CHARLEMAGNE

TOME SECOND. — PÉRIODE D'ORGANISATION

 

CHAPITRE V. — L'ÉGLISE ET SES CONSTITUTIONS SOUS CHARLEMAGNE.

 

 

Lutte pour l'unité. — Hérésies. — Les deux grandes branches. — Les iconoclastes. — La doctrine de Félix d'Urgel. — Les livres carolins. — Les évêques. — Les abbés. — Aspect des grands monastères. — La règle. — Les chroniques. — Les cartulaires. — Les menses ecclésiastiques. — Idée de la famille monacale. — Les terres et les serfs.

768-814.

 

Le puissant œuvre de Charlemagne se rattache essentiellement à la force et à l'unité de l'église ; la couronne impériale s'élève à côté de la tiare, le glaive en face du bidon pastoral ; les capitulaires sont une perpétuelle confusion du droit civil et de la loi ecclésiastique. Aux premiers siècles de l'époque franque, l'universalité de l'église de Rome n'est pas généralement admise ; c'est à Charlemagne surtout, à ses rapports, à ses intimités avec les papes Adrien et Léon, qu'elle doit son éclat temporel et son caractère de souveraineté laïque ; il se fait alors une sorte de reconstruction de ce double pouvoir du pontificat et de l'empire ; l'un tend toujours à son unité pour s'établir sur cette pierre d'où l'église doit s'élancer comme un vaste jet de grandeur et de force ; l'autre organise le pouvoir, la société matérielle. Léon salue l'empire dans Charlemagne, et l'empereur protège ce pontife doublement menacé et par le peuple de Rome et par la révolte morale de l'hérésie ; accord mystérieux et profond qui ne dura qu'un temps, car le pontificat et l'empire se séparèrent au moyen âge, et la lutte naturelle s'établit entre l'homme d'armes et le clerc ; elle existait même à l'origine de la double puissance des papes. Comment réprimer les passions qui bouillonnaient au cœur de l'homme de force et de brutalité ? Comment arracher la coupe du festin de ses lèvres avides ? Comment lui imposer la chasteté, la sobriété, la tempérance ?

L'unité de l'église résultait de sa doctrine, les papes possédaient en eux-mêmes la force d'interprétation[1], et les conciles l'appliquaient comme loi de police. L'hérésie était une séparation des doctrines fondamentales, une sorte de brisement du pouvoir ; l'esprit ne s'arrête point, il a toujours une action violente qui brûle et dévore, et que l'autorité blesse parce qu'elle s'impose ; l'examen se manifeste, agit incessamment dans une imagination ardente et raisonneuse ; ce travail produit l'hérésie. Deux grands troubles furent apportés dans l'église : l'un par les iconoclastes, les briseurs d'images et de statues ; l'autre par Félix, évêque d'Urgel, qui interprétait dans un sens restreint le symbole de Nicée, et niait la nature spirituelle et divine du fils de Dieu.

L'hérésie des iconoclastes, réaction de la barbarie, repoussait le culte des images[2] ; ces sectateurs sauvages portaient leurs mains brutales sur les chefs-d'œuvre des arts ; ils invoquaient la haine primitive des chrétiens contre l'idolâtrie et cet olympe peuplé de dieux aux belles formes d'ivoire et d'or, sorties des ciseaux d'Apelle et de Phidias ; le culte des images n'en était selon eux que la reproduction. L'avidité de quelques empereurs grecs trouvait aussi dans les images des matières d'or et d'argent, des rubis et des pierreries qu'ils jetaient comme dépouilles aux soldats ; Charles Martel avait donné les fiefs et menses ecclésiastiques à ses hommes ; les empereurs leur distribuaient l'or des reliquaires et des autels. Les partisans enthousiastes des images étaient le peuple croyant et toujours artiste, qui veut personnifier ses idées sur ce qu'il aime et vénère, sur Dieu et les esprits célestes[3] ; quand il lisait une légende pieusement écrite, ce peuple aimait à la voir reproduite brillante à ses yeux ; il voulait la sculpter, la dessiner pour se prosterner devant elle, car il avait l'amour et le culte du beau. Le troisième concile de Nicée adopta une théorie mitoyenne qui reposait sur de sages éléments ; il ne fallait point adorer les images, leur offrir les mêmes prières qu'à Dieu ; mais on pouvait, on devait même les honorer comme la représentation d'une pensée pieuse, une sorte de légende en pierre. Les livres carolins attribués à Charlemagne, et dont Alcuin est peut-être l'auteur, sont dirigés contre l'adoration matérielle des images ; l'empereur parait adopter quelques-uns des principes des iconoclastes dans un sens limité ; fils des forêts, il s'était élevé dans l'idée d'un culte sans images, et celui qui avait abattu en Saxe l'immense idole d'Irminsul avait quelque répugnance pour ces saints de pierre et les peintures coloriées qui reproduisaient l'histoire sainte[4].

