GABRIELLE D'ESTRÉES

ET LA POLITIQUE DE HENRI IV

 

IV. — Mariage de Marguerite de Valois avec le prince de Béarn (1571 - 1572).

 

 

Dans cette agitation sanglante de la guerre civile, quelques esprits calmes, fatigués, espéraient toujours une transaction. Catherine de Médicis, à la tête de cette opinion modérée, voulut apaiser la guerre civile, loyalement, de bonne foi, surtout par des mariages[1].

La reine-mère aimait les noces, les bals, les festins qui adoucissent les âmes ; Charles IX, son fils bien-aimé, épousait Elisabeth, fille de l'empereur Maximilien, prince favorable à la réformation ; et, marchant encore plus hardiment dans cette idée, Catherine de Médicis osait un mariage mixte, celui de Marguerite, sa fille (Margot, si spirituelle, si aimable), avec le prince de Béarn, chef des Huguenots. Ces noces devaient être faites sans exiger l'abjuration de Henri ; le prince resterait calviniste. Grave innovation que ce mariage mixte ; il disait tout le progrès qu'avait fait la réformation sur l'esprit des Valois. Henri de Béarn, devenu roi de Navarre, depuis la mort de son père, avait alors 19 ans ; sa taille était moyenne, sa figure portait le type de Gascogne, le nez démesurément long, le front haut, les cils épais, les yeux pétillants, la bouche à la fois bonne et ricaneuse, charmant esprit, au reste plein de bravoure, de reparties et de courage ; il s'était déjà mêlé vaillamment aux troupes calvinistes ; on l'avait vu tout jeune homme, à Jarnac, porter de vaillants coups d'épée d'estoc et de taille ; peu élégant de sa personne, fort négligé dans son costume, sentant le roussin, la sabre dache, et l'ail du midi, il avait les cheveux noirs, gras et luisants, la moustache mal peignée ; Marguerite qu'il épousait, la noble fille des Valois, au contraire, était la plus mignonne des femmes, accoutumée à tous les luxes de la cour, vivant au milieu de gentilshommes vêtus de soie, gantés, parfumés, aussi brave que Henri de Béarn, et plus que lui propres et musqués, détestant l'austérité du prêche, les ministres puritains, ennemis des fêtes et distractions de la cour.

Un tel mariage, que la politique seule faisait, ne devait pas être heureux. A peine les noces avaient-elles été célébrées à Notre-Dame, que les Guises arrivèrent à Paris, demandant compte du sang de leur père que Poltrot avait frappé. Quand la poursuite légale fut refusée, les princes de la maison de Lorraine appelant la loi du talion, sang pour sang, comme au moyen-âge, firent arquebuser Coligny[2] comme l'amiral avait fait frapper le premier des Guises[3]. Le peuple de Paris servit leur vengeance dans la sanglante nuit de réaction, le 24 août 1572, et Henri de Béarn, sauvé du carnage par Charles IX lui-même, embrassa le catholicisme avec le prince de Condé, son frère ; soumission accomplie avec une humilité profonde et une apparente sincérité ! A cette nuit terrible de la Saint-Barthélemy, nul des Valois n'avait contribué, et Marguerite elle-même, cette sœur bien aimée de Charles IX, n'en fut pas informée. Quand, plus tard, elle écrivit ses mémoires, dans la solitude et la réflexion, elle se rappelait la profonde impression que lui avait causée la nuit fatale, et sa sécurité parfaite au milieu des massacres qu'elle ignorait : Comme j'étais endormie, voici un homme, frappant des pieds et des mains à la porte de ma chambre, criant : Navarre, Navarre ! ma nourrice croyant que c'était le roi, mon mari, courut vitement à la porte, un gentilhomme, déjà blessé et poursuivi par des archers, entra avec eux dans ma chambre ; lui, se voulant garantir, se jeta dessus mon lit, mais sentant cet homme qui me tient, je me jette à la ruelle, et lui après moi, me tenant toujours à travers le corps, je ne savais si les archers en voulaient à lui ou à moi ; car nous criions tous deux et étions aussi effrayés l'un que l'autre ; enfin Dieu voulut que M. de Nançay, capitaine aux gardes, vint qui, me trouvant en cet état, encore qu'il eut de la compassion, ne pût s'empêcher de rire, gronda fort les archers, les fit sortir, et me donna la vie de ce pauvre homme qui me tenait, et que je fis entrer dans mon cabinet jusqu'à ce qu'il fut de tout guéri[4].

