ces paroles étaient dites deux jours après la reddition de Paris. Ce qu'on appelle la restauration de Henri IV fut loin d'être un fait populaire et joyeusement accepté ; ce fut une véritable réaction qui brisa toutes les résistances. A peine Henri IV était-il rentré au Louvre, que commença le système de police qu'on appela des billets, c'est-à-dire des ordres commandés par le conseil du Roi[4] ; quand un magistrat, un bourgeois, un homme du peuple déplaisait, il recevait un billet pour quitter la ville ou même le royaume. Le 24 mai 1600, le surlendemain de l'entrée du Roi, le curé de Saint-Jacques de la Boucherie reçut son billet[5]. Le 25, ce fut le tour du curé de Saint-Germain-l'Auxerrois ; beaucoup de ligueurs sortirent ce jour là de Paris, les uns par un billet, les autres sans les attendre, de crainte de pis.... Le président de Neuilly eut son billet deux jours avant et Morin, procureur de la ville, eut aussi son billet ce jour là. Le curé de Saint-André-des-Arts avec son vicaire et quelques autres zélés sortirent de Paris par la porte Bussy à laquelle commandait M. d'Aubray qui dit adieu au curé et le curé à lui et à toute sa compagnie laquelle pour la plupart étaient ses paroissiens, auxquels il demanda pardon et les pria de prier Dieu pour lui et qu'il prierait pour eux[6].

Ces billets de proscription multipliés outre mesure, jetèrent la ville dans une véritable consternation ; car les meilleurs citoyens étaient exilés. Les bourgeois recueillaient avec une admiration secrète tous les actes de patriotisme et de résistance, d'honneur et de désintéressement quand il y avait tant d'actes de lâcheté et de trahison ! ce jour là, Du Bourg rendit la Bastille et en sortit avec l'écharpe noire ; il ne voulut jamais prendre l'argent pour la reddition de cette place, montrant par là sa générosité et sa valeur ; étant sollicité de reconnaître le Roi, et que c'était un bon prince, répondit qu'il n'en doutait pas, mais qu'il était serviteur de M. de Mayenne auquel il avait donné sa foi ; au reste, que c'était un traître que Brissac, et que pour la lui maintenir il le combattrait entre quatre piques en présence du Roi, et lui mangerait le cœur au ventre et que la première chose qu'il ferait étant sorti, ce serait de l'appeler au combat, qu'il lui enverrait un trompette et pour le moins lui ferait-il perdre l'honneur s'il ne lui faisait perdre la vie[7].

Ces sentiments de loyauté pour la défense de leur cause étaient partagés par la très-grande majorité des habitants de Paris. En vain le Roi avec son charmant esprit cherchait-il à gagner le cœur des habitants de Paris par des mots gracieux ; en vain se montrait-il plein de générosité envers les plus hauts des compromis d'entre les résistants, tels que les duchesses de Montpensier et de Nemours, soupant et jouant avec elles sans se souvenir- de leur ardeur ligueuses et de la haine qu'elles avaient manifestés contre lui ; il n'en était pas moins vrai que l'exil et la proscription s'étendait à la bourgeoisie, aux chefs des halles, aux dignes ouvriers drapiers, cordonniers, bouchers, couteliers, tisseurs de toiles, aux curés si aimés, si respectés dans la ville de Paris[8].

Le parlement afin de se racheter de ses complaisances et de ses souvenirs de la Ligue, se montrait impitoyable pour les plus petits délits qui touchait aux droits du roi et presque aussitôt l'entrée de Henri IV à Paris, il porta arrêt contre le père Guignard, jésuite qui fut condamné à être pendu et étranglé, pour son corps être ars et brûlé. Quel était son crime ? On avait trouvé en sa maison des couplets satyriques dirigés contre le roi Henri III, composés après sa déchéance[9] ; en vain le père Guignard rappela-t-il que ces papiers se rattachaient à un temps écoulé, à un règne qui n'était plus ; on fut impitoyable et l'arrêt fut exécuté en Grève[10] ; ce qui inspire cette juste réflexion au journal l'Etoile. Une chose était à remarquer au jugement de ce jésuite, c'est que ses juges qui tous le condamnèrent à la mort, pour la plupart avaient assistés à l'arrêt de déchéance donné contre le feu roi[11]. Il en est toujours ainsi ; après les révolutions finies, les hommes compromis sont plus cruels et plus inflexibles envers leurs vieux complices que les hommes même de la restauration, afin de faire oublier leur passé. Le parlement cherchait à effacer la mémoire de sa participation à la Ligue par son excès de zèle.

