LA MARQUISE DU CHÂTELET

 

ET LES AMIS DES PHILOSOPHES DU XVIIIe SIÈCLE

VIII. — MADAME GEOFFRIN - MADAME DU BOCAGE.

 

 

1697-1777 — 1710-1802.

 

Nous sortons de la belle cour du roi Stanislas et du salon de la marquise de Boufflers pour entrer dans la réunion bourgeoise de Mme Geoffrin[1]. Fille d'un valet de chambre de Mme la Dauphine, elle avait été mariée dans un âge fort tendre à M. Geoffrin, fondateur de la manufacture de glaces des Gobelins, lieutenant-colonel honoraire de la milice bourgeoise. A ce temps, les choses et les hommes étaient si bien classés que chacun ne devait faire que ce qu'il pouvait ! Le service militaire était le partage et l'obligation des gentilshommes : on n'enlevait pas le paysan à la terre qu'il cultivait, et l'ouvrier à ses travaux pour leur mettre, malgré eux, un mousquet sur l'épaule et dire, même aux poltrons : Il faut vous faire tuer sous l'uniforme. La milice bourgeoise n'avait ni obligation, ni prétention ; l'année, corps d'élite en dehors de la classe civile, vivait et mourait pour défendre le pays et conquérir la gloire : elle s'y engageait résolument et volontairement.

M. Geoffrin s'occupait de son industrie, très-peu de son titre de lieutenant-colonel ; ami des lettres et des arts, il recevait deux fois par semaine, un jour les peintres, les musiciens ; l'autre, les gens de lettres. A sa table s'asseyaient Fontenelle, le président Montesquieu, Marmontel, Laharpe, l'abbé Morelet et Chabanon, viveurs épris de la bonne chère. H. Geoffrin mourut laissant une grande fortune, et son salon ne se ferma pas ; sa femme avait acquis un certain art de causerie ; excellente de cœur, elle prêtait de l'argent aux besogneux avec une extrême délicatesse.

Voltaire avait mis à la mode trois jeunes hommes : Laharpe, Marmontel, Chabanon, élèves de sa philosophie ; pour lui Cideville et Formont avaient été de bons camarades d'études de procureur ; la famille d'Argental et ses chers anges étaient de vieux amis et presque des parents. Marmontel, Laharpe, Chabanon, étaient des disciples que Voltaire se réservait pour perpétuer ses doctrines et défendre sa mémoire. Il est d'une habileté incontestable aux vieux auteurs de s'entourer d'une couronne de jeunes dévoués qui les admirent et perpétuent l'école du maître ; il faut voir toutes les caresses que Voltaire prodigue à ses jeunes adeptes ; il invite Chabanon[2], l'aimable amant de Polymnie, à jouir de l'âge heureux des voluptés et du génie : quant à lui, vieil esprit, il a renoncé à tous ces jeux de la jeunesse et de l'amour : en vain on le flatte en louant sa verdeur[3] :

La fleur de la saison passée

Par d'autres fleurs est remplacée.

Une sultane avec dépit,

Dans le vieux sérail délaissée,

Voit la jeune entrer dans le lit

Dont le grand seigneur l'a chassée

Ma muse est de moi trop lassée.

Elle me quitte et vous chérit,

Elle sera mieux caressée.

On récitait ces vers délicats chez Mme Geoffrin ; il n'était pas un étranger qui ne désirât lui être présenté, sous le patronage d'un gentilhomme polonais de grande naissance, Stanislas Poniatowski, le plus tendre, le plus affectionné des amis de Mme Geoffrin, qu'elle avait secouru dans ses moments de détresse, ainsi que ses quatre enfants exilés comme lui. Quand un des fils du prince Poniatowski fut élu un moment au trône de Pologne, il exigea affectueusement qu'elle fit le voyage de Varsovie : à soixante-huit ans déjà, Mme Geoffrin se mit en route, accueillie partout avec respect et presque idolâtrée par les hauts salons. Alors il était de fantaisie parmi les souverains de combler de biens et d'attentions tous les coryphées de l'encyclopédie, tandis qu'ils laissaient insulter les choses religieuses et les hommes qui les défendaient. Non-seulement Frédéric de Prusse, mais Catherine II, de Russie, et même la sage Marie-Thérèse, s'étaient engoués de d'Alembert, de Diderot : Mme Geoffrin, leur amie, fut accueillie à Vienne avec des honneurs souverains[4]. A son retour, elle ouvrit de nouveau son salon, sorte d'hôtel Rambouillet de la philosophie.

