GABRIELLE D'ESTRÉES

ET LA POLITIQUE DE HENRI IV

 

VIII. — La Ligue. - Henri III dans le camp des Huguenots (1583-1586).

 

 

La Ligue, association nationale, se composait des villes, des corporations, des métiers, d'une grande portion de la bourgeoisie ; elle fut produite par des causes très-naturelles : 1° les insultes répétées des Huguenots qui pillaient les cités catholiques, brisaient les saints des cathédrales, en méprisant les mystères et la foi du peuple. Les calvinistes avaient conclu une fédération armée ; la majorité catholique fit une Ligue pour se défendre à la fois contre les insultes et les menaces des parpaillots, les mollesses et les trahisons du tiers parti[1] ; n'était-ce pas le mouvement naturel d'un peuple ?

La Ligue fut aussi déterminée par un autre sentiment ; chaque fois qu'un grand parti ne se croit pas assez protégé, assez servi par le pouvoir qui gouverne, il cherche en lui-même sa force et sa sécurité ; il s'organise et demande à ses propres éléments le moyen de se garantir et de triompher. Telle fut la Ligue ; les catholiques s'étaient alarmés de la politique tiède et accommodante de Catherine de Médicis et de Henri III à l'égard des Huguenots ; le roi traitait, pactisait sans cesse avec les Calvinistes ; il leur faisait de continuelles concessions ; Catherine de Médicis ménageait tour à tour Henri de Béarn, le prince de Condé, Coligny, Sully, Montmorency ; le prêche s'établissait partout, dans Paris même, aux Tuileries, au Louvre. La Ligue alors dût s'organiser avec la pensée d'un autre chef ; elle ne fut pas d'abord hostile au roi, mais elle jeta les yeux pour la conduire sur ce haut défenseur de l'Église et de l'indépendance nationale, le duc de Guise, sorte de connétable, choisi par le parti religieux et populaire[2]. Le duc avait mérité ce titre par ses victoires contre les Calvinistes et par ses services ; le peuple déteste ou s'attache avec une vivacité d'impression qu on ne peut pas toujours s'expliquer, et les Guises devinrent ses idoles.

Ce fut donc un essai de politique habile de la part de Henri III de se déclarer chef de la Ligue[3] ; par là il voulait annuler la popularité du duc de Guise, sa domination sur les Catholiques, tentative impuissante, car la multitude a plus de cœur que de raison ; elle aime passionnément et ne se confie qu'à ceux qu'elle aime. Henri III soulevait toute espèce de soupçons ; il n'était ni assez austère, ni assez dévoué pour inspirer confiance ; Catherine de Médicis avait toujours été considérée comme l'amie, la protectrice des Huguenots, ou au moins comme la tête de ce tiers parti qui leur avait tant concédé. Il arriva que par une circonstance fatale, partout où se portait l'armée royale de Henri III, contre le prince de Condé ou contre le roi de Navarre, elle subissait des échecs ou n'obtenait que des succès douteux, tandis que le duc de Guise, toujours victorieux, sauvait le pays ; or, les Catholiques en concluaient facilement que Henri III n'apportait pas toute la vigueur et la sincérité nécessaire à leur cause, et souvent même qu il la trahissait.

Les liens de la Ligue durent naturellement se resserrer. Le duc de Guise ne cessa pas d'en être le chef réel et aimé ; à lui seul on s'adressait pour la direction de la haute alliance, et lorsque les États de Blois furent convoqués, les députés catholiques obtinrent une forte majorité[4] ; les trois ordres furent l'expression de la Ligue. Il eut été donc politique pour Henri III de se prononcer hardiment dans le sens de la majorité, de l'unanimité même des États de Blois, et de prendre en mains l'étendard de la Ligue. Le tiers parti dirigé par le roi Henri III, privé des habiles conseils de Catherine de Médicis eut la triste et fatale pensée de croire qu'en se débarrassant des Guises, le roi pourrait prendre la direction de la Ligue ; erreur puérile, car la Ligue était une idée qu'on ne tuait pas, la fédération d'un parti national qui s'était personnifié dans les Guises : on ne se substitue pas ainsi au chef aimé d'un parti, même en s'en débarrassant par la violence.