Dans sa correspondance avec les papes Adrien et Léon, Charlemagne revient peu à peu de sa prévention hérésiarque, proclamée par le concile de Francfort : S'il a écrit contre le concile de Nicée, c'est qu'il n'en a pas parfaitement entendu le sens ; le concile n'avait pas prescrit d'adorer les images[5] à la manière des Grecs primitifs ou du culte des païens pour les dieux de l'olympe ; on ne leur offrait pas des sacrifices comme à l'Apollon des anciens ; à l'Hercule aux membres nerveux, à la Vénus de Paphos ; le culte saint n'était que l'adoration de Dieu et le respect envers ceux qui avaient plus profondément suivi les lois du christianisme ; les saints étaient les serviteurs du Christ, on les honorait comme ses disciples, on ne les adorait pas. Ces doctrines, exposées par le pape Adrien, dans une belle défense de l'art, de la sculpture et de la peinture, firent revenir Charlemagne sur ses opinions germaniques contre les images[6]. Les livres carolins devenaient sans objet ; on les délaissa comme une théorie ancienne, qui fut abandonnée après l'interprétation des paroles du concile de Nicée. Le culte des images prévalut au moyen âge, parce qu'il allait bien au cœur du peuple ; les temples vides pouvaient prêter aux méditations des philosophes, mais le peuple avait besoin de sa Vierge au manteau bleu céleste, de son Christ à l'œil fixe et doux, du Père Éternel au regard sévère, de saint Pierre marchant sur les eaux, de Paul, l'apôtre de la Grèce ; il voulait contempler l'enfer qui menace les méchants, le ciel toujours ouvert aux souffreteux et aux pauvres de ce monde. Ces images frappaient les fidèles aux églises, elles excitaient en eux un sentiment de piété, elles réjouissaient le peuple sur un avenir de pardon pour le juste et de peines effrayantes pour le méchant. Ce culte des images produisit les belles peintures ; il créa les chefs-d'œuvre de l'Italie, depuis les fresques du Campo-Santo jusqu'au Jugement dernier de Michel-Ange dans la chapelle Sixtine.

Avec l'hérésie des iconoclastes, qui s'efface et se perd, se montre presque à la même époque les doctrines de Félix d'Urgel[7]. L'auteur originel de cette doctrine n'est point Félix, comme on l'a écrit, mais Elipand, évêque de Tolède, né sous ce soleil d'Espagne qui échauffa plus d'une fois l'imagination des Visigoths ; ses doctrines sont une dégénération, une décadence des ariens. Au milieu des Sarrasins d'Espagne, quand il fallait délivrer le sol par la force et l'unité catholique, l'apparition de cette doctrine fit un trouble, une guerre civile fatale ; l'hérésie fut soutenue par Félix d'Urgel, et voici comment elle se formula. Le symbole des Apôtres disait : le fils Christ procède du père comme sa chair et son sang ; Félix ne nia pas, comme les ariens, la divinité de Jésus, seulement il déclara que le Christ n'était fils de Dieu que par adoption, manière philosophique d'expliquer le mystère de la Trinité, qui abîme l'esprit. Elipand, vieillard déjà, austère dans ses mœurs, chrétien et évêque, écrivait beaucoup, sa plume acérée ne pardonnait point à ceux qui luttaient contre lui par la doctrine. Félix était jeune, au contraire, d'un caractère doux, facile, sans nul grief ; il assistait aux prières avec une piété scrupuleuse, il jeûnait avec une grande rigueur.

La prédication des deux hérésiarques fit des progrès immenses dans les provinces méridionales, où l'arianisme avait autrefois dominé l'imagination et les cœurs. L'adversaire le plus éloquent que la prédication trouva dans cette lutte fut le pape Adrien, qui voulait conserver l'unité de l'église, dans cette lutte de doctrines et de sentiments. Adrien avait combattu les iconoclastes, il se prononça contre l'hérésie de Félix ; elle fut également proscrite par le concile de Narbonne, où parurent les évêques de la Gaule méridionale[8]. Ne fallait-il pas prévenir la contagion qui s'étendait sur toutes les villes et parmi le peuple des campagnes ? L'adversaire le plus redoutable qui frappa vigoureusement l'hérésie d'Urgel fut Charlemagne lui-même ; il y vit une réaction du Midi sur le Nord. Au milieu des victoires sur les Saxons, il convoqua un concile à Ratisbonne ; il y parut avec son regard sévère, cet œil de feu qui faisait trembler les hommes d'armes les plus fiers. Félix s'avança timidement, s'agenouilla devant l'empereur et les évêques, puis il attendit la sentence. Charlemagne lui dit : Félix, rétractes-tu ce que tu as écrit ? Explique tes doctrines[9]. Et Félix, en tremblant, développa ses théories sur l'Incarnation, qui firent horreur, ainsi que le dit l'histoire du concile ; l'empereur reprit : Cela est bien mal, mais va à Rome pour te réconcilier avec le pape. Félit obéit, il partit pour Rome, et s'agenouillant devant Adrien, il fit sa rétractation à l'église de Saint-Pierre.

