LA MARQUISE DU CHÂTELET

 

ET LES AMIS DES PHILOSOPHES DU XVIIIe SIÈCLE

XI. — LA MARQUISE DE MONTESSON LOUIS-PHILIPPE D'ORLÉANS. - LA COMTESSE DE GENLIS. — LE DUC DE CHARTRES.

 

 

1737-1830.

 

La maison d'Orléans, issue de Louis XIII, tout en gardant les sentiments de respect et du devoir envers la branche aînée, issue de Louis XIV, ne l'avait jamais aimée.

Nulle soumission plus élevée, plus noble que celle de Monseigneur le Régent durant la minorité de Louis XV[1], et cependant sa politique ne ressemble en rien à celle du grand Roi. A l'extérieur, il s'allie avec les Wighs anglais, en abandonnant les Stuarts ; il tend la main aux réfugiés de l'édit de Nantes. Le Régent est incrédule, épicurien, spirituel, artiste, ferme, sans préjugés ; il a même un moment l'idée de constituer une monarchie parlementaire.

Son fils Louis d'Orléans[2], vrai contraste du père, soit par piété sérieuse, soit par dégoût de la vie licencieuse, à la mort de sa femme (la princesse de Bade), se jette dans une dévotion extrême et se réfugie à l'abbaye de Sainte-Geneviève ; sa ferveur est peut-être encore de l'opposition. Louis d'Orléans est janséniste outré, savant dans les écritures saintes ; comme Tillemont, Le Maistre de Sacy, il étudie l'hébreu, le syriaque pour expliquer l'ancien, le nouveau Testament, et résoudre la question de la Grâce. Au milieu des débris de l'abbaye de Sainte-Geneviève, naguère, on voyait encore la chambre austère, au crucifix noir fixé au mur où le duc d'Orléans resta quatorze ans comme un cénobite tout à la prière et à l'étude ; sectateur du diacre Paris, dont son père avait proscrit les miracles au cimetière de Saint-Médard :

De par le Roi, défense à Dieu

De faire miracle en ce lieu.

Il eut pour fils Louis-Philippe, duc d'Orléans, premier prince du sang. Duc de Chartres[3], il avait fait glorieusement sa première campagne à dix-sept ans, sous les ordres du maréchal de Noailles ; au passage du Rhin, il commandait la cavalerie comme lieutenant général, lors de la campagne de Flandre, et à Fontenoy ; il était à l'armée du Rhin en 1752, à la tête de cent compagnies de grenadiers et de six mille dragons ; il s'empara, en courant, de Winkelsen avec une valeur incomparable.

A la fin de la guerre (il avait alors vingt-neuf ans), il vint se retirer à son petit château de Bagnolet qu'il avait habité enfant. C'était un prince sans préjugés, joyeux de caractère, simple de cœur, loyalement crédule, généreux ; sa figure était ronde et joviale, son ventre proéminent. Cette résidence de Bagnolet si charmante, il la tenait du Régent. Tout ce côté de Paris, entre le faubourg Saint-Antoine et Belleville, était rempli de délicieuses résidences, de petites maisons qui se groupaient autour de la résidence de Mlle Guimard, à Pantin.

Dans le parc de Bagnolet, le duc d'Orléans avait bâti un théâtre élégant et mignon où l'on jouait la comédie ; il avait pris en vive amitié Collé et Carmontelle, ses poètes, qui étaient auprès de lui comme lecteurs[4]. Collé, spirituel faiseur de vaudevilles, des farces de la foire, si heureux dans ses sujets et dans ses dialogues ; le surprenant Carmontelle, qui improvisait un proverbe dans quelques heures, dessinait les transparents, découpait les décors avec une grâce parfaite. Mêlé avec les artistes, sans prendre trop de soin de sa dignité, le duc d'Orléans aimait à jouer les rôles de paysans ; sa tournure un peu épaisse, sa figure épanouie correspondaient parfaitement aux personnages de son choix. On représenta sur le petit théâtre de Bagnolet la Partie de chasse de Henri IV ; le prince jouait le meunier Michaud avec un entrain, une verve qui méritaient tous les applaudissements. Le duc d'Orléans aimait tout ce qui parlait d'Henri IV, l'aïeul commun, la source des deux branches un peu rivales.