Le grand Henri de Guise dagué, la Ligue n'en restait pas moins debout ; ardente, colère, elle prononça la déchéance de Henri de Valois, coupable d'avoir frappé son chef ; elle savait que le roi avait suivi les mauvaises impulsions des tièdes Catholiques, les conseils des ennemis de la puissance de Henri de Guise, elle secoua donc le manteau royal qui ne la protégeait plus, le trône à ses yeux devint vacant ; elle s'organisa comme un pouvoir indépendant, pour qui les Valois étaient une race éteinte ; Henri de Béarn n'avait plus de droit sur le trône comme hérétique, relaps : le peuple avait prononcé sa déchéance, et les États de Blois la confirmaient par un vote solennel[5].

Après la triste et sanglante exécution des Guises à Blois, il ne restait plus à Henri III qu'une résolution à prendre c'était de se réunir à Henri de Béarn, et de conduire sous sa tente les royalistes qui servaient encore sous sa bannière. Bonne fortune pour le Béarnais qui jusques-là, malgré sa bravoure, malgré quelques victoires obtenues à l'aide des reîtres, des lansquenets et des Anglais n'était pas beaucoup avancé dans ses affaires[6] ! Avoir le légitime roi de France, sous sa tente, c'était une immense force pour les Calvinistes, le but de la conspiration d'Amboise était en partie atteint ; indépendamment des forces personnelles et royalistes que Henri III menait avec lui, on avait des moyens de négocier, d'attirer à soi les esprits incertains, les ennemis nombreux de la famille de Guise ; l'arrivée de Henri III au camp des Gascons valait une victoire pour le Béarnais qui l'accueillit comme un sujet reçoit son prince.

Henri de Navarre en profita pour se livrer à ses goûts, à ses distractions, à son amour immodéré des femmes. A cette époque les deux passions de sa vie était toujours la belle Corisandre (Madame de Guiche) et Madame de Liancourt (Gabrielle d'Estrées), qui toutes deux servaient sa politique de fusion ; souvent après un combat donné, au milieu d'un siège d'une ville, Henri quittait ses compagnons d'armes pour courir aux genoux de ses maîtresses, et cette vie dissipée faisait murmurer les Huguenots austères ; mais Henri avait tant de bravoure, il réparait si bien le temps perdu qu'on n'osait pas se plaindre haut ; Corisandre de Guiche, comme Gabrielle d'Estrées, fort dévouée à la cause commune, fournissait avec une générosité sans pareille de l'argent et des armes[7] ; l'une et l'autre vendaient les coupes de leurs bois, les produits de leurs fiefs pour fournir aux dépenses de la guerre, et les compagnons de Henri savaient l'utilité de ces dévouements.

Les pamphlets ligueurs dénonçaient ces amours adultères et s'en indignaient avec l'esprit tout populaire des multitudes ; la laideur proverbiale de Henri de Béarn était reproduite sur des gravures, et on le peignait sous les traits d'un bouc ou d'un satyre, symbole de sa vie désordonnée et immonde[8]. La Ligue prenait alors des proportions très-menaçantes à Paris surtout où les curés, organes des paroisses, armés du peuple, dirigeaient le mouvement démocratique contre les rois. Les curés de Saint-Eustache, quartier des halles, de Saint-Gervais, quartiers des ouvriers[9], exerçaient une puissance considérable sur la multitude à l'égale de celle des anciens tribuns dans Rome. Les formes changent, les sentiments du cœur humain jamais. La Ligue fut une véritable démocratie, seulement elle eût la religion pour but, et la religion alors était la patrie.

Les ordres religieux, sauf les Augustins et les Génovéfains, étaient très-prononcés pour la Ligue. Les Jésuites tenaient pour le parti du milieu qui aurait voulu arranger les affaires, d'après les ordres du Pape, le seul juge suprême qu'ils reconnaissaient ; s'ils avaient adhères à la déchéance de Henri III, c'est que roi renégat il était allé rejoindre le. Béarnais et se mêler aux Huguenots. Les Jésuites, dans leur pensée, devaient revenir à Henri III et à Henri IV dès que le Béarnais se serait réconcilié avec Rome et avait reçu l'absolution du Pape ; cette absolution obtenue ils se soumettraient aux rois.

