LA MARQUISE DU CHÂTELET

 

ET LES AMIS DES PHILOSOPHES DU XVIIIe SIÈCLE

IX. — MESDAMES D'ÉPINAT, D'HOUDETOT - THÉRÈSE LEVASSEUR. - J. J. ROUSSEAU.

 

 

1730-1783 — 1720-1813.

 

Il serait impossible aujourd'hui déjuger Rousseau en se plaçant au point de vue de la société régulière et monarchique du vieux régime. La plupart des idées de Jean-Jacques ont triomphé : la souveraineté du peuple en l'état primitif de l'homme, le vote des multitudes, les assemblées, le suffrage universel ! Rousseau est donc un esprit qui a exercé une haute influence politique, même sur le dix-neuvième siècle ; on doit donc tenir compte de ses sentiments, de ses relations du monde, comme de ses écrits.

Les coteaux de Montmorency furent longtemps le but d'un pèlerinage de la bourgeoisie enthousiaste, et des amants romanesques ; cette foule n'y cherchait pas les rochers abruptes où s'élevaient au moyen âge les tours féodales de Burchardus, Monsmorenciacus, si bien en harmonie avec les forêts épaisses et les taillis sauvages. On venait visiter l'ermitage où Rousseau passa les derniers jours de sa vie[1] et l'île des peupliers où est son tombeau, façonné en tumulus élégant où le petit épagneul de la marquise aurait pu reposer aussi bien que le philosophe, selon l'expression du spirituel auteur des mémoires de la marquise de Créqui. Les esprits forts, qui se raillaient des pèlerinages religieux, accouraient s'agenouiller devant les reliques de J. J. Rousseau.

Par ses ressemblances avec quelques coteaux du lac de Genève (Vevey, Lausanne) Montmorency-Enghien avait enchanté Rousseau. Après 'une vie étrange, mêlée de vilaines actions, d'ingratitudes, d'abandon, en Italie, à Venise, dans la domesticité de l'ambassade[2], J. J. Rousseau était venu à Paris où il s'était fait connaître par un peu de musique et un petit opéra, au reste charmant, le Devin du village, fort applaudi par le roi Louis XV et sa cour. Dans la société de Paris, Rousseau se montrait de café en café dans un costume d'arménien rapporté de Venise. Accueilli dans le monde, il vit pour la première fois, Mme d'Épinay, fille d'un gentilhomme mort au service du Roi[3]. Louis XV, qui aimait et protégeait tout ce qui tenait une épée, lui fit épouser le fils aîné de M. de Lalive de Bellegarde, un des riches financiers, et lui donna pour dot un bon de ferme générale, c'est-à-dire une charge qui valait un million avec la position la plus élevée dans les finances. Mme d'Épinay riche, généreuse, accueillit Rousseau avec une bonté particulière[4].

Jean-Jacques avait alors quarante ans, sa figure était placide et calme avec les traits des habitants de la Suisse : sa tenue était celle d'un intendant de bonne maison ; sa parole un peu lourde avec désaffectations de simplicité ; il était capricieux et doux à la fois, mais précisément cette originalité attirait vers lui une société oisive qui cherchait l'étrange, parce qu'elle avait perdu les voies de la tradition morale. Rousseau qui travaillait à sa Nouvelle Héloïse en envoyait des fragments à Mme d'Épinay. Les femmes s'étaient éprises de Julie, de Saint-Preux et de cette idylle amoureuse, murmurée autour du lac de Genève sous les châtaigniers des Alpes. Un moment on ne parla que de l'œuvre de Rousseau et des sentiments exaltés qu'il savait si bien peindre : on se fit un bonheur d'applaudir Jean-Jacques. Mme d'Épinay répondit à ces sentiments avec l'abandon d'une âme élevée ; Jean-Jacques reçut l'hospitalité la plus riche, la plus généreuse ; il avait été frappé de la beauté pittoresque de la vallée de Montmorency et des eaux de la Chevrette, qui en était une des belles résidences. Mme d'Épinay lui fit arranger un petit ermitage[5] plein de commodité afin qu'il pût vivre seul et se promener en herborisant, sa passion favorite qu'il avait rapportée des Alpes agrestes.

