CHARLEMAGNE

TOME SECOND. — PÉRIODE D'ORGANISATION

 

CHAPITRE IV. — ÉTAT DES SCIENCES ET DE LA LITTÉRATURE SOUS CHARLEMAGNE.

 

 

Caractère scientifique de Charlemagne. — Son esprit germanique. Sa tendance pour la littérature grecque et romaine. — Les trois têtes de la science, Alcuin le Saxon, Théodulfe le Lombard, Leidrade le Germain. — Protection aux lettres. — La philosophie. — L'astronomie. — La géographie. — La grammaire. — La poésie. — La musique. — La liturgie. — Histoire et chroniques. — Chansons de gestes. — Idée générale de l'architecture. — Tendance littéraire. — Les savants. — Les écoles. — Mœurs et usages des savants à la cour de Charlemagne. — Correspondance de ce prince. — Débris de quelques-unes de ses épîtres.

768-814.

 

Charlemagne se présente en histoire comme un caractère évidemment scientifique ; souvent du milieu des civilisations primitives il s'élance des hommes qui se précipitent vers l'étude avec une indicible ardeur ; il se mêle alors à leurs œuvres quelque chose de rude, de sauvage, d'étrange qui se ressent de l'éducation première.

Si Charlemagne se préoccupe avec enthousiasme des études romaines, au fond il reste Germanique. Eginhard rapporte qu'il sut à peine former ses lettres, il compose avec difficulté les caractères de son monogramme de Karolus[1], inscrit au bas des chartres et diplômes. Est-ce par goût, est-ce par le désir de donner une grande empreinte à son œuvre que Charlemagne étudie la science romaine ? Homme de guerre et de conquêtes, il a compris néanmoins tout le parti qu'il peut tirer d'une éducation latine pour les mœurs et assouplir les lunes ; il a vu l'Italie, ses monuments, ses grandeurs ; il a entendu sa langue, sa musique ; que ne peut-on tirer de la grande éducation romaine ou byzantine pour les peuples ? Il est en rapport avec les papes, entouré d'évêques et d'abbés qui parlent la langue grecque ou latine, qui écrivent en latin[2] ; il veut rester à la tête du double mouvement de l'église et de la science, et comme tous les esprits supérieurs il domine et dirige ce qu'il touche.

Trois hommes lui servent à ses desseins d'organisation scientifique : Alcuin, Théodulfe.et Leidrade ; ils représentent pour lui trois civilisations, trois langues, trois peuples ; Alcuin est Saxon d'origine, comme saint Boniface ; il parle l'idiome de ces peuples que Charlemagne dompte jusque sur l'Elbe[3] ; il en a l'imagination vive, enthousiaste ; Théodulfe est Lombard ; au delà des Alpes, il représente les lettres romaines, la littérature latine, la civilisation de Milan, de Ravenne et de Rome. Leidrade est l'homme de la patrie allemande, il conserve et perpétue la science profonde, solide et ferme. Alcuin est un clerc très fort d'études comme tout le clergé anglo-saxon de cette époque ; il a fait d'actives et fécondes recherches sur les livres saints, sur la grammaire et la rhétorique ; il a beaucoup écrit.

Théodulfe est le poète italien, la plupart de ses œuvres sont en vers, il décrit tout dans sa belle langue ; on voit qu'il a étudié Horace et Virgile, Ovide même. L'un des misai dominici de Charlemagne dans les provinces méridionales, il emprunte au spirituel voyage à Brindes l'idée de décrire en vers les lieux qu'il a visités dans sa mission, et il le fait avec un art particulier. La peinture qu'il donne de la Septimanie, de la Provence, est vive, colorée ; il ne visite pas une ville sans en dire minutieusement toutes les origines, les coutumes et les mœurs[4]. Leidrade, travailleur comme tous les hommes d'origine germanique, correspond incessamment avec les abbés ; il enseigne la science, l'étude aux clercs, aux femmes, aux enfants. A l'imitation de saint Jérôme, il compare, il ponctue les ouvrages de l'Ecriture sainte ; modèle de patience, il rectifie les caractères mérovingiens, en leur imprimant un type plus pur, plus étudié. Alcuin est aussi le grand ponctuateur du grec et du latin ; critique patient et sérieux, il corrige les fautes des manuscrits de la Bible ; puis il apprend l'hébreu, le syriaque ; il est tellement identifié avec Rome, qu'il donne le titre de Pandectes[5] à la collection de ses œuvres ; son travail sur la Bible est sérieux, car la Bible est le grand livre des peuples ; toute la génération s'en occupe[6] : dans les abbayes on commente les psaumes, les religieuses elles-mêmes dissertent sur le sens des livres saints ; l'abbesse d'un monastère neustrien, en correspondance avec Alcuin, lui dit la peine que lui fait éprouver cette maxime du prophète : Tous les hommes sont menteurs. Comme les pères primitifs de l'église, Alcuin est en correspondance avec les femmes consacrées à la vie monastique ; il reste du docte abbé un traité adressé à la vierge Eulalie ; ces jeunes filles vouées à la solitude se croyaient assez fortes pour lire Saint-Augustin[7], et Alcuin leur en fit un abrégé à leur usage[8].

Théodulfe enseigne avec non moins d'ardeur, il abrège, il commente, il fait des résumés à l'usage des laïques ; comme la lecture des livres saints est difficile, Alcuin et Théodulfe les mettent à la portée de tous par des abrégés en latin et même en langue vulgaire. Toutes ces intelligences s'agitent sous l'impulsion généreuse et forte de Charlemagne qui les protège, les encourage ; Alcuin reçoit de riches abbayes, Théodulfe s'élève à l'évêché d'Orléans, Leidrade obtient la métropole de Lyon ; tous se font les instruments de Charlemagne pour l'éclairer et le grandir : l'un lui enseigne les lettres, l'autre le latin et le grec ; il entretient avec eux une correspondance intime, familière.

La théologie est la science du temps, le principe de toute dissertation ; les dogmes catholiques ne sont-ils pas la baie de cette société[9] ? Rien n'est en dehors de la foi religieuse, et ce serait mentir à l'esprit de ce siècle que de croire à l'action de la philosophie, même spéculative, tout à fait en dehors de cette génération croyante. Cependant quelques livres de sophistes grecs commencent sous les Carlovingiens à pénétrer dans l'empire franc, et les compilations qui parurent sous le pseudonyme de Denis l'Aréopagite précédèrent de plus d'un siècle les théories de Scott. Je n'aime point exagérer la portée des découvertes du vieux temps ; ceux qui supposeraient une vaste liberté d'examen à cette époque de force et de catholicisme ne savent pas que les hardiesses d'intelligence n'auraient pas été comprises. Les théories religieuses avaient même quelque chosé de matériel, on se disputait sur le culte des images. Toutefois les rapports avec Constantinople durent favoriser l'avancement de fa philosophie[10] ; on ne retrouve que de très rares citations des livres d'Aristote, qui ne furent réellement connus que par les traductions arabes du XIe siècle. Il est incontestable que la compilation pseudonyme de Denis l'Aréopagite, qui se répandit en Occident vers le règne de Charles le Chauve, agit puissamment sur les études philosophiques. Scott ne vint les compléter qu'au XIIe siècle : le monde s'éclaira d'abord aux lumières de la science grecque des écoles de Constantinople ; les Arabes lui donnèrent ensuite les traductions de l'école d'Alexandrie avec son syncrétisme ; enfin le moyen âge, deux siècles après, reçut les théories de Scott, le chef de la philosophie écossaise, le maitre de la science.

