CHARLEMAGNE

TOME PREMIER. — PÉRIODE DE LA CONQUÊTE

 

CHAPITRE XII. — GUERRES DE CHARLEMAGNE CONTRE LES VASSAUX ET LES POPULATIONS LOINTAINES.

 

 

Les ducs de race lombarde. — Soulèvement du Frioul. — Révolte dos Bavarois. — Expédition chez les Bretons. — Coalition des ducs de Bénévent, des Grecs et des Bavarois. — Diète contre Tassillon, duc de Bavière. — Guerre contre les Lombards et les Grecs. — Expédition contre les Avares et les nations esclavonnes. — Guerre de Pannonie. — Conquête des îles Baléares, de la Calabre, du pays des Avares. — Soumission de la Vénitie et de la Dalmatie. — L'île de Corse. — Expéditions fabuleuses de Charlemagne. — Mystère sur ses grandes courses militaires.

780-800.

 

Lorsqu'on parcourt les vieilles chroniques et les traditions populaires, on est vivement frappé du caractère d'immensité que présentent les guerres et les conquêtes de Charlemagne. Les annales écrites dans la solitude des monastères sont laconiques comme les œuvres d'hommes qui, n'ayant point participé aux affaires actives de la vie, les voient toutes comme des événements uniformes et dans un horizon limité. Les pieux enfants des monastères se contentent de citer une date, un fait, un voyage, sans entrer dans aucun de ces détails qui peuvent éclairer l'histoire sur la nature et les résultats de chaque expédition. On ne trouve donc que de simples notes sur les courses conquérantes de Charlemagne ; on sait que le suzerain porta la guerre tantôt sur le Danube, tantôt à la crête des Pyrénées, sur l'Ebre et dans la Bretagne. Aucun détail ne se rattache à ces récits ; seulement, pour les grandes guerres, les chansons de gestes et les récits de chevalerie viennent ajouter quelques épisodes au tableau général des faits d'armes du roi franc ou de l'empereur.

De l'étude des chroniques résulte néanmoins le sentiment profond des grandeurs et de la puissance de Charlemagne ; rien n'est comparable à cette vaste préoccupation de toute sa vie ; on retrouve le roi Charles partout ; il parcourt l'Europe sur tous les points, ses diplômes sont datés de plus de cent palais et de fermes royales qui portent des noms divers[1]. S'il habite par prédilection aux pays de la Germanie, s'il aime à se retrouver dans les sombres forêts de ses ancêtres, aux chasses de la Thuringe et des Ardennes, il parcourt incessamment aussi les vastes pays qui forment son empire. Cette activité remuante ne s'apaise jamais ; les peuples éclatent et se soulèvent, les ducs et les comtes prennent les armes, et Charlemagne réprime avec vigueur ces tentatives d'indépendance ! Il est à cheval et agite sa pesante épée ; il n'a ni cesse ni repos dans son œuvre gigantesque, et sa renommée grandit à tel point, que des chroniques supposent même des conquêtes et des voyages armés qu'il n'a pas accomplis. C'est ainsi que les chansons de gestes attribuent à l'empereur Charles la conquête de Constantinople, ou bien encore une expédition au saint sépulcre[2]. D'après ces poétiques traditions, ce n'est pas seulement jusque sur les bords de l'Èbre que Charlemagne a porté ses armées, mais encore aux colonnes d'Hercule ; il a conquis l'Espagne comme la Grèce, il a brisé la double puissance du califat et de l'empire d'Orient. Dans ce chaos, il est difficile de séparer en deux parts les chroniques réelles et les fausses légendes qui se rattachent à Charlemagne, car ce nom domine le moyen âge ; rien de retentissant ne s'est fait alors sans qu'on l'attribue à cette renommée. La critique doit s'exercer au milieu de la confusion des faits et des dates ; je vais chercher à fixer ces vastes annales de la conquête dans les proportions de la vérité.

