GABRIELLE D'ESTRÉES

ET LA POLITIQUE DE HENRI IV

 

IX. — Les deux rois devant Paris. - Assassinat de Henri III à Saint-Cloud (1580).

 

 

Henri III arrivait dans le camp de Henri, roi de Navarre ; l'entrevue des deux princes qui s'était faite dans le château de Tours avait eu pour résultat d'unir la noblesse royaliste, fidèle au roi de France, à la cause de Henri de Navarre et des Huguenots : brave armée que celle-là dévouée à Henri III sous les ordres d'un chef de guerre le plus expérimenté, le maréchal de Biron. Aussi l'expédition presque désespérée de Henri de Navarre dans les provinces méridionales s'était rapidement changée en une marche sur Paris, traversant la campagne, évitant les villes, car le peuple des cités était partout dévoué à la Ligne[1]. Les corporations ouvrières, marchandes, s'étaient levées pour le salut de la cause commune ; Henri III l'ayant trahie, la Ligue s'était constituée en vrai république fédérative ; le trône était pour ainsi dire vacant.

La plus étroite amitié régnait entre les rois de France et de Navarre ; leurs souvenirs d'enfance et de chevalerie s'étaient réveillés ; Henri de Navarre se rappelait qu'il avait eu Henri de Valois pour compagnon de galanterie à la cour de Catherine de Médicis ; il le comblait de respectueux témoignages, comme il le devait à son suzerain ; Henri III le lui rendait en courtoisie élégante[2] ; mais ces marques d'amitié respective n'empêchait pas qu'il y eut des jalousies et de profondes répugnances entre les deux camps : l'armée catholique et les Calvinistes ; elles n'avaient ni les mêmes mœurs, ni les mêmes croyances ; les uns allaient à la messe, les autres au prêche ; l'armée royaliste craignait que le Pape ne se décida à lancer justement les excommunications majeures contre elle, tandis que les Huguenots raillaient le Pape. Ainsi, bien que réunies pour l'expédition commune, les deux armées se séparaient dans leurs marches et leurs opérations militaires ; d'accord dans leurs luttes contre la Ligue, elles devaient se séparer dans le but définitif qui était le triomphe de deux idées parfaitement hostiles.

On l'aperçoit surtout à mesure que les deux rois s'approchent de Paris. Henri III groupe toutes ses forces autour de Saint-Cloud (villa) ou maison des champs, riches de ses splendides jardins que Henri II avait construite et embellie à la façon florentine où Catherine de Médicis avait souvent résidé[3] ; les Valois aimaient les palais. La chevalerie huguenote avait pris une position tout à fait distincte : Henri de Béarn campait sur les hauteurs (pierres et roches) de Montmartre ; lui-même s'était abrité un peu au-delà de l'abbaye, dans la petite maison du moulin entouré d'un jardin potager[4] ; Henri de Béarn pouvait plonger à la fois son regard sur la cité de Paris qui soutenait le siège avec un bel héroïsme, et sur Saint-Cloud où était l'armée royaliste de Henri III, qui devait opérer de concert avec les Calvinistes. On espérait en vain la capitulation de Paris ; si un parti de lâches et de corrompus (celui qui écrivait la satyre Ménippée) pouvait souhaiter la reddition de la cité, le peuple tout entier était en armes ; les fils de Henri de Guise étaient salués avec enthousiasme par la multitude. Le brave duc de Mayenne était nommé lieutenant général de toutes les forces réunies, tandis que la duchesse de Montpensier, âme énergique, dirigeait le mouvement municipal à l'Hôtel de Ville[5] ; il n'était question dans les groupes populaires que de la vengeance qu'on devait tirer de l'assassinat des Guises commis dans les États à Blois. La déchéance de Henri III était solennellement prononcée ; on avait convoqués les Etats généraux à Paris pour décider à qui la couronne serait déférée selon le droit et la loi salique.