Rousseau, accablé de tristes infirmités, avait à ses côtés Thérèse Levasseur, ancienne servante d'auberge qu'il avait prise pour sa femme à la face du ciel et de la nature[6]. A travers quelques querelles de ménage suscitées par la mère de Thérèse, ils vivaient en harmonie dans une communauté peu honorable d'instincts pervers ; le père, la mère abandonnaient leurs enfants en leur donnant la vie. Quand Rousseau sortait de son ménage, il s'habillait très-proprement, linge blanc, cravate empesée, habit droit gris ou noisette, petite perruque, la canne à la main : d'une susceptibilité extrême, sans usage du monde, il ne se trouvait à l'aise qu'avec Thérèse, qui lui donnait ses médicaments, lui pratiquait ses sondes quelquefois avec des plaintes maussades que Thérèse Taisait cesser par son énergique langage et ses brusques imprécations. Rousseau dans ce ménage se trouvait parfaitement heureux[7].

Mme d'Épinay avait accueilli Jean-Jacques par bonté, peut-être par cet amour-propre qu'une femme a toujours, de placer sous ses lois une renommée à la mode. Mme d'Épinay avait le plus riche salon de Paris avec grande compagnie ; elle mettait de l'orgueil à ce qu'on lui demandât des nouvelles de l'ours apprivoisé qu'elle tenait en cage. On avait mis en vogue un certain étalage de faux sentiments ; les femmes les plus distinguées jouaient à la Nouvelle Héloïse, Mme d'Épinay put s'y laisser entraîner, mais son véritable amour fut pour un spirituel Allemand, chargé d'affaires du duc de Gotha, correspondant secret des souverains du Nord, qui tous alors aimaient tant à s'occuper de la France, de sa littérature[8]. Le baron de Grimm, agréable causeur, bon musicien, et surtout d'une élégance de mise et d'une recherche de toilette qui plaît tant aux femmes, vivait au milieu des philosophes. On disait qu'il les méprisait tous, parce qu'il les connaissait tous. Grimm dénonçait au monde Rousseau, déjà très-ingrat pour sa bienfaitrice.

Dans le parc de Montmorency, Rousseau vit une femme adorable : Élisabeth-Françoise-Sophie de la Live de Bellegarde, comtesse d'Houdetot, belle-sœur de Mme d'Épinay ; elle n'avait pas trente ans, lorsque Jean-Jacques l'aperçut pour la première fois et sa passion devint presque publique. Mme d'Houdetot était la femme d'un brave lieutenant général ; mais à cette époque de mœurs faciles, elle avait fait choix d'un ami tendre et amoureux, le marquis de Saint-Lambert, le jeune et spirituel officier qui avait eu le dernier baiser de la marquise du Châtelet. Mme d'Houdetot[9], passionnée pour l'étude, vivait huit mois de l'année à sa petite terre de Sanois qu'elle avait embellie par ses fantaisies romanesques ; comme les grands hommes de Plutarque étaient la mode, elle avait entouré son jardin de leurs images. Le marquis de Saint-Lambert habitait le château des Eaux bonnes et cette liaison s'était développée sous le charme des grands bois et des vallées profondes. Saint-Lambert, poète ravissant, en véritable gentilhomme, servait à l'armée d'Allemagne sous le prince de Soubise.

