LA MARQUISE DU CHÂTELET

 

ET LES AMIS DES PHILOSOPHES DU XVIIIe SIÈCLE

V. — LA MARQUISE DU DEFFANT.

 

 

1695-1750.

 

On était en pleine Régence, sous l'administration du prince, facile et charmant, qui gouvernait la France et enchantait la cour[1] : une femme jeune et spirituelle recevait beau monde à son hôtel de la rue Sainte-Anne. Issue d'une famille noble de Bourgogne, elle se nommait Marie de Vichy-Chamroud[2] ; jolie fille, sans fortune, Marie avait fait un mariage sérieux avec le marquis du Deffant fort épris d'elle, et selon l'usage du temps, une fois libre par le mariage, elle s'était jetée dans la vie dissipée ; objet d'une fantaisie du Régent, le caprice passé, elle vécut comme une femme à la mode ; le vide et l'ennui la ramenèrent au marquis du Deffant. Elle se mit à aimer son mari, ce qui occasionna presque un scandale dans cette société étrange où le mariage était moins respecté que l'amour. La courtisane orientale Aïssé dit dans sa correspondance un peu éhontée : Un amant qu'elle avait la laissa, quand il apprit qu'elle était bien avec M. du Deffant, et lui a écrit des lettres pleines de reproches ; il est revenu, l'amour-propre ayant réveillé des feux mal éteints : la bonne dame n'a suivi que son penchant, et sans réflexion elle a cru un amant meilleur qu'un mari ; elle a obligé ce dernier à quitter la place ; elle reste la fable du public, méprisée de son amant, blâmée de tout le monde, délaissée de ses amis : elle ne sait comment débrouiller cela[3].

La marquise s'en tira pourtant par les grâces de son esprit et ses manières de belle compagnie ; si elle s'ennuyait incessamment, ce vide était comblé par son salon le plus spirituel, le plus attrayant de Paris. Ses convives assidus furent les présidents de Montesquieu, et Hénault si fort prisé chez Mme de Tencin ; Hénault, déjà célèbre par ses soupers et par sa Chronologie, comme le dit Voltaire. Le président de Montesquieu, excellent viveur, aimait la chère exquise et le marasquin surtout qu'il avait pris en passion dorant sou séjour en Italie. Montesquieu travaillait à son Esprit des Lois, que le salon de Mme du Deffant protégeait de toutes ses forces contre les critiques justes et inflexibles du Journal de Trévoux[4]. Les journalistes érudits avaient relevé trois cent cinquante citations fautives ; quant à la théorie de Montesquieu sur les institutions classées par les climats, cours de géographie législative, les critiques l'avaient raillée avec goût et raison. A l'amitié de Mme du Deffant, Montesquieu dut la popularité de son livre ; car elle en distribua de sa main les premiers exemplaires parmi les beaux esprits de son salon, avec de pompeux éloges sur la grandeur de l'œuvre, et la philosophie de l'historien ; l'Esprit des Lois eut un plein succès. Le président de Montesquieu ne venait à Paris que dans les vacances du parlement de Bordeaux, quand il n'habitait pas le château de la Brede.

Le plus tendre, le plus assidu des amis de Mme du Deffant, ce fut Hénault, le fils d'un fermier général, à la fois président au parlement de Paris et trésorier de la reine[5]. Savant facile, tout en écrivant sa Chronologie de l'histoire, il donnait les meilleurs soupers du monde, distraction de la société d'élite : il avait la gourmandise des gens d'esprit, la fine appréciation des mets et de la saveur des vins : Le souper, disait Mme du Deffant, est une des qualités essentielles de l'homme : ôtez-le-lui, que lui reste-t il ? Voltaire, avec une délicate flatterie, appréciant les qualités précieuses d'Hénault disait de lui :

Les femmes l'ont pris fort souvent

Pour un ignorant fort aimable ;

Les gens en us, pour un savant,

Et le dieu joufflu de la table,

Pour un connaisseur fort gourmand.