Au reste, en Occident, les progrès n'étaient ni vastes ni actifs : peut-on appeler astronomie les calculs pour fixer les dates et les computs ecclésiastiques des filles mobiles ? On dissertait en astronomie sur le système d'Aristote, sur l'école d'Alexandrie, sur la méthode de Ptolémée ; Théodulfe et Alcuin étaient d'un avis différent : Théodulfe voulait que l'année astronomique commentât au mois de septembre ; Alcuin plaçait ce qu'il appelle le sault de la lune[11] au mois de novembre. De singulières théories sont exposées par Alcuin sur le système lunaire ; à l'époque où la lune s'approche de ce saut astronomique dont s'occupent tant les savants de l'époque, Alcuin trace des figures sur le parchemin qu'il envoie à Charlemagne ; l'empereur discute avec lui, et pour le convaincre de l'exactitude de ses propres observations, il lui fait présent d'instruments imparfaits empruntés à la civilisation égyptienne et romaine[12]. Comme chez toutes les nations primitives, les savants et les sages observent beaucoup le mouvement et les phénomènes des astres ; au commencement du IXe siècle, il y eut une longue éclipse de soleil qui effraya toutes les générations ; le moine d'Angoulême, qui mérita le titre d'astronome, indiqua la conjonction de Mercure avec le soleil en l'année 807[13] ; au mois de février, on vit au ciel ce phénomène que l'on signalait comme le choc d'armées sanglantes, et qui n'était peut-être qu'une aurore boréale d'une teinte rougeâtre. La discussion scientifique s'établit alors entre les souvenirs de l'école d'Alexandrie et les livres de l'école purement grecque d'Aristote ; chaque année, quand il faut fixer la Pâque d'après le rite du concile de Nicée, il y a des discussions vives prononcées sur le calcul des astres ; l'astronomie devient une science indispensable pour les clercs : un prêtre de Dieu doit savoir compter, dit un capitulaire de Charlemagne[14]. Le livre du comput ecclésiastique, imposé par les conciles aux prêtres et dans les monastères, devint ainsi la base de toute science ; les astronomes furent placés à la tête de tous les maîtres, parce que les fêtes de l'église se rattachaient aux combinaisons des nombres et du temps[15].

Dans les études du moyen âge, la géographie se trouve inséparable de l'astronomie ; cette science fut bien imparfaitement connue sous Charlemagne ; Théodulfe, toujours studieux, avait essayé de construire un globe sphérique avec tous les signes du zodiaque[16] ; mais la description qu'il en donne n'a rien de précis. La théorie de Ptolémée sur la forme de la terre semble dominer cette école ; on ne s'entend pas bien sur les bases d'un système sphérique : Alcuin établit que la terre est carrée[17], le monde est, selon lui, fixe sur ses quatre point cardinaux et divisé en trois parties : l'Europe, l'Afrique et les Indes ; les Indes sont décrites d'une façon vague, comme mn espace immense du côté de l'Orient. Tout ce que l'on savait de géographie était enseigné par les pèlerins, les évêques voyageurs qui allaient prêcher la foi chez les barbares ; les villes, les provinces étaient reproduites grossièrement sur quelques parchemins ou papyrus ; tout ce que l'on retenait du vieux monde était emprunté à l'école romaine ou byzantine[18].

La science pourtant est une préoccupation pour ces hommes, qui veulent découvrir les mystères profonds de l'intelligence. Théodulfe, le poète italien, l'homme d'imagination, symbolise la science par l'image d'un arbre avec ses tiges, ses branches de mille couleurs ; la grammaire forme la racine, la rhétorique sort d'un côté, la dialectique s'élance de l'autre avec toute la vigueur d'un jet puissant ; puis viennent comme trois sœurs intimement unies, la musique, la géométrie et l'astronomie. Ce symbolisme, Théodulfe le développe avec quelque hardiesse de pensée ; lorsque tous les hommes de science ne s'occupent que de l'Ecriture sainte, de l'étude des psaumes et des livres bibliques, Théodulfe avoue qu'il trouve un plaisir intime à lire et à méditer les auteurs païens ; les beaux vers de Virgile, les comédies de Térence[19] sont incessamment citées dans ses opuscules ; et les vers qu'écrit Alcuin le Saxon se ressentent des études de l'antiquité. Alcuin célèbre l'arrivée du pape Léon en France[20] ; il emprunte la langue poétique pour écrire des épitaphes de mort et décrire le sablier des heures qui coule à la face de l'éternité, et cependant il blême ceux qui se consacrent trop exclusivement aux auteurs profanes, à Virgile surtout ; il écrit à un de ses disciples : Vous êtes trop virgilien a[21]. Il reproche à un évêque de ses amis de se trop passionner pour l'Enéide. Quelques monastères parlaient alors le grec, des écoles l'enseignaient publiquement, le latin était la langue commune de l'église : rien d'étonnant que les anciens ne fussent lus et consultés comme les maîtres de la littérature et de la poésie ; Charlemagne lui-même n'a pas dédaigné ce mécanisme des vers latins, n'a-t-il pas écrit ou dicté en vers l'épitaphe du pape Adrien, dans les expressions de la plus vive, de la plus tendre amitié ? Cette langue poétique, Charlemagne l'emploie dans ses épîtres à Paul Diacre : Le roi Charles t'envoie ces vers, ô Paul ! frère chéri[22].

C'était aussi en vers qu'il s'exprimait quelquefois dans la langue de la patrie, il en dictait souvent en tudesque et en idiome germanique ; il fit recueillir les traditions des ancêtres ; il voulut que les souvenirs du passé, les victoires des deux fussent écrits par les scaldes et les poètes[23]. Là fut peut-être l'origine de ces chansons de gestes dont il reste aujourd'hui de grands débris ; le temps a détruit les originaux de ces monuments en langue barbare ; quelques mots, quelques phrases, jetés çà et là dans les inscriptions latines, indiquent à peine la langue parlée au me siècle ; nul ne peut nier qu'il y ait eu à cette époque des traditions et des légendes dans l'idiome de la patrie ; quelques-unes de ces traditions se mêlent à la vie des saints. Les chansons de gestes et les romans de chevalerie écrits aux XIe et XIIe siècles furent pris à ces origines primitives ; l'imagination des trouvères broda sur elles de larges épopées ; mais le fond de cette poésie vient de ces légendes dont les chroniques parlent, de ces chants en langue tudesque que l'on recueillait avec soin par les ordres de Charlemagne. Ces chants primitifs ont disparu, parce qu'ils étaient en dehors de la vie solitaire des moines et de leur esprit de conservation ; les chroniques au contraire se sont transmises d'âge en âge avec le soin et la précaution d'un monument saint ; la langue du cloître fut le latin, la langue des camps, le tudesque ; les chroniques appartenaient à l'ordre monastique, les chansons de gestes à l'ordre guerrier ; les unes se sont préservées à l'abri des solitudes ; les autres se sont perdues comme le bruit des grandes batailles jeté aux vents des générations[24].

