CHARLEMAGNE

TOME SECOND. — PÉRIODE D'ORGANISATION

 

CHAPITRE VI. — LA VASTE ORGANISATION DES MISSI DOMINICI.

 

 

Origine des Missi Dominici. — Mobilité des pouvoirs. — Le serment des vassaux. — Les tributs. — Désignation des missi. — Capitulaires dont l'exécution leur est confiée. — Sur la justice — les personnes. — Crimes publics et privés. — Juridiction absolue sur les plaids, les comtes et les juges. — Inspection des monastères — des menses royales. — Rapports des missi dominici à l'empereur. — Mission de Théodulfe dans le Midi. — Poème de ses souvenirs.

802-811.

 

La pensée administrative de Charlemagne, la formule personnelle, j'oserai dire, de son pouvoir, se résument dans l'institution des Missi Dominici ; les comtes, les défenseurs des marches ou frontières, les ducs ne sont que des hommes d'armes placés dans la hiérarchie pour administrer les revenus, la justice, ou pour défendre le territoire ; les missi dominici forment la base de tout l'édifice politique des Carlovingiens ; aucun acte important de gouvernement ne se fait sois eux ; images de l'empereur, ils reproduisent son pouvoir dans les localités qu'ils parcourent revêtus de sa confiance. Cette autorité immense des missi s'explique par la constitution même de l'empire que Charlemagne gouverne ; cet empire n'a pas de limites bien fixes ; les démarcations provinciales ne sont pas déterminées avec précision ; comme tout est vague, il faut donc une sorte de pouvoir ambulatoire, une autorité voyageuse qui examine au nom du prince la situation du pays, les droits, les intérêts de tous, et c'est ce qui constitue le caractère des missi dominici, les envoyés du mettre, les hommes de son palais, qui lui rapportent tout ce qu'ils ont vu dans leur itinéraire politique ; ils ont le pouvoir d'examiner, de juger, de suspendre, de prononcer sur toutes les questions qui s'élèvent dans les plaids royaux[1].

Cette institution des missi dominici ne grandit et ne prend un caractère fixe que lorsque Charlemagne est élevé à l'empire. Tant qu'il a fallu conquérir à la tête d'innombrables armées en Saxe, en Lombardie, sur les Pyrénées, sur l'Èbre, le suzerain ne s'est occupé qu'indirectement de l'administration intérieure ; une fois couronné à Rome, la boule de l'empire aux mains, il doit tout naturellement organiser les provinces, les lier à un centre commun, et tel est l'objet de la création des missi dominici, presque toujours choisis parmi les évêques et les comtes. Le premier capitulaire sur ces commissaires du prince est daté de la deuxième année de l'empire ; il s'agit d'une inspection générale des provinces[2]. Le sérénissime et très chrétien empereur Charles, ayant fait un choix parmi les plus prudents et les plus sages soigneurs de sa cour, tant archevêques, évêques et abbés que laïques, lus a envoyés parcourir son royaume pour veiller à œ que ses sujets vivent selon la droite règle, leur ordonnant de s'informer et de lui faire connaître se qu'il peut y avoir dans les lois de contraire au bien et à la justice, afin qu'avec l'aide de Dieu il y porte remède, et que personne ne puisse aller, comme cela arrive souvent, centre la loi écrite et porter tort aux églises de Dieu, aux pauvres, aux veuves, aux orphelins, ni à aucun autre chrétien ; que chacun vive avec prudence et justice, et s'occupe de ses affaires et de sa profession, laissant de doté l'amour d'un gain honteux ; que les religieuses restent sous bonne garde ; que les laïques et les séculiers vivent honnêtement, suivant leurs lois, sens commettre de crimes ; que tous enfin se placent sous l'influence de la paix et de la charité. Il a aussi ordonné à ces envoyés de rechercher avec zèle s'il est quelqu'un qui rechigne contre une injustice, afin qu'ils conservent la fidélité qu'ils ont jurée, et rendent à tous pleine et entière justice[3]. S'il vient à y avoir une chose sur laquelle, même avec l'aide du Comte de la province, ils n'aient pu rendre justice, qu'ils l'écrivent avec clarté dans les brefs qu'ils adresseront à l'empereur. Que rien ne les empêche surtout de rendre la justice, ni les flatteries des hommes, ni leurs présents, ni la parenté, ni la crainte des puissants. L'empereur ordonne aussi que tout homme de son royaume, soit ecclésiastique, soit laïque, renouvelle au souverain le serment qu'il lui a fait quand il n'était encore que roi, et ce, jusqu'à l'âge de douze ans. On expliquera publiquement à chacun la valeur de ce serment, qui les contraint à garder fidélité à l'empereur tout le temps de sa vie, à ne point introduire d'ennemis dans son royaume, et à ne permettre contre lui aucune infidélité[4].

Ces prescriptions données aux missi dominici sur le serment de fidélité paraissent se rattacher à la primitive fondation de l'empire, au passage de la simple autorité royale à la dignité d'empereur ; Charlemagne recommande à ses envoyés d'exiger le serment solennel qui lie les peuples à l'empire par une formule sacramentelle que voici : Je promets, devait dire le vassal, qu'à partir de ce jour et en avant[5] je serai fidèle à mon seigneur Charles, très pieux empereur, fils du roi Pépin et de la reine Bertrade (ou Berthe), écartant de mon esprit toute fraude et mauvaise machination de ma part contre lui, ainsi que cela doit être de droit d'un homme envers son seigneur ; si Dieu et nos saints patrons qui sont ici m'aident, j'espère tenir ma promesse pendant toute ma vie, avec l'intelligence que Dieu m'a donnée. Depuis l'âge de douze ans jusqu'à la plus extrême vieillesse, tous indistinctement doivent ce serment au nouvel empereur, comtes, leudes, évêques ; l'ordre des missi dominici est de l'exiger impérativement.