Le prince avait épousé Louise-Henriette Bourbon-Conti, spirituelle princesse si railleuse, si médisante que les feuilles du parc de Raincy en tremblaient, selon l'expression de Collé. Obligé de se séparer de sa femme, le duc d'Orléans s'était jeté dans les amours faciles parmi les femmes de théâtre ; son esprit doux et bon, un peu paresseux, avait changé en ménage une de ces liaisons : plusieurs enfants reconnus portaient en blason les armes d'Orléans avec la barre de bâtard. C'était parfaitement indigne du prince, lorsque ses amis lui présentèrent une jeune femme d'une distinction particulière : Charlotte Jeanne Béraud de la Haie de Riou, marquise de Montesson, d'une vieille famille de Bretagne, était née en 1737. Sa figure sans être jolie était délicieuse d'expression, de finesse, d'élégance : à dix-sept ans, elle avait épousé le lieutenant général marquis de Montesson attaché à la personne du duc d'Orléans[5]. La jeune marquise, élève de Van Spaendonk, dessinait les fleurs avec leurs éblouissantes couleurs ; elle jouait de la harpe à ravir ; elle était artiste dans la comédie et l'opéra comique ; Collé, Carmontelle lui avaient destiné plusieurs rôles. Le duc d'Orléans s'en était déjà épris lorsque mourut le marquis de Montesson.

La jeune veuve était riche, d'un beau nom, d'une certaine indépendance de caractère. Si elle mit une spirituelle coquetterie à plaire au duc d'Orléans, elle lui résista doucement, mais résolument, de manière à s'entendre murmurer à l'oreille le mot sérieux de mariage. La médisance donnait à Mme de Montesson un amant[6], on disait sa vertu un mensonge, ses yeux baissés, le rosé de ses joues, la pudeur de son front, un manège, mais enfin elle résistait, et le duc d'Orléans, cœur excellent, esprit honnête, offrit son nom et sa main dans un mariage secret.

D'après un édit de Louis XIII dicté par le cardinal de Richelieu, nul prince du sang ne pouvait se marier sans le consentement du roi, et il était défendu aux curés de passer outre. Un peu en froid avec Louis XV, le duc d'Orléans s'était rapproché du roi dans une circonstance considérable[7]. Après la formation du ministère Maupeou, les parlementaires mécontents, unis aux bretons, aux exilés, avaient voulu se donner un chef, et comme ils savaient la vieille rivalité entre les deux branches de la maison de Bourbon, ils s'étaient adressés au duc d'Orléans. Le prince, tout en ménageant les principes de l'opposition, avait rejeté cette offre, en multipliant ses expressions de dévouement au roi ; il était revenu à Versailles ; Louis XV lui en avait su gré, en l'embrassant.

C'était l'époque de la toute-puissance delà comtesse du Barry ; elle accueillit les hommages du duc d'Orléans avec son ravissant abandon ; quand le prince lui parla de ses projets de mariage avec Mme de Montesson, elle approuva fort cette idée. Cette bonne figure du duc d'Orléans lui plaisait ; elle prêtait à une douce familiarité, et résumant son opinion dans un bon et doux baiser, elle lui dit : Gros père, épousez-la toujours, puis nous verrons d'arranger cela. Louis XV remit le soir même au prince son cousin une petite lettre close adressée à l'archevêque de Paris pour qu'il eût à croire tout ce que lui dirait le duc d'Orléans, ce qui était un consentement tacite[8]. Le mariage fut célébré sans bruit, sans éclat ; Mme de Montesson dut garder son nom, comme l'avait fait Mme de Maintenon : à la cour, elle fut reçue comme cousine, sans être duchesse d'Orléans.