La première guerre partielle, en dehors des trois principales expéditions de Charlemagne, est dirigée contre les ducs de Frioul, qui tiennent un fragment de la monarchie lombarde, détruite par la puissance victorieuse de Charlemagne ; les races ne tombent pas tout à coup, elles survivent à la destruction de leur pouvoir national. Les rois lombards avaient trois feudataires de leur monarchie, et dont les fiefs se rattachaient à la couronne de fer : les ducs de Frioul, de Spolette et de Bénévent. Lorsque Charlemagne eut placé sur sa tête la couronne de fer à la Monza, il se contenta de recevoir l'hommage de ces trois feudataires, qu'il croyait désormais soumis à son influence. Comme Charles gouvernait de vastes terres, et qu'il ne pouvait tout voir au milieu d'incessantes expéditions, il fallut bien qu'il se contentât de cette foi et hommage, que la féodalité régulière organisa plus tard. Les ducs de Spolette, de Bénévent, de Frioul furent donc de nouveau rattachés à la couronne de fer[3] ; mais, fils de la race lombarde, parents de Didier ou des Astolphes, leurs rois nationaux, ils supportaient avec impatience un joug étranger, et comme les Saxons et les peuples à peine soumis, ils profitaient des expéditions lointaines de Charlemagne pour se soulever contre le roi des Francs.

Il y eut une rébellion du duc de Frioul, excitée par l'esprit de la nationalité lombarde, qui se défendait dans un dernier effort contre la domination étrangère. L'un des fils de Didier s'était retiré à Constantinople ; curieux changement de fortune ! ces princes de Lombardie, ennemis naturels des Grecs, venaient solliciter du secours des empereurs qu'ils avaient dépouillés d'une portion de l'Italie. Adalgise était le nom de ce fils, il avait partout laissé des souvenirs dans les villes grecques ; les empereurs de Constantinople voyaient avec jalousie cette élévation rapide du chef ou roi des Francs[4], qui déjà touchait à leurs frontières. Le Frioul, terre sauvage, était sous la domination d'un Lombard nommé Rodgause, allié d'Arégise ; ces populations voulaient s'affranchir du joug de Charlemagne, et proclamant dès lors leur indépendance, elles se réunirent pour secouer la vassalité. Le puissant roi des Francs fut prévenu de cette agitation des peuples lombards ; patrice de Rome, il avait des relations avec la ville éternelle, et les papes le prévenaient des moindres mouvements séditieux[5]. Charles venait de dompter les Saxons lorsque cette révolte éclata ; il parut avec ses comtes et ses leudes dans l'Italie, et le duc de Frioul fut dompté ; il renouvela foi et hommage, et donna des garanties d'une soumission absolue.

A peine cette expédition militaire est-elle accomplie, que d'autres mouvements éclatent ; ce n'est plus seulement en Italie que les ducs féodaux veulent briser les liens qui les unissent aux Francs, mais c'est encore le duc de Bavière, du nom de Tassillon, comme le nomment les chroniques ; car les chansons de gestes donnent le nom du sage Naymes au duc des Bavarois. Partout où la puissance régulière des comtes et des leudes de Charlemagne ne s'étendait pas, il avait établi des duchés féodaux se rattachant au vaste tout qui depuis forma l'empire. Les Bavarois avaient un duc militaire comme les Saxons et les Frisons après la conquête ; celui-ci devait tribut aux Francs et à Charlemagne, leur souverain. Tassillon, vassal de cette couronne par serments faits au roi Pépin et à son fils, était allié à la famille lombarde[6], car il avait épousé une fille de Didier, et par le Tyrol la Bavière s'unissait à la race d'Italie. La rébellion du duc de Bavière fut apaisée par l'intervention des évêques ; le pape engagea Tassillon à rester fidèle dans son hommage, et il vint à la diète de Worms livrer des otages et prêter serment de fidélité. La Bavière avait déjà des évêchés, et la cathédrale de Ratisbonne s'élevait magnifique sur le Danube. Les basiliques saintes et l'institution des évêchés étaient alors les signes de la civilisation d'un peuple[7].

Les annales disent aussi que Charlemagne fit pendant cette période une expédition dans la Bretagne, par lui ou par ses lieutenants. Les Bretons formaient dans les Gaules comme une race indomptée qui habitait l'antique pays des Armoriques[8] ; ils avaient des mœurs à part, une langue qui se rattachait au souvenir de la patrie celtique ; leurs villes étaient rares, quelques monastères situés sur les grandes rivières avaient préparé à la civilisation de ces contrées sauvages. Dans la Bretagne, les vieilles mœurs dominaient toujours ; on voyait des autels druidiques, l'adoration des arbres sacrés, des forêts séculaires ; les comtes étaient tout à fait indépendants, et l'Armorique avait en vain juré foi et hommage aux Mérovingiens ; Pépin l'avait maintenue à peine à l'aide des comtes et gouverneurs de marches qu'il y avait établis. Les Bretons se réveillèrent encore, et Charlemagne, dans une diète à Worms, résolut une expédition dans l'Armorique ; les stériles chroniques rapportent seulement que les succès furent rapides ; les Francs prirent les villes, se divisèrent les terres, et les cartulaires contemporains ont gardé souvenir de quelques-uns de ces partages. Les chroniques ne disent pas si Charles conduisit la guerre en personne ; peut-être se contenta-t-il d'envoyer un de ces hommes de force et d'énergie, qui, semblable à Roland de grande mémoire, était duc ou comte de la Bretagne[9]. Les Bretons, domptés comme les Saxons et les Lombards, donnèrent des otages, et les évêques rattachèrent par les liens catholiques cette province au vaste tout conçu par Charlemagne.