Les chansons de gestes se récitaient d'une voix sonore dans les combats, aux cours plénières des suzerains ; aucun manuscrit antique du VIIIe siècle ne nous est parvenu avec les notes et les gammes marquées comme on trouve plus tard ; que les chansons de gestes aient été chantées, nul ne peut en douter ; le mot chanson nous l'indique ; les poésies d'Homère ne furent-elles pas récitées aussi dans les campagnes de la Grèce ? Les cantilenes joculares, ainsi que les appelle Alcuin, étaient en opposition avec le chant de l'église, grave et solennel ; les cantilènes étaient récitées sur des airs joyeux par des jongleurs, des trouvères. Les hymnes catholiques venaient de deux sources : le chant gaulois qui avait quelque chose de druidique et de primitif, et le plain-chant romain ou grec[25] ; la lutte fut vive, ardente entre les deux écoles, car l'église des Gaules voulut maintenir ses chants.

Charlemagne avait des tendances pour la forme romaine, comme plus douce, plus appropriée aux hymnes de réjouissance ; le moine de Saint-Gall nous rapporte combien il se complaisait aux hymnes chantées, il exigeait que tous les clercs répétassent à voix haute et retentissante les leçons de la cathédrale[26]. L'empereur montrait du doigt ou du bout d'un bâton celui dont c'était le tour, ou qu'il jugeait à propos de choisir, ou bien il envoyait quelqu'un de ses voisins à ceux qui étaient placés loin de lui. Il marquait la fin de la leçon par une espèce de son guttural : tous étaient si attentifs à ce signal, que, soit que la phrase fût finie, soit qu'on fût à la moitié de la pause[27], ou même à l'instant de la pause, le clerc qui suivait ne reprenait jamais au dessous ni au dessus, quoique ce qu'il commençait ou finissait ne parût avoir aucun sens. Cela, le roi le faisait ainsi pour que tous les lecteurs de son palais fussent les plus exercés, quoique tous ne comprissent pas bien ce qu'ils lisaient[28]. Aucun étranger, aucun homme même connu, s'il ne savait bien lire et bien chanter, n'osait se mêler à ces choristes. Dans un de ses voyages, Charles s'étant rendu à une certaine grande basilique, un clerc, de ceux qui vont de pays en pays, ne connaissant pas les règles établies par ce prince, vint se ranger parmi les choristes. N'ayant rien appris de ce que ceux-ci récitaient, pendant que tous chantaient, il restait muet et l'esprit perdu. Le paraphoniste vint à lui, et, levant son bâton, le menaça de lui en donner sur la tête s'il ne chantait. Le malheureux, ne sachant que faire, ni de quel côté se tourner, mais n'osant pas sortir, se mit à remuer la tête circulairement et à ouvrir les mâchoires fort grandes pour imiter autant que possible les manières des chantres. Les autres ne pouvaient s'empêcher de rire ; mais l'empereur, toujours maitre de lui-même, ne parut point s'apercevoir des contorsions que faisait cet homme pour se donner l'air de chanter, de peur que le trouble de son esprit ne le poussât à quelque sottise encore plus grande, et attendit avec une contenance calme la fin de la messe. Ayant ensuite mandé le pauvre diable, et plein de pitié pour ses chagrina et ses fatigues, il le consola en lui disant avec bonté : Brave clerc, je vous remercie de votre chant et de votre peine, et il lui fit donner une livre pesant d'argent pour soulager sa misère[29].

Le plain-chant écrit consistait à mettre sur la parole des hymnes ou des psaumes, quelques petits carrés de notes dont la queue s'étendait en haut ou en bas ; les enfants marquaient les syllabes en chantant, les clercs faisaient la basse, et l'empereur témoignait par ses sourires combien il était heureux d'entendre la parfaite harmonie des sons[30]. Un jour, il trouva si admirable le chant des Grecs, qu'il ordonna que les paroles latines fussent récitées sur le même son. C'est de la Grèce aussi que vint le magnifique instrument qui émerveilla toute cette génération, l'orgue qui fut envoyé à Charlemagne par l'empereur de Constantinople, comme l'horloge mécanique était venue du calife de Bagdad. Jusque-là on n'avait connu que des instruments à cordes et à vent, et quand on entendit ces mille sons qui se répandaient, bruissants dans les cathédrales, comme les mille voix du jugement dernier, quand ces tuyaux artistement rangés exprimèrent toutes les passions du cœur et de l'âme, les clercs renoncèrent presque spontanément à la harpe, aux flûtes romaines. L'orgue fut l'instrument de l'église le mieux en harmonie avec la pensée religieuse[31] ; l'orgue et les hymnes sont la véritable expression du moyen âge[32], et ce qui peut le mieux nous en traduire les émotions vives, profondes, les douleurs mystérieuses, le symbolisme pieux.

A côté de la musique, la peinture n'existait encore que par la tradition de Rome et de Byzance ; il n'y a aucun art spécial qui se rattache au règne de Charlemagne, pas plus qu'aux temps mérovingiens ; tout était emprunté aux écoles de Constantinople ou de Rome, et les peintures informes que l'on rencontre encore dans quelques rares manuscrits, tels que la Bible de Charles le Chauve, les couvertures d'ivoire, les ferrements de cuivre, d'argent ou d'or incrustés, les lettres qui sont elles-mêmes un art, tout cela n'a rien de primitif ; la peinture, la ciselure, l'enluminure étaient transmises par les Byzantins[33]. La forme raide, germanique, 's'empreint plus profondément dans les œuvres de l'architecture ; l'école lombarde domine avec ses bases lourdes et solides ; quelques rares débris nous donnent l'idée de l'architecture carlovingienne : A Poitiers, des murs encore debout ; à Aix-la-Chapelle, quelques fragments du chœur de la cathédrale ; on y a employé des blocs de pierre solide, et les colonnes de porphyre enlevées à Ravenne. Jamais ces monuments n'appartiennent à une seule époque ; on y a incrusté des colonnes, des mosaïques des temps antérieurs ; à Aix-la-Chapelle, il y a des débris du palais impérial de Ravenne et des mosaïques plus curieuses encore ; l'abbaye de Saint-Riquier, telle que l'a décrite le P. Mabillon, datait du VIIIe siècle. Chaque jour dévore quelque débris des monuments des tiges, et bientôt il n'y aura plus que poussière de l'époque carlovingienne.