L'avènement à l'empire est suivi d'on ordre donné à tous les missi de parcourir les terres de la dépendance avec des instructions générales sur la police du peuple[6]. Que personne ne dispute les serfs, les limites, la terre, ni rien de ce qui appartient à l'empereur. Que nul non plus ne cherche à lui enlever ou à cacher ses serfs fugitifs, qui se disent injustement et faussement libres[7]. Que personne ne fasse tort et ne vole les églises de Dieu, les veuves, les orphelins et les voyageurs, car l'empereur est, après Dieu et les saints, leur protecteur et leur défenseur. Que nul n'abandonne un bénéfice de l'empereur pour aller s'en procurer un autre ailleurs, ni ne refuse son concours contre les ennemis[8] ; qu'aucun comte ne soit assez faible pour se laisser gagner par l'amour de sa parenté, ou par des promesses de présents, jusqu'à laisser partir de l'armée un homme qui doit son service contre l'ennemi. Que personne ne tente d'enfreindre los ordres ou décrets de l'empereur, n'empêche leur effet, ou se montre contraire à leur accomplissement ; que chacun paye exactement son cens et ne prenne dans un plaid, par cupidité, la défense d'une mauvaise cause, ni ne cherche à faire rompre un jugement équitable, mais que chacun parle pour soi-même, à moins qu'il ne soit infirme ou trop ignorant ; dans ce cas, que les missi et les seigneurs qui assistent au plaid, ou bien encore le juge qui connait se cause, parlent pour lui[9] ; s'il y a nécessité, on pourra laisser parler toute autre, personne, mais il faut qu'elle connaisse bien l'affaire, et que tout cela ne se fasse qu'autant que les seigneurs et les missi le jugeront convenable, car tant doit être conduit d'après la justice et la loi.

Cette instruction veste sur toue les points de police est une sorte d'organisation administrative pour l'avènement de l'empereur. Après le serment, il fallait bien faire connaître la volonté du nouveau suzerain et en consolider l'action surveillante sur tous les points de l'empire. Une fois cette organisation politique établie, viennent presque aussitôt les prescriptions sur le clergé et la juridiction, car ces deux ordres se mêlent et se confondent : Que les évêques abbés et abbesses aient des avocats, des vice-seigneurs, des centeniers versés dans les lois, aimant la justice, pacifiques et doux, et qu'ils cherchent en toute charité et concorde à terminer les procès suivant la loi[10]. Que les comtes et les centeniers appellent tout le monde auprès d'eue pour leur rendre la justice, n'ayant pont inférieurs que des gens qui observent fidèlement la loi n'oppriment point les pauvres, ne cachent ni pour des promesses et des présents, ni pour toute autre raison, les voleurs et les homicides, les adultères, les magiciens, let enchanteurs et les devineresses, mais qu'ils les fassent connaître, afin qu'ils soient punis selon la loi, et que le peuple chrétien soit délivré de tous ces maux. Que les juges rendent leurs jugements d'après la loi écrite, et non d'après leur propre volonté[11]. Nous ordonnons que dans notre royaume le riche et le pauvre s'empressent de donner l'hospitalité. Que les comtes et les centeniers veillent à ce que les envoyés de l'empereur puissent aller sans obstacles dans l'étendue des domaines qui sont soumis à leur juridiction, qu'ils fassent prévenir chacun de se préparer, afin que les envoyés n'éprouvent aucun retard dans leur route, et qu'ils trouvent partout les provisions qui leur sont nécessaires. Les juges, les comtes et les missi ne feront aucun tort aux pauvres, qui sont sous notre protection impériale. L'empereur veut, avec l'aide du Christ, que ceux-là aient paix et protection dans son royaume, qui vont auprès de lui implorer sa clémence ou demander du secours contre la disette et la faim[12]. Qu'ils soient chrétiens ou païens, personne ne pourra les réduire en esclavage, les aliéner ou les vendre ; l'empereur veut, au contraire, qu'ils soient bien traités dans l'endroit où ils s'établiront de leur propre volonté. Si quelqu'un transgresse ces ordres, qu'il sache qu'il lui en arrivera malheur. Qu'on ne porte aucun tort, qu'on ne soulève aucune inimitié contre ceux qui annoncent la justice de l'empereur ; si quelqu'un agit autrement, il sera puni, et si son crime est trop grave, on l'enverra en notre présence[13].

Il y a dans toutes ces dispositions quelque chose qui se ressent de l'hospitalité germanique ; le chef est le père commun, le protecteur de ce qui est faible ; l'empereur y parle un langage de paternité qui rappelle les forêts allemandes, les vieux chênes hospitaliers. Au reste, son autorité puissante doit tout dominer. Que chacun se tienne prêt à recevoir nos ordres, continue l'empereur ; si quelqu'un vient à prétendre qu'il ne s'est pas trouvé prêt au moment où est arrivé notre ordre, qu'on le fasse conduire à notre palais[14]. Que chacun aide nos envoyés à faire rendre la justice ; que le parjure soit complètement défendu, car il est nécessaire d'enlever du sein du peuple chrétien ce crime abominable. S'il est prouvé que quelqu'un s'est parjuré, il perdra la main droite, et sera privé de son patrimoine, jusqu'à ce que nous ayons décidé sur cela.

Le parjure, c'est le grand crime dans une législation qui fait reposer tant de choses sur le serment. Maintenant voici la surveillance des vieilles forêts, lieu de délassement pour le souverain. Les codes forestiers sont toujours impitoyables dans les civilisations primitives. Que personne ne vole notre gibier dans nos forêts, nous l'avons défendu déjà bien des fois ; en nous obéissant, on se montrera fidèle observateur des serments qui nous ont été faits. Si c'est un comte, un centenier, un de nos vassaux qui s'est rendu coupable de ce vol, qu'on l'envoie à notre palais[15] ; si le criminel est un homme vulgaire, qu'on le retienne jusqu'à ce qu'il ait payé pour cela un prix convenable. Nous désirons que nos envoyés fassent connaître ces décrets dans tout notre royaume, parmi les gens d'église, les évêques, les abbés[16], les prêtres, les diacres, les chanoines, les moines et les religieuses, de telle sorte que chacun s'applique à leur obéir selon son ministère ou sa profession ; qu'ils nous fassent connaître ce qu'on doit ajouter ou corriger. Que les laïques nous fassent savoir si les églises, les veuves, les orphelins et les faibles sont défendus ou maltraités ; s'ils ont établi des plaids militaires ; comment on obéit à nos volontés, comment on se conforme à nos décrets et comment chacun fait pour se maintenir dans la sainteté. Et si tout se trouve être fait pour la gloire de Dieu, nous lui en rendrons grâce comme de juste. S'il y a quelque chose de mal quelque part, nous emploierons tout notre pouvoir à le corriger, pour notre salut éternel et celui de nos fidèles. Nous désirons que les comtes et les centeniers et tous nos officiers prennent aussi une connaissance exacte de tous ces décrets[17].