Elipand n'eut pas même le mérite du repentir ; vieillard entêté, il écrivit plusieurs livres pour soutenir sa doctrine, et comme de tristes progrès attestaient la puissance de l'hérésie, Charlemagne convoqua un nouveau concile à Francfort, il y vint de sa personne dans un appareil tout belliqueux, et sa parole s'y fit encore entendre[10] : Saints évêques, dit-il, depuis un an que ce mauvais levain de l'hérésie s'est répandu avec plus de violence, l'erreur a pénétré jusque dans ces cantons, quoique situés à l'extrémité de notre royaume. Quant à moi, il me parait nécessaire de couper la racine de cette mauvaise herbe par une censure dogmatique. Et le concile de Francfort déclara que la doctrine de Félix était une inspiration fatale et diabolique. Ce fut un grand trouble dans l'église, que la prédication de cette hérésie ; elle occupa tout le pontificat du pape Adrien[11], le Romain habile qui avait à se défendre à la fois contre les Grecs, les Lombards et l'ambition active du chef des Francs. Toutes ces hérésies, au moyen âge comme dans l'église primitive, se rattachent toujours à des écoles philosophiques du vieux monde ou au syncrétisme des écoles d'Alexandrie ; lutte éternelle entre les idées et les principes qui divisent constamment les intelligences : l'autorité, l'examen, l'unité et le morcellement. Les formes seules changent, les idées restent les mêmes ; les principes passent immobiles à travers les siècles en prenant de nouveaux costumes. Félix d'Urgel renouvelait avec timidité les doctrines de Nestorius, la théorie des ariens. Dans ces provinces méridionales, les imaginations courent à toutes les nouveautés, et l'affiliation des Albigeois pourrait se rattacher à ces primitives prédications de Félix d'Urgel ; le sol était préparé pour toutes les nouveautés : les imaginations ardentes et fécondes travaillent incessamment, elles ne s'arrêtent jamais dans les voies ouvertes devant elles ; il leur faut l'inconnu, les légendes neuves, les systèmes bizarres ou rationnels, petits ou grandioses ; il leur en faut à tout prix.

L'organisation locale des églises se rattachait à deux systèmes : 1° aux métropoles et aux suffragances, dirigées par les archevêques et les évêques, chefs catholiques de toute la province ; 2° aux grands ordres religieux, qui la plupart voulaient s'exempter de la juridiction épiscopale. La lutte de ces privilèges se développe incessamment dans le moyen âge, et les capitulaires de Charlemagne essaient en vain de les régulariser ; les évêques cherchent à placer sous leur autorité les abbayes, qui veulent s'en affranchir d'après les privilèges des papes[12]. Ces privilèges étaient fixés par des diplômes et des bulles qui célébraient la grandeur de l'institution ; lorsqu'une pieuse fondation prenait un caractère de haute sainteté, lorsque les reliquaires attiraient des populations entières, agenouillées devant un martyr, les papes et les rois accordaient des immunités à ces monastères, et la première de toutes, c'était de les exempter de la juridiction des évêques. Dès ce moment, tout le pouvoir était dans l'abbé, la mitre et la croix abbatiales se posaient les égales de la mitre et de la croix épiscopales ; les abbayes étaient sous leur propre administration, indépendantes et régulières ; ainsi les monastères de Saint-Denis, les pieuses solitudes de Saint-Omer et de Fontenelle étaient affranchies par des bulles de la juridiction des évêques ; d'autres, telles que Saint-Martin de Tours, Saint-Bertin, prétendaient aux mêmes privilèges. Quelle renommée, quelle puissance n'avaient pas les abbés, pieux pasteurs de ces colonies de Saint-Benoît, presque toujours confiées à des hommes de grande science et d'une célébrité littéraire[13]. Alcuin, si remarquable sous l'époque carlovingienne, obtint presqu'en même temps les abbayes de Ferrières en Gâtinais, de Saint-Loup à Troyes, et le petit monastère de Saint-Josse à Saint-Ponthieu ; plus tard, lorsque Alcuin se montra si avancé dans les études, lorsqu'il enseigna dans le palais de Charlemagne les sciences humaines, il reçut comme récompense l'abbaye de Saint-Martin de Tours[14].