Voilà pour les arts. Dans les sciences sérieuses, les écales monastiques prennent le premier rang : Charlemagne les favorise de tout son pouvoir : dans la France neustrienne, qui ne savait la célébrité des écoles de Corbie, de Fontenelle, de Ferrières, de Saint-Denis, de Saint-Germain ? en Austrasie, nul ne pouvait lutter contre les écoles de Fulde et de Saint-Gall, créations de Charlemagne[34] ; en Italie, le monastère du Mont-Cassin avait la plus antique et la plus forte science. Là, tout s'enseignait et spécialement la science de l'écriture ; l'étude du droit canon se résumait dans les anciens conciles ; le droit civil résultait des capitulaires, des lois salique et ripuaire ; le droit romain régissait quelques villes et quelques populations des Gaules[35]. Les capitulaires, considérés comme corps d'ouvrage, sont un beau monument de droit civil qu'on peut mettre en parallèle avec les codes Théodosien et Justinien : en résumé, le droit n'était pas une doctrine, les capitulaires formaient des ordonnances de police sociale qui demandaient moins l'étude que l'obéissance.

Les sciences médicales en étaient au même point d'imperfection[36] ; les seuls écrits d'Hippocrate avaient un peu éclairé la pratique ; on avait l'intelligence des plantes médicinales par Pline ; quelques écoles existaient pour l'enseigner comme art ; les capitulaires en font mentie !' lorsqu'ils ordonnent d'envoyer les enfants à ces écoles médicales[37]. Il y avait à cette époque tant de sortilèges et d'enchantements, qu'il est facile de comprendre comment la science réelle fut négligée ; on n'étudiait pas, on croyait. Les règlements faits par les ordres religieux de Saint-Benoît exigeaient qu'il y eut toujours parmi eux un frère médecin et une apothicairerie[38]. Au temps de la chevalerie, on eut des légendes sur des guérisons merveilleuses ; l'étude des plantes n'était qu'un délassement des nobles dames aux castels : on apportait de la Syrie du baume, des onguents, des drogues et des médicaments tout préparés ; on suivait les aphorismes d'Hippocrate en les mêlant à quelques traditions de l'école d'Alexandrie. Tout se faisait sans critique, sans observation, on prenait les faits tels qu'ils étaient ; lorsqu'une chronique rapportait un événement, la génération y avait foi ; légendes, chartres, docu mente : tout était admis comme des vérités fondamentales[39]. L'esprit de critique n'est nulle part ; cette génération de foi et de croyance ne disserte pas, elle obéit ; si elle discute, c'est sur des mots ; elle s'a-Mme dans les interprétations du sens de l'écriture ; quant à l'examen de la science rationnelle, elle n'est pas comprise ; l'existence pour elle n'est qu'une grande légende.

Dans la ferveur d'une certaine rénovation des études romaines, il y a une joie naïve parmi les savants du VIIIe siècle ; pour l'étude des temps écoulés, ils contemplent avec l'ardeur de néophytes les beaux débris de l'antiquité ; ils se précipitent avec enthousiasme dans les études, et tant est ardente cette admiration des vieux temps, que les évêques, les abbés et les clercs, scientifiquement occupés, se donnent mutuellement le nom des poêles et des orateurs anciens qu'ils jugent dignes de leur culte : ainsi David le Psalmiste, Homère, le chantre des sublimes rapsodies, prêtent leurs noms aux clercs des VIIIe et IXe siècles[40] ; Charlemagne forme une sorte d'aréopage et d'académie, dans laquelle chacun choisit un nom d'emprunt : David, Samuel, Oniaste, Homère, Virgile, et c'est sous ces épithètes que désormais ils se désignent ; l'empereur présidait à ces réunions de savants, où dominent l'affectation si grande d'imiter les anciens. C'est le caractère de toutes les renaissances, le type de toutes les époques où l'on commence à étudier ; on se jette avec ardeur et enthousiasme vers les choses du passé, toujours neuves pour les esprits qui jusqu'alors les ont négligées. La rareté des livres en papyrus ou en parchemin les faisait rechercher avec impatience[41] ; on les payait comme des reliques, on traversait l'Italie et la Grèce pour recueillir quelques-uns de ces monuments. Ce ne furent pas, comme on l'a écrit, les Arabes qui transmirent la plupart des auteurs de la Grèce sur des traductions imparfaites, ils vinrent directement de Constantinople ; quelques manuscrits portent encore l'empreinte des études grecques[42]. Les rapports avec Constantinople furent très fréquents sous Charlemagne, ils le devinrent davantage lors des pèlerinages ; le grec était en usage dans les écoles monastiques, pourquoi aurait-on eu besoin des Arabes pour obtenir une traduction de seconde main ? Quelques livres de géométrie ou de cabalistique purent venir par la voie des Arabes, maîtres d'Alexandrie ; mais les auteurs remarquables de la Grèce, comme les poètes latins de l'antiquité, étaient connus de la génération savante des VIIIe et IXe siècles.

Il y eut alors une grande influence des écoles byzantines sur toutes les formes et l'esprit de la science ; il n'y a pas même jusqu'aux caractères mérovingiens, si informes, où se mêlent évidemment les traces d'origine saxonne, qui ne disparaissent presque entièrement pour faire place aux lettres si parfaitement formées dans les bulles de Rome et dans les papyrus de Constantinople[43]. Quelques chartres et diplômes qui restent du IXe siècle sont parfaitement tracés[44] ; ces caractères se rapprochent presque de ces admirables manuscrits des IXe et Xe siècles, tel que l'exemplaire de Grégoire de Nazianze, beau monument d'art que possède la Bibliothèque du roi, œuvre de patience et d'habileté qu'on ne trouverait plus à nos époques distraites.

Charlemagne fut le centre de tout ce mouvement de science ; il rattacha tout à sa grande personnalité ; tandis que quelques chroniques disent qu'il savait à peine former ses lettres, d'autres monuments le présentent comme le protecteur éclairé des savants. Il ne reste pas de traces écrites de sa main ; dans ses diplômes, è côté de son sygellum et de son scel, se trouve son monogramme toujours formé par son scribe ou chancelier, selon l'us de la deuxième race[45]. Rien n'est ici contradictoire dans cette simultanéité d'un chef ignorant par lui-même et qui protège néanmoins le mouvement des sciences et des études ; ce chef, ce barbare comme tous les conquérants, aime la poésie ; il se fait chanter par les scaldes les récits de la patrie[46] ; comme tous les rois qui veulent établir un vaste système, Charlemagne savait l'influence que la littérature antique avait exercée sur la société. S'il reste Germanique par son caractère, par sa force, par son origine, il cherche à devenir Romain pour la pensée. Dans les expéditions militaires, il se fait suivre de ses leudes et de ses comtes ; mais quand il organise son empire ou qu'il fait des lois de police, ce sont les clercs romains qui lui prêtent aide et appui ; actif et surveillant pour toutes choses, il correspond avec tous. Peu de monuments émanent directement de lui ; quelques épîtres ont seules été conservées[47] ; elles sont l'ouvre d'un homme qui remplit le moyen âge de sa renommée ; l'histoire doit recueillir comme des reliques tout ce qui vient d'une si haute source ; il y a toujours de l'or dans cette poussière, de la grandeur dans ces ruines !