La tête sur laquelle étaient ainsi amoncelées toutes ces haines populaires était celle de Henri III, et on considérait sa mort comme un heureux événement ; les pamphlets prêchaient publiquement l'assassinat du roi, et les passions étaient à ce point exaltées qu'il y eut une joie immense lorsqu'on apprit à l'Hôtel de Ville, que Henri III avait été frappé d'un long coutelas, à Saint-Cloud. On fit courir diverses versions sur cet abominable attentat[6] ; les uns disaient que le coup avait été porté par un religieux de l'ordre de Saint-Dominique ; les autres que le meurtrier (les Ligueurs disaient le héros) n'avait pris ce déguisement que pour parvenir plus facilement auprès du roi, et que Jacques Clément était fils du peuple. Il courut

le bruit dans le camp de Henri de Navarre que l'assassin avait été envoyé par la duchesse de Montpensier l'implacable ennemie, (dent pour dent). Henri III l'avait privée d*un frère bien-aimé et il avait fait de ses trois neveux des orphelins, lors des actes de Blois. Aux yeux des ligueurs, Henri III, était l'excommunié, le Roi parjure déchu par le pape et par les États généraux ; et ce relaps assiégeait Paris de concert avec les huguenots ennemi de la chose publique. On le frappait et les érudits de la Sorbonne ne manquaient pas d'exemple dans l'histoire pour justifier cet attentat. Il suffit de jeter les yeux sur les estampes contemporaines pour voir les témoignages de la joie des Parisiens[7] et des villes associées à la Ligue, en apprenant la mort de Henri III ; véritable triomphe de la cause populaire.

Il fallait bien que le coup fut décisif, pour le succès de la Ligue, car Henri IV fut obligé de lever subitement le siège de Paris sans espérance d'y rentrer ; l'armée confédérée s'éloigna des hauteurs de Montmartre et de Saint-Cloud ; les alliés royalistes se dirigèrent vers la Touraine ; les Huguenots prirent la route de la Normandie. Henri IV y courrait au-devant des Anglais auxiliaires, (le corps du comte d'Essex)[8] qui débarquaient au Havre : six milles Anglais, trois milles Écossais, bandes étrangères venaient secourir Henri de Béarn ; braves troupes qui rendirent la vie et la force à la cause de Henri IV. Appuyé sur les secours étrangers le Béarnais opéra en Normandie, en convergent vers les Flandres car le parti calviniste, aidé par les Anglais, avait alors un hardi projet sur les Pays-Bas, pour seconder leur révolte contre l'Espagne.

Dès ce moment, Philippe II dût prendre part à la guerre : les vieilles bandes espagnoles s'ébranlèrent pour entrer en campagne. Il se fit donc une guerre sérieuse et toute de tactique : Avant de reprendre le siège régulier de Paris il fallut repousser les Espagnols et dans ses expéditions de Normandie, le roi de Navarre[9] déploya une valeur personnelle, une tactique de guerre, qui le mirent en grande renommée parmi tous : il avait à combattre le duc de Mayenne, très-brave, très-expert au métier de guerre, un peu mou et paresseux ; il était très-gros, se levait tard, mangeait beaucoup, mais sur le champ de guerre il était incomparable de courage et de résolution. Henri IV dut également combattre les bandes espagnoles, braves et disciplinées : il leur opposa les Anglais et les Écossais, aussi formés aux batailles. L'archiduc d'Autriche par une manœuvre habile jeta six régiments espagnols et napolitains dans Paris, pour défendre la Ligue, qui avait invoqué son secours ; sa résistance devait être plus longue.

Le siège de Paris fut donc repris avec vigueur par Henri IV, et la défense se développa avec un héroïsme digne des Romains et des Spartates. Rien de magnifique comme la résistance des Parisiens : les corporations, les métiers, les multitudes des Halles, les religieux, la bourgeoisie, le clergé des paroisses prirent une énergique part au salut de la cité. Si quelques lâches écrivains du tiers part, trahissaient la cause populaire en insultant la Ligue en faveur de T ennemi, les parisiens souffraient la privation, la famine à ce point de désespoir, qu'ils mangeaient les bêtes immondes[10] : le peuple mourait dans la ville avec héroïsme ; Paris sortit libre de cette nouvelle et glorieuse épreuve, par la diversion vigoureuse que fit l'armée du duc de Mayenne sur le flancs des Huguenots ; Henri IV fut contraint de courir à la rencontre de Tannée catholique qui assiégeait Rouen et menaçait toute la Normandie.