Mme de Montesson ne changea aucun de ses goûts artistiques ; elle chantait, dessinait des fleurs Jouait de la harpe et surtout Interprétait la comédie avec grâce et abandon ; elle y développait un talent très-remarquable ; Collé la compare à Mlle Clairon, Grimm ajoute que dans le chant elle égalait souvent Mlle Arnould. Voltaire, qui assistait à une de ses représentations, applaudit de ses mains ridées et s'agenouilla devant elle, selon son usage. On parlait partout de la marquise de Montesson, de la perfection de ses grâces et de son esprit : elle aimait les distractions, la promenade dans les grands bois. Le duc d'Orléans et la châtelaine présidèrent aux embellissements du Raincy. Ce beau parc, résidence et propriété de la princesse palatine mère du Régent, un moment vendu au marquis de Livry, avait été racheté par le duc d'Orléans. Mme de Montesson dessina le magnifique parc à l'anglaise, coquet, mélancolique et bizarre avec des ombrages, des lacs, des grottes, des montagnes, des cascades :

Là j'aime à voir dans l'onde

Se renverser leur cime, et leurs feuillages verts

Trembler du mouvement et des eaux et des airs.

Ici, le flot bruni fuit sous leur voûte obscure ;

Là, le jour par filets pénètre leur verdure ;

Tantôt dans le courant ils trempent leurs rameaux

Et tantôt leur racine embarrasse les flots.

Souvent d'un bord à l'autre étendant leur feuillage,

Ils semblent s'élancer et changer de rivage.

Ainsi l'arbre et les eaux se prêtent leur secours ;

L'onde rajeunit l'arbre, et l'arbre orne son cours ;

Et tous d'eux, s'alliant sous des formes sans nombre,

Font un échange aimable et de fraîcheur et d'ombre[9].

Le Raincy était la promenade favorite de la marquise de Montesson ; elle y venait à cheval avec Philippe duc d'Orléans suivi de petits négrillons en livrée portant des parasols rouges, des éventails ; le plus leste de tous, noir comme l'ébène, soutenait la queue de la robe de perse à grand ramage, et la cage en filigrane d'or où caquetait la perruche chérie de la marquise, d'un vert d'émeraude frangé d'écarlate[10].

Quelquefois, la cavalcade se dirigeait vers Montreuil pour admirer les beaux espaliers de pêchers : le duc d'Orléans y venait avec un plaisir extrême. Un mousquetaire noir, à la bataille de Dettingen, avait reçu une balafre sur le front, si dangereuse qu'il fut laissé pour mort dans les mains des Anglais, et transporté à l'ambulance : placé à côté du duc de Cumberland[11] légèrement blessé, ce prince généreux dit au chirurgien : Soignez cet officier français ; il en a plus besoin que moi. Ce mousquetaire (il se nommait de Girardeau) fut ainsi miraculeusement sauvé. Il se retira du service ; comme toute la noblesse, il avait mangé son patrimoine au service du roi et de la France ; il n'avait comme débris qu'un manoir ou fief de dix-huit arpents. Le mousquetaire hardi, entreprenant, se mit donc à transformer son fief en quarante espaliers, admirablement disposés à la face des rayons du soleil, arrosés par les eaux des prés Saint-Gervais, et il cultiva de si belles pèches, qu'elles furent connues de toute l'Europe sous le nom de pèches du mousquetaire de Montreuil[12] ; le fief dépendait, pour sa mouvance, du château de Bagnolet ; le duc d'Orléans avec sa bonté habituelle favorisa l'œuvre du vieux soldat qui s'enrichit. Mme de Montesson faisait sa promenade de ces jardins où la pêche mêlée au raisin coloré et aux roses épanouies formaient un ravissant coup d'œil.

A cette époque, la petite cour de Bagnolet fut gracieusement distraite par la présence d'une jeune femme, la nièce de Mme de Montesson, Stéphanie-Félicité Ducrest de Saint-Aubin, comtesse de Genlis, née au château de Champceri, en Bourgogne[13]. La famille était de si bonne noblesse qu'elle fut admise après ses preuves, à sept ans, comme chanoinesse au chapitre d'Alix dont les dames étaient aussi illustres que les chanoines comtes de Lyon. Son éducation avait été libre comme sa jeune imagination ; Mlle Ducrest de Saint-Aubin était jolie, mutine, et son institutrice la laissait vaguer à sept ans dans le château, vêtue de rose avec de belles ailes aux épaules, comme un petit amour ; aux processions, elle changeait son costume et se transformait en ange. La vie de la jeune comtesse avait coulé dans une élégance frivole ; douée d'une admirable voix, à Paris, elle avait fait les délices des salons, elle chantait à la façon du rossignol avec Jèliotte, le grand artiste de l'Opéra[14].