L'abbaye de Fulde, grande fondation du vine siècle, est le séjour de prédilection du prince d'Austrasie, comme l'abbaye du Mont-Cassin est la fondation nationale des rois lombards ; Charlemagne aime à correspondre avec ses abbés, qui, la mitre en tête, la crosse en main, sont venus tant de fois pour le recevoir. Sachez donc, écrit-il à Baugulfe, abbé de Fulde, que nous avons pensé avec nos fidèles qu'il était utile que dans les églises et les monastères dont le Christ nous a confié la direction, chacun des clercs s'appliquât non seulement à tenir une vie régulière et à pratiquer notre sainte religion, mais encore, si le seigneur leur en a donné la faculté, à s'instruire en étudiant les belles-lettres, comme une règle honnête et une garantie de leurs bonnes mœurs ; de même nous voulons que l'étude et l'instruction purifient leur langage, afin que par leur vie exemplaire et leur manière agréable de s'exprimer ils accomplissent les ordres de Dieu, car il est écrit : Ce sera d'après vos paroles que vous serez justifiés ou condamnés. Cette année, plusieurs monastères nous ayant écrit pour nous faire savoir qu'ils adressaient pour nous de pieuses prières au ciel, nous avons connu par leurs lettres que si leur esprit était bon leurs discours étaient incorrects[48], et qu'ils ne pouvaient rendre par écrit, sans encourir le lame, les bonnes pensées que leur inspirait leur dévouement pour nous. En voyant combien ils écrivaient peu correctement, nous avons craint que leur peu de science ne leur empêchât de bien comprendre le texte des saintes Écritures, et nous savons fort bien que si les erreurs de mots sont dangereuses, ceux qui altèrent le sens le sont bien davantage. C'est pourquoi nous vous exhortons non seulement à ne pas négliger les belles-lettres, mais encore à vous appliquer avec soin à bien vous pénétrer des mystères des Écritures, pour pouvoir les comprendre facilement.

L'esprit scientifique se révèle dans cette épître de Charlemagne, qui est sans doute l'œuvre d'Éginhard ; il veut que les clercs étudient, qu'ils s'expriment avec élégance, et qu'ils écrivent correctement. Campé au milieu de la Saxe, Charlemagne écrit au pape Adrien : Notre maître, votre fils Charles, roi, votre fille, notre dame Fastrade, fils et fille de notre seigneur et toute notre maison vous saluent ; tous les prêtres, les évêques, les abbés et toute la congrégation dévouée en Dieu, et la généralité du peuple des Francs vous saluent. Votre fils vous rend grâce de ce que vous lui avez envoyé vos légats et vos douces épîtres sur votre bonne santé heureusement conservée[49]. Charlemagne séjourne au monastère de Fulde. De là il correspond avec la reine Fastrade, une de ses femmes, sur l'abstinence et le jeûne[50] : Avec l'aide de Dieu, nous avons fait pendant trois jours des prières commençant aux nones de septembre, pour demander au Seigneur miséricordieux qu'il daignât nous accorder la paix, la victoire, la santé, ainsi qu'un heureux voyage, et pour que, dans sa bonté, il fût toujours à notre égard un aide, un soutien et un défenseur. Nos prêtres ont ordonné à tous ceux à qui leur âge et leur santé le permettraient de s'abstenir de viande et de vin ; et pour obtenir la permission de boire du vin pendant ces trois jours, les plus riches et les plus puissants de nous ont donné selon leurs moyens, mais le moins qu'on a exigé a été un denier ; chacun a fait aussi des aumônes plus ou moins fortes, selon son gré et sa fortune. Chaque prêtre a dit une messe à moins qu'il n'en fût empêché par maladie ; ceux des clercs qui savaient les psaumes en ont récité cinquante ; et pendant qu'ils faisaient leurs prières, ils restaient les pieds nus ; ainsi l'ont ordonné nos prêtres, ainsi l'avons-nous tous jugé convenable, ainsi notre volonté est-elle que tu fasses avec nos fidèles. Quant à toi et à ce que peut te permettre ta faiblesse, nous nous en rapportons à ta prudence[51].

Il semble entendre un vieil empereur de Rome, César, qui parle à sa femme, digne matrone romaine, de ses pontifes et de la célébration des fêtes publiques. Charlemagne est le gardien de la police de son empire, il surveille les hommes d'armes, les clercs ; comme il sait toute la puissance de l'église, il s'en pose le dominateur et le gardien ; il écrit même au loin pour surveiller les affaires ecclésiastiques. Or voici ce qu'il mande au roi Offa[52] : Un prêtre écossais a demeuré quelque temps près de nous dans la paroisse d'Hildebolde, évêque de Cologne ; d'après le rapport de son accusateur, il s'est rendu coupable en mangeant de la viande pendant le Carême. Nos prêtres se sont refusés à le juger, parce qu'ils n'ont pas trouvé que l'accusation fût esses prouvée ; cependant, à cause de sa faute, ils ne lui ont plus permis d'habiter sa demeure, ne voulant pas que le vulgaire ignorant pût vilipender l'honneur du sacerdoce, ni que le scandale ne poussât d'autres personnes à violer la sainteté du jeûne ; et ils ont jugé de le renvoyer devant le tribunal de l'évêque, entre les mains duquel il fit ses vœux à Dieu. C'est pourquoi nous vous prions d'ordonner qu'on le ramène dans sa patrie pour qu'il y soit jugé ; sir là aussi la pureté des mœurs, la fermeté dans la foi doivent être observées dons le sein de l'église de Dieu, pour que cette colombe unique, parfaite et immaculée, aux ailes d'argent et à la queue dorée, y brille de tout son éclat.