Ce fut durant cette absence glorieuse, que J. J. Rousseau voulut se faire aimer de Mme d'Houdetot ; il ne mit ni respect, ni convenance dans l'expression de ses sentiments. Mme d'Houdetot, femme à la mode, comme Mme d'Épinay, ne prêta d'autre importance à cet amour que le petit orgueil de tenir sous sa loi le chantre de Julie et de Saint-Preux. Rousseau mit tant de publicité dans sa passion dédaignée, que Thérèse Levasseur s'en alarma, et l'on en trouve dans la correspondance de Mme d'Épinay un témoignage irrécusable : Thérèse, écrit-elle à Grimm, est venue plusieurs fois me porter ses plaintes, mais je l'ai toujours fait taire ; sur quel fondement, en effet, une fille jalouse, bête, bavarde et menteuse, ose-t-elle accuser ma belle-sœur, femme étourdie, confiante, inconsidérée[10], mais franche, honnête et très-bonne au suprême degré de bonté ? Je veux croire que Rousseau s'est tourné la tête tout seul, sans être aidé de personne[11].

Le bruit de cette passion publiquement exprimée parvint au marquis de Saint-Lambert alors sous la tente. En toute hâte il arrive à Paris, et dès ce moment se passent des scènes indescriptibles. Rousseau avait écrit une lettre anonyme à Saint-Lambert pour dénoncer Mme d'Houdetot ; le gentilhomme lui en demanda réparation ; Jean-Jacques, caché, d'abord, s'abaissa jusqu'à lui demander pardon avec une résignation misérable. Le philosophe essuya les humiliations que Saint-Lambert lui jeta à la face, et il ne s'en vengea qu'en développant ses calomnies contre la noble Mme d'Épinay, qui lui avait tendu la main dans la détresse.

Le succès littéraire de Rousseau, au milieu de ces scandales, grandissait. Après la Nouvelle Héloïse, il publiait l'Émile, d'abord imprimé en Hollande : Rousseau en recevait régulièrement les épreuves sous le couvert de M. de Malsherbe, directeur général de la librairie et chargé de sa police[12]. Que dire d'un magistrat appelé à la répression des mauvais livres, qui en colporte les épreuves et les fait passer à l'auteur ? Cette faiblesse qui pouvait être louée par quelques hommes d'esprit, était un grave manquement au devoir. M. de Malsherbe, belle âme qui mourut si noblement, sacrifiait alors à la popularité, sirène enchanteresse qui entraîne et perd les âmes les plus honnêtes. J'ai souvent dit qu'il valait mieux préserver un pouvoir de sa chute par la fermeté et la droiture que de mourir pour lui après avoir hâté sa ruine. L'Émile était un outrage jeté aux lois de la famille et de la société ; tous les mauvais instincts étaient encouragés dans cet enfant, sans foi, ni frein, déclamant contre les lois de la société dans des formes pédantes. — Saint-Lambert s'endormit en plein salon sur un chapitre de l'Emile. — Mais quand une génération se passionne pour une œuvre, peu importe sa valeur réelle ; on raffola de l'Emile : le nom de ce vilain enfant devint patronymique.

L'hermitage des Chevrettes, où Rousseau écrivait ses livres, était devenu pour lui inhabitable à cause de la mauvaise position que sa conduite lui avait faite : il craignait la terrible rencontre de Saint-Lambert ; il avait mal agi avec Mme d'Épinay et le baron de Grimm s'en vengeait par ses railleries. Il y avait ceci de particulier dans le caractère de Rousseau, qu'orgueilleux lorsqu'on le prenait sérieusement par les louanges, il était humble et abaissé chaque fois qu'on le traitait avec dédain, même avec impertinence. Un jour qu'il avait manifesté le désir d'avoir un clavecin à l'hermitage pour composer de la musique, un des convives eut l'extrême politesse de lui en faire porter un secrètement. Rousseau, s'étant plaint le lendemain que le clavecin s'était désaccordé, le convive eut encore l'attention délicate de lui dire qu'il lui enverrait un accordeur. A ces paroles, J. J. Rousseau entra en colère et déclara qu'on avait voulu l'humilier et qu'on pouvait faire reprendre le clavecin. Le convive déclara qu'il ferait non-seulement reprendre le clavecin, mais qu'il n'était qu'un malappris et qu'il l'invitait à ne plus remettre les pieds chez lui. A ces paroles Rousseau baissa la voix, devint suppliant jusqu'à la bassesse[13].