Au milieu de ces belles imaginations de l'enfance, le marquis de Saint-Aubin son père perdit sa fortune : la marquise et sa fille, sans ressources, avaient accepté l'hospitalité chez un fermier général, riche, magnifique, M. de La Popelinière, dans son splendide manoir de Passy. Ami des arts, protecteur de toutes les frivolités, il accueillit la jeune Saint-Aubin ; à l'âge de treize ans, elle jouait la comédie, elle dansait avec charme ; telle était l'éducation d'alors. On invitait Mlle de Saint-Aubin partout dans le grand monde ; elle écrivait des lettres spirituelles et aimantes à son père, alors dans les colonies pour y refaire sa fortune perdue ; la lecture de ces petits chiffons griffonnés suffit pour passionner le marquis de Genlis qui la demanda en mariage, et bientôt Mlle de Saint-Aubin devint comtesse de Genlis.

Sous ce titre de haute noblesse, elle fut présentée au château de Bagnolet et accueillie par la comtesse de Montesson. Bientôt, avec la protection de sa tante elle fut attachée à la jeune duchesse de Chartres et le comte de Genlis devint capitaine des chasses du duc[15] ; ce prince était déjà sous l'empire des excentricités anglaises avec ses chevaux de course et ses jockeys d'une élégance extrême : il avait hérité des passions du Régent avec quelque chose de plus grossier et de moins gentilhomme. £n froid avec son père, mal auprès de Louis XVI qui détestait les Anglais, il s'était jeté en plein dans les idées et les profusions du prince de Galles[16], qu'il imitait dans ses formes ; il fit dessiner le parc de Monceau comme un riche jardin anglais avec ses accidents, ses temples antiques, des aqueducs, des ponts, les voies élancées, ses gazons verts, bosquets d'arbres, fermes, et cottages, vrai contraste avec Versailles et Saint-Cloud.

La mort du duc d'Orléans changea beaucoup la situation princière de Mme de Montesson : rien n'avait été public dans son mariage ; veuve, la Cour lui refusa son titre, son rang et presque le drapé de deuil, tandis que grandissait au contraire la situation de la comtesse de Genlis, tout à fait alors mêlée aux intrigues du Palais-Royal. Son frère le marquis Ducrest était nommé chancelier du nouveau duc d'Orléans, et son mari restait le confident politique du prince.

Alors le duc d'Orléans entrait en plein dans la Révolution française : n'était-ce pas une vieille idée, qu'un changement de dynastie à la façon de 1688, avec un nouveau roi Guillaume, un parlement et la liberté ? Cette pensée éclose sous la Fronde, développée dans les écrits des réfugiés, avait été acceptée par les philosophes. Déjà, sous la minorité de Louis XV on avait offert la couronne à la maison d*Orléans ; le Régent, dans sa probité, l'avait refusée. On pouvait donc renouveler cette tentative ; seulement, les partisans de la maison d'Orléans n'avaient pas compris que la convocation des états généraux allait mettre en présence toutes les autres écoles : la démocratie pure, la République, les principes de Jean-Jacques, la souveraineté du peuple. L'idée orléaniste était trop restreinte, trop sérieuse pour ne pas être écrasée sous les vastes épaves d'une révolution sociale. Le duc d'Orléans n'était pas à la hauteur de cette révolution ; effrayé du mouvement populaire, de la puissance du parti girondin (promoteur de la République), menacé par les monarchistes constitutionnels, sous le marquis de Lafayette, le prince manqua d'audace ; lui et le comte de Genlis (devenu le marquis de Sillery) se jetèrent dans le pire côté de la République, la Commune de Paris. Danton et même Marat ne détestaient pas ridée orléaniste qu'ils envisageaient comme une solution ; ils furent emportés par les événements, malgré toutes les concessions, et la plus triste fut celle-ci : le duc d'Orléans devint Philippe Égalité.