Cette surveillance universelle de l'église devait être maintenue constamment par les actes de fermeté du su-serein ; de vives querelles agitaient les évêques, les abbés et les moines. Il y avait des oublis de la haute discipline ; ici l'ignorance, là la passion des clercs, la vie dissipée, bruyante des monastères. L'abbé et les moines de Saint-Martin avaient désobéi à l'évêque, ils se croyaient affranchis de la juridiction régulière, et Charlemagne leur écrit en tenues sévères : Une épître de l'évêque Théodulfe contient des plaintes sur la manière peu honorable dont vous avez traité ses hommes, et non pas autant encore sur cela que sur le peu d'égards que vous avez eus pour l'évêque de votre ville, et sur le mépris que vous avez montré pour nos ordres impériaux[53]. Ces ordres que sous avions fait écrire sous l'autorité de notre nom vous commandaient de rendre à cet évêque un clerc qui s'était échappé de prison, et était venu se cacher dans la basilique de Saint-Martin[54] ; là nous n'ordonnions rien d'injuste. Nous noua sommes fait relire les deux lettres, la vôtre et celle de Théodulfe, et nous avons trairai, dans vos expressions plus de rudesse et de colère, sana aucun sentiment charitable envers lui ; vous sembliez plutôt défendre le coupable en accusant l'évêque, et sous-entendre que l'on pouvait ou môme que l'on devait le mettre en accusation, lorsque les lois humaines et divines sont toutes d'accord pour défendre qu'un coupable puisse accuser quelqu'un. C'est en vain que vous l'excusez sous le motif qu'il en a appelé à notre nom, vous fondant sur ce que tout accusé qui est jugé en présence du peuple de sa ville e le droit d'accuser à son tour et d'en appeler à césar[55] ; vous citez comme exemple le bienheureux apôtre Paul, qui, accusé devant les princes juifs par le peuple, en appela à césar, et fut renvoyé devant lui par ces mêmes princes pour être jugé. Mais ceci n'a nul rapport avec le cas présent. En effet, l'apôtre Paul était accusé, mais non jugé, quand il en appela à césar et fut renvoyé devant lui ; tandis que cet infime clerc, accusé et jugé, a été mis en prison et s'est évadé de son cachot pour se réfugier dans une basilique, malgré la loi qui lui en interdisait l'entrée jusqu'au moment où il aurait achevé sa pénitence ; et ce n'est que maintenant, bien qu'on dise qu'il continue encore à vivre méchamment, qu'à l'exemple de l'apôtre Paul il en appelle à césar ; mais, comme Paul, ce sera en vain qu'il sera venu trouver césar, car nous ordonnons qu'il soit mis entre les mains de celui de la geôle duquel il s'est échappé ; celui-là seul, que le coupable dise vrai ou faux, doit l'amener devant nous, parce qu'il ne convient pas que pour un tel homme il y ait rien de changé à nos premiers ordres. Nous ne pouvons trop nous étonner de ce que seuls vous avez osé agir contre les actes émanés de notre autorité. Vous devez savoir combien de fois déjà votre manière de vivre a été diffamée, et non pas sans raison. Tantôt, en effet, vous vous dites moines, tantôt chanoines, et quelquefois ni l'un ni l'autre[56] ; veillant sur vos intérêts et voulant détruire votre mauvaise renommée, nous vous avons choisi un maitre et un recteur propre à vous montrer le droit chemin par ses paroles et ses discours ; nous l'avons fait venir de provinces éloignées parce qu'il était religieux et menait une sainte vie, nous pensions que ses exemples pourraient vous réformer. Mais, hélas ! tout a tourné contre notre espérance, et le diable a trouvé en vous comme des ministres pour semer la discorde parmi les sages et les docteurs de l'église, et forcer ceux qui devraient châtier et corriger les pécheurs à tomber eux-mêmes dans le péché de colère et d'envie. Espérons que Dieu les empêchera de succomber à vos malignes suggestions. Pour vous, qui avez méprisé nos ordres, que vous vous appeliez chanoines ou moines, vous viendrez à celui de nos plaids que vous indiquera notre présent envoyé ; et quoique votre lettre ait pour but d'excuser votre révolte, venez toujours pour expier votre crime inouï[57].

Dans cette lettre de Charlemagne se révèle le sentiment de colère, d'irritation soudaine et profonde ; l'Austrasien veut tout dominer, il s'étonne qu'on résiste à ses ordres impériaux ; une fois sa volonté déclarée, il n'y a qu'à obéir ; ce qu'il écrit aux abbés il le répète aux rois ; il commande à tous. Il est venu à mes oreilles, écrit-il à son fils Pépin, roi d'Italie, que quelques ducs et leurs subordonnés châtelains[58], vicaires, centeniers ou leurs officiers, tels que fauconniers, chasseurs, etc., parcourant çà et là le territoire qu'ils habitent, perçoivent des droits[59] non seulement sur les hommes libres, mais encore sur les églises de Dieu, les monastères d'hommes et de filles, sur les hospices, sur le peuple et sur les servants qui travaillent dans les vignobles, les champs et les prés des églises ; qu'ils se servent de ces derniers pour faire construire leurs édifices, qu'ils ne cessent de leur prendre leur viande et leur vin contre toute justice, qu'il n'est enfin sorte d'oppression dont ils ne les accablent. C'est pour cela, mon cher fils, que noua vous envoyons ces lettres, afin que vous portiez tous vos soins et votre prudence à réparer le mal. On nous a dit aussi que dans quelques endroits certains de nos sujets et des vôtres prétendent que c'est inutilement que nous leur avons fait connaître plusieurs capitulaires qui ont été écrits dans la loi, et partant de là, ils refusent de leur obéir et de les regarder comme des lois. Vous savez cependant comment nous voua avons parlé nous-même au sujet de ces capitulaires, et nous vous prions de les faire connaître et exécuter dans tout le royaume que Dieu a confié à votre garde ; nous vous recommandons de veiller à ce que l'on fasse ce que nous avons ordonné sur le meurtre des évêques et des prêtres, ainsi que sur les autres choses. Cependant, quant à ce qui regarde les prêtres, il nous pare convenable que si le prêtre est né libre on triple la somme exigée par la loi, et s'il n'a été que blessé on paye triple aussi[60] ; mais si le prêtre est né serf, on examinera sa naissance pour savoir si l'on doit faire payer triple aussi. Qu'il en soit de même pour les diacres.

Voilà pour la police ; voici maintenant pour la prédication de la parole, car Charlemagne veut aussi dominer la doctrine, la partie morale de l'homme, l'intelligence. Il écrit à l'évêque de Liège : Que votre sainteté se rappelle bien ce dont nous l'avons souvent avertie dans notre conseil touchant les prédications dans la sainte église de Dieu, et comment vous deviez prêcher et instruire le peuple selon l'autorité des saints canons. Avant toute chose, quant à ce qui regarde la loi catholique, nous vous disions que celui qui ne pourrait en apprendre davantage pût au moins réciter de mémoire l'Oraison dominicale et Le Symbole de la foi, tel que nous l'ont appris les apôtres, et que personne ne pût tenir un enfant sur les fonds du baptême avant qu'il n'eût récité en votre présence ou devant l'un de vos prêtres l'Oraison dominicale et le Symbole. Cependant, le jour de l'apparition du Seigneur, ayant trouvé plusieurs personnes qui voulaient faire baptiser des enfants, nous avons ordonné qu'elles fussent examinées chacune en particulier et avec soin pour voir si, comme nous venons de le dire, elles savaient l'Oraison dominicale et le Symbole, et l'on en trouva plusieurs qui ne les avaient pas ; nous ordonnâmes alors qu'on les empêchât de tenir personne sur les fonds baptismaux avant qu'elles n'eussent appris et pussent réciter ces deux prières, ce qui les fit beaucoup rougir. Ensuite, très excellent évêque, il nous a paru convenable que l'on fit des jeûnes, et que pendant trois jours tout le monde s'abstint de vin ainsi que de chair, et jeûnât jusqu'à la neuvième heure, excepté ceux auxquels l'âge et leurs infirmités ne le permettent pas[61].