Si l'on en excepte quelques abbés aux mœurs belliqueuses, et qui suivaient à la guerre le suzerain, il régnait dans les monastères une plus haute sainteté de mœurs, une grande pureté d'habitudes : lisez la légende de saint Benoît d'Aniane, qui fonda son pieux ordre dans le désert ; la vie de saint Adalart, abbé de Corbie, avide d'études littéraires, le créateur de la plus belle bibliothèque des monastères du moyen âge ; ces renommées étaient immenses dans le monde catholique, et l'épiscopat dut souvent emprunter des exemples à ces pieux fondateurs d'ordres religieux. Les deux plus grandes figures d'évêques sont celles de Théodulfe, promu à l'évêché d'Orléans, un des missi dominici les plus zélés die commencement du IXe siècle ; Théodulfe avait connu le vie du monde, car, noble parmi les Lombards, il avait épousé une fille du nom de Gisèle ; devenu veuf, il se voua à la vie des clercs et obtint l'évêché d'Orléans[15] ; c'est le clerc politique du règne de Charlemagne, époque plutôt pontificale qu'épiscopale ; la puissance des évêques ne grandit démesurément que sous Louis le Débonnaire ; les traditions veulent même que Théodulfe fut un des rédacteurs des capitulaires. La seconde renommée épiscopale fut Agobard, dont l'éclat brilla surtout sous Louis le Débonnaire[16] ; il appartient par sa jeunesse au règne de Charlemagne ; c'était un des hommes les plus forts, les plus savants, et les Annales de Lyon le placent parmi les évêques qui favorisèrent ardemment la connaissance des sciences humaines. Il parera bientôt sur un plus vaste théâtre.

C'est que les études se concentraient dans les monastères, et que tout se préparait sous la protection des abbayes, dans la silencieuse retraite du cloître. Si dans quelques riches monastères on entendait l'aboiement des chiens, le cri des faucons, le bruit des armes, le plus grand nombre de ces colonies étaient agricoles et pieusement attachées à la science ; beaucoup furent réformées sous Charlemagne ; les clercs réguliers astreints à la vie monastique durent se soumettre aux prescriptions de la règle de saint Benoît. Les monastères étaient alors comme des sociétés particulières avec leurs lois et leurs coutumes, leurs propriétés, leurs serviteurs ; les Annales de Saint-Benoît nous font voir l'organisation admirable de ces grandes familles de Saint-Denis, de Saint-Martin, de Saint-Germain, de Fontenelle. Les débris qui existent encore de ces solitudes peuvent nous donner l'idée de la forme des monuments du désert[17] : presque toujours l'abbaye était bide au milieu d'une forêt inculte, triste, ou le loup glapissait ; car les cités n'inspiraient pas de pieuses et mélancoliques pensées ; on s'abritait près d'une colline, sur les bords d'une rivière. Là, toute la colonie se mettait à l'œuvre[18] ; des cellules s'élevaient à côté les unes des autres, sans distinction, comme témoignage de la fraternité ; bientôt une portion de la forêt tombait sous la cognée, les moines travailleurs dressaient le plan d'un petit jardin où devaient se cultiver des légumes ; les plus fiers, les plus nobles d'entre eux, les fils de roi, ne dédaignaient pas cette culture du jardin potager ; on y passait les plus douces heures à voir se déployer les merveilles de Dieu ; chaque moine vivant en commun avait néanmoins son petit jardin tracé pour sa distraction ; les cellules s'élevaient bâties une à une, comme les ruches d'abeilles, car on y préparait le miel de la prière et de l'étude, ainsi que le dit Agobard, archevêque de Lyon ; de hautes murailles séparaient le monastère du monde et en faisaient comme une cité de Dieu, et à l'abri des passions. Nobles et antiques abbayes de Corbie, de Jumièges, de Fontenelle, combien vos débris constatent encore la piété de votre royale fondatrice, Bathilde[19], l'esclave saxonne qui s'éleva an trône des Francs ! C'est dans ces débris qu'il faut rechercher la constitution de la vie monastique ; là est le modeste réfectoire où durant le repas, grave et silencieux, un moine lisait les maximes de l'Écriture ou bien les légendes des saints, comme les rois se faisaient lire les exploits des ancêtres, quand la coupe du Saint-Greal passait à la ronde !