Durant ce nouveau siège de Paris, Henri IV eut constamment auprès de lui Gabrielle d'Estrées ; elle habitait le petit pavillon du sommet de Montmartre d'où la vue s'étendait si loin sur la campagne[11] ; Gabrielle aimait ces vastes paysages : elle vint habiter ensuite un autre pavillon à l'extrémité opposée de la colline, sur la face de Montmartre, qui donnait sur la plaine de Saint-Denis et qu'on appelait Clignancourt[12] ; elle avait ainsi l'aspect des deux côtés de la Seine ; déjà elle donnait un fils à Henri IV quelle nomma César Monsieur, pour rappeler le courage de son père. Le Roi fou de joie lui renouvela sa promesse de mariage, toujours soumise à l'éventualité de la dissolution de son union royale avec Marguerite de Valois ; c'est à cette occasion que Henri IV lui conféra le titre de marquise de Montceaux du nom d'un château en Brie près de Maux, entouré de belles forets de vergers, riche et plantureux[13] ; aujourd'hui ce n'est plus qu'une ruine : Je l'ai visité avec cet attrait qui me pousse vers les vieux souvenirs : La chambre de Gabrielle d'Estrées n'a pas été plus respecté, que l'escalier de la tourelle d'où, l'amante voyait venir le Roi de loin dans la plaine ; les paysans foulent au pied les jardins, les plates bandes des bosquets ; un château moderne à quelque distance insulte par son luxe à ces débris ; un jour il sera ruine aussi et il ne restera aucune de ces traces que les grands noms et les grandes passions laissent à travers les générations futures[14].

Gabrielle d'Estrées, semblait absorber toute la pensée de Henri IV : elle avait du courage, de l'ambition ; elle complétait les parties défectueuses de l'esprit et de la volonté de Henri de Béarn : Il eut été impossible de déployer plus de courage, plus d'énergie et en même temps plus de jovialité et de franche galanterie que n'avait fait le Béarnais durant cette campagne. Il buvait et gaussait à merveille, caressait les belles et se battait si bien que partout dans la mêlée on ne voyait que son panache blanc ; jamais il ne voulut permettre que sa cornette fleurdelisée fut à l'abri d'un coup d'arquebusade ou de couleuvrine ; et puis le soir à table, joyeux, digne compère, aimant les propos joyeux. Dans cette campagne de Normandie, fut composé le chant devenu ensuite l'antienne royaliste.

Vive Henri IV ;

Vive ce Roi vaillant.

Ce diable à quatre,

A le triple talent,

De boire et de battre

Et d'être vert galant.

La tradition veut même que le second couplet soit r œuvre de Henri IV lui même.

J'aimons les filles

Et j'aimons le bon vin,

De nos vieux drilles,

Répétons le refrain.

J'aimons les filles

Et j'aimons le bon vin.

Ces vers étaient bien dans le caractère un peu soudard[15], de Henri de Navarre : C'étaient là ses joies, ses plaisirs, et avec cela une grande ambition de régner, à travers la souplesse toute méridionale de son caractère : on le vit bien dans sa conversion au catholicisme, si rapide et si prompte à laquelle contribua Gabrielle d'Estrées par ses conseils. Avec son coup d'œil admirable de finesse, Henri de Béarn avait bien aperçu qu'il ne pourrait conserver dans ses rangs, l'armée de Biron, les serviteurs de Henri III, qu'il ne pourrait jamais régner en France sur le peuple, les corporations, les métiers, s'il n'adoptait la foi de la nation française, et l'on apprit tout d'un coup, qu'il avait assisté à des conférences, avec les évêques à Senlis, à Surennes et qu'il avait adhéré au symbole catholique, par une abjuration solennelle et libre[16].