Toute la vie du roi se passe en ces expéditions lointaines, qui ont pour but de faire reconnaître sa souveraineté. Les Lombards conservent l'esprit italien, léger, facile à la révolte ; et d'ailleurs ils se trouvent désormais les alliés des Grecs, qui offrent d'appuyer un mouvement contre Charlemagne. La situation des Lombards change ; naguère ils avaient conquis leurs villes sur les dépouilles de l'empire d'Orient, leur domination de l'Adriatique s'était accomplie sur les Byzantins ; Ravenne la grecque était dans leur souveraineté : aujourd'hui que les Francs sont campés dans la Lombardie, les empereurs de Byzance redoutent bien plus ces nouveaux conquérants que les ducs lombards de Bénévent, de Frioul et de Spolette. Ces grands féodaux de la couronne de fer se trouvent placés entre deux hommages : ou ils se déclareront les vassaux soumis de Charlemagne, ou bien ils se rattacheront à l'empire de Byzance, en devenant ainsi des espèces d'avant-postes grecs. Un pacte secret est conclu entre ces vassaux et les empereurs par le fils de Didier ; le pape Adrien, le véritable surveillant pour Charlemagne en Italie, le prévient de cette trahison nouvelle de la race lombarde[10], qui va se placer sous la suzeraineté de Constantinople. Là surtout est le mobile de la lutte entre les deux races lombarde et franque : d'une part, est la puissance de Charlemagne, soutenue et appuyée sur Rome, grandissant le domaine de Saint-Pierre par les dons de terres conquises ; de l'autre, sont les anciens princes lombards qui appellent les Grecs à leur aide. Les empereurs byzantins les appuient et les soutiennent ; ils leur confèrent le titre de patrices, et les négociations vont si loin, que pour se ployer mieux encore aux habitudes et aux mœurs des Grecs, Arigise, duc de Bénévent, adopte les vêtements courts, surchargés d'or, qui distinguent les habitants de Byzance ; il fait prendre ce costume à ses sujets et se rase la tête comme les Grecs.

Tous ces engagements secrets, c'est le pape Adrien qui les fait connaître encore à Charlemagne ; il lui dénonce les rapports qui se continuent entre les Bénéventins et les officiers des empereurs de Constantinople. Charles parait de nouveau en Italie ; il marche sur le Bénévent : naguère il a dompté les ducs de Spolette et de Frioul, comment cet autre vassal pourrait-il résister à ce grand envahisseur ? Le duc envoie son fils Grimoald à Rome pour solliciter la grâce de son père et reconstituer les liens de vassalité ; l'hommage est accueilli, Charles vient le recevoir à Capoue, et désormais il place parmi ses feudataires le duc de Bénévent, en lui imposant un tribut annuel de 7.000 sous d'or. Les papes, largement récompensés de l'intérêt qu'ils portaient aux Francs, reçurent en don les villes de Capoue, Piombino et Viterbe, agrandissement du patrimoine pontifical, conséquence de la conquête[11].