Les missi dominici, comme on le voit, sont les organes et les ministres d'une grande centralisation qui a pour tète l'empereur. Charlemagne veut tout savoir et tout connaître par lui-même ; il est vis-à-vis d'une civilisation barbare, imparfaite, qu'il ramène incessamment à l'unité par une surveillance attentive. Trois ans plus tard, une autre commission est encore confiée aux missi dominici ; ils doivent transmettre les capitulaires de l'empereur dans toutes les provinces et en prescrire l'obéissance : Que personne ne porte dans une assemblée ses armes, ou soit l'écu ou la lance, contre sa patrie. Quiconque, après la fête de saint Jean, donnera refuge à un voleur, jurera, s'il est Franc, avec douze antres Francs, qu'il ne savait pas que ce fût un malfaiteur, quand ce serait son père, son frère ou son parent[18]. S'il ne peut le jurer, et qu'on le convainque qu'il savait que c'était à mi voleur qu'il donnait l'hospitalité, on le jugera comme infidèle et voleur, car un voleur nous est infidèle, et à nous et à tous les Francs, et celui qui lui donne un refuge lui est semblable. Que personne n'achète un cheval, un bœuf, une jument, ou quoi que ce soit, sans connaître l'homme qui le lui vend, de quel pays il est, où il demeure, et quel est son seigneur. Que les voleurs, les homicides, les adultères et les incestueux soient sévèrement punis selon t loi des Bavarois[19]. Que les affaires d'envahissement de biens soient appelées devant nos missi, nos comtes ou nos juges, et qu'elles y reçoivent leur sentence définitive. Que personne n'envahisse donc le bien d'autrui, avant d'avoir porté plainte devant nos juges, et d'avoir reçu d'eux ce qui est juste. Et si quelqu'un soutient que le Jugement porté contre lai est injuste, qu'il vienne en notre présence : enfin, on ne doit point plaider devant nous une cause pour la première fois, mais par appel. La loi romaine portait une semblable disposition sur la hiérarchie juridictionnelle ; nul ne pouvait venir au tribunal supérieur sans être jugé au premier degré. Un article parait spécial aux Bavarois que l'empereur vient de ranger sous son sceptre ; il veut qu'on respecte leurs coutumes, leurs privilégies. Que nos missi ne fassent pas plus touchant ces ordres que ce que l'on faisait du temps de Tessillon ou de Luitberge. Le conquérant maintient ainsi la législation des ducs bavarois, bien que privée de leurs grands fiefs, comme il a respecté la loi des Lombards, des Wisigoths et même des Saxons[20].

Ces capitulaires, qu'on peut intituler de l'avènement à l'empire, sont confiés pour leur exécution à des missi dominici pris parmi les comtes et les évêques. C'est l'empereur lui-même qui désigne dans un ordre spécial et fief à chacun son itinéraire[21] : L'archevêque Magnus et le comte Godefrid iront d'abord d'Orléans à la Saône par le chemin le plus direct, ensuite ils se rendront à Troyes et dans le territoire de cette ville, puis à Langres ; de Langres à Besançon, qui est dans la Bourgogne ; dé là à Autan, puis à la Loire jusqu'à Orléans. Fardulfe et Étienne iront dans le territoire de Paris, les terres de Melun, de Provins, d'Étampes, de Chartres et dans le Poissy. L'évêque Mayenard et Madelgand parcourront le Maine, le Bessin, le Cotentin, l'Avranchin, le pays d'Évreux, et de ce côté de la Seine le territoire de Reims. Les noms seuls de ces missi se trouvent dans la collection des capitulaires ; mais il n'est pas douteux que le territoire de l'empire tout entier ne fût visité par les députés de l'empereur et leur surveillance régulièrement partagée : Nous avons également envoyé des missi en Aquitaine et en Lombardie, dit Charlemagne, pour en ramener à notre plaid tous les étrangers et tous les fugitifs. Que quiconque possède ces capitulaires les transmette à d'autres missi qui ne les ont pas, et qu'ainsi personne ne puisse arguer d'ignorance[22].

