CHARLEMAGNE

TOME SECOND. — PÉRIODE D'ORGANISATION

 

PARTAGE DE L'EMPIRE DE CHARLEMAGNE.

 

 

La pièce qu'on va lire est de la plus haute importance ; elle est contemporaine et ne laisse aucun doute sur son authenticité ; Charlemagne la fit rédiger à Thionville, en 808, dans une assemblée de grands ; la mort de Charles, le fils aillé, et de Pépin, roi d'Italie, ne permit pas l'exécution de cette chartre de partage, laquelle au reste n'est qu'un véritable capitulaire ; elle peut servir à faire connaître parfaitement la géographie de l'empire de Charlemagne. Voici comment elle est intitulée :

 

CHARTRE DU PARTAGE DE L'EMPIRE DES FRANCS QUE CHARLEMAGNE DRESSA POUR CONSERVER LA PAIX ENTRE SES FILS.

 

Au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit. L'empereur Charles, roi des Francs et chef de l'empire romain, pieux, heureux et triomphateur toujours auguste, è tous les fidèles de la sainte église de Dieu, et à tout le peuple chrétien présent et futur des nations constituées sous son empile. Personne de nous n'ignore comment la clémence divine, qui répare à son gré la ruine des siècles par une succession de générations, en nous donnant trois fils, nous a enrichi des dons de sa bénédiction et de sa miséricorde ; car c'est par eux qu'elle a confirmé nos vœux sur la perpétuité de ce royaume, et nous a donné l'espérance de vivre nous-mêmes dans la mémoire de la postérité. Ainsi nous voulons que vous soyez instruits que nous souhaitons, par la grâce de Dieu, laisser ces mêmes fils, et de notre vivant et après notre décès, héritiers de notre royaume et de notre empire ; ne voulant point toutefois leur transmettre ce royaume dans l'indivision et sans règle, comme un sujet de controverse ; mais en partager tout le corps en trois portions, assignant à chacun d'eux celle qu'il doit régir et protéger. De cette manière, chacun content de son lot s'efforcera, avec l'aide de Dieu, et selon ce que nous aurons disposé, de défendre les frontières de son royaume qui touchent aux étrangers, et de garder la paix et la charité avec son frère.

1° Il nous a plu marquer ainsi les divisions de notre empire et de notre royaume. Nous avons assigné à notre très cher fils Louis toute l'Aquitaine et la Gascogne, à l'exception de la Touraine ; tout ce qui, de là, regarde l'Occident et l'Espagne, la cité de Nevers située sur la Loire avec son canton ; les cantons d'Avalon et d'Auxois, de Châlons-sur-Saône, de Mâcon, de Lyon, de Savoie, Maurienne, Tarentaise, mont Cenis, la vallée de Suse jusqu'à Cluses, de là en suivant les monts jusqu'à la mer ; ces cantons avec leurs cités, et tout ce qui y est compris au midi et au couchant vers la mer et l'Espagne ; c'est-à-dire cette portion de le Bourgogne, la Provence, la Septimanie ou Gothie.

2° Nous avons donné à notre très cher fils Pépin l'Italie, que l'on nomme aussi Lombardie, et la Bavière, telle que Tassillon l'a possédée ; à l'exception de deux métairies, dont les noms sont Ingolstadt et Lutrahahoff, que nous avons autrefois cédées en bénéfice à Tassillon, et qui appartiennent au canton de Northgowe ; et la partie de l'Alemanie qui est sur la rive méridionale du Danube ; le pays qui s'étend du Danube, en suivant directement jusqu'au Rhin ; et de là, le long du cours supérieur du Rhin jusqu'aux Alpes, tout ce qui se trouve entre ces limites ; et qui regarde le midi le duché de Coire et le canton de Turgovie.

3° Nous avons concédé à notre très cher fils Charles tout ce qui appartient à notre royaume au delà de ces limites, c'est-à-dire la France et la Bourgogne, excepté la portion que nous en avons donnée à Louis ; l'Alemanie, excepté la portion que nous avons assignée à Pépin ; l'Austrasie, la Neustrie, la Thuringe, la Saxe, la Frise et la portion de la Bavière que l'on nomme Northgowe ; de telle sorte que Charles et Louis aient la facilité de passer en Italie pour porter secours à leur frère si la nécessité l'exige ; Charles par le val d'Aoste, qui appartient à son royaume, et Louis par le val de Suse ; et que Pépin également ait entrée et sortie par les Alpes Noriques et par Coire.