Ce naïf récit de la reine Marguerite constate la spontanéité populaire de l'insurrection du 24 août 1572, dirigée contre les Huguenots[5] ; si Charles IX, qui aimait si tendrement sa sœur Margot, avait commandé les massacres de la nuit sanglante, il eut au moins prévenu sa sœur, et celle-ci n'eut pas été surprise. Tout fut donc fait par le peuple, sous l'impulsion des quarteniers, chefs des halles : le peuple par réaction, les Guises par esprit de vengeance féodale pour atteindre Coligny, qui avait fait frapper François de Guise. Ceux qui ont vécu au milieu des excès des partis politiques, peuvent s'expliquer comment l'action des masses est supérieure à celle des pouvoirs dans les agitations publiques ; quand les vengeances du peuple sont accomplies, il faut bien que le pouvoir qui veut rester maître, les accepte, comme un fait qu'il a aidé et commandé lui-même[6].

Henri de Navarre, admis depuis ses abjurations au sein de la société catholique, vécut dans l'intimité la plus galante avec les Valois ; jeune, ardent, méridional, il se plut au milieu des fêtes, des joyeuses nuits et des amours, à cette cour si galante du Louvre et de Fontainebleau. Catherine de Médicis s'était donné pour but l'apaisement de tous ces cœurs irrités par l'oubli de la vie et le plaisir[7]. La chronique du temps dit que Marguerite de Valois, spirituelle, galante, imita la conduite de Henri de Navarre, et, parmi tous ses adorateurs, on cite le fier et jeune duc de Guise, le chef alors du parti catholique. Était-ce instinct du cœur, était-ce politique de la reine-mère, qui voulait attirer à* elle tous les chefs de parti ? Le duc de Guise, de race lorraine, était de belle et haute stature, noble cœur trempé dans un mâle courage ; il se plaisait avec Marguerite de Navarre, spirituelle, joyeuse, aimant les fêtes, les beaux habits de soie, les vêtements de velours et d'or, les toques relevées de pierreries.

Cette vie d'enchantements et de plaisirs, Henri de Navarre et le prince de Condé l'avaient pleinement acceptée ; la réaction catholique fut trop puissante après la nuit du 24 août pour ne pas chercher à se faire oublier. Charles IX et Henri de Navarre partageaient les mêmes plaisirs, les chasses bruyantes, les bals, les banquets. Entre eux était née la plus tendre amitié ; le roi était si joyeux, si abandonné ; il ne pouvait se passer de son Henriot, pas plus que de Margot, qui vivaient en très-bonne harmonie, sauf quelques amers reproches sur leur mutuelle légèreté.

A mesure que le parti huguenot revenait de sa première terreur, il cherchait un chef ou roi, et il le voyait toujours dans Henri de Navarre, jeune, brillant, courageux : il ne s'agissait que de l'enlever à cette vie de dissipation et de péché, comme le disaient les austères ministres. Le plan des Huguenots était habilement conçu et pouvait s'exécuter. D'après la doctrine de Luther et dé Calvin, le mariage était dissout par le divorce, et même par la répudiation. Luther était allé plus loin dans cette facile doctrine[8] ; en cas de nécessité, il avait permis la polygamie. Le consistoire de Genève avait donc déclaré que Henri de Navarre, afin de rompre tout à fait avec l'iniquité, pouvait briser son mariage avec Marguerite de Valois, coupable d'ailleurs d'adultère ; on devait s'entendre avec le duc d'Alençon, fort soupçonné de huguenoterie, avec quelques fidèles gentilshommes, placés sous les ordres de La Molle et Coconas qui devaient favoriser l'évasion de Henri de Navarre et du prince de Condé conduits à Alençon, puis à la Rochelle, où l'étendard du calvinisme serait hautement levé[9].