Une des tristesses de Voltaire, maladif, était de ne pouvoir plus souper ; il envie donc la santé du président Hénault et lui souhaite un bon estomac :

Qu'un bon estomac soit le prix

De son cœur, de son caractère,

De ses chansons, de ses écrits.

Il a tout, il a l'art de plaire :

L'art de nous donner du plaisir,

L'art si peu connu de jouir ;

Mais il n'a rien, s'il ne digère.

Le président Hénault conviait les beaux esprits à ses divines réunions, et parmi eux, le marquis de Pont de Veyle, l'aimable égoïste, l'hôte le plus indifférent et le plus assidu de Mme du Deffant : souvent avec un oubli un peu affecté, elle ne s'apercevait pas que Pont de Veyle était là comme un matou au poil soyeux et brillant accroupi auprès des chenets, sans faire plus attention à sa vieille amie. Voltaire, qui savait toute l'importance du salon de Mme du Deffant, l'accablait d'éloges et de flatterie ; nulle femme ne s'entendait mieux à lancer un livre, à faire une renommée ; Voltaire louait les vers, la prose de Mme du Deffant :

De qui sont-ils ces vers heureux,

Légers, faciles, gracieux ?

Ils ont, comme vous, Part de plaire ;

Du Deffant, vous êtes la mère

De ces enfants ingénieux[6].

Il saisissait toutes les occasions de parler d'elle, de flatter son imagination et son cœur. Un quacker reçu dans son salon lui parlait avec toutes les libertés de sa secte ; il l'avait même tutoyée, et Voltaire lui écrit :

Heureux le mortel enchanté

Qui dans vos bras, belle Délie,

Dans ces moments où l'on s'oublie,

Peut prendre cette liberté

Sans choquer la civilité

De notre nation polie.

Mme du Deffant ne se fâchait pas de ces vers osés et lascifs, au milieu des cliquetis de verres dans les soupers intimes. Jamais le propos léger n'était mieux dit ; on n'avait pas besoin d'éventail pour cacher la rougeur. Mme du Deffant, il faut lui rendre celte justice, avait un esprit assez discret, assez délicat, pour interdire toute espèce d'attaque trop vive contre les- idées religieuses ; elle savait reprendre Voltaire, sottement passionné contre le christianisme ; elle contenait les impiétés d'Helvétius et de Diderot. Helvétius, riche de sa fortune, puissant par la protection que Louis XV lui accordait, à cause des services que son père, le médecin Helvétius, avait rendus à sa royale enfance[7]. Helvétius, sensualiste élégant et jeune[8], était soutenu, loué par tout le parti philosophique toujours flatteur pour les favoris de la fortune. Voltaire disait de lui dans sa familiarité :

Apprenti fermier général

Chez Plutus, ce gros dieu brutal,

Vous portâtes mine étrangère ;

Mais chez les amours et leur mère,

Chez Minerve et chez Apollon,

Lorsque vous vîntes à paraître,

On vous prit d'abord pour le maître

Ou pour l'enfant de la maison[9].