Jamais Paris n'avait donc été plus triste, plus misérable, qu'après la restauration de Henri IV : la famine, la maladie, décimaient ses habitants. Le samedi 13 mai 1595, le septier de blé se vendait jusqu'à 21 ou 22 livres, aussi aux rues de Paris, se voyaient plein de plusieurs procession de pauvres, montant en groupe de tout côtés ; si en furent comptés auprès de six mille en quelques jours. On disait donc parmi le peuple que Paris recevait son châtiment pour avoir obéi à un relaps excommunié du Saint-Siège, à Henri le huguenot déguisé. La désolation fut si grande qu'il y eut même des morts subites parmi les femmes qui aiment et sentent plus vivement la honte d'un peuple. Moururent le même jour à Paris deux femmes ligueuses et au lieu qu'on dit communément que les femmes meurent de joie, celles-ci au contraire mounirent d'ennuy et de fascherie de voir le Roi dedans Paris. L'une était la femme du sieur Lebrun, marchand, demeurant rue Saint-Denis ; on peut ajouter la femme de l'avocat Chopin[12] qui en perdit l'esprit, même pour laquelle toutefois on disait quelle n'avait pas perdue grand chose.

Cette tristesse profonde et générale était encore augmentée par la nécessité ou avait été le Roi de mettre de nouveaux impôts pour nourrir les troupes qui tenaient garnison à Paris[13]. On disait surtout que cette contribution de guerre avait pour but d'acheter des traîtres disposés à livrer les villes encore fidèles à la Sainte-Union. Après l'entrée de Henri IV le ciel devint triste et plombé, la pluie n'avait pas cessé de tomber depuis le milieu de mai jusqu'à la fin de juin, et comment oser descendre la chasse de Sainte-Geneviève ou prier devant elle (je dis ici les opinions du temps), lorsque Paris était livré aux Huguenots ? Le prêche était librement ouvert, les ministres Calvinistes avaient tout accès au Louvre auprès de Madame Catherine sœur tant aimée du Roi qui faisait publiquement la Cène à Saint-Germain, à Fontainebleau et au Louvre ; allait-on arriver aux tristes jours d'humiliations qui suivirent le triomphe de Coligny ? Le roi récitait lui-même les psaumes de Marot comme le faisait Duplessis Mornay quand les catholiques étaient obligés de subir la domination d'un conseil calviniste, avant que la mêlée sanglante de la nuit du 24 août 1572 n'eut assuré la victoire aux métiers et corporation de Paris.

Ce n'est pas que Henri IV ne multipliât les actes de sa nouvelle foi, il assistait assidûment à la messe, aux vêpres, aux complies ; il suivait la procession des moines et des reliques dans les rues populeuses, même on le vit toucher les écrouelles selon les anciens us des Rois : pouvait-on se fier à ces apparences ? L'air goguenard et railleur du Roi détruisait l'idée que la multitude pouvait se faire de la sincérité de sa conversion ; Henri de Béarn, une fois déjà catholique, ne s'était-il pas parjuré en revenant à l'hérésie[14] ? Ainsi raisonnaient les ligueurs, c'est-à-dire la population active de Paris ; ceux-ci ne voulaient et ne pouvaient reconnaître le Roi que lorsque l'excommunication majeure serait levée par le Pape, seul juge en matière de foi : il était impossible de reprocher aux curés de Paris de ne pas saluer, comme Roi très-chrétien, le prince qui, encore frappé de l'excommunication majeure, laissait le prêche libre sous la protection de Madame Catherine, sa sœur ! Les lettres d'exil, multipliées contre les meilleurs d'entre les religieux, s'étendaient à tous les ordres d'État, depuis les parlementaires jusqu'au bas peuple. Toutefois la corruption vint un peu en aide à la liberté, et M. d'O, contrôleur général des finances de Henri IV[15], fit rançonner les plus riches des exilés qui voulaient rentrer dans Paris. Sur la fin de ce mois Messieurs de Hère et de Bordu, conseillers en la Cour, revinrent à Paris, dont ils avaient été chassés par billet d'exil ; plusieurs y revinrent en ce temps, qu'on disait avoir racheté leur billet pour de l'argent ; parmi eux on nommait Lescot, Legresle et Ménager : on ne parlait point de rappeler les faquins et les savetiers qu'on avait mis dehors parce qu'ils n'avaient ni crédit ni argent, combien que leur condition fût plus favorable pour leur faire grâce que celle des autres, en ce qu'ils ne pouvaient de tout rien pour remuer l'État quand ils en eussent la volonté. Les médisans de Paris disaient qu'il n'y avait impôt qui vint mieux que cet argent plus prompt pour faire fonds aux finances de M. d'O, que celui qu'on tirait des billets journellement ; ainsi allait le monde ![16]