Tout se mêle et se confond dans ces époques ; si Charlemagne prescrit les jeûnes, ordonne les pénitences comme un évêque, il ordonne aussi aux abbés de le suivre à la guerre avec ses hommes d'armes ; à l'abbé Fulrade, esprit de science, il prescrit un armement : Tu viendras avec tes hommes à l'endroit indiqué pour que de là, partout où nous t'enverrons l'ordre de te rendre, tu puisses y marcher à main armée, c'est-à-dire avec des armes, des outils, des vivres et des habillements, enfin tout ce qui est utile pour la guerre. Chacun de tes cavaliers doit avoir sou écu, sa lance, son épée et sa demi-épée, son arc, son carquois et ses flèches ; chacun de tes chariots doit contenir des cognées, des haches, des noyaux, des pelles de fer et tous les autres outils qui sont nécessaires contre l'ennemi. Que ces outils et ces vivres puissent durer trois mois, que les armes et les habits soient en quantité suffisante pour une demi-année. Si nous vous ordonnons tout cela, c'est pour que vous le fassiez observer et que vous vous rendiez en paix vers le lieu que nous vous désignons, c'est-à-dire que sur votre passage vous ne touchiez à rien autre qu'à l'herbe, au bois et à l'eau dont vous aurez besoin[62].

Ces débris des épîtres de Charlemagne écrites par lui ou par ses scribes ou secrétaires font mieux connaître le caractère du conquérant, du roi, de l'empereur, que tous les systèmes et les classifications des temps modernes. J'aime voir l'homme se refléter dans ses propres écrits, sa pensée est là tout entière. En vain on chercherait des divisions philosophiques, tout se confond et se mêle : les lois civiles et les prescriptions ecclésiastiques, les capitulaires et les conciles. Le pouvoir de Charlemagne domine tout, depuis le gouvernement général de la société jusqu'à la police de l'église et à l'administration domestique des palais. Après avoir lu ces lettres de Charlemagne, on peut se faire une idée de son caractère et de son pouvoir ; ce pouvoir est un mélange d'idées politiques et religieuses, c'est une création primitive qui se mêle à la terre, à la science et à la barbarie ; c'est le chaos que débrouille la tête d'un génie supérieur, mais il est seul à ce travail au-dessus de son siècle. Autour de lui est une société qui résiste à son énergique impulsion.

 

 

 



[1] J'ai parcouru toutes les chartres émanées de Charlemagne qui restent encore aux Archives du royaume ; elles portent toutes le monogramme de KAROLVS très bien formé ; mais l'on sait que la plupart du temps c'étaient le cancalarius et les scribes qui traçaient même le monogramme du suzerain. Voyez les trois cartons des Archives (époque carlovingienne).

[2] Le grec paraît à cette époque une langue fort répandue ; Charlemagne, disent quelques chroniques, le parlait lui-même parfaitement. Voyez Dom Rivet, Hist. littér., art. Charlemagne, t. IV.

[3] Dom Rivet et les Bénédictins, auteurs de l'Hist. littéraire de France, ont consacré des notices sur les trois grands clercs qui réveillèrent les études dans l'empire de Charlemagne ; ces études étaient presque éteintes sous Charles Martel et Pépin.

[4] Cet itinéraire de Théodulfe n'a pas été publié par les Bénédictins dans la Collect. histor. gallicor. Il était pourtant d'une haute importance ; il est dans Martène, Thesaur. anecdot., t. Ier.

[5] Il faut consulter pour l'histoire scientifique du règne de Charlemagne les Épîtres d'Alcuin. Voyez celles qu'il adresse ad Gifl. et Rictrud. ; et Mabillon, Diplôme, p. 5, et Sæcul. IV. Benedict., part. 1re, p. 787.

[6] Charlemagne veut qu'Alcuin éclaircisse et interprète incessamment les écritures : Evangelicas questiones academicis vestris a nobis emecleandas inquiritis. Alcuin, Epist. 106.

[7] Éginhard dit que l'empereur lui-même delectobatur in libris sancti Augustini.

[8] Alcuin, Epist. 4.

[9] Les épîtres d'Alcuin, ses œuvres de philosophie, ont été publiées par les Bénédictins : Francor. et Gall. histor., Collect., t. V.

[10] Doit-on prendre textuellement ce qu'écrit Alcuin sur l'étendue philosophique de l'esprit de Charlemagne : Rex Carolus pontifex in predicatione... philosophus in liberalibus studiis. Alcuin, lib. Ier, Cont. Elipand., col. 338.

[11] Alcuin, Epist. 4.

[12] Alcuin, Epist. 4, 5, 8, 10.

[13] Monach. Engol. invita Carol. Magn. Les chroniques appelaient les groupes dans les mouvements des astres acies.

[14] Sacerdos Dei computum sciat. — Concil. Labb., t. VII, p. 1183. — De computo ut veraciter distant omnes. Ibid.

[15] On disait de Charlemagne lui-même : Computus annalis fuerat notissimus illi. Poet Saxonib. — Un poète carlovingien dit des astronomes :

Dextera clara Dei astrologos omnesque magistros

Salvet et ornet, amet, dextera clara Dei.

(Marten. Ampliss. Collec., Tom. VI, col. 319.)

[16] Théodulfe, lib. IV, carm. 3.

[17] Te precor omnipotens quadrati conditor orbis. — Alcuin dit encore de la terre : triquadrum, carm. 13.

[18] Totus orbis in tres dividitur partes : Europam, Africam et Indiana. — Opusculum Alcuini, Marten. Thesaur. anecd., t. II.

[19] Legimus et crebro gentilia scripta sophorum, Theodulf., lib. IV, carm. Ier.

[20] De adventus pap. Leon : Duchesne, Script. Francor., t. II, p. 189.

[21] Alcuin dit dans une de ses épîtres : Ecce sapientia in Virgiliacis non invenitur mendaciis ; unde te habemus Virgiliane ? (Voyez Vita Alcuini, par Mabillon.)

[22] Il y avait alors une sorte de frénésie de vers latins ; comme on craignait que la poésie de Virgile n'égarât les âmes monastiques, Alcuin veut suppléer par ses vers à ceux de Virgile :

Nec egitis luxoriosa sermonis Virgilii vos pollui facundia.

[23] Charlemagne se faisait lire pendant ses longs repas, comme c'était l'usage des religieux dans les monastères. (Annal., lib. V. Poet. Saxon.)

[24] Il est certain que beaucoup de vies de saints publiées par les Bollandistes sont de véritables poèmes épiques ; la légende n'est qu'une grande épopée en prose.

[25] Dans un MSS. Colbert, où se trouvent beaucoup d'instruments de musique, et que je crois du XIe siècle, on lit un passage qui ferait supposer que Charlemagne opéra une sorte de révolution musicale. (Cod. Colbert, 2415.) Tout est ainsi attribué à Charlemagne.

[26] Monach. St-Gall, lib. Ier.

[27] L'introduction du chant grec en France date également de Charlemagne, et Nicéphore envoya plusieurs prêtres grecs à l'empereur germanique. L'abbé Lebœuf, si instruit dans la musique du moyen âge, fait remarquer que les huit antiennes du IXe siècle sont modulées sur la forme grecque.

[28] Le grand goût de Charlemagne pour la musique est aussi constaté par des vers de Théodulfe. Voyez liv. III, carm. 3.

[29] Monach. St-Gall, lib. Ier.