La même année, une autre commission générale est donnée aux missi dominici qui doivent parcourir l'empire. Charlemagne est au palais de Nimègue c'est de cette solitude, au milieu des vastes bois du Wahall, qu'il écrit le capitulaire adressé à ses envoyés[23] : Que tout ce que nous avons décidé avec nos fils pour le maintien de la paix soit observé par tous. Que dans chaque ville nos missi pourvoient à tout ce qui a besoin d'être changé ou restauré dans les monastères d'hommes et de femmes, dans les maisons ecclésiastiques ou dans les ornements des églises. Qu'ils s'informent aussi avec soin de leur manière de vivre et des changements qu'ils doivent avoir apporté d'après nos ordres, dans leurs leçons, leurs chants[24], et tout ce qui regarde la discipline et les règles ecclésiastiques. Que les évêques, abbés, abbesses visitent avec sollicitude les trésors ecclésiastiques, de peur que par la perfidie ou la négligence des gardiens les diamants, les vases, ou quelque autre chose du trésor ne viennent à se perdre[25] ; car l'on nous a dit que des marchands juifs et d'autres se sont vantés de pouvoir en acheter à qui leur plaît. Nous voulons que nos missi se conduisent avec équité dans tous les procès, tant dans ceux qui regardent le droit de guerre, que dans ceux qui ont rapport aux étrangers ou à toute autre chose ; quant aux étrangers, nous ordonnons qu'ils ne puissent être renvoyés sans motif d'un lieu où ils demeurent et où ils sont mariés depuis longtemps, et sans y avoir commis quelque crime[26]. Que les serfs fugitifs et les voleurs soient au contraire renvoyés dans leur pays. On nous a rapporté que des comtes et d'autres hommes qui tiennent de nous des bénéfices s'en servent pour s'acheter à eux-mêmes des propriétés, et qu'ils font travailler dans leurs biens propres les serviteurs de nos bénéfices ; nos pelais restent ainsi déserts, et même ceux qui les avoisinent en souffrent souvent. On nous a dit aussi qu'ailleurs il en est qui donnent en propriété nos bénéfices à d'autres hommes, et qu'en recevant le prix dans la même assemblée ils achètent des alleux ; on doit bien prendre garde à cela : car ceux qui se conduisent ainsi ne gardent pas fidèlement le serment qu'ils nous ont fait[27]. Il en est d'autres qui, d'après la loi, devraient obtenir justice et que l'on tourmente tant, qu'ils finissent par avoir recours à des avocats, si bien qu'il ne leur revient que très peu de chose de ce qui leur est dû, et que de plus puissants s'emparent de la plus grande partie. Quant aux mendiants qui courent le pays, nous voulons que chacun nourrisse ses pauvres dans son propre territoire, sans les laisser aller mendier ailleurs[28]. On doit entendre par usure l'action de recevoir plus qu'on n'a donné. Par exemple, si l'on a donné dix sous et que l'on en exige davantage, ou bien si l'on a prêté un boisseau de froment et que l'on en exige deux. Ceux-là tendent à un lucre honteux qui, dans l'espoir de gagner, emploient des moyens détournés pour chercher à s'approprier malhonnêtement certaines abuses. Celui qui prête quelque chose fait un gain, et œ gain est juste, s'il ne réclame pas plus qu'il n'a prêté[29]. En effet, nous disons que celui-là fait un lucre honteux qui, au temps de la moisson pu des vendanges, et sens nécessité et poussé seulement par la cupidité, achète des grains ou du vin à deux deniers le muid, et les conserve jusqu'à ce qu'il puisse les vendre quatre ou six deniers, ou plus encore[30]. Si c'est par nécessité qu'il achète, nous appellerons son action un commerce. Nous avons pense que puisque cette année la disette est grande en plusieurs localités, les évêques, abbés, abbesses, seigneurs, comtes, domestiques et tous nos fidèles qui possèdent des bénéfices royaux, ecclésiastiques ou autres, doivent nourrir, des revenus de leurs bénéfices, ceux qui sont sous leurs ordres ; et si, grâce à Dieu, quelqu'un a recueilli dans sou alleu ou dans son bénéfice plus de grain qu'il ne lui en faut pour lui et ses gens, et qu'il veuille vendre le surplus, qu'il ne le fasse point payer plus de deux deniers le muid d'avoine, trois deniers le muid d'orge, trois deniers le muid d'épeautre, quatre deniers le muid de seigle, six deniers le muid de froment préparé, et que ce muid soit conforme à ceux dont on se sert d'habitude ; tout le monde doit se servir des mêmes mesures et avoir des muids d'égale grandeur[31].

Ce capitulaire exceptionnel, car il se rattache à un temps de famine, contient le principe de deux grandes dispositions dont j'ai parlé : l'uniformité des poids et des mesures, et le maximum, ou du moins la taxe régulière des grains. Un autre capitulaire adressé aux missi embrasse des dispositions plus générales encore sur les plaids, les diètes et les impôts : Que personne, hormis les échevins et les vassaux du comte, ne soit forcé de venir au plaid s'il n'a pas de procès à y faire juger[32]. Que nos missi usent de miséricorde envers tous. Que les témoins ne viennent au plaid qu'à jeun, ainsi que nous l'avons ordonné dans des capitulaires précédents ; s'ils ont mangé, qu'ils ne puissent plus rendre témoignage ni prêter serment[33], et qu'on les interroge séparément avant de les faire jurer. Que les marchés ne se tiennent pas le dimanche, mais les jours ouvrables. Que l'on ne lève aucun impôt sur les ponts et les routes, et que personne ne soit contraint à passer un fleuve sur un pont lorsqu'il y a un droit à payer, s'il trouve une manière de le passer ailleurs et à moins de frais[34]. Que tous croient au jugement de Dieu, et que personne n'en doute. Le peuple et le comte devront élire de bons et sages juges, vicaires, prévôts, avocats, centeniers, échevins[35]. Que l'on restaure souvent les lieux où doivent se tenir les plaidsnous l'avons déjà ordonné de vive voix, afin que l'on puisse rendre la justice en été comme en hiver. Que l'on ne livre pas les marchandises en cachette, à cause des différends que cela pourrait faire naître. Que personne n'emploie la fourberie et l'injustice dans ses marchés avec un homme pauvre. Quiconque aura été une fois condamné à mort ne pourra plus devenir juge ni échevin, et ne sera plus admis en témoignage. Nul ne peut demander un nouveau jugement sur les choses pour lesquelles il a été condamné à mort, car, suivant la justice des Francs, on a jugé l'affaire du public[36]. Si après qu'il a été gracié, il vient à acquérir justement quelque chose, que cela lui appartienne en toute propriété et qu'il le conserve suivant la loi. Qu'il ne soit point reçu au rang des échevins qui rendent la justice. Si on lui demande de jurer, et que quelqu'un prétende qu'il a fait un faux serment, qu'il prouve le contraire les armes à la main[37]. Que le comte qui a envoyé un voleur en exil le fasse savoir aux comtes ses voisins, afin que ceux-ci ne le reçoivent point dans l'étendue de leur domination. Que personne, par cupidité ou avarice, ne fasse des marchés et ne donne de l'argent par avance, afin de gagner le double ou le triple, et qu'on ne vende pas la marchandise présente ; et nul ne doit vendre par avance le vin et les denrées non encore récoltés[38].

Si Charlemagne auguste et empereur veut donner la justice à tons, il désire que dans ses palais on ne l'importune pas par des plaintes injustes ; les plaideurs ne doivent venir devant lui que pour de graves et sérieux motifs : Que nos missi et les comtes nous fassent connaître ceux d'entre les plaideurs qui mentent, afin qu'ils soient punis. Les procès qui regardent la propriété et la liberté ne doivent pas se terminer devant les vicaires ou les centeniers, mais bien en présence des missi impériaux ou du comte[39]. Que les prêtres avertissent le peuple de faire des aumônes, et qu'ils adressent au ciel des prières pour les maux dont nous sommes continuellement affligés, à cause de nos péchés ; qu'ils instruisent et prêchent le peuple. Que les seigneurs s'abstiennent de l'ivrognerie, et donnent à leurs subordonnés l'exemple d'une sage sobriété. Que la paix et la justice règnent dans notre royaume, comme nous l'avons déjà ordonné dans bien d'autres capitulaires. Que nos missi s'enquièrent de ceux qui, pouvant marcher contre l'ennemi, ne l'ont pas fait, et qu'ils les condamnent à une amende, s'ils ont de quoi la payer[40]. Sinon, qu'ils les retiennent en gage et en prison, et qu'ils le fassent savoir à l'empereur. Que l'on envoie au roi ceux qui ont déserté l'armée. Que l'on restaure les bénéfices détruits. Que les seigneurs surveillent leurs inférieurs, et les obligent à obéir et à se soumettre aux ordres et aux décrets de l'empereur, en qui se concentre toute l'autorité.