Au milieu des cellules se déployait la chapelle sainte, que les moines ornaient comme la pierre précieuse de leur solitude ; les uns ciselaient l'or de la châsse bénite, les autres travaillaient le bois dans les ateliers, plus loin on tissait le lin, on découpait les vêtements de bure ; le monastère était la ferme modèle de toute la contrée, le centre de l'industrie et des arts ; on y enseignait les méthodes, les cultures, les moyens d'arrosement, l'art de défricher les terres, de féconder les forêts et les déserts. La magnifique institution de saint Bene avait deux buts : l'étude et le défrichement des terres ; l'étude se renfermait dans de vastes bibliothèques et dans des écoles attachées à chaque monastère. Voyez-vous ce jeune moine, au front couronné de quelques cheveux noirs et rares, il est entouré de manuscrits[20] de l'antiquité, il les copie avec patience, il les enlumine d'or, de carmin, de bleu céleste ; il passe les années de sa vie à produire une œuvre de labeur, à bien ponctuer ce qui ne l'était pas, à corriger des textes, à lire et à comparer Homère, Virgile, et les psaumes de l'Écriture, œuvre plus belle encore. Je n'ai jamais tenu un de ces manuscrits enluminés du moyen âge sans éprouver une vive et profonde émotion ; toute une vie a été consacrée à accomplir ce travail ; ces miniatures presque effacées, un pauvre moine les a tracées de sa main patiente, lorsque le sablier des heures coulait et qu'une tête de mort au pied de la croix le regardait de ses orbites caves, et semblait lui dire de sa bouche aux dents blanches : Frère, hâte-toi, aujourd'hui pour moi, demain pour toi[21], ce que tu fus je l'étais, et ce que je suis tu le seras ; je goûtais les délices du monde avec amour ; maintenant cendre et poussière, je suis la pâture des vers.

Que de choses mortes ont été créées dans ces solitudes ! que de passions amorties, que de lamentables histoires du cœur humain ! Mille émotions viennent à nous à travers les voûtes épaisses et humides des basiliques chrétiennes ; ces antiennes, ces plains-chants, ces cris déchirants de l'orgue, cette tempête d'harmonie qui vous fait passer de la harpe des anges aux grincements des damnés ; tout cela, cet âge de solitude et de silence l'a produit, et ce n'est pas sans grandeur, sans magnificence : ces générations ont disparu, elles ont accompli leur tâche, à nous la nôtre ! Quand un siècle est mort, d'autres viennent pour recommencer un travail qui n'est jamais fini, c'est le rocher qui roule et revient sur lui-même. Dans le passage d'une génération à une autre, on ne voit que ruines et destructions ; triste spectacle qui parle vivement à l'âme émue, comme dans les campagnes de Rome, lorsqu'on foule aux pieds un tronçon de colonne sous le lierre, et les ruines d'un temple à côté des cyprès de la ville Adriana.

Les écoles monastiques se rattachaient toujours au système des ordres religieux de Saint-Benoît ; là se donnait l'instruction aux jeunes clercs, aux fils du peuple, à ces moines qui s'élevaient de la terre pour lutter moralement contre les hommes de fer et de bataille. Dans ces écoles monastiques, on enseignait la grammaire, la lecture des livres saints, les traditions de l'Écriture, les ouvres antiques, Saint-Augustin, Saint-Jérôme, ces puissants pères de l'église qui avaient remué le monde par leurs écrits[22]. Les écoles monastiques étaient si renommées sous Charlemagne, que l'on venait de Saxe, d'Angleterre, d'Allemagne à Saint-Martin de Tours, à Jumièges, à Saint-Benoît-sur-Loire, pour étudier sous les grands maîtres qui faisaient entendre la parole aux jeunes clercs ; on y trouvait une école de chant, grave et sévère pour le rite gaulois et saxon, plus doux et sonore selon la méthode grecque et romaine. L'éducation monastique pour le chant, vieille dans les cathédrales, datait des temps primitifs de l'église ; on recherchait les fortes poitrines des chantres pour dire les tourments de l'enfer ou les lamentables psaumes de pénitence ; on réunissait les innocentes voix de l'enfance[23], à l'imitation des chœurs de lévites à Jérusalem, pour dire les chants des vierges de Sion et les louanges de Jehova ; les fonctions des chantres dans les cathédrales rappellent assez l'importance qu'on attachait au plain-chant ecclésiastique. Joignez aux saintes études pour les clercs quelques faibles notions de géométrie, d'astronomie et de prosodie latine ; telle était l'éducation des écoles monastiques, où la science se conserva dans une perpétuité sainte.