Cette société fut un peu troublée, alarmée par une pièce très-piquante où l'on raillait le salon de Mme Geoffrin et ses amis d'Alembert, Diderot, Marmontel, qui, après avoir écrit des contes d'un esprit très-libre, publiait son Bélisaire. Les contemporains courent après certains livres, même fastidieux, quand ils servent leurs idées ou leurs tendances. Depuis Montesquieu, il n'était pas de petit auteur qui ne voulût donner des leçons aux rois, et Marmontel avait rapiécé Télémaque. On remarquait dans un des coins de ce salon de Mme Geoffrin le courtisan le plus assidu du parti philosophique, l'abbé Morelet, fort loué, fort caressé, parce qu'il avait publié un pamphlet contre le critique Palissot, l'ennemi des philosophes. Terrible tâche au dix-huitième siècle que d'engager une lutte contre le parti encyclopédique, et Palissot l'avait osé[5] ; révélant les intrigues de ceux qui se posaient en sages et en réformateurs ; il ne ménageait à leur égard ni les couleurs, ni les expressions ; sa critique fut si mordante que Voltaire lui fit une cour assidue afin d'être épargné dans ses satires.

On était sous le ministère de M. de Choiseul, le protecteur des libres penseurs. Mme Geoffrin, qu'on représentait si douce, si calme, souleva des tempêtes contre Palissot ; non-seulement elle intrigua pour faire interdire sa comédie, mais elle engagea l'abbé Morelet[6] à écrire un pamphlet contre Palissot. Adepte passionnée de la philosophie, Mme Geoffrin résista aux instances de la marquise de la Ferté-Imbault, sa propre fille, esprit ferme et pieux, qui voyait presque avec désespoir l'influence que le parti exerçait sur sa mère. A cette époque, Mme Geoffrin, déjà avancée dans la vie, fut frappée d'une maladie très-sérieuse ; le premier soin de la marquise avait été d'éloigner du chevet de sa mère cette bande d'incrédules qui veillaient sur les malades pour s'emparer de leur esprit et les empêcher de remplir leur devoir ; ils entouraient le lit de ces pauvres mourants pour les exhorter à ne pas faiblir devant l'idée de Dieu, et ce fut avec des peines infinies que Mme de la Ferté-Imbault parvint à exclure d'Alembert, l'abbé Morelet et Marmontel de la chambre de sa mère. Elle les rappela dans sa convalescence, tout en gardant cette piété que Marmontel appelle clandestine, et que Mme Geoffrin n'osait pratiquer publiquement dans la crainte de heurter les maîtres de son salon. Toutefois à sa mort[7] elle désavoua publiquement sa vie passée ; agenouillée sur son lit de douleur, elle invoqua les jours d'innocence qu'elle avait passés au couvent ; l'abbé Morelet en rendit témoignage avec le chagrin d'une vilaine âme en colère contre le repentir. Mme Geoffrin n'avait jamais écrit que des lettres simples, sans prétention au bel esprit ; elle n'eut de renommée que par les amis qu'elle recevait dans sa maison, sorte d'hôtellerie de l'encyclopédie.

Mme du Bocage, la plus intime des amies de Mme Geoffrin, dut au contraire sa réputation de lettrée au bruit d'écrits aujourd'hui oubliés. Telle est souvent la destinée des femmes dont on exalte les œuvres de leur vivant : on les improvise Muses avec un laisser aller extrême. Leur culte s'affaiblit avec la mode ; leur temple délabré parles années croule au bruit du temps qui marche. Ainsi fut Marie-Anne le Page, née à Dieppe, qui avait épousé un receveur de taille du nom de du Bocage[8] ; veuve de bonne heure avec une petite fortune, elle attendit pour écrire cet Age de la vie où à la dernière lueur de leur beauté, les femmes ont besoin de faire un peu de bruit ; à trente-sept ans déjà, Mme du Bocage remporta le prix de poésie à l'académie de Rouen. Ce petit succès littéraire fit grand bruit et il suffit pour faire parler de Mme du Bocage.

Fontenelle que l'on trouvait assis à toutes les tables comme le parasite flétri par Perse, prit un grand intérêt à Mme du Bocage chez laquelle il passait ses après-dînées. Bientôt on en parla au moins autant que de Mme Geoffrin jusqu'à exciter sa jalousie. Mme du Bocage faisait un peu de tout, poèmes épiques, romans, tragédies, avec facilité ; elle imita le Paradis perdu de Milton, la Mort d'Abel, de Gesner ; elle écrivit même une tragédie, les Amazones[9]. Diderot, d'Alembert, le baron d'Holbach avaient étendu leurs mains puissantes sur la nouvelle muse ; bonne fortune pour la popularité de ses œuvres.

Hélas, il n'est pas de petites gloires sans déception, et le salon de Mme du Bocage, comme celui de Mme Geoffrin,fut encore admirablement parodié par Palissot, qui osait ouvertement railler la médiocrité de ces caractères. Les philosophes étaient maîtres des réputations, des académies, de toutes les faveurs littéraires, et ce qu'il y avait de plus triste à dire, ceux qui étaient chargés de protéger la société, le ministre, le directeur de la librairie, M. de Malesherbes, persécutaient les auteurs qui osaient attaquer le sanctuaire de l'encyclopédie. Palissot n'en continua pas moins d'accomplir sa mission avec un rare courage. Sa comédie des Philosophes porta le dépit dans toute cette école du dix-huitième siècle. Tout y est peint en traits vifs, acérés ; chacun de ces grands hommes pouvait s'y reconnaître.