4° Nous avons fait ces dispositions de manière que si Charles, l'aîné, meurt avant ses frères, la portion du royaume qu'il possédait soit partagée entre Pépin et Louis, comme elle l'a été autrefois entre nous et notre frère Carloman ; qu'ainsi Pépin ait la portion qu'a eue notre frère Carloman, et Louis, celle que nous avons acquise dans le même partage. Si Pépin, du vivant de Charles et de Louis, paye le tribut à la nature hautaine, que Charles et Louis partagent entre eux son royaume, et que cette division se fasse ainsi : à l'entrée de l'Italie, par le val d'Aoste, Charles aura Yvrée, Verceil, Pavie et le cours du Pô jusqu'au territoire de Reggio ; la ville de Reggio, la cité Neuve et Modène jusqu'au territoire de Saint-Pierre. Charles, du royaume de Pépin, aura ces villes avec leurs faubourgs, leurs territoires et les comtés qui en dépendent ; et tout ce qui est à gauche en allant vers Rome, avec le duché de Spolette. Mais Louis ajoutera à son royaume toute la partie du même royaume qui est à la droite des dites cités et comtés en allant vers Rome, c'est-à-dire la portion qui reste de la région transpadane avec le duché de Toscane jusqu'à la mer inférieure et jusqu'à la Provence. Que si Louis meurt avant ses frères, Pépin recevra la partie de la Bourgogne que nous avons ajoutée au royaume de Louis, avec la Provence et la Septimanie ou Gothie jusqu'à l'Espagne ; Charles, l'Aquitaine et la Gascogne.

5° S'il naît à l'un ou à l'autre de ces trois frères un fils que le peuple veuille élire pour succéder à son père dans le royaume, nous voulons que les oncles de cet enfant y consentent, et qu'ils laissent régner le fils de leur frère dans la portion du royaume que son père a possédée.

6° Après ces dispositions émanées de notre autorité, il nous a plu de statuer et d'ordonner entre nos dits fils, en vue de la paix que nous désirons établir entre eux à perpétuité, qu'aucun d'eux n'ose envahir les frontières de son frère, ou y entrer frauduleusement pour troubler son royaume ou diminuer ses confins, mais que chacun aide son frère et lui porte secours contre les ennemis, suivant la raison et ses moyens, soit au dedans du pays, soit contre les nations étrangères.

7° Qu'aucun d'eux ne reçoive l'homme de son frère qui, pour quelque faute que ce soit, se sera réfugié près de lui, et n'intercède est sa faveur, parce que noua voulons que tout homme qui aura péché et qui aura besoin d'intercession se réfugie au dedans du royaume de son propre maître, soit près des saints lieux, soit près d'hommes honorés, et qu'il mérite de là une juste intercession.

8° Semblablement, nous ordonnons que tout homme libre qui, contre la volonté de son seigneur, l'aura délaissé et aura passé d'un royaume dans l'autre, ne soit point reçu par le roi ; et que celui-ci ne consente point que ses hommes reçoivent un tel personnage, ou osent le retenir contre la justice. Nous avons établi cet ordre, non seulement pour les hommes libres, mais encore pour ce qui regarde les serfs fugitifs, afin de ne laisser aucune occasion de discorde.

9° C'est pourquoi nous pensons devoir ordonner qu'après notre décès, les hommes de chacun de nos Ma acceptent des bénéfices, chacun dans le royaume de son maître, et non dans celui d'un autre, de peur qu'il n'arrive à ce sujet quelque dissension. Mais que ces hommes puissent jouir de leur héritage sans opposition dans tout le royaume où ils le posséderont légitimement.

10° Que tout homme libre, après la mort de son maître, ait le droit de se recommander à qui il voudra dans l'un des trois royaumes ; qu'il en soit de même de celui qui n'est encore recommandé à personne.

11° Quant aux traditions et aux ventes qui se font entre parties, nous ordonnons qu'aucun des trois frères ne reçoive du royaume de l'autre, et de qui que ce soit, à titre de tradition ou vente, aucun immeuble tels que terres, vignes, forêts, serfs en manoirs — servi — ou autres choses comprises sous le nom d'héritages ; or, argent, pierreries, armes, étoffes, serfs non casés — mancipia —, et autres effets qui appartiennent proprement au négoce. Mais nous n'avons point jugé à propos de l'interdire en rien aux autres hommes libres.