La seconde prescription de saint Benoît était celle-ci : Frères, cultivez le sol, travaillez, labourez, et à cette règle se rattachaient les grands défrichements des forêts, la culture des déserts. Les Bollandistes, ces grands collecteurs des vieilles légendes, nous ont initiés dans la vie intime des pieux fondateurs de monastères qui se retiraient dans les déserts les plus pierreux, parmi les ronces et les épines : s'ils étendaient leurs colonies au Midi, sous le soleil ardent, ils avaient à lutter coutre le serpent venimeux, la couleuvre tapie sous les pierres, la salamandre incommode, l'aspic mortel qui se cache sous l'herbe la plus fleurie ; au Nord, les pauvres frères devaient se défendre contre les troupes de loups qui parcouraient la plaine, le sanglier terrible, le renard si fin, mettre Isangrin du moyen âge qui faisait la guerre aux basses-cours, aux troupeaux. Les religieux luttaient avec persévérance contre une nature ingrate, ils défrichaient la pioche en main la roche stérile, ils aplanissaient un terrain inculte ; ils ne prenaient point la meilleure terre, ils la faisaient, et bientôt de beaux coteaux de vignes, des prairies artificielles, des jardins potagers remplaçaient ces sites sauvages. Chaque moine était jardinier[24] ; dès que matines avaient sonné, ils étaient à !'œuvre ; après la prière, rien ne les décourageait ; ils suaient nuit et jour comme le dit le moine Adalbert ; quand la terre était bien cultivée autour du monastère venaient se grouper quelques colons vivant sous leurs lois ; quand un serf fuyait le majordome du seigneur, il se retirait dans le monastère, sous la protection de ses immunités, à l'abri de la crosse de l'abbé : nul ne pouvait pénétrer dans cet asile pieux, l'homme d'armes s'arrêtait au seuil, s'il ne voulait pas avoir aussitôt les pieds raidis sur le sol ; car mille légendes étaient récitées sur le vol du bien d'autrui ; si vous arrachiez une poutre d'une église, vos mains s'y attachaient immobiles ; car pourquoi, homme violent, ne respectiez-vous pas la propriété d'autrui ? Si vous aviez assez d'audace pour briser de votre main le scel d'un tombeau dans une chasse, un tremblement soudain agitait vos membres, vous écumiez de rage, jusqu'à ce que le saint vint lui-même vous pardonner : admirables légendes qui, dans ces temps de violence, arrêtaient la main du fort et du brutal[25] !

Combien, dans ces solitudes du désert, existaient d'âmes brisées par le douleur ! combien venaient chercher abri dans les monastères à la suite des orages de la vie ! Les serfs y étaient presque tous volontaires, le régime de Dieu était si doux... Nul n'aurait osé frapper leur dos fatigué d'un travail pénible ! La crosse épiscopale était une verge de protection et non de punition.

Bientôt à côté des abbayes s'élevaient des villages sous leur juridiction spéciale ; ils concédaient aux colons, aux serfs, des cultures de terre plus ou moins grandes sans redevance. Chaque monastère possédait de vastes fermes ; quelques-unes venaient des dons royaux ou seigneuriaux, d'autres des propres défrichements des moines. Je dirai bientôt, par l'analyse de la Polyptyque d'Irminon, ce qu'était cette famille immense des monastères[26], la culture des terres, la quantité de serfs qui les habitaient, la distinction entre les colons et les serfs sous l'esclavage, chaque nature de terrains, leur variété si mobile, combien ils produisaient, les redevances de chacun. La grande famille des moines de Saint-Germain, de Saint-Martin de Tours, de Fulde, de Jumièges, de Saint-Benoît, jetaient des colonies jusqu'aux confins de l'Italie et des Pyrénées ; les abbés étaient de véritables suzerains, bons, paternels ; ils restaient en dehors des évêques, et s'ils s'écartaient de la règle, les papes leur écrivaient aussitôt de rentrer dans l'ordre, car la vie monacale n'était sainte aux yeux de Dieu que par l'humilité de tous, l'égalité de tous. Qu'était le monastère sous les Carlovingiens ? une grande réunion de frères égaux sous un abbé, dictateur le plus souvent élu, et réalisant ainsi les grands principes de gouvernement : l'égalité, la fraternité, la hiérarchie, l'élection, le pouvoir fort et grand sous une règle, une grande chartre commune.