Jean-Jacques ne quitta donc pas l'hospitalité de Mme d'Épinay par un sentiment de dignité personnelle, comme ses admirateurs le disent, mais, je le répète, parce qu'il ne pouvait plus y demeurer sans s'exposer aux châtiments moqueurs de Saint-Lambert, aux dédains d'une société trop élevée pour supporter longtemps un homme, que Diderot lui-même appelait un forcené[14]. Ce fut la grande douleur de Thérèse Levasseur et de sa mère qui faisaient chez Mme d'Épinay de petits profits de cuisine et de garde-à-manger. Tous trois vinrent se mettre en ménage dans un hôtel du village de Montmorency où Rousseau trouva bientôt une autre protection.

Montmorency n'était pas alors peuplé de maisonnettes bourgeoises, petits jardins émaillés de choux et de carottes ; les coteaux et les vallées comptaient de nobles châteaux avec parcs de mille arpents dans la forêt épaisse, presque tous dans les apanages des Condé : Saint-Gratien, Eaux-Bonnes, Sannois, s'étendaient bien loin jusqu'à l'Isle-Adam, demeure des Conti. Rien n'était plus splendide que le château des Montmorency, dont il ne reste plus aucun vestige (la vieille tour de Burchard, même, n'a pas été respectée). Dans ces royales demeures tout était en harmonie : le château était entouré d'épaisses murailles, ainsi abrité contre les grands vents et l'humidité ; dans de larges foyers des troncs de vieux chênes, sur des chenets de fer, flamboyaient au milieu des salles tapissées en haute lisse ; des meutes de chiens par centaines jappaient dans le chenil ou couraient les cerfs et les sangliers ; d'innombrables domestiques étaient au service de l'hospitalité. Le maréchal de Luxembourg[15], capitaine des gardes du corps du roi Louis XV, son aide de camp à Fontenoy, habitait rarement Montmorency, il avait acquis toute la confiance de ce prince tant aimé de ceux qui l'environnaient ; veuf d'une Colbert-Seignelai, le maréchal avait épousé en secondes noces Magdeleine de Neuville-Villeroy, veuve elle-même du duc de Boufflers, charmante femme, pleine d'esprit et d'entrain, sur laquelle le comte de Tressant avait fait ce joli Noël :

Quand Boufflers parut à la cour,

On crut voir la mère des amours,

Chacun s'empressa de lui plaire[16].

La maréchale de Luxembourg, femme des plus séduisantes, avec la douce familiarité des grandes races, ouvrit les portes de son château à Rousseau, qui accepta cette royale hospitalité ; le haut manoir possédait des richesses de sciences comme les Gondé savaient les créer : un cabinet de physique et d'histoire naturelle formé par Buffon, une bibliothèque de cent mille volumes. Rousseau, frappé de tant de grandeur, s'éprit de la maréchale de Luxembourg : A peine eus-je vu la maréchale, écrit-il, que je fus subjugué ; je la trouvai charmante, de ce charme à l'épreuve du temps, le plus fait pour agir sur mon cœur ; je m'attendais à trouver un entretien mordant, rempli d'épigrammes : ce n'était point cela, c'était beaucoup mieux ; la conversation de Mme de Luxembourg ne pétillait pas d'esprit, ce n'étaient pas des saillies, mais une délicatesse exquise qui ne frappait jamais et plaisait toujours.