A ces formules de lois générales que les envoyés apportaient avec eux-mêmes, comme les pensées du suzerain, Charlemagne ajoute des instructions spéciales destinées à diriger et à préciser leur conduite. Que nos missi se montrent dans leurs légations tels qu'il convient à des ministres de l'empereur accomplissant ses ordres, et s'ils ne le peuvent, qu'ils nous fassent savoir quel est l'obstacle qui les empêche de le faire. Qu'ils annoncent et ordonnent tout ce qu'ils ont l'ordre d'annoncer et de commander. Quand ils auront prescrit de rendre justice à un homme pauvre, qu'ils ne répètent leur ordre qu'une ou deux fois au plus ; à la troisième, qu'ils marchent eux-mêmes vers l'endroit qu'habite l'homme qui refuse de faire justice, qu'ils lui enlèvent par force ce qu'il retient injustement, et le donnent à qui cela revient de droit[41]. Que les missi nous fassent connaître tous ceux qui voudront s'opposer à ce qu'ils rendent la justice. Quiconque voudra dans un plaid défendre une cause injuste sera puni, qu'il soit homme de l'empereur, de ses fils, de ses filles, ou de tout autre puissant seigneur.

Les missi dominici doivent surtout s'informer des causes pour lesquelles les hommes refusent de faire le service militaire. Charlemagne en résume les motifs dans des instructions à ses envoyés : On nous dit que les évêques, les abbés et leurs avocats n'ont aucun pouvoir sur leurs clercs et sur les autres hommes pour le service militaire ; on ajoute qu'il en est de même pour les comtes à l'égard de leurs subordonnés[42]. Les pauvres prétendent qu'un les dépouille de leurs propriétés ; ils en accusent les évêques, les abbés et leurs avocats, ainsi que les comtes et leurs centeniers. Ils disent aussi que ceux-ci cherchent toutes les occasions de condamner ceux qui ne veulent point leur livrer leurs biens ; ils les font marcher contre l'ennemi, jusqu'à ce que devenus pauvres ils soient forcés, bon gré mal gré, de se défaire et de vendre leurs biens ; et quant à ceux qui leur cèdent leurs propriétés, ceux-là ne sont jamais inquiétés et restent tranquillement chez eux[43]. On dit que les évêques, les abbés et les comtes renvoient chez eux, sans service militaire, les hommes libres, sous prétexte qu'ils sont leurs officiers ; les abbesses en agissent de même. Ceux que l'on renvoie ainsi sont les fauconniers, les chasseurs, les percepteurs d'impôts, les prévôts, les doyens[44]. On dit aussi que d'autres tyrannisent les pauvres gens et les font partir pour l'armée, tandis qu'ils renvoient dans leurs demeures ceux qui ont de quoi leur faire des présents. Les comtes disent que leurs subordonnés ne leur obéissent point et ne veulent pas se soumettre aux ordres de l'empereur, sous prétexte qu'ils ne doivent rendre compte du droit de guerre qu'aux missi. Il y en a qui se donnent comme les hommes du roi Pépin[45], et qui disent ouvertement qu'ils vont trouver leur seigneur au moment où les autres se mettent en marche contre l'ennemi. Quelques-uns encore restent chez eux sous prétexte que leurs seigneurs en agissent de même, et qu'ils ne sont tenus à marcher qu'avec leur seigneur là où l'empereur en a donné l'ordre. D'autres se recommandent à des seigneurs qu'ils savent ne devoir point marcher contre l'ennemi, ce qui fait qu'ils sont encore plus désobéissants qu'auparavant aux ordres des comtes et des missi[46].

C'est pour que ces grands abus dans le service militaire ne se renouvellent pas que Charlemagne résume dans un capitulaire adressé à ses missi les lois des services militaires. Or voici quelles étaient ces prescriptions : Que tout homme libre qui possède quatre menses en propre, ou qui lui ont été données en bénéfice par quelqu'un, se prépare à marcher contre l'ennemi avec son seigneur. Qu'on adjoigne à celui qui n'a que trois menses un homme qui en possède une ; qu'ils s'aident entre eux, et que l'un des deux seulement parte. Celui qui aura deux menses sera associé à un homme qui possèdera également deux menses, afin qu'ils s'aident mutuellement et que l'un des deux parte. Celui qui ne possédera qu'une mense sera associé avec trois autres propriétaires d'une même fortune que la sienne, et ils s'aideront mutuellement dans leurs préparatifs, de sorte qu'il n'y en ait qu'un seul sur les quatre qui parte[47]. Quiconque sera convaincu de s'être refusé à en aider un autre, ou qui aura refusé de marcher contre l'ennemi, devra, selon la loi, payer une amende[48]. Si l'on trouve un homme qui, n'étant pas parti, prétende que c'est par l'ordre du comte, du vicaire ou du centenier, et qu'il leur a donné l'argent qu'il aurait employé à ses préparatifs de guerre, que nos missi s'informent si cela est vrai, et lorsqu'ils en seront convaincus, qu'ils condamnent à l'amende celui qui aura donné l'ordre à cet homme de ne point partir, que ce soit un comte, un vicaire, l'avocat d'un évêque ou d'un abbé. On doit excepter de ces ordres, et ne point faire payer le ban à deux des hommes du comte qu'il aura laissés chez lui à la garde de sa femme, et deux autres qui demeureront à la garde de ses propriétés et dans l'intérêt de notre service[49]. Pour le même motif, nous voulons qu'en outre des deux hommes que le comte laissera auprès de sa femme, il en laisse deux dans chacune de ses possessions, mais tous les autres doivent le suivre à la guerre. Les évêques et les abbés ne devront aussi garder que deux de leurs laïques avec eux. Que tous nos hommes, ceux des évêques et abbés, qui possèdent des biens en propre ou en bénéfice, marchent à l'ennemi d'après nos ordres, excepté ceux auxquels nous avons permis de rester avec leurs seigneurs : s'il se trouve quelqu'un qui ait donné de l'argent pour s'en exempter, ou qui soit resté chez lui avec la permission de son seigneur, qu'il paye, comme nous venons de le dire, une amende à notre fisc. Nous voulons que les missi fassent payer des amendes à tous ceux qui auraient dû marcher è l'ennemi et qui ne l'ont pas fait, comtes, vicaires ou centeniers. Nous voulons que l'on écrive quatre exemplaires du présent capitulaire : l'un restera entre les mains des missi, l'autre sera remis au comte dans le gouvernement duquel il doit recevoir son exécution, et cela, afin que ni les missi ni le comte n'agissent contrairement à nos ordres. Les missi qui commandent l'armée recevront le troisième exemplaire, et notre chancelier gardera le quatrième[50].