La véritable héroïne de ces scènes émouvantes fut la duchesse de Montpensier (Catherine de Lorraine de la maison des Guise) ; Henri de Béarn l'avait courtisée et aimée comme toutes les femmes de la cour de Catherine de Médicis ; mariée au duc de Montpensier, elle avait au cœur deux haines profondes : les Coligny et Henri III ; les Coligny avaient fait lâchement arquebuser le plus grand des Guises, son père, devant Orléans, par Poltrot, et Henri III avait frappé de coups d'épée et de poignard ses frères, aux États de Blois[10]. Entourée de ces funérailles, n'expliquait-on pas son deuil, son ressentiment, son esprit de vengeance ? C'est pourtant cette héroïne qu'a tant raillé la satyre Ménippée[11], obscur et plat recueil, moitié universitaire, moitié huguenot ! Quand Paris se défendait avec héroïsme, quand les chefs du peuple se faisaient bravement tuer pour la cause commune des corporations et métiers, trois où quatre avocats ou universitaires cachés dans une obscure maison du quartier Notre-Dame, tournaient en ridicule le populaire dénombrement de la cité qu'on a depuis appelé la procession de la Ligue ; ils se raillaient de ces États généraux de Paris qui voulaient défendre les droits de la cité contre les troupes de reîtres, de lansquenets et d'Anglais que conduisaient Henri de Navarre.

La duchesse de Montpensier fut une héroïne ; comme la mère des Gracques, toujours vêtue de deuil, elle avait eu son père et ses frères assassinés, elle conduisait ses neveux, pauvres orphelins, au milieu des barricades, idolâtrés du peuple de Paris qui avait adopté les héritiers du grand nom de Guise : on pouvait bien lui pardonner d'avoir sur elle des ciseaux d'or pour faire la tonsure à Henri de Valois ; et comme les Guises descendaient de la race de Charlemagne, là duchesse de Montpensier pouvait se souvenir que le grand chef des Carlovingiens avait fait tonsurer et jeter dans un cloître les derniers des Mérovingiens. Ce qui paraît étrange à ceux qui n'étudient le passé qu'avec les idées du jour, était simple, naturel, à cette époque de croyance et de luttes. Quand une dynastie ou une cause s'efface, il n'est sorte d'absurdités et de calomnie qu'on ne jette contre elle ; les grands poètes de l'antiquité n'avaient-ils pas dit : Malheur aux vaincus !

 

 

 



[1] Les plus curieux renseignements sur la Ligue se trouvent dans un écrit contemporain de M. Leseau, conseiller d'État. (Biblioth, Sainte-Geneviève, in-f°).

[2] L'alliance entre le duc de Guise et Paris fut bientôt sanctionnée. Voyez au reste, l'acte d'association faite entre les princes, seigneurs et autres, tant de la noblesse que du tiers-état. (Mss Béthune, vol, col. 8824.)

[3] Articles accordés à Nemours au nom du Roi par la reine sa mère avec les princes et seigneurs de la Ligue (7 juillet 1585.) Voyez mon livre sur Catherine de Médicis.

[4] L'ordre des États tenu à Blois l'an 1588, sous le très-chrétien roi de France et de Pologne, Henri III de nom. (Biblioth. Imp., vol. cot. 256 ; fond, de Saint-Germain).

[5] La Sorbonne consultée vota également la déchéance de Henri de Valois. Résolution des docteurs de Sorbonne sur la question de savoir s'il est licite au peuple français, de se délivrer de l'obéissance du Roi, 1589.

[6] Petite brochure sous le titre : Ce qui se passa depuis le 28 avril, (1589) jusqu'au 1er mai. Journal de Henri III.

[7] Sully en fait lui même l'aveu dans sa correspondance (Additions et notes). Journal de Henri III.

[8] Recueil des gravures. (Biblioth. Impér.)

[9] Journal de Henri III.

[10] C'est madame de Montpensier qui avait fait publier toutes les satyres contre Henri III.

Il a tyran, mesprisé les seigneurs

Et dédaigné les princes de hauts titres,

Il a poussé a ses plus grands honneurs,

Je ne sais quels coquinaux et belistres

Il n'eut jamais aucune piété,

Ni point de lois durant toute sa vie ;

Mais hypocrite il a toujours esté ;

Dissimulant ainsi son infamie.

[11] Les auteurs de la Satyre Ménippée furent Le Roy, Nicolas Rapin, Pithou, Florent Chrétien, qui se réunissaient chez Gillot en sa maison du quai des Orfèvres. Bussy Le Clerc, le tribun populaire, jeta Gillot à la Bastille. M. de Montmerque a fait une dissertation sur Gillot, dans la collection Petitot, tome XXXXIX, p. 24.