La corruption et la misère régnaient donc à Paris. A un été pluvieux succédait un hiver froid et tout rempli de morts subites et d'épidémies ; l'Espagnol s'avançait en Picardie, s'emparant des places fortes et des points militaires : quelques avant-gardes de ces forts régiments étaient arrivés jusqu'à la forêt de Compiègne. Les tètes étaient exaltées, et, dans cette fermentation, s'accomplit le premier attentat contre Henri IV. Le mardi, 27 décembre (1594), comme le Roi revenant de son voyage de Picardie, fut entré tout botté dans la chambre de Madame de Liancourt[17], ayant autour de lui le comte de Soisson, le comte de Saint-Pol et autres seigneurs, se présentèrent à Sa Majesté pour lui baiser la main, MM. de Ragni et de Montigni, ainsi qu'il les recevait, un jeune garçon, nommé Jean Chastel, âgé de 19 ans ou environ, fils d'un drapier de Paris, demeurant devant le Palais, lequel avec la troupe s'était glissé dans la chambre, et avançant jusqu'auprès du Roi sans être aperçu, tâcha, avec un couteau qu'il tenait, d'en donner dans la gorge de Sa Majesté ; mais parce que le Roi s'inclinait à terre pour relever ces seigneurs, qui lui baisaient les genoux, le coup (conduit par une secrète et admirable providence de Dieu) porta, au lieu de la gorge à la face, sur la lèvre haute du côté droit et lui entama et coupa une dent. A l'instant que le Roi se sentit blessé, regardant ceux qui étaient autour de lui, et ayant advisé Mathurine, sa folle[18], commença à dire : Au diable soit la folle, elle m'a blessé. Mais elle le niant, courut tout aussitôt fermer la porte et fut cause que ce petit assassin n'échappa pas ; lequel ayant été saisi puis fouillé, jeta à terre son couteau encore tout sanglant dont il fut contraint de confesser le fait sans autre force ; alors le Roi commanda qu'on le laissât aller et qu'il lui pardonnait, puis entendant dire qu'il était disciple des jésuites, dict ces mots : fallait-il donc que les jésuites fussent convaincus par ma bouche.

A l'occasion de cet horrible attentat que le Roi aurait voulu couvrir du plus profond silence, par générosité politique, les conseillers demandèrent des proscriptions nouvelles ; comme Jean Chastel était élève des jésuites, les ennemis de l'institution conclurent qu'il fallait chasser toute la compagnie de Jésus[19] de ses collèges. On avait déjà proscrit les dominicains et d'autres ordres jusqu'aux capucins ; tandis que les Huguenots jouissaient en paix de la liberté du prêche, les catholiques voyaient les couvents fermés, les religieux exilés hors des murs de Paris sous de simples prétextes. Ainsi marchent les réactions, elles ne s'arrêtent pas ; la politique de la satyre Ménippée triomphait, le pouvoir passait aux mains de ce tiers parti tiède et impopulaire qui avait toujours rêvé des transactions impossibles. L'horizon chaque jour était plus sombre, le Roi triste et rêveur changeait à vue d'oeil, portant en lui-même un vif et profond chagrin ; lui si gai, si railleur au milieu des batailles, ne disait plus que des paroles découragées ; interrogé par ses amis sur les causes de cette tristesse, le roi répondait : ventre saint-gris, comment ne serai-je pas mécontent de voir un peuple si injuste envers son Roi, qu'encore que j'ai fait et fasse encore tous les jours tout ce que je peux pour lui, me dresser toutefois, tous les jours, de nouveaux attentats, car depuis que je suis ici je ne vois pas autre chose[20].