Mme de Genlis avait quitté la France pour accompagner Mlle Adélaïde d'Orléans, son élève, en Angleterre ; le galant Péthion les accompagnait. On n'était plus au temps des princesses de la Fronde. Le parti d'Orléans cherchait un appui en Angleterre ; fausse idée encore, dans l'état des esprits et les entraînements des cœurs. La Révolution marchait toujours. Mme de Genlis émigrée, parcourut la Suisse, l'Allemagne[17] et ne rentra en France que sous le Consulat, gouvernement fort et protecteur. Elle s'adressa au premier Consul : plein de souvenirs et d'imagination le général Bonaparte se rappelait, qu'enfant, il avait été bercé avec les nouvelles et les contes de Mme de Genlis : Les Veillées du château l'avaient beaucoup amusé ; instinctivement il fit à Mme de Genlis une pension, agrandie sous l'Empire, pour récompenser de spirituelles lettres que Mme de Genlis envoyait à Napoléon sur les étiquettes de la cour de Louis XVI. Une vieille femme du monde pouvait connaître les petits détails de mœurs que d'autres ne pouvaient apercevoir. L'Empereur aimait l'ancien régime, les noms de noblesse, et la douairière savait l'histoire héraldique.

Sous la Restauration, Mme de Genlis fit des livres, des mémoires ; elle se fit tout à fait femme de lettres dans l'appartement de la bibliothèque de l'Arsenal que Napoléon lui avait donné : elle essaya de se présenter comme royaliste ; la Restauration n'oublia pas ses alliances avec le parti d'Orléans. Elle espérait un souvenir et un appui de Louis-Philippe, son élève ; elle ne le trouva que dans la mesure d'une simple reconnaissance et d'un médiocre souvenir durant l'émigration ; quand, sous le Directoire, une certaine fraction du parti républicain avait essayé de placer le chef de la maison d'Orléans sur le trône, Mme de Genlis avait écrit au prince une lettre dure et bizarre pour lui dire qu'il était incapable d'être roi[18]. Un démenti lui fut donné par la monarchie de 1830. Mme de Genlis comprit qu'elle ne pouvait espérer davantage ; elle vint se retirer au faubourg du Roule pour librement publier ses mémoires.

Tandis que la comtesse de Genlis passait sa vie un peu trempée d'intrigues politiques, la comtesse de Montesson rivait paisible pour les arts, les lettres, les sciences et l'amitié. Après la mort du duc d'Orléans, un moment retirée à Saint-Assise, où le prince avait choisi sa tombe, elle prit le grand deuil de veuve, sans jamais paraître à la cour, imitant en tout Mme de Maintenon ; le Saint-Cyr de Mme de Montesson était un bel hôtel plein d'élégance, toujours avec la compagnie d'artistes, de savants et de spirituels amis des lettres. La comte se de Montesson, avait écrit, moins pour le monde, que pour la toute petite société qui l'entourait : elle faisait de jolis vers, des comédies ; quelques amateurs conservent une belle édition Didot[19], bien rare aujourd'hui, des œuvres de Mme de Montesson en huit volumes, tirés à cent exemplaires qu'elle distribua de sa main, comme cela se fait entre gens du monde.

La bienfaisance de Mme de Montesson égalait son esprit ; elle jetait aux pauvres des poignées d'or, et dans le terrible hiver de 1788 et 1789 elle ouvrit ses serres pour y recueillir et abriter le peuple ; on la nommait la bienfaisante marquise ; obscure et retirée, la Révolution passa sans l'atteindre. On se fait de fausses idées sur la terrible dictature du Comité de salut public : quand on ne se mêlait de rien et qu'on n'était pas un obstacle, on pouvait vivre paisible. La tyrannie n'est pas un plaisir, mais un devoir ; sauf quelques rares natures méchantes, lâches ou infâmes, on ne verse pas le sang par plaisir : les hécatombes ont leur motif.

