LA MARQUISE DU CHÂTELET

 

ET LES AMIS DES PHILOSOPHES DU XVIIIe SIÈCLE

II. — LES EXILÉS LITTÉRAIRES SOUS LOUIS XIV. - LES RÉFUGIÉS. - BAYLE - BASNAGE - SAINT-ÉVREMONT. - LA DUCHESSE DE MAZARIN.

 

 

1650-1680.

 

Quand le gouvernement de Louis XIV se constitua dans sa force et son unité, après les troubles, il y eut un certain nombre d'exilés ; c'est la loi des pouvoirs nouveaux. Les hommes qui ont vécu avec une idée, éprouvât une si vive douleur quand elle est vaincue, qu'il est rare qu'ils ne fuient la société nouvelle ; plusieurs durent aussi quitter la France par lettres de cachet ; une autorité jeune et menacée doit veiller à sa sûreté. L'Angleterre et la Hollande se peuplaient donc de mécontents après la majorité du Roi (1651). A peine à Londres et à Amsterdam, les réfugiés publièrent des livres très-hardis contre ridée et l'autorité qui les avaient proscrits ; la vengeance est si douce et la liberté est un peu rancunière. Les écoles des réfugiés emportèrent des ressentiments profonds, très-naturels contre Louis XIV et l'Église catholique[1], dont la constitution absolue blessait les libres penseurs.

Il se fit aussi une modification très-sensible dans l'influence des femmes mêlées à la politique ; la place Royale naguère si puissante garda peu de crédit. La Fronde passait démode avec les vers de Scarron et les tintements satiriques des cloches de la Samaritaine. Les précieuses de l'hôtel Rambouillet bientôt elles-mêmes furent effacées par les filles d'honneur de la reine ; belles et rieuses enfants, si aimées des gentilshommes au château de Saint-Germain et du nouveau Versailles. L'école de Gassendi céda le pas à celle de Descartes : on discourait à perte de vue sur les molécules et les atomes ; les viveurs tels que Bachaumont et Chapelle cherchaient dans des voyages insouciants, la liberté d'action et de pensée[2] Chapelle, sous les charmilles du Midi, aux cliquetis des verres tout pleins de vin muscat du Languedoc, gardait encore les souvenirs de Ninon :

A Ninon de qui la beauté

Méritait une autre aventure,

Et qui devait avoir été

Femme ou maîtresse d'Épicure.

Chapelle, longtemps mêlé aux troubles comme la majorité de la bourgeoisie de Paris, avait pris parti pour le cardinal de Retz, puis il s'était mis à boire et à oublier. Molière, son ami, par contraste, au lieu défaire de l'opposition et de s'agiter parmi les mécontents, avait repris son service auprès du roi[3] dans la troupe des Béjard ; le cœur meurtri de jalousie domestique, il se vengeait sur la société en raillant les choses nobles, les sentiments élevés.

Cette troupe des Béjards, bientôt éclipsée par les comédiens de l'hôtel de Bourgogne, ne paraissait plus que dans les divertissements écrits par Molière pour les plaisirs de Louis XIV, tels que l'Impromptu de Versailles, joué par MM. du Parc, Béjard, de Brie, Mlles Molière, de Croisy, Hervé[4]. On ne parlait que des succès de la Champmeslé, artiste plus délicate et respectée. Marie Desmares avait épousé un comédien du nom de Champmeslé, auteur comme Molière : ses charmantes pièces de Crispin chevalier, L'heure du berger, valaient bien les Impromptus de Versailles. Mais Champmeslé était resté artiste libre et ne voulait pas descendre aux complaisances de Molière à Versailles. Sa femme avait débuté à l'hôtel de Bourgogne, pour passer ensuite au théâtre du faubourg Saint-Germain ; son tendre ami Racine lui confia les plus beaux rôles[5]. Les amours qui, sous la Fronde, s'attachaient aux héroïnes, venaient alors déposer leurs couronnes aux pieds des comédiennes.