Helvétius cachait sous les dehors d'une haute élégance, les vices d'une trop facile éducation, tandis que Diderot gâtait sa causerie par les ordures d'une imagination sans frein, ses tableaux licencieux et sans voile. Diderot attaquait les vocations les plus saintes, les dévouements les plus admirables ; avec une pénétration très-remarquable, il grandissait sa renommée par une suite de livres, les uns sérieux, les autres de simples critiques sur les arts, à une époque où le feuilleton était dans l'enfance. Tout ce qui offensait la religion révélée était accueilli comme une œuvre de génie, et sous ce nom de préjugés, Diderot avait attaqué la famille et les institutions vénérées : le roi Frédéric de Prusse, esprit toujours juste, quand il n'était pas entraîné par ses intérêts, disait de lui : Diderot rabâche toujours la même chose[10] ; ce que je sais, c'est que je ne saurais soutenir la lecture de ses livres, tout intrépide lecteur que je sois ; il y règne un ton suffisant et une arrogance qui révolte l'instinct de ma liberté. C'était précisément cette suffisance qui faisait le succès des livres de Diderot au milieu de cette génération que les philosophes menaient comme un berger conduit un troupeau, à coup de livres encyclopédiques. Qu'on affuble maintenant cette figure si commune de Diderot de vêtements sales, débraillés, avec une parole lourde, et l'on aura le portrait du philosophe qui s'asseyait en maître dans les salons de Mme du Deffant. Ce fut à Diderot que dans cette époque bouleversée Catherine II offrit l'éducation du grand-duc Paul[11], tant les souverains oubliaient alors les lois de leur propre conservation ; il fallut une révolution pour les corriger, et peut-être cela n'a pas suffi.

A mesure que la vie s'avançait, malgré ses froids sentiments et les soins égoïstes de sa personne, Mme du Deffant, frappée d'une fatale maladie, perdit la vue. A travers ses douleurs, elle conserva sa sérénité et son calme ; Dieu donne une grâce particulière à ceux qu'il frappe ainsi cruellement. Le salon de Mme du Deffant ne cessa d'être ce qu'il était, une belle réunion littéraire ; le souper même ne perdit pas de son charme et de sa liberté. Pont de Veyle, l'égoïste ami d'une égoïste maîtresse, y venait chaque jour comme un automate fidèle, obéissant à un mouvement mécanique : Pont de Veyle, lui disait-elle un soir, n'est-ce pas, que depuis que nous sommes amis il n'y a pas eu un seul nuage dans notre liaison ?Non, madame. — N'est-ce pas parce que nous ne nous aimons guère plus l'un que l'autre ?Cela pourrait bien être. Observation profonde qui fait mal aux natures aimantes et douces, consacrant leur vie à un sentiment unique, exalté.

Dans sa triste infirmité, Mme du Deffant conserva un esprit piquant d'observation : si elle sacrifiait beaucoup aux convenances du monde, à la paix de son salon, elle gardait sa juste et libre appréciation dans ses lettres intimes, en dehors de toute publicité. A une époque très-avancée dans sa vie, Mme du Défiant commença sa correspondance avec Horace Walpole[12] : l'homme d'État anglais ne donnait à sa liaison avec Mme du Deffant aucune autre importance que le besoin d'information auprès d'une femme fort influente sur les salons. Horace Walpole avait besoin d'obtenir pour son système les applaudissements de certains beaux esprits, et il se servait de Mme du Deffant, que Voltaire appelait l'aveugle clairvoyante. Elle voyait beaucoup de monde, causait bien et aimait à faire causer, et ces informations elle les adressait avec les vives couleurs du style à lord Walpole. Cette correspondance est remarquable à plusieurs points de vue : 1° comme information sur le mouvement littéraire et philosophique ; 2° comme gazette de cour. Mme du Deffant qui, dans la vie publique, ménageait et louait même le parti philosophique, ne se gène pas à juger avec une dure impartialité cette coterie de penseurs ennuyeux, si pleins de jalousie et de petitesse. Mme du Deffant n'épargne pas même Voltaire qu'elle caressait tant dans son salon ; elle est impitoyable pour les médiocres productions de l'homme d'esprit qui s'abaissait dans une polémique ignoble contre les croyances, sacrifiant à ses préjugés antichrétiens les grâces de son esprit si parfait dans les poésies légères, si délicat dans tout ce qui touchait au goût.