Pour les ardents ligueurs cet acte n'avait pas une valeur absolue ; Henri de Béarn était relaps, excommunié, c'est-à-dire hors de l'Église, pouvait-on se fier à cette nouvelle abjuration, quand il avait si odieusement secoué la première ? Mais pour le parti modéré qui voulait en finir avec la guerre civile, cet acte devait nécessairement l'apaiser, le satisfaire ! Que pouvait-on opposer à Henri IV, pour lui refuser ses droits héréditaires ? n'était-il pas désormais bon catholique ? n'assistait-il pas à la Messe comme le duc de Mayenne, les fils d'Henri de Guise ou Philippe II roi d'Espagne ?

 

 

 



[1] Voyez les Lettres d'union des cités, pour être envoyées à toute la chrétienté, à Paris 1589. (Registre de l'Hôtel de ville, t. XII, f° 23.)

[2] Cette vive amitié de Henri III pour Henri de Béarn, le faisait accuser de huguenoterie par les ligueurs : (Voyez les faits et gestes notables de Henri de Valois, où sont contenus toutes les trahisons perfides et sacrilèges, à Paris Millot 1589.)

[3] La villa Saint-Cloud appartenait à la famille Gondi, si liée avec Catherine de Médicis.

[4] Cette maison ou au moins cette position, est à côté de la place au haut de l'escalier ; la vue de la terrasse est splendide ; elle appartient à M. Barré, mon parent, et on y voit plusieurs cavités antiques.

[5] Cet héroïsme énergique de la duchesse de Montpensier, excitait la grande colère du roi Henri III : Le jeudi 27 juillet, un gentilhomme envoyé du Roi, dit à Madame de Montpensier qu'il avait charge de lui dire, qu'il était bien averti que c'était elle qui entraînait le peuple dans sa rébellion ; mais que s'il y pouvait jamais entrer, il la ferait brûler toute vive. A quoi elle répondit sans autrement s'étonner : le feu est pour les Sodomistes comme lui et non pas pour moi. (Journal de Henri III.)

[6] Il est horrible de voir à quel point d'exaltation étaient arrivé les esprits : à Paris on faisait l'éloge du régicide.

Un jeune Jacobin, nommé Jacques Clément,

Dans le bois de Saint-Cloud, une lettre présente,

A Henri de Valois et vertueusement.

Un couteau fort pointu dans la panse lui plante.

[7] Collect. Biblioth. Impériale, année 1589.

[8] Voyez la curieuse correspondance de Henri IV et de la reine Elisabeth sa protectrice. (Mss. de Béthune, vol. cot. 8682. f° 137.)

[9] Henri IV prenait déjà le titre de roi de France, (S. M. très-chrétienne). Vrai discours de ce qui s'est passé en l'année de S. M. très-chrétienne depuis son avènement à la couronne, Jusqu'à la fin de l'an 1589.

[10] Les registres de l'Hôtel de Ville sont d'une grande curiosité pour l'histoire de la défense de Paris, contre Henri IV, vol. XIII.

[11] Ce pavillon porte encore le nom de Henri IV ; la tradition dit que Gabrielle y recevait le Roi.

[12] Je crois que c'est aujourd'hui le Château-Rouge.

[13] Quelques auteurs l'ont confondu avec Monceaux près de Paris ; c'est une erreur.

[14] La chambre de Gabrielle forme une espèce de grenier à foin ; on montre un souterrain par lequel Henri IV se rendait au château de la belle Gabrielle.

[15] Collé les a transportés dans le vaudeville de la partie de chasse de Henri IV.

[16] 14 juillet 1503. Henri IV se hâta de faire part de sa conversion au duc de Nevers. (Lettre autographe.) MM. Béthune, vol. cot. 9124, in-f°.