On aperçoit dans les Lettres de Mme de Sévigné un vrai dépit de ce délaissement des femmes du monde, et un certain regret du passé amoureux de la Fronde[6]. Elle ne dissimule ni son indulgence, ni son amitié pour Ninon, pour Fouquet surtout, l'excellent ami, le fastueux amant des femmes de la minorité de Louis XIV, payant toujours avec largesse les plus petites complaisances ; elle en parle à son cher Bussy-Rabutin avec une liberté qui dépouille quelquefois la pure chasteté des expressions.

Il y avait trop de gloire, trop de distractions sous Louis XIV pour qu'on s'absorbât dans la philosophie ; l'autorité pesait trop sur les âmes pour laisser libre la pensée ; un gouvernement ne fait de grandes choses qu'à la condition de la diriger. Ce ne fut qu'aux temps des malheurs du roi que l'influence des réfugiés en Angleterre, en Hollande se fit sentir sur la société française : Bayle, Basnage et Saint-Évremont ouvrirent la voie à la philosophie critique. Pierre Bayle, né au pays de Foix dans la religion réformée, un moment converti .au catholicisme, avait subi l'exil. D'abord retiré à Genève, son esprit sceptique et disputeur ne fut à l'aise qu'à Rotterdam, la ville socinianiste. Travailleur infatigable, il fit paraître un journal de libre examen sous le titre : Nouvelles de la république des lettres, œuvre d'érudition qui jetait des incertitudes sur les faits les plus certifiés, les plus historiques. Avec les allures de la bonne foi, Bayle passa sa vie à tout détruire, sans jamais rien créer ; système désolant. Son Dictionnaire, destiné à compléter le savant traité de Moréri, devint la providence de toute l'école du dix-huitième siècle, et Voltaire écrivait : Bayle est le premier des dialecticiens et des philosophes sceptiques[7]. Triste rôle que de désenchanter tout ce qui croit, tout ce qui aime ; de montrer dans le fruit, le ver qui le ronge, la bave de la limace sur la rose ; c'est chercher les symptômes de la vieillesse et de la mort sur le visage frais et plein de vie d'une jeune fille.

Ce fossoyeur de toute croyance fut secondé dans son œuvre par un Français encore, Henri Basnage, ministre de la réformation, fleuve d'érudition[8] qui coulait à plein bord dans des fonds de limon et de vase. La science pour Basnage, comme pour. Bayle, fut le doute universel ; sources froides où vinrent s'abreuver les libres penseurs. Seulement l'école du dix-huitième siècle plus spirituelle, plus française par la grâce et le goût, donna des ailes et de brillantes couleurs à l'insecte rampant et rongeur de l'érudition critique des réfugiés.

Ce n'était pas la grâce, au contraire, qu'on pouvait refuser à Saint-Évremont, le plus charmant des esprits et un des persévérants exilés du siècle de Louis XIV[9] : Saint-Évremont avait gardé toutes les conditions des gentilshommes ; ses contes ravissants faisaient les délices de la société polie : voluptueux épicurien, il n'avait pas moins d'adversion pour la débauche que d'inclination pour le plaisir : jeune, il avait liai les prodigalités, persuadé qu'il fallait du bien pour les commodités d'une longue vie ; vieux, il avait de la peine à souffrir l'économie, croyant que la nécessité est peu à craindre, quand on a si peu de temps à être misérable : vieillard, il aime le commerce des jeunes personnes, autant que jamais il les trouve aimables sans dessein de s'en faire aimer. Il ne compte que sur les sentiments et il cherche moins avec elles la tendresse de leur cœur que la satisfaction du sien[10].