Rousseau vécut dans ce monde illustre, et ce qui le flatta le plus ce fut l'amitié du prince de Conti (cadet des Condé), prince sensuel y célèbre par ses fêtes à l'Isle-Adam : chasse aux flambeaux, pèche de nuit sur les lacs, réunions d'artistes, gens de lettres dans les plus splendides salons. Le prince de Conti était parlementaire outré, et Louis XV le raillait en l'appelant mon cousin l'avocat. Rousseau avait alors besoin de toute cette protection, le Parlement de Paris s'était ému de l'Émile, dont M. de Malsherbe avait favorisé la publication : si le Parlement faisait souvent des remontrances importunes à la volonté du roi, il conservait dans les questions de famille et de mœurs le sentiment traditionnel de la vieille magistrature. Dès que l'Émile fut publié, le Parlement donc sans hésiter lança contre J. J. Rousseau une prise de corps : le philosophe en fut prévenu par M. de Malsherbe, et le duc de Vendôme lui offrit l'asile du Temple, lieu d'immunité[17]. On lui procura un moyen de fuir au delà des frontières ; il revint en Suisse, sa patrie, et, loin de s'y montrer citoyen soumis aux lois dans une République, il remua encore les idées, les passions, de manière à mériter une expulsion. Il y avait contre lui, en France, des arrêts de prise de corps lancés par le Parlement de Paris : pouvait-il les braver impunément ?

Ce caractère irrégulier, cette misanthropie n'était point un caprice, une mise en scène pour surexciter l'attention publique. Jean-Jacques n'était ni méchant, ni vaporeux ; il souffrait de douloureuses infirmités ; il luttait contre la pierre et la gravelle. Il fuyait le monde, et, quand on se retire de la société polie, on la prend malgré soi en haine, en dédain ; le cœur devient comme un caillou abrupte qui déchire ce qu'il touche. Ainsi exilé de Montmorency pour sa conduite peu délicate envers Mme d'Houdetot, poursuivi par le Parlement, Jean-Jacques reçut de l'historien Hume l'offre d'un asile à son petit cottage d'Angleterre, retraite douce et heureuse[18] Hume, un des adeptes les plus ardents de la philosophie sceptique, tendit les bras à Rousseau persécuté. A peine admis dans la famille de l'historien, Jean-Jacques se montra irritable, colère, inconvenant ; il résulte des lettres de Grimm que Rousseau avait exigé pour Thérèse une place au foyer de la famille, ce que les mœurs anglaises n'admettent pas, car Thérèse n'était encore la femme de Jean-Jacques que devant la nature, selon son expression. Thérèse, toujours plus impérative, déclara qu'elle ne pouvait plus vivre ainsi en mépris, et qu'elle devait se séparer de lui. Rousseau, tout en pleurs, lui proposa le mariage selon les formes légales et religieuses[19].

Sous le faux nom de Renou il revint en France, et il épousa légalement Thérèse lors de son passage à Amiens[20]. On était alors d'une indulgence extrême pour les philosophes ; Rousseau avait des protecteurs : le lieutenant de police promit de ne pas l'inquiéter s'il n'écrivait plus. Ce fut alors qu'il se mit à copier de la musique avec ardeur dans son appartement de la rue de la Plâtrière ; il avait une adorable écriture. Loin de fuir le monde, Rousseau semblait en ce moment appeler la curiosité, partageant sa vie entre le Théâtre-Français et le Café de la Régence. Tel était l'engouement pour l'auteur de l'Émile et de la Nouvelle Héloïse, que des femmes du grand monde prenaient le prétexte de faire copier de la musique pour visiter son petit appartement. Il resta là jusqu'à ce que le marquis Louis-René de Girardin lui offrit une belle retraite à son château d'Ermenonville[21].

Ermenonville, séjour pittoresque, rappelait les beaux sites de Lausanne et de Vevay, si chers à Jean Jacques. Quand Rousseau vint à Ermenonville, il n'était plus que l'ombre de lui-même ; ses infirmités le faisaient horriblement souffrir, et Thérèse, sa femme alors légitime, lui donnait des chagrins[22]. Elle s'était publiquement éprise du jardinier de M. de Girardin, de manière à ne pas le cacher à Rousseau. Cette situation le tuait, et il n'avait pas le courage de la secouer. Son séjour à Ermenonville ne se prolongea pas longtemps ; les souffrances devinrent intolérables : philosophe à la nature, il éprouva tant de découragement de voir les vilaines mœurs de sa Thérèse, qu'il appela la mort comme une délivrance. Il fit de la botanique avec une ardeur fébrile : un matin on le trouva dans un état désespéré ; il expira en demandant à voir une fois encore la belle nature. Tel est le récit de ses enthousiastes admirateurs.