Cette nouvelle conjuration fut éventée ; Henri, une fois encore, montra cette habileté de discours, cette puissance de dissimulation qui le préserva dans plus d'une circonstance de sa vie ; il nia toute complicité (ce qui était un mensonge) ; jamais il ne montra une plus grande tendresse pour Charles IX. Au lit de mort du jeune roi, il reçut ses dernières pensées. Charles IX n'aimait pas les Guises ; et peut-être eût-il restauré le prêche sous l'influence de Henri de Béarn qu'il aimait tendrement pour les gentillesses de ses manières, la grâce de son esprit, son goût pour les exercices ; ils ne s'étaient pas quittés un moment. Henri pleura sa mort ; il craignit de nouveau pour son avenir, car pouvait-il compter sur une égale confiance de la part de Catherine de Médicis et du roi de Pologne, qui recevait la couronne de France sous le nom de Henri III ?[10] Jamais Henri de Béarn n'avait renoncé au projet d'aller rejoindre ses gentilshommes huguenots qui l'attendaient dans les provinces soulevées : la guerre civile était dans ses habitudes ; il appartenait de cœur à un parti et il désirait le servir ; en général on n'est jamais à l'aise qu'avec les hommes qui sentent et pensent comme vous. Henri de Béarn- avait bien pu entendre la messe au Louvre, sa pensée de nuit et de jour était avec le prêche, sa confiance pour les ministres de Calvin ; il n'avait accepté que la galanterie des Valois ; avec sa tête du midi il avait pu aimer les femmes, comme on les aimait à la cour de Charles IX, mais il restait Béarnais par ses formes, ses gros mots, son langage goguenard et Gascon. Les chasses lointaines, ses voyages faciles à Fontainebleau, à Blois, à Saint-Germain, lui donnaient une grande aisance pour s'enfuir ; il ne manqua pas l'occasion et s'en saisit avec une résolution que rien ne pouvait changer[11].

Ce fut la première séparation sérieuse avec Marguerite de Valois, sa femme qui ne le suivit pas d'abord dans sa fuite. Dès qu'il eut atteint la Rochelle, Henri de Béarn donna son premier gage au parti huguenot en secouant la robe catholique ; il se parjura aussi vite qu'il s'était décidé aux genoux de Charles IX pour l'Église romaine[12]. Le roi de Navarre avait peu de conviction ; il voyait et jugeait ce qui était le mieux de ses intérêts, et le parti calviniste espéra le divorce de Henri de Béarn avec Marguerite de Valois. Henri y consentait avec peine, il apercevait toutes les conséquences d'une rupture absolue avec les Valois ; il rappela même auprès de lui Marguerite, qui vint habiter la cour de Béarn à Pau avec une petite suite de femmes et de varlets étrangers au mœurs du midi.

 

 

 



[1] Catherine de Médicis cherchait à justifier sa conduite modérée en exposant les motifs au Pape Pie V ; Mss. Baluze (vol. in-f°, cote 233, p. 50).

[2] Coligny était alors maître du Conseil ; rien ne se faisait que par lui. Biblioth. Impér. portefeuille Fontanieu, n° 324, 325 et 326.

[3] Comment M. l'admirai fut blessé, 1572. (Brochure.)

[4] Mémoires de la royne Marguerite, à l'année 1572.

[5] Brantôme est fort curieux sur la Saint-Barthélemy, (article, M. de Tavanne, t. IX, p. 13). On y voit que cette nuit sanglante, n'avait pas été préméditée.

[6] C'est ce qui explique l'édit du 27 août 1572, approbation de la Saint-Barthélemy.

[7] Brantôme, Catherine de Médicis et le duc de Guise.

[8] J'ai donné dans mon Histoire de la réforme, la consultation de Luther sur le divorce de Henri VIII.

[9] Les Manuscrits Dupuy, vol. 590, contiennent tous les actes et les pièces de la conjuration La Molle et Coconas. Biblioth. impér.

[10] Charles IX mourut le 30 mai 1574.

[11] Journal de Henri IV, vendredi 3 février 1596.

[12] Le Journal de Henri IV lui fait dire ces paroles goguenardes : je n'ai regret de vous que deux choses que j'ai laissées à Paris : la messe et ma femme : toutefois pour la messe j'esseyerai de m'en passer ; pour ma femme je ne puis et ne veux la revoir. (Ibid.)