12° Si quelques femmes, ainsi qu'il est d'usage, sont demandées en mariage d'un royaume à l'autre, que cette juste demande ne soit point refusée ; niais qu'il soit permis de part et d'autre de donner et d'accepter des épouses, et d'unir les peuples par des affinités. Et que les femmes aient la libre disposition de leurs biens dans le royaume d'où elles sont sorties, quoiqu'elles résident dans un autre à cause de la société de leurs époux.

13° Quant aux otages qui ont été livrés eu garantie et envoyés par nous pour être gardés en divers lieux, nous voulons que le roi dans les états duquel ils résideront ne les laisse pas retourner dans leur patrie sans le consentement du roi des états duquel ils ont été enlevés. Mais plutôt, que les frères se prêtent un mutuel secours à l'avenir pour la garde des otages, si l'un d'eux fait à l'autre une demande raisonnable de cette espèce. Nous ordonnons la même chose relativement à ceux qui ont été ou pourront être envoyés en exil pour leurs méfaits.

14° S'il s'élève entre les parties, pour les limites ou les confins des royaumes, quelque difficulté ou différend que l'on ne puisse éclaircir ou terminer par voie de témoignage, noua voulons que sur la déclaration de la chose douteuse, la volonté de Dieu et la vérité des faits soit recherchée par le jugement de la croix, et que jamais une telle cause ne soit discutée par le champ clos ou par aucune espèce de combat.

15° Nous ordonnons surtout que les trois frères prennent ensemble le soin et la défense de l'église de Saint-Pierre, ainsi qu'il a été pratiqué autrefois par notre aïeul Charles, par notre père Pépin d'heureuse mémoire, et par nous ; qu'ils s'efforcent, à l'aide de Dieu, de la garder des ennemis ; qu'ils la fassent jouir de ses droits, en tant qu'à eux appartient et que la raison l'exige. Qu'il en soit toujours de même des autres églises qu'ils auront sous leur puissance. Nous ordonnons qu'elles jouissent de leurs droits et de leurs honneurs ; que les pasteurs et recteurs des vénérables lieux aient la disposition libre des choses qui appartiennent aux lieux saints, en chacun des trois royaumes où sont situées les possessions des dites églises.

16° Si, ce qu'à Dieu ne plaise, l'on a enfreint en quelque chose, par hasard ou par ignorance, ces statuts et ces conventions, nous ordonnons que nos fils réparent au plus tôt cette infraction, de peur qu'un plus grand dommage n'arrive par suite d'un retard.

17° Quant à nos filles, sœurs de nos dits fils, nous ordonnons qu'après notre décès chacune d'elles ait la liberté de choisir celui de ses frères sous la tutelle et la garde duquel elle voudra se rendre. Si l'une d'elles choisit la vie monastique, qu'il lui soit permis de vivre honorablement sous la défense du frère dont elle aura préféré d'habiter le royaume. Que celle qui aura été justement recherchée en mariage par un époux digne d'elle, et à qui la vie conjugale aura plu, n'y trouve point d'obstacle de la part de ses frères, si la volonté de l'époux qui la recherche et de la femme qui donne son consentement est honnête et raisonnable.

18° Quant à nos petits-fils, fils de nos dits fils, nés ou à naitre, il nous a plu d'ordonner qu'aucun de nos fils, sous quelque prétexte que ce soit, ne fasse mettre à mort, ou mutiler, ou aveugler, ou tondre par force aucun de nos petits-fils qui aura été accusé près de lui, sans une juste discussion et examen ; mais nous voulons qu'ils soient honorés près de leurs pères et de leurs oncles, et que réciproquement ils leur obéissent en toute sujétion, ainsi qu'il convient à se degré de consanguinité.

19° Enfin, nous avons jugé à propos d'arrêter que tout ce qu'il nous plaira d'ajouter à ces présentes constitutions pour le profit et l'utilité de nos dits fils chéris soit observé et gardé par eux, comme nous entendons qu'ils gardent et observent les choses qui leur ont été ci-dessus tracées et prescrites.

20° Nous avons disposé par ordre toutes ces choses et les avons confirmées, afin que tant qu'il plaira à la majesté divine de nous conserver en cette vie, notre puissance se maintienne sur ce royaume et cet empire protégé de Dieu, comme elle s'est maintenue jusqu'ici, en toute domination royale et impériale, et que nous ayons sous notre obéissance nos chers fils et notre peuple aimé de Dieu, avec toute la soumission due à un père par ses fils, à un empereur et à un roi par ses peuples.

 

Cette chartre est scellée du monogramme KAROLUS.

 

FIN DE L'OUVRAGE