Cette mort subite reste environnée de quelque mystère : on parla de suicide[23] ; il ne pouvait supporter la trahison de Thérèse, qui se consola facilement dans un second mariage plus conforme à ses goûts, sans éprouver une tristesse, sans garder un souvenir : Thérèse avait-elle tous les torts ? Comment celui qui exprimait les sentiments avec tant de couleurs vives et ardentes était-il si profondément ingrat et souvent avili avec les femmes qu'il avait aimées ? Jeune et malheureux, recueilli par Mme de Warens, il l'outrage ; il compromet honteusement Mmes d'Épinay et d'Houdetot ; et quand Saint-Lambert lui offre l’épée pour une réparation nécessaire, il court se réfugier chez la maréchale de Luxembourg, excellente pour lui et qui le couvre de sa protection puissante. Thérèse Levasseur fut la seule amie qui domina les mauvaises pensées de Rousseau parce qu'elle correspondait à sa nature[24].

L'enthousiasme des contemporains pour le nom de Jean-Jacques s'explique par ses œuvres ; comme écrivain politique, il est sans pareil dans son Contrat social, où les principes de la souveraineté du peuple sont développés avec une rare éloquence. Il fut ainsi le père de la Révolution française qui lui éleva justement des autels ; Robespierre, son disciple, récitait ses pages ardentes sur les droits et les vertus du peuple. La doctrine politique des temps modernes appartient à l'esprit de Rousseau ; elle a triomphé de la formule monarchique du moyen âge. Ce style remarquablement clair et chaleureux, Rousseau sut le garder dans ses œuvres d'imagination, quoique monotone et sans vie. Est-il possible de lire encore la Nouvelle Héloïse, et qui s'enthousiasme pour Julie ou Saint-Preux ? L'Emile eut une grave influence sur l'éducation publique : qu'est-ce que l'écolier gymnastique, si ce n'est l'Émile de Jean-Jacques, grimpant sur les arbres, raisonneur, volontaire, suivant ses goûts bons ou pervers ? Oui, la génération du dix-huitième siècle eut raison d'aller jeter des fleurs sur la tombe de Rousseau, car elle s'est élevée au bruit de ses œuvres ; la plupart des constitutions modernes sont basées sur ses principes politiques. Le roman d'Héloïse, jeune fille séduite, épousant ensuite un mari indulgent et oublieux, sans autre sacrement que l'aspect delà nature, appartient aux habitudes des libres penseurs : la Profession du Vicaire savoyard n'est que l'indépendance des idées religieuses, l'église à ciel ouvert, sans culte, sans prêtre ! Rousseau n'a oublié qu'une chose, c'est que pour gouverner une société sans frein, il faut nécessairement une dictature sans limites.

Les femmes que Jean-Jacques avait jetées au vent de ses calomnies vécurent après lui. Mme d'Épinay, revenue à des idées religieuses, accablée de souffrance, se donna tout entière à Dieu et à sa famille. Ce fut pour sa petite-fille, Mlle de Belsunce, qu'elle composa son joli volume des Conversations d'Emilie[25]. Elle mourut avec la renommée d'une femme d'esprit et de cœur. Mme d'Houdetot, qu'une amitié si longue, si intime avait unie à Saint-Lambert, consola sa belle vieillesse par l'esprit le plus aimable et l'art perdu de tenir un salon ; soutenue par le respect d'une noble et nombreuse famille[26], Mme d'Houdetot gardait un bon souvenir de l'élégante époque de Louis XV. La maréchale de Luxembourg, la femme si aimable, si distinguée, transmit les grandes manières au milieu même des trop faciles mœurs de cette époque.