La marquise de Montesson reparut dans les élégantes réunions du Directoire, réveil du vieux régime où brillaient Mmes Tallien, Château* Reynaud, Récamier et la plus distinguée entre toutes, la comtesse Joséphine de Beauharnais, depuis Mme Bonaparte. Mme de Montesson et Joséphine se lièrent d'une vive amitié ; plus avancée dans la vie, la marquise la conseillait, la dirigeait : quand le général était en Egypte, elle écrivit à Joséphine : Souvenez-vous que vous êtes la femme d'un grand homme. Au retour, cette lettre tomba aux mains du général Bonaparte devenu premier Consul ; désormais enthousiaste de Mme de Montesson, il lui fût restituer son douaire, quelques-uns de ses biens confisqués. En échange, il ne lui demandait que de renseigner les dames de son palais sur les traditions de la cour de Louis XVI. La tâche était difficile ; les manières sont dans la chair et les os des races aristocratiques ; on ne les enseigne pas. L'Empereur, épris des mœurs de sa jeunesse, aimait les grandes formes et ce qu'on appelle l'étiquette, le plus brillant costume du pouvoir qui préserve et grandit le culte de l'autorité souveraine. Mme de Montesson ne vit qu'un peu l'Empire ; elle mourut en 1806, et sur son acte de décès on lit : marquise de Montesson, veuve du duc d'Orléans.

Il reste peu de souvenirs de cette société, de cette époque ravissante de Louis XV et de Louis XVI ; les pierres même n'ont pas été respectées. Le château de Bagnolet est détruit ; des masures, les petites guinguettes, les jardinets l'ont remplacé : le village n'est plus célèbre que par la chanson de l’aveugle de Bagnolet. Le Raincy si magnifique par ses allées ombrées, son parc séculaire, ses fleurs et ses jardins, a été morcelé, déchiqueté, éventré. Monceau avec ses jardins anglais, ses ombrages, ses temples mystérieux, est devenu une promenade publique, un square vulgaire où à travers les verts gazons l'on voit encore les fantaisies artistiques du dernier duc d'Orléans, et la rotonde à colonnes achevée la veille d'un des banquets donné par le marquis de Sillery à Danton, Camille Desmoulins, Sieyès, révolutionnaires fatigués qui désiraient un roi et une révolution de 1688.

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Voir mon livre sur le Cardinal Dubois el le Régent.

[2] Né à Versailles, le 4 août 1703.

[3] Né à Paris, le 12 mai 1725.

[4] Le théâtre de Collé a été imprimé, 2 vol. in-8°, Paris, 1768. Les proverbes dramatiques de Carmontelle ont été publiés, 4 vol. in-8°, Paris, 1758, au frais du duc d'Orléans.

[5] Les Mémoires publiés sous le Dom de la marquise de Créquy, disent que la noblesse de Mme de Montesson s'était mêlée à la bourgeoisie de Saint-Malo.

[6] Le comte de Guines.

[7] J'ai donné les détails sur cette conjuration dans mon Louis XV.

[8] Voici le texte de la lettre : Monsieur l'archevêque, vous croirez ce que vous dira de ma part mon cousin, le duc d'Orléans, et vous passerez outre. Louis.

[9] Poème des Jardins, de l'abbé Delille.

[10] J'ai vu des peintures sur verre qui représentent ces promenades.

[11] Le duc de Gumberland, troisième fils du roi d'Angleterre George III ; il commandait les Anglais à la bataille de Fontenoy.

[12] Le roi Louis XV l'accueillait toujours à Versailles avec une vive affection : Voltaire a consacré une page à Girardeau dans son Siècle de Louis XV.

[13] Mme Ducrest Saint-Aubin était née le 25 janvier 1746.

[14] Mme de Genlis le raconte dans ses Mémoires.

[15] Louis-Philippe-Joseph, duc d'Orléans, né à Saint-Cloud, le 13 février 1747.

[16] Le duc d'Orléans et le prince de Galles s'étaient fort liés à Londres, où le duc d'Orléans était venu plusieurs fois.

[17] Elle fut mal accueillie par les émigrés à cause de ses liaisons avec la famille d'Orléans ; Mlle Adélaïde d'Orléans entra dans un couvent en Suisse.

[18] Cette lettre a été plusieurs fois publiée ; elle est un peu ridicule, l'œuvre d'une femme pédante.

[19] Paris, 1782, 8 vol. in-8°.