Tandis que Palissot subissait mille persécutions pour avoir osé toucher à l'arche sainte, Mme du Bocage, la protégée du parti, voyageait triomphalement déguisée en muse, comme une déesse de carnaval ; selon l'usage de ce temps, elle se hâta de visiter le dieu Voltaire dans son temple de Ferney. Ce fut une solennelle pompe chez le vieux seigneur ; tout ce que faisait Voltaire était théâtral. Au milieu d'un monde brillant, il s'agenouilla devant Mme du Bocage selon sa coutume (Grimm dit que les genoux de ses culottes étaient usés), et lui mit très-ridiculement une couronne de laurier sur la tête : Madame, c'est le seul ornement qui manque à votre coiffure, le seul digne de vous[10]. Il était fort risible de voir cette main ridée, placer une couronne de muse sur la tète d'une veuve de quarante-deux ans. Ces sortes d'ovations flattaient, au reste, singulièrement Mme du Bocage, avide d'éloge écrivant à sa sœur : Je crois que l'encens est une substance salutaire ; on m'en nourrit, et ma santé s'en trouve à merveille (paroles dites au sérieux sans raillerie).

De Ferney, Mme du Bocage traversa les Alpes pour un voyage à Rome. Les ovations l'accompagnèrent partout : faut-il jamais prendre au sérieux les triomphes que l'enthousiaste Italie décerne aux artistes ? C'est la terre aux sonnets éternels et Mme du Bocage en fut accablée, les poètes la comparèrent à toutes les étoiles du ciel ; elle fut admise comme associée à l'académie des Arcades[11] de Rome, sous le nom mythologique de Dorylée, distinction puérile qui la flatta singulièrement. Voltaire la félicita encore par un billet écrit en italien : Madame, quand vous aurez vu la mer Adriatique, retournez par Genève, vous recevrez des mains des hérétiques la couronne que vous ont déjà décernée les catholiques[12]. Il fut fait tant de vers sur la réception de Mme du Bocage à l'académie des Arcades que l'auteur put en composer un volume : Vos lettres sont supérieures à celles de lady Montaigu, lui écrivait encore Voltaire, je connais Constantinople par elle, Rome par vous, et grâce à votre style, je donne la préférence à Rome.

A son retour en France, Mme du Bocage accablée sous les madrigaux, les petits vers, les copia tous avec soin et dans sa correspondance avec Mme du Perron, sa sœur, elle s'excusait même de tant lui vanter sa gloire : La manie de parler de soi, dit-elle, traitée de vanité en toute autre occasion, ne doit point l'être dans une correspondance, dont le seul but est de se communiquer l'une à l'autre les choses qui nous concernent, nous affectent le plus. Quelle vanité naïve ! triste retour de ce monde ! Qui parle encore des livres du Mme du Bocage ?[13] Alors elle avait la protection de la Condamine, de d'Alembert et de Diderot, eux-mêmes condamnés à l'oubli.

Nous avons recherché avec la plus haute impartialité dans ces œuvres philosophiques du dix-huitième siècle, ce que Ton peut y trouver de supérieur et même d'attrayant ? Voltaire seul peut se lire, parce qu'il a par-dessus tout l'esprit et le goût : on se laisse bercer par les légèretés charmantes de Boufflers, de Bernis, comme par les ravissantes toiles de Watteau, Boucher, Lencret et de Fragonard. Si le dix-huitième siècle ne s'est jamais élevé au matérialisme grandiose et coloré de Lucrèce, la poésie légère a égalé Tibulle, Catulle et Horace.

 

 

 



[1] Elle s'appelait Marie-Thérèse Rodet d'un nom de famille très-bourgeois.

[2] Les premières lettres de Voltaire sont toujours adressées à ses trois amis. La famille d'Argental avait une grande part à sa correspondance.

[3] Chabanon, né à Saint-Domingue en 1730 était bon musicien, agréable poète. M. de Fontanes à fait son éloge à l'Académie française.

[4] C'était le moment où l'impératrice Reine songeait au mariage de Marie-Antoinette avec le Dauphin de France : elle savait l'influence que Mme Geoffrin pouvait exercer sur l'opinion publique. Voyez mon livre sur Marie-Thérèse.

[5] Palissot de Montenoy était d'une famille de magistrature de Lorraine. Outre ses pièces de théâtre il a publié un livre fort curieux sur le dix-huitième siècle : Petites lettres des grands philosophes l'année 1768.

[6] L'abbé Morelet était né à Lyon en 1737 ; il avait été fort protégé par l'abbé depuis cardinal Loménie de Brienne.

[7] Mme Geoffrin mourut en octobre 1777.

[8] Mme du Bocage était nés en octobre 1710.

[9] Les œuvres de Mme du Bocage ont été plusieurs fois imprimées ; on les ignore aujourd'hui.

[10] Correspondance de Voltaire, tome IV.

[11] On voulait lui donner la couronne de Pétrarque.

[12] Il serait difficile à Voltaire de ne pas détacher un trait contre la religion.

[13] Ils ont été traduits en plusieurs langues.