[30] Le plus ancien MSS. que j'ai lu où se trouvent quelque indices des règles de la musique au IXe siècle est un traité d'Odon, abbé de Cluny, qui vivait au Xe siècle. Le chapitre de Diaphonia est très curieux (Voyez MSS. Colbert, n° 2415). Au reste, le moine d'Angoulême, biographe de Charlemagne, avoue sincèrement que la voix barbare des Francs ne pouvait pas être flexible : Tremulas vel vinnullas annulas sive collisibiles vel seccabiles voces in cantu non poterant perfecte exprimere Franci naturali voce barbarica. L'esprit malveillant du méridional se montra tout entier.

[31] Aussi tout le chant d'église s'appelle dès lors : Ars organandi. — Organum est comme le résumé de toutes les formes musicales.

[32] L'orgue fit une si grande impression au IXe siècle, qu'une chronique presque contemporaine rapporte qu'il jeta une femme dans une extase dont elle ne put revenir (Walafride Strabon, Hist. de l'Acad. des inscriptions, t. Ier, p. 300.)

[33] Je persiste à croire, contre l'opinion de M. de Bastard, qu'il n'y eut pas d'art franc et germanique, à proprement parler. Un esprit aussi distingué que le sien, en comparant le Saint-Grégoire de Nazianze de l'école byzantine (IXe siècle), et la Bible de Charles le Chauve (IXe siècle également. — MSS. Biblioth. roy.), aurait dû se convaincre des grandes analogies entre les deux écoles.

[34] Dom Rivet, dans l'Histoire littéraire, par les Bénédictins, s'est spécialement occupé des écoles monastiques, t. IV. — Comparez avec Mabillon : Annal. ondin. Sand. Benedict.

[35] Eginhard a parlé des efforts de Charlemagne pour corriger ou rapprocher les législations éparses. Voyez De vita Carol. Magn.

[36] Mabillon a traité avec sa science ordinaire de tout ce qui tient à l'état intellectuel du IXe siècle dans sa préface : In sæcul. IV, Ordin. S. Benedict.

[37] Voyez le capitulaire De medicinali arte, ut infantes hanc discere mittantur ; on l'a inséré dans le Concil. Labb., t. VII, col. 1183.

[38] Alcuin, dans son goût poétique, appelle l'apothicairerie : Hippocra tica tecta. Voyez carmen 221.

[39] On aimait la vérité, et Alcuin n'écrit-il pas : Licet veritas rugosarn habeat frontem solidum habere solet consilium. — Epistol. 101.

[40] Les Bénédictins, dans l'Histoire littéraire de France, ont donné l'exacte nomenclature de tous les savants de l'époque de Charlemagne, dans les noms étaient changés par des pseudonymes scientifiques ; sans ce travail, on ne pourrait les reconnaître : quelquefois c'était par des surnoms de qualité : Maurus, Candidus, Niger, Corviamus, Albinus, qu'ils se faisaient remarquer.

[41] Alcuin se plaint très vivement de cette disette de livres, epistol. 1 et 70. — Charlemagne avait néanmoins une librairie très nombreuse, qu'il avait spécialement tirée de Rome et de Constantinople ; Alcuin se plaint de ne point l'avoir à sa disposition, epist. 10.

[42] Mabillon, Diplomatic., t. Ier.

[43] Mabillon, Diplomatic., p. 50. — Sæcul. IV, Benedict., p. 1. — Diplom., p. 164.

[44] Cette netteté de caractères carlovingiens peut se remarquer dans les cartons de chartres et diplômes qui se trouvent aux Archives. Le parchemin est beau, le caractère fort net, et quelques scels même conservés avec nn grand soin. (Voyez carton, n° Carlovingiens.)

[45] Le monogramme de la 2e race est presque toujours le même, aussi bien pour Louis le Débonnaire, Charles le Chauve, que pour Charlemagne.

[46] C'est Charlemagne qui fait recueillir en vers barbares ces souvenirs des ancêtres.

Nec non quæ veterurn depromunt prælia regum,

Barbera mandavit carmina litteralis.

[47] Les épîtres de Charlemagne ont été publiées par les Bénédictins, Voyez dom Bouquet, Gall. hislor. collect., t. V ; elles sont généralement brèves et d'un latin fort clair.

[48] Ces jeux de mots se reproduisent souvent dans la latinité du moyen âge. Le latin, au reste, de ces sortes d'épîtres est assez correct.

[49] Cette épître inédite a été publiée en fragments par M. Champollion-Figeac, l'érudit si spirituel et si obligeant qui préside aux travaux diplomatiques des manuscrits de la Bibliothèque royale.

[50] Dom Bouquet, Collect. Francor. hist., t. V.

[51] Ces grands jeûnes étaient ordonnés à certaines époques de calamités. Voyez Ducange et dom Mabillon dans sa préface, IV Secul. ordin. Sanct. Benedict.

[52] Rex Scotiæ. Ces rapports de Charlemagne avec le roi Offa sont très fréquents ; il existe plusieurs épîtres originales. Une des chartres des cartons (Archives du royaume) est relative à ce roi Offa.

[53] L'évêque Théodulfe était un des missi dominici que l'empereur avait envoyés dans les provinces avec le plein pouvoir de la couronne. Il existe de lui plusieurs épîtres relatives à sa mission. Les Bénédictins ont publié sa vie. (Voyez dom Rivet, Hist. littéraire de France, t. V.)

[54] Les canons des conciles nous signalent plusieurs exemples de cette vie vagabonde des clercs.

[55] Cette épître de Charlemagne m'a paru infiniment curieuse sous le rapport des procédures et de la jurisprudence aux VIIIe et IXe siècles. On y voit un mélange du droit civil et des droits germaniques.

[56] Cette différence était fort grande dans l'ordre de l'église ; les moines dépendaient des grandes règles religieuses de saint Benoît ; les chanoines étaient simplement prêtres et attachés à chaque cathédrale. Saint-Martin de Tours était une des plus antiques fondations religieuses.

[57] Epist. Caroli Magni. — Dom Bouquet, Gall. histor. collect., t. V. Je ne crois pas qu'il existe un monument plus curieux de fermeté et de colère de l'homme d'armes contre l'église. Charlemagne reparaît ici avec son empreinte germanique.

[58] Castaldii.

[59] Il y a dans le texte mausionaticos, droit de logement, et paraveda, droit de poste.

[60] Le système des compositions est ici admis et proclamé par Charlemagne ; comme sous la 1re race, il distingue et sépare l'état des personnes.

[61] Epist. Carol. Magn. — Dom Bouquet, Gall. histor. collect., t. V.

[62] Ces épitres de Charlemagne, si exactes et si rares, révèlent néanmoins le système ecclésiastique judiciaire, et je dirai presque féodal de l'époque carlovingienne. Il existe deux fragments de lettres adressées à Paul Diacre, publiés par Fabricius ; l'une d'elles commence par ces vers :

Parvula rex Carolus seniori carmina Paulo,

Dilecta fratri, mittit honore pio.

(Fabricio, Bibliotheca mediæ et infimæ latinitatis, I, 3.)