Ces paroles du Roi étaient certes bien vraies, bien senties, mais la cause n'en était-elle pas dans la tendance même des conseils, et dans la propre situation que Henri IV s'était faite : il arrivait pour finir une révolution et il irritait la majorité par ses préférences et ses manifestations en faveur de la minorité ; il avait autour de lui des Huguenots et voulait commander à un peuple catholique[21] ; il accueillait les ministres du calvinisme avec bienveillance et il exilait les curés et les religieux. De ces faits résultait une irritation profonde dans les esprits : les restaurations ont toujours créé des situations fort difficiles. Cette race méridionale et Béarnaise qui allait dominer dans Paris, était inconnue à la population ; on avait trop détesté Henri de Navarre pour l'aimer devenu roi de France. La sûreté de sa personne et de son gouvernement exigeaient des mesures de rigueur qui le rendaient odieux, et avec la meilleure intention il était mal jugé, calomnié ; on fouillait sa vie avec injustice, on lui disputait ses distractions. Roi soldat, Henri IV n'aimait pas à être gêné, il agissait à Paris comme dans les camps. La partie austère du calvinisme et des catholiques lui reprochait la licence de ses mœurs et le luxe de ses maîtresses. Jamais situation ne fut donc plus difficile que celle de Henri IV à Paris.

 

 

 



[1] Je l'ai publiée dans l'Histoire de la Réforme et de la ligue et du règne de Henri IV, t. VI.

[2] Journal du règne de Henri IV, roi de France et de Navarre, par M. Pierre de Lestoile grand audiencier en la chancellerie de Paris. La Haye, 1741.

[3] Journal de L'Étoile, 1594. Nicolas était un vieillard joyeux, secrétaire d'État depuis Charles IX.

[4] C'est ce qui se transforma ensuite en lettre de cachet, sous la monarchie de Louis XIV.

[5] Jacques L'Huillier un des prédicateurs éloquent et populaires de la Ligue ; il se réfugia à Rome.

[6] Journal de Henri IV, p. 2.

[7] Journal de Henri IV, 27 mai 1694.

[8] Journal de Henri IV, année 1594.

[9] Cayet et De Thon approuvent cette réaction. De Thon, t. V, p. 121.

[10] 7 Janvier 1595.

[11] L'Étoile, Journal de Henri IV, t. II, p. 155.

[12] L'avocat Chopin était un des plus doctes parmi les légistes, l'auteur de la Coutume de Paris et d'Anjou ; il s'était été corps et âme dans la Ligue, Exilé lors de la restauration de Henri IV, il ne revint qu'un des derniers à Paris.

[13] Le samedi 2 de ce mois fit publié à Paris, un impôt d'un écu et demi, sur le muid de vin et de 25 sol sur le septier de bléd. (Journal de Henri IV.)

[14] On ne peut se faire l'idée de l'irritation profonde qu'excitait la conduite de Henri IV ; un bourgeois de Paris vint jusqu'à dire : le premier chien qui viendra de ma chienne que voilà, Je veux qu'on le nomme Henri de Bourbon. (Journal de Henri IV, juillet 1796.)

[15] François Du Frêne de Maillebois seigneur d'O, gouverneur de Paris surintendant des finances avant Sully.

[16] Journal de Henri IV, 1602.

[17] Gabrielle d'Estrées ; (c'était le nom de son mari).

[18] Les Rois avaient encore auprès d'eux, un fou et une folle à titre, qui pouvaient se permettre de tout dire.

[19] Il faut dire aussi que l'esprit d'une opposition coupable était monté bien haut et j'ai trouvé dans mes recherches un opuscule (rare), sous ce titre : Apologie de Jean Chastel parisien, 1595 (Sans nom de ville.)

[20] Journal de Henri IV.

[21] La sœur du Roi, Madame Catherine, allait publiquement au prêche, où lui même se plaisait à assister. (Voy. Mém. De Sully.)