Cette correspondance avec Horace Walpole[13] fut la dernier épisode de la vie de Mme du Deffant, qui atteignit l'extrême vieillesse. A cet âge si avancé, elle avait gardé l'amour du monde et surtout son indifférence froide pour tout ce qui l'environnait, caractère des faiseurs de l'Encyclopédie ; elle voyait mourir ses amis avec un sang-froid qui supposait l'absence de tout cœur ; le soir de la mort de Pont de Veyle, elle alla souper chez M. de Marchais. On lui parla de la perte qu'elle venait de faire, du vide qu'elle devait éprouver dans son existence : Hélas ! dit-elle avec beaucoup de sang-froid, il est mort ce soir à six heures, sans cela vous ne me verriez pas ici. Ce fut le seul regret exprimé pour un ami de trente ans. Longtemps indifférente pour les idées religieuses, on vit Mme du Deffant, vers la fin de ses jours, se rapprocher de l'Église (on dit par bienséance, si ce n'est par conviction) ; elle s'en expliqua avec Horace Walpole dans ces vers rappelés comme un souvenir d'Athalie :

Dans le temple des Juifs un instinct m'a poussée,

Et d'apaiser leur dieu, j'ai conçu la pensée.

Au dix-huitième siècle, on en était presque à s'excuser quand on remplissait son devoir : Ne vous étonnez pas si j'ai cherché à satisfaire cette inspiration. Mme du Deffant eut divers entretiens avec le père Lenfant, de l'ordre des jésuites ; elle fit appeler le curé de Saint-Sulpice, sa nouvelle paroisse, et, après une courte agonie, elle mourut chrétiennement. Il ne reste de Mme du Deffant que sa correspondance avec Voltaire et Horace Walpole, œuvre à double partie. Quand elle écrit à Voltaire, à Diderot, à Helvétius, elle les flatte dans leur orgueil, tandis que dans si correspondance avec Walpole[14] elle les juge, les critique impitoyablement, d'une main elle encense les idoles, de l'autre elle les démolit. Cette duplicité dans le caractère de Mme du Deffant peut expliquer l'ingratitude de Mlle Lespinasse[15], dont nous allons dire le petit drame.

 

 

 



[1] Le Régent : voyez mon livre sur le Cardinal Dubois.

[2] Marie du Deffant était née en 1697, et avait dix-huit ans tous la Régence.

[3] Lettre d'Aïssé à Mme Calandrini.

[4] Nous avons porté un jugement raisonné sur le président de Montesquieu dans notre livre sur Mme de Pompadour.

[5] Le président Hénault, contemporain de Voltaire, né en 1685 ; il s'était voué à la duchesse du Maine et fut compromis dans la conspiration de Cellamare (voir mon Cardinal Dubois et la Régence). C'est à lui que Voltaire adresse ces vers pleins de flatterie :

Henault, fameux par vos soupers

Et par votre Chronologie,

Par des vers au bon coin frappés

Pleins de douceurs et d'harmonie.

[6] Voltaire : Poésies légères.

[7] Le médecin Helvétius sauva les jours du roi Louis XV enfant, par une saignée au pied, quand tous les autres l'abandonnaient. (Voir mon Louis XV.)

[8] Helvétius avait à peine 22 ans.

[9] Voltaire, Épître en vers, 1745.

[10] Rabâcher la même chose est une force et souvent une puissance.

[11] Catherine II s'attacha Diderot ; elle lui acheta sa bibliothèque, la lui laissa arec une pension de 600 livres. Les souverains à cette époque comblaient de biens ceux qui démolissaient les croyances.

[12] Horace Walpole, le ministre anglais habile, tant accusé de corruption, la main supérieure qui consolida l'avènement de la maison de Hanovre.

[13] La correspondance de Mme du Deffant avec Horace Walpole et Voltaire a été publiée. Paris 1811, 4 vol. in-8°. La correspondance avec d'Alembert, Paris 1812, 3 vol. in-8°.

[14] Il est maintenant constaté que Mme de Deffant recevait 300 livres sterling pour sa correspondance avec Walpole.

[15] Mme de Deffant mourut le 24 septembre 1780, à 83 ans.