Cette esquisse de ravissante philosophie, Saint-Évremont l'avait mise en pratique : spirituel amateur d'une table délicate, il ne prisait que les vins des trois coteaux, Aï, Aulnay et Épernay : les perdreaux rouges, les faisans dorés, les cailles et les gras ortolans si faciles à digérer. Saint-Évremont avait su vieillir dans une douce intermittence de vices et de vertus. Il acceptait les années avec ce qu'elles apportent de souvenirs, de souffrances, de faiblesses ; il n'était ni ridicule pour lui-même, ni fatigant pour les autres : Saint-Évremont avouait les rides que trace le temps et les faisaient oublier par son esprit délicat ; il ne professait pas l'impiété, il la supportait pourvu qu'on ne le dérangeât pas dans son indifférence ; il aimait non point avec cette impétuosité d'un vieux fat qui en disant le mot amour chancelle sur ses jambes tremblantes, mais avec cette douce quiétude qui vous fait asseoir ensemble fauteuil contre fauteuil, les pieds sur un tapis, en face d'un grand feu qui pétille. Jamais Saint-Évremont n'eut engagé une controverse qui pouvait compromettre son repos ; l'élégance des Stuarts lui plaisait et il s'accommoda de la froide politique des Wighs et de Guillaume III. Il vivait auprès d'Hortense Mancini, duchesse de Mazarin, délicieuse étourdie, même dans son vieux temps, la belle médisante de Louis XIV et de ses maîtresses brillantes, la protectrice de Saint-Real, l'écrivain des Républiques. La duchesse de Mazarin, libre et joyeuse avait passionné le roi Charles II, alors l'amant de la belle duchesse de Portsmouth[11] ; dans toutes les épisodes d'une vie aventureuse, l'hôtel Mancini était ouvert aux gens d*esprit et de cœur de toutes les opinions groupés autour de la duchesse de Bouillon sa sœur, esprit indépendant et philosophique, l'amie des libres penseurs ; la Fontaine lui dédiait ses livres : elle accepta avec affectation la fable des Grenouilles qui demandent un Roi[12], éloge de la République, la dernière espérance des réfugiés.

La liste des courtisanes de la Fronde se termine à Ninon de Lenclos qui personnifie l'indifférence, l'égoïsme et le ridicule ; ses derniers amours sont une puérile résistance au temps qui emporte tout. Que Ninon eût gardé, vieille fille, de bonnes et nobles amitiés, souvenirs charmants qui adoucissent la fin de la vie, qu'elle eût cette spirituelle coquetterie qui plaît parce qu'elle est simple, naturelle, on se l'explique ; mais jouer à la poupée frisée, aux amours enfantins, à la passion riante et fraîche, se vanter des désirs amoureux qu'on inspire à quatre-vingts ans, c'est là l'ineffaçable ridicule de Ninon[13]. Le dix-huitième siècle, qui commençait, se séparait de tout ce passé de la Fronde et même du règne de Louis XIV. La régence entrait dans la voie des plaisirs sensuels : l'esprit philosophique se développait dans les salons de femmes, dont le nom grandissait à coup d'ailes de la renommée. Voici la nonchalante et belle Circassienne Mlle Aïssé et la spirituelle intrigante Mme de Tencin.

 

 

 



[1] J'ai fait connaître dans Mlle de lavallière, l'école des libres penseurs après la Fronde.

[2] A travers les joyeusetés de ce charmant voyage, on voit que Chapelle et Bachaumont veulent oublier et se faire oublier.

[3] La place de tapissier et valet de chambre du Roi donnait droit à prendre part à tous les apprêts des fêtes.

[4] Jouée en 1662.

La femme bourgeoise ou artiste, quoique mariée, conservait le titre de Mademoiselle.

[5] Iphigénie, Phèdre.

[6] Dans l'édition la plus correcte, celle de M. Monmerqué.

[7] Le Dictionnaire philosophique de Voltaire fut une imitation de Bayle.

[8] Les deux remarquables livres de Basnage sont l'Histoire des Juifs et l'Histoire de l'Église, in-fol.

[9] Voir mon livre sur Mlle de Lavallière dont Saint-Évremont avait été un des parfaits admirateurs.

[10] Pensées de Saint-Évremont, livre I.

[11] Sur les Stuarts, voyez mon petit volume, la Duchesse de Portsmouth.

[12] On peut lire dans les Fables de la Fontaine, la dédicace à la duchesse de Bouillon.

[13] Nous avons écrit un petit volume sur Ninon de Lenclos.