Quant à Thérèse Levasseur, elle finit comme elle avait commencé ; femme d'un jardinier de M. de Girardin, elle fut heureuse parce qu'elle était à sa place, ce qui est le bonheur ! Elle ne parla plus de Rousseau que pour réclamer une pension à la Convention nationale : en faveur de la veuve de l'homme de la nature et de la vertu. Le marquis de Girardin[27] rattacha son nom aux mânes de Rousseau. Il les réclama partout, et il se fît un honneur de son vert tumulus de l'île des Peupliers, aujourd'hui bien délaissé. La tombe sans prière est une profanation, et l'extrémité de la voie des tombeaux, à Rome, était un temple dédié aux dieux immortels !

 

 

 



[1] Les Guides sont tous pleins de détails sur le séjour de Rousseau à Montmorency.

[2] Rousseau fait bien des aveux dans ses Confessions.

[3] Elle s'appelait Louise-Florence.

[4] C'est en 1756 que Mme d'Épinay connut J. J Rousseau.

[5] L'ermitage fut construit en 1758.

[6] Dans ses Confessions, Rousseau entre dans de tristes détails sur ses relations avec Thérèse Levasseur.

[7] Voyez la Correspondance de Grimm.

[8] Grimm était né à Ratisbonne en 1723. Sa correspondance est fort curieuse depuis 1753 jusqu'en 1789.

[9] Le nom d'Houdetot est resté l'un des plus honorables et le mieux porté par une famille respectée.

[10] Correspondance de Grimm.

[11] Grimm répond à Mme d'Épinay : Vous prenez les amours de Rousseau bien au tragique ; il faudra bien que la raison lui revienne : quand on est sans espérance (et il ne peut pas en avoir à moins que sa tête ne tourne tout à fait).

[12] J'ai développé cette idée dans Madame de Pompadour.

[13] Nouvelles de la République des lettres.

[14] Récit de Grimm et de Diderot ; ce fait est contesté par les Mémoires de Mlle Lespinasse, tome II, page 328. A cette époque Diderot écrivait à Grimm cette fameuse lettre qui commence ainsi : Cet homme est un forcené.

[15] Il était lui-même Montmorency.

[16] Il ne faut pas la confondre avec la duchesse de Boufflers.

[17] Dans le Temple se réfugiaient alors les débiteurs, les faillis et les gens de lettres poursuivis par le Parlement ; ils n'y étaient pas saisissables.

[18] La correspondance de Grimm est très-curieuse sur le séjour de Rousseau auprès de Hume.

[19] Grimm écrivait de Thérèse : Cette femme si bavarde, si querelleuse, si méchante et qui a sur cet homme la puissance d'une nourrice sur son enfant....

[20] Il avait vécu 20 ans avec elle.

[21] Rousseau s'établit à Ermenonville au mois de mars 1778 ; les Girardin, d'origine florentine, étaient venus à la cour du roi Stanislas de Lorraine.

[22] Rousseau ne dissimulait pas ses tristes habitudes. Un jour qu'on voyait le philosophe monter du vin de sa cave, on lui demanda pourquoi il n'y envoyait point sa femme ; il répondit : Si elle y descendait, elle ne remonterait plus. Grimm est très-médisant sur ce petit ménage.

[23] Les causes de la mort de Rousseau ont été discutées par Musset Pathay, un de ses grands admirateurs. (Dissertation.)

[24] Thérèse Levasseur après avoir obtenu une pension de la Convention nationale, mourut au Plessis-Belleville en 1801.

[25] Le livre a eu plusieurs éditions.

[26] M. de Barante et le charmant baron de Bazancourt (dont je fus l'ami) ne cessaient de faire l'éloge de Mme d'Houdetot.

[27] Il revendiqua les mêmes de Rousseau à la Convention.