Quand l'historien veut se faire une juste idée de cette période du moyen âge, il doit feuilleter ut à un les cartulaires des abbayes, ces chartriers que le temps a usés[27] ; là, on trouve toutes les émotions, toutes les habitudes de la vie dans cette vieille société : le souvenir du baptême, qui jette l'homme dans la vie ; du mariage, qui l'unit à la femme, et de la mort impitoyable. Dans les cartulaires se trouvent les transactions pour la vente d'un serf, l'affranchissement d'un esclave, la donation d'un champ, la location, l'arpentage, la redevance ; si la chronique nous révèle les faits généraux de l'histoire, si elle nous dit les phénomènes de la nature, la tempête qui a brisé les clochers, le vent qui a sifflé dans le beffroi, l'apparition de grandes troupes de loups dans la plaine ; si elle recueille les batailles, les expéditions guerrières, les mœurs, les habitudes des chevaliers, si la pieuse légende nous récite la vie de quelques pauvres bergères que Dieu a grandies pour apprendre aux hommes qu'ils doivent respecter le sein virginal de la jeune fille, la chasteté de la femme ; la chartre, le cartulaire sont comme le détail de cette vie publique[28]. Lisez ! lisez ici une pieuse dame du nom d'Hildegarde, de Berthe, ou do Bathilde donne à un monastère un morceau de terre, des redevances d'argent pour obtenir en échange quelques prières après sa mort ; là, le leude, le comte, le roi, terribles puissances, se rappellent l'égalité du tombeau et la mort qui vient ; au milieu des cours plénières, ils semblent entendre le glas des cloches funèbres, et voici ce que disent les chartres : Nous voulons que l'on récite des messes pour le repos de notre âme[29] ; il faut faire des aumônes aux pauvres. Ce mot elemosina[30] se rencontre dans presque toutes les chartres.

Pour le temps de force et de vie, la fougue et les passions violentes ; pour la vieillesse et la décrépitude, la faiblesse et le repentir ; alors les chevaliers, tenant leur épée en forme de croix, se couchaient sur la cendre pour penser à Dieu et à la vie éternelle. Nous les retrouvons encore ces nobles paladins dans leurs statues de pierre, mutilées par les âges et la main des hommes, car nous n'avons rien respecté. Trop oublieuse de ses ancêtres, la génération présente a porté des mains sacrilèges sur les tombeaux ; Dieu fasse qu'elle ne subisse pas la peine du talion ! — Tu te railles du vieux sépulcre, et qui sait ce que le temps réserve à tes ossements dépouillés ! tu n'auras même plus les grandes basiliques pour les abriter, et le signe du Christ ne protégera plus les débris de la civilisation agitée.....

 

 

 



[1] Voyez les admirables recherches de Baronius et de Pagi, un peu passionnées, sur la puissance des papes. L'école parlementaire et janséniste en France a soutenu des doctrines contraires et la suprématie des conciles sur le pape.

[2] Il a été publié de nombreux travaux sur la querelle des images. (Voyez Baronius et Pagi, 780-840 ; Dupin, Biblioth. ecclesiast., t. VI, p. 136-154.) Le système protestant a été développé par Spanheim, Hist. imag., p. 805-639. — Le P. Maimbourg a écrit une histoire des iconoclastes.

[3] Les moines grecs, essentiellement artistes, poussaient loin l'ardente théorie des images.

[4] Les Lib. Carolin. furent composés à Worms vers 780 ; ils contiennent 120 objections contre le concile de Nicée. Spanheim l'a parfaitement analysé, 443-529. Charlemagne se sert d'expressions très dures envers les pères grecs du concile. La haine nationale se montre ; il accuse dementiam priscœ gentilitates obsolitam errorum, ou bien encore il traite leur objection derisone dignas nœnias.

[5] Les épîtres d'Adrien à Charlemagne se trouvent dans les Collect. de Concil., t. VIII.

[6] Le second concile de Francfort, sous l'influence des idées germaniques et barbares, rejeta le culte des images, ad ann. 794.

[7] Lisez sur l'hérésie de Félix le père Sirmond, Concil. Gall., t. II. — Baluze, sur le Concile de Narbonne, et Codex Carolinus, epistola 97.

[8] Il n'y a rien de moins précis que la date réelle du concile de Narbonne contre Félix d'Urgel ; Baluze la met à 788 ; le père Longueval, à 789 ; l'abbé Fleury plus tard, en 791, l'a daté de la 23e année, Carol. Regn.

[9] Les partisans de Félix d'Urgel soutenaient ses doctrines : Qui per adoptivi hominis passionem, dum suo non induisit corpori. Ils disaient à la messe de l'Ascension : Hodis Salvator noster post adoptionem carnis sedem repetivit deitatis.

[10] Voyez Libello sacro syllabo Paulin. — Concil. Gallic., t. II, p. 167.