L'empire de Charlemagne touche donc à l'Adriatique ; il est en face de la Macédoine, de l'Épire, de l'Albanie ; sa frontière s'étend à l'empire grec ; il va nécessairement se trouver en rapport, peut-être en hostilité immédiate même avec les Byzantins, leur flotte, leur armée, qui n'ont pas perdu toute leur antique valeur. La guerre ne se fit pas attendre ; les empereurs de Byzance, derniers suzerains des princes de Bénévent, envoyèrent des navires chargés d'armes et de troupes pour appuyer ces tentatives que les Lombards essayaient contre la domination carlovingienne[12]. Une sorte de coalition de vassalités s'organisait contre Charlemagne : les Alpes tyroliennes séparaient les Lombards des Bavarois ; il existait des intelligences entre les uns et les autres, et une union de famille très intime. Tassillon, le duc des Bavarois, naguère soumis, reprit les armes à la suite d'intrigues et de négociations avec les Grecs et les Italiens ; et ce fut dans le but de réprimer vivement ces tentatives de séditions armées, que Charles convoqua une diète à Ingelheim[13], afin d'y juger Tassillon, duc de Bavière. C'était le premier exemple d'application des lois germaniques, que cet appel d'un duc, grand vassal de la couronne, devant la diète convoquée, diète souveraine qui prononçait ainsi sur la destinée d'un vassal. Tassillon est dénoncé, et les feudataires décident que, traître et félon, il a mérité la mort ; Charles lui fait grâce de la vie, mais il le dépouille de ses états, il le contraint lui et ses fils à prendre le vêtement ecclésiastique[14] : le monastère, c'est le refuge où vont s'abriter les rois, les dues et les vassaux déchus, sorte de mort civile pour les têtes couronnées. Cette diète de déchéance, tenue au palais d'Ingelheim, est la source de tout le droit germanique pour la confiscation des fiefs ; c'est un précédent qui a été invoqué, même dans les temps modernes, contre les princes qui s'étaient séparés de la cause allemande[15].

Dans la seconde période de Charlemagne, il s'opère un changement de système pour l'organisation féodale ; dans les premiers temps de son règne, la forme héréditaire a prévalu. Charles préférait, sur les frontières, établir de grands vassaux, gardes et gouverneurs des marches ; il dominait par eux et en recevait l'hommage. A cette seconde époque, il ne s'agit plus d'établir des ducs héréditaires ; le système des comtes immédiatement soumis prévaut dans les capitulaires comme l'idée générale du gouvernement. Partout ce système des comtés est établi, il s'adapte mieux avec le formulaire d'unité ; il étend l'empire jusqu'aux dernières limites, et la base de toute cette administration active, ce sont les missi dominici, magistrature mobile pour le temps et l'espace ; situation nouvelle qui porte elle-même ses inconvénients et ses dangers pour l'avenir de l'empire carlovingien. L'établissement de duchés aux extrémités des terres du domaine formait un gouvernement mitoyen qui n'était ni la domination absolue de Charlemagne, ni l'indépendance politique des vassaux ; c'était comme une pente qui du grand édifice carlovingien s'étendait jusqu'aux terres barbares ; et ces Barbares enlaçaient alors d'un immense réseau la domination franque : au Nord, les Danois ; à l'Orient, les Esclavons, les Hongres de la Pannonie, les Avares, toutes ces peuplades demi-tartares qui habitaient les steppes du Danube jusqu'au Volga[16]. Quand le système des ducs héréditaires eut entièrement cessé en Bavière, dans la Lombardie jusqu'au Bénévent, Charlemagne se trouva immédiatement en contact avec les Danois, les Esclavons et les Hongres. Il put, à l'aide de ses aminées, les refouler un moment ; mais ces peuples se vengèrent sur ses successeurs. A la fin du IXe et au commencement du Xe siècles, la tempête gronda, les Scandinaves et les Hongres fondèrent sur l'empire.

Ce ne sont pas les Sarrasins que Charlemagne peut désormais craindre ; il les a domptés jusqu'au delà de l'Èbre en les poussant devant lui, et de nouvelles expéditions dans la Catalogne on la Navarre lui en assurent la suprématie. Les Grecs viennent un moment au secours de la race lombarde, ils sont vaincus. Les civilisations anciennes ne menacent donc plus l'œuvre d'un grand empire ; ce qu'il doit redouter, c'est l'énergie sauvage des peuples qui campent à cheval autour de cet empire comme sous une vaste tente. La défaite des Grecs a raffermi la puissance des Francs en Italie, et à ce moment on voit s'agiter contre Charlemagne les Avares, peuplade de Huns que les Grecs prennent à leur solde. Les Wistles, nation esclavonne, campée sur les bords de l'Elbe, font des courses militaires jusqu'au pays des Obotrites et de la Saxe, frontières militaires des Francs. La guerre n'a désormais plus de limites, il faut dompter la race barbare, et les terres les plus lointaines voient se déployer les étendards de Charlemagne ; les guerres de Pannonie succèdent aux expéditions de Saxe : on lit alors dans les chroniques les noms de Hongres, d'Esclavons, de Danois, de Wistles[17]. Charlemagne n'a posé aucune limite à sa création, il gagne incessamment des terres par la conquête. Pendant huit ans ces guerres de Pannonie contre les Avares se continuent, et l'on peut à peine en suivre les traces à travers la géographie incertaine du moyen âge ; ce sont des irruptions trop lointaines, trop vagues, avec une empreinte