Lorsqu'on s'est pénétré de cette législation si large à l'égard des missi dominici, il peut être curieux de s'enquérir par l'aspect des vieux monuments de la manière dont ceux-ci remplissaient leurs fonctions. H existe encore quelques-uns des rapports émanés des missi eux-mêmes, et c'est dans ces précieux documents qu'il faut chercher l'histoire de l'administration de Charlemagne. Revêtus d'un immense pouvoir, voici quelles étaient les formule que les missi dominici employaient avec les comtes, les abbés, possesseurs légitimes de bénéfices. Hadalard, Fulrad, Unroc, Hrocculf, missi de l'empereur, saluent dans le seigneur le comte très chéri. Il n'est pas inconnu à votre bonté que l'empereur nous envoya — c'est-à-dire Radon, Fulrad et Unroc — dans cette légation pour agir autant que nous voudrions d'après la volonté de Dieu et la sienne. Mais Radon étant tombé malade, il s'est trouvé par là empêché de faire partie de cette légation, où le besoin de sa présence se faisait néanmoins sentir[51] ; alors, il a plu à l'empereur de nous adjoindre Hadalard et Hrocculf, afin que nous travaillions tous ensemble, et comme nous venons de le dire, d'après la volonté de Dieu et la sienne. Etant donc établis en cette légation, nous vous envoyons cette lettre afin de vous ordonner, ad nom de l'empereur, et de vous prier, au nôtre, de veiller par tous les moyens possibles à toutes les choses qui dépendent de vous, tant à celles qui regardent le culte de Dieu et lé service de notre maître, qu'à celles qui ont pour but le salut et la garde du peuple chrétien ; car il nous est ordonné, ainsi qu'à tous les missi, de lui rapporter à la mi-avril de quelle manière on a exécuté ses ordres[52], afin qu'il donne des louanges méritées à ceux qui les ont accomplis, et réprimande vivement ceux qui s'y sont montrés rebelles. Que pourrons-nous vous dire de pins ? Il veut que nous lui annoncions, non seulement en quoi l'on a contrevenu à ses ordres, mais quels sont ceux dont la négligence a favorisé ces contraventions. Nous vous avertissons donc maintenant de relire les capitulaires, de vous ressouvenir des ordres qui vous ont été donnés verbalement, et qu'enfin vous employiez si bien votre zèle que vous n'ayez que des récompenses à recevoir, tant de Dieu que de notre puissant maitre. Nous vous ordonnons donc et vous avertissons, non seulement vous, mais tous vos subordonnés et les habitants de votre province, d'être soumis à votre évêque, qu'il soit présent ou qu'il vous envoie ses ordres : n'apportez à cela aucune négligence ; accomplissez aussi avec soin ce que vous devez à l'empereur et ce qui vous a été ordonné par écrit ou verbalement. Rendez la justice aux églises, aux veuves, aux orphelins, à tout le monde enfin, sans mauvaise pensée, sans en retirer un bénéfice injuste, sans aucun retard qui ne soit nécessaire, entièrement et d'une manière irréprochable, justement et droitement, soit que l'affaire vous regarde vous-même, ou quelqu'un de vos subordonnés, ou tout autre homme[53]. Que tous ceux qui seront rebelles ou désobéissants à vos ordres, que ceux qui refuseront de se soumettre à votre justice soient incarcérés par votre ordre, et quel que soit leur nombre : s'il est nécessaire, envoyez-les-nous, ou dites-nous ce qu'il en est quand nous serons ensemble, de sorte que nous puissions mettre en pratique à leur égard les ordres que nous avons reçus de l'empereur. S'il est quelque chose dans les ordres que vous avez reçus dont vous ne soyez pas bien assuré, envoyez-nous en toute hâte un homme intelligent auquel nous l'expliquerons, afin que vous l'entendiez clairement, et qu'avec l'aide de Dieu vous l'accomplissiez. Observez bien aussi que ni vous, ni personne de votre comté ne soit trouvé disant : Taisons-nous, taisons-nous, laissons passer les missi[54], nous nous ferons ensuite justice nous-mêmes. La justice ne doit pas être ainsi retardée dans son cours, tachez, au contraire, que toutes les causes soient portées en notre présence. Car, si une telle méchanceté est en vous, ou si vous avez retardé jusqu'à notre arrivée des causes que vous auriez pu juger sans notre secours, sachez que nous rendrons contre vous un compte terrible. Gardez cette épître et lisez-la souvent, afin qu'elle vous serve de témoignage, et que vous puissiez dire que vous n'avez agi que comme nous vous l'avions écrit.

Rien ne révèle mieux que ces documents contemporains la marche et la portée de l'administration de Charlemagne ; dans ces débris de lois, monuments vénérables, il faut rechercher les coutumes, les habitudes et les mœurs de l'époque. Les capitulaires, l'instruction d'un missi disent le véritable esprit de l'administration politique des VIIIe et IXe siècles. C'étaient des hommes bien puissants que les missi ; leur pouvoir n'avait point de bornes, leurs instructions pas de limites, ils commandaient aux comtes avec la puissance qu'ils tenaient de l'empereur ; ils paraissaient comme l'image et le symbole de la centralisation carlovingienne. Parmi ces grands fonctionnaires ambulatoires, l'homme éminent fut l'évêque d'Orléans, dont j'ai parlé déjà, du nom de Théodulfe ; il fut désigné par Charlemagne dans la mission de 811, pour visiter toutes les villes du Midi[55], examiner si les plaids étaient bien tenus, les assises régulières ; si le fisc avait recueilli tous ses revenus avec régularité, si les cités romaines gardaient leurs privilèges ou leurs municipes, si les églises étaient soumises à la discipline. Théodulfe était une tète d'administration du premier ordre ; savant remarquable, il appartenait par son origine à l'école italienne et lombarde ; ses écrits, même en vers, ont une empreinte politique ; il parcourut les deux Narbonnaises, où il composa son poème sous le titre d'Exhortations aux juges[56], pour les inviter à rendre régulièrement la justice, et à restituer à chacun son dû. Le plus remarquable des travaux de Théodulfe, c'est le compte administratif de sa mission dans les deux Narbonnaises ; il a tout vu, tout visité, et il donne à l'empereur le résumé de ses impressions. Dans un poème sur sa légation méridionale, Théodulfe recueille aussi ses souvenirs ; il a vu Nimes et ses antiquités, Béziers et ses Juifs, Marseille et ses institutions municipales ; il veut que l'on retienne mémoire de son voyage, et pour cela il emprunte un langage profane et virgilien.

Quant aux rapports écrits des missi à l'empereur sur l'administration générale, ils étaient récités dans les plaids et les assemblées du champ de mai, où le suzerain réunissait ses leudes, ses comtes, ses hommes d'armes. Par les missi dominici, Charlemagne est informé des plus petits incidents de l'administration publique, il sait les coutumes, les forces de son empire, depuis l'Èbre jusqu'au Danube. Les capitulaires étaient la grande loi d'uniformité ; les comtes étaient des fonctionnaires trop stables pour appliquer la loi en dehors de la localité ; il fallait des envoyés destinés à parcourir tout l'empire avec la confiance de Charlemagne. Ceux-ci n'étaient ni les hommes des municipalités, ni des provinces, mais les délégués de l'empereur, portant avec eux les pensées centrales des capitulaires. Toutes les fois qu'il a fallu imprimer un certain mouvement énergique sur la surface d'un vaste empire, il a été besoin de recourir à ces délégués spéciaux, commissaires extraordinaires qui se placent dans une région plus élevée que les fonctionnaires des localités, toujours imbus de l'esprit étroit des districts qu'ils administrent.

 

 

 



[1] Je répète que c'est pour la première fois que les capitulaires ont été traduits. C'est un travail qui m'a donné une grande application d'intelligence et d'exactitude, car ces capitulaires ne sont pas toujours clairs ; jusqu'à présent, on avait raisonné et systématisé ; j'ai préféré les faire connaître par une traduction exacte. Pertz s'est borné à donner le texte latin des capitulaires avec des notes fort savantes.

[2] Une inspection des missi dominici dut être un des premiers actes de l'avènement. Capitular. Carol. Magn., ad ann. 802.

[3] Le capitulaire de 802 est évidemment donné en forme d'instruction ; abaque fois qu'un missi quittait le plaid de Charlemagne, les secrétaires ou scribes rédigeaient, au nem de l'empereur, une série de questions à résoudre et à réaliser. (Voyez Hincmar, de Ordine Palatii.)

[4] Capitular. ad ann. 802.

[5] Le serment à l'empereur est conçu dans les mimes termes que celui quia été prêté à Charlemagne, roi des Francs ou des Lombards ; mais à chaque proclamation d'un nouveau titre dans la dynastie carlovingienne, on devait un serment spécial.

[6] Capitular. ad ann. 802.

[7] Les capitulaires ne contiennent aucune disposition d'indulgence pour les esclaves ; c'est qu'ils sont tous empreints de l'esprit germanique, très dur pour l'esclavage. On verra bientôt que l'esclavage n'était pas dans une même catégorie : on distinguait les servi tributarii, les lidi, les colonii. Les lidi étaient appelés en italien aldiones. Aldiones, dit Muratori, ed lege vivunt in Italia sub servitute dominorum suorum, qua fiscalini val lidi vivunt Francia. (Muratori, Disert. XIV.)

[8] Voyez sur la nature et les obligations des fiefs Ducange, v° Feudum beneficium.

[9] Les capitulaires ont emprunté cette disposition en droit romain et aux canons de l'église.

[10] Ces articles des capitulaires nous donnent une idée parfaitement exacte de la cour féodale, des abbayes et de leur justice. Voyez Ducange, Centenarii comites.

[11] La loi écrite s'entend ici nécessairement du code personnel à chaque nationalité lombarde, franque, romaine. Charlemagne avait ordonné que chacune de ces lois serait écrite.

[12] C'est la coutume saxonne de la paix du roi.

[13] Capitular. ad ann. 802.

[14] C'est ce que le système féodal appelle plus tard venir au plaid du roi. Voyez Ducange, v° Hominium. Mais Ducange, comme on le sait, a spécialement étudié le système féodal de la 3e race.

[15] La législation des forêts carlovingiennes s'est maintenue sous la dynastie capétienne avec plus de rigueur encore.

[16] Les clercs, les abbés se livraient alors comme les laïques aux courses aventureuses de la chasse dans les forêts.

[17] Capitul. Carol. Magn., ad ann. 805.

[18] C'est la preuve par le serment usitée sous la première race ; elle suppose une grande loyauté, une grande franchise de caractère et des peuples primitifs, elle fut successivement abolie.

[19] On remarquera souvent dans les capitulaires que Charlemagne applique les dispositions de certaines lois particulières à la législation générale de l'empire. La loi des Bavarois était très sévère et très étendue sur le vol. (Voyez Lindenbrock, De lege Babarum.)

[20] Capitular., 803-805.

[21] Dans la répartition territoriale des missi dominici, Charlemagne n'adopte pas un système administratif uniforme ; les démarcations varient avec les capitulaires, ce sont de véritables commissaires révocables et ambulants. Voyez au reste le récit de Théodulfe, un des missi dominici. (Martène, Thesaurus anecdoctor.)

[22] Capitular., ad ann. 805-807.

[23] Souvent les capitulaires étaient rédigés à la suite des solennelles délibérations d'assemblées ou de plaids. Voyez Ducange, v° Placitum. — Capitul. — Lex.

[24] Le chant est toujours une des actives préoccupations de Charlemagne, il est le sujet de sa sollicitude. Monach. S. Gall., lib. Ier.

[25] Les trésors des cathédrales étaient les précieux reliquaires ; il n'en existe plus de l'époque carlovingienne, ils furent presque tous pillés par les Normands à la fin du IXe siècle. Les chroniques ont gardé mémoire de ce grand ravage. Voyez le curieux récit de Aimoin, de Mir. S. Germani, lib. Ier, cap. Ier.

[26] C'est le droit d'asile des Romains. De la loi anglo-saxonne, il est passé dans notre Code civil.

[27] Cet article des capitulaires qui distingue déjà les alleux des bénéfices me parait s'opposer au système de ceux qui soutiennent que la féodalité ne remonte pas au delà du Xe siècle.

[28] C'est l'origine de la loi saxonne sur la taxe des pauvres par paroisse qui existe encore en Angleterre.

[29] Ces dispositions des capitulaires sur l'usure se ressentent de la double action de l'église et des lois romaines. On dirait presque une définition empruntée aux Institutes et au Codex Theodosiani.

[30] C'est une véritable proscription de la liberté commerciale.

[31] Capitular. Carol. Magn., ad ann. 807.

[32] Ducange, v° Placita.

[33] C'était pour éviter les faux serments de l'ivrognerie.

[34] Voyez sur les impôts la préface de M. de Pastoret, t. XV à XVIII, des Ordonnances du Louvre. Mais M. de Pastoret me parait avoir trop rattaché l'impôt tel qu'il existait sous la féodalité à la perception primitive et romaine.

[35] L'élection locale et administrative parait être le type carlovingien, et M. Raynouard en a recherché toutes les traces (Histoire du droit municipal), ouvrage au reste trop passionné pour être vu de haut.

[36] Ce capitulaire de 809 me parait retracer l'administration de la justice sous les Carlovingiens avec une exactitude et une vérité plus grandes que tous les systèmes qu'on a jusqu'ici établis ; rien de plus simple, de plus naturel.

[37] C'est le combat judiciaire ; l'épreuve par le serment disparaît ; la domination de la force s'établit sur celle de la foi humaine. La composition ou prix du sang est plus antique. C'est ainsi pour le weregild ou prix du sang que disputent les deux personnages du bouclier d'Achille dans l'Iliade.

[38] Par un rapprochement curieux, la révolution française a renouvelé cette défense par une loi, je crois, de vendémiaire an IV.

[39] Capitular. de Missi, 807. Cette disposition indique l'importance du droit sur les personnes et la propriété pendant la période carlovingienne.

[40] La terre et l'étendue du service militaire sont des questions qui ont été bien souvent traitées, et particulièrement par Ducange, v° Feudum militiæ. — Membrum loricæ. Littleton me paraît le plus fort de tous les feudistes. Voyez ce qu'il dit sur le Knight's fee et le Wright's Tenures.

[41] L'obligation de rendre la justice était le premier devoir des seigneurs supérieurs dans l'ordre féodal. Voyez, sur ces plaids de justice, Ducange, v° Placita.

[42] Baluze, Capitular. ad ann. 805.

[43] Ces exemptions frauduleuses du service militaire pour des sommes d'argent se retrouvent déjà sous la 1re race. Grégoire de Tours en parle, liv. II, chap. 7.

[44] C'étaient les dignitaires et les domestiques des comtes et des monastères qu'on exemptait ainsi frauduleusement. Voyez Marculfe : Formul, part. 1re.

[45] Pépin, sans doute, fils de Charlemagne et roi d'Italie. Muratori (Annal. Ital.), parle avec étendue de ce prince, ad ann. 800-811.

[46] Rien de plus précis et de plus développé que ce que dit Ducange sur le service militaire de ceux qui possèdent des bénéfices, v° Feudum militiæ.

[47] Capitular. ad ann. 809 dans Baluze. On peut considérer ce capitulaire comme le règlement le plus complet du service militaire.

[48] C'est ce qui fut connu pendant le régime féodal régulier sous le droit d'escuage. Le grand feudiste Littleton l'a ainsi établi, liv. II, chap. 3. Wrigth's Tenures. Le père Daniel en a également parlé dans son Histoire de la milice française, p. 72.

[49] Cette nécessité de marcher à la guerre en laissant sa femme ou sa fille à la garde de deux vassaux avait grandi le système de pénalité pour le cas où le vassal ferait vilainie à la femme de son seigneur Home ne doit à la feme de son seigneur, ne à sa fille nequerre vilainie de son corps, disent plus tard les Assises de Jérusalem. Il y avait peine de trahison. C. 265. En Angleterre, où la loi féodale s'est conservée, la peine de mort est appliquée à l'adultère avec la reine. (Voyez Statute of Treasons, 25, Edouard III.)

[50] Baluze, Capitular., ad ann. 809. Le système romain un peu formaliste et écrivassier domine l'époque carlovingienne. L'empereur fait écrire les lois barbares, les capitulaires, même les traditions de la patrie. Tout se ressent des rapports avec Rome.

[51] Baluze, Capitular. Il résulte de ce capitulaire que les missi dominici n'étaient pas envoyés seuls ; ils étaient toujours plusieurs dans leur légation, trois ou quatre, comtes ou évêques.

[52] Ces retours des missi dominici avaient lieu aux époques des plaids et cours plénières en avril ou mai ; l'empereur les écoutait et ordonnait de nouvelles enquêtes. Éginhard, De vita Carol. Magn.

[53] Rien de plus étendu et de plus attentif que cette enquête administrative des missi dominici. Ces capitulaires, ces instructions, ces rapports doivent être comparés avec les formules de Marculfe sur la 2e race. De ce rapprochement peut résulter l'intelligence approfondie de la législation carlovingienne.

[54] D'où est venu sans doute cet adage : Laissez passer la justice du roi.

[55] Le rapport de Théodulfe sur sa mission nous a été conservé en entier par Martène, Thesaurus Anecdotor., t. Ier. Dom Bouquet a omis de l'insérer dans Gall. Histor. Collect. C'était cependant un des documents les plus curieux de l'époque carlovingienne, car il nous fait connaître la situation municipale de toutes les villes du Midi.

[56] C'est une sorte de travail moitié religieux et moitié politique ; les Bénédictins l'ont analysé dans le IVe volume de l'Histoire littéraire de France, article Théodulfe.