[11] On peut voir toutes les correspondances d'Adrien dans les Annales de Baronius, ad ann. 780, 795.

[12] Presque toutes les grandes abbayes de France ressortissaient directement à Rome, les bulles en sont conservées dans les cartulaires, qui, selon moi, sont les plus curieux monuments de l'histoire nationale. M. Guérard a été chargé de la publication des cartulaires, deux ont été déjà donnés dans la grande collection du gouvernement.

[13] Mabillon a écrit les grandes Annales de l'ordre de Saint-Benoît. C'est peut-être l'institution qui a produit au moyen âge le plus d'hommes éminents.

[14] A la tête de chaque siècle de l'Histoire littéraire de France, le bénédictin dom Rivet et ses continuateurs ont fait un remarquable tableau de l'état des études ecclésiastiques dans les abbayes. Voyez le t. IV. M. Daunou avait imité ces exemples dans les continuations de ce livre, mais sa triste tendance vers le XVIIIe siècle les a rendus fautifs et très étroitement conçus ; une révolution avait passé sur le cœur du religieux. Le bénédictin n'avait plus de cloître !

[15] C'est pour l'église d'Orléans que Théodulfe composa l'hymne qui se chante encore :

Gloria, laus et honor tibi sit, vox Christo Redemptor

Cid puerile decus prompsit hosanna pium.

[16] Comparez les œuvres de Théodulfe publiées par dom Martène, Thesaurus anecdotor., et les œuvres d'Agobard presque entièrement insérées dans le t. VI, Gallic. histor. collect.

[17] L'institution de Saint-Benoît, la plus grande, la plus vaste, a trouvé son historien dans Mabillon. Quand on visite la Bibliothèque de Sainte-Geneviève, on peut se faire une idée de la solitude et de la paix du cloître. Le livre de Mabillon porte ce titre : Annal. de ordin. Sanct. Benedict.

[18] Voyez l'histoire particulière des abbayes de Corbie, de Fontenelle, de Jumièges, de Saint-Benoît-sur-Loire. On peut se faire une juste idée de la vie monastique par la lecture des cartulaires, et M. Guérard rend un immense service à la France en les publiant. J'ai parcouru avec un profond intérêt son cartulaire de Sithieu ou de Saint-Bertin. J'en donnerai l'analyse.

[19] C'est ici une simple légende ; dans les Bollandistes, on trouve que Fontenelle fut bâti par saint Vandrille. Saint Ouen en fit la dédicace en 643, Vita S. Vandreg. Bibl. Labb., t. I, p. 784, et apud Mabili. Jumièges fut bâti par saint Filibert la même année. Voyez Vita Filibert., Duchesne, t. I.

[20] C'est à l'époque de Charlemagne et à ses rapports avec Rome et la Grèce que l'on doit la conservation des MSS. de l'antiquité. Cependant les livres étaient fort rares encore. (Alcuin, Epistol. 10.)

[21] Comme on lisait dans l'épitaphe d'Alcuin, dans l'église de Saint-Martin de Tours.

[22] Dom Rivet, Hist. litt. de France, t. IV. Presque la moitié de la préface des Bénédictins est consacrée à l'histoire des études ecclésiastiques.

[23] Alcuin, carm. 221.

[24] La plupart des belles terres appartenaient aux monastères, et on leur en a fait un reproche ! C'est que ces terres, les monastères les avaient faites bonnes : c'étaient les grands agriculteurs du moyen âge. (Voyez la Règle de Saint-Benoît publiée par Mabillon.)

[25] Presque toutes les légendes rapportent ces merveilleuses histoires contre les voleurs et les profanateurs des tombeaux. J'en ai donné plusieurs exemples dans la Vita sanct. German., publiée par dom Bouquet, Gall. script. collect.

[26] Polyptychum Irminonis abbatis, sive liber consualis antiquus monaster. S.-German. pratensis., publiée par M. Guérard, Paris, 1836.

[27] Un grand nombre de ces cartulaires existent encore : on les publie successivement. La Bibliothèque du roi est si riche de tels ouvrages : celui de Sithieu ou de Saint-Bertin forme un vol. in-4°.

[28] Les cartulaires ont pris les noms des charta (chartre), et en effet ils contiennent la plupart des chartres de monastères.

[29] Les recueils des chartres ou cartulaires des rois sont fort considérables. Celui de Philippe Auguste est conservé en entier. Pour la 3e race, l'abbé de Camps, sous le titre de Cartulaires, a publié le plus admirable recueil de pièces.

[30] Ducange, v° Elemorina, a longuement disserté sur le caractère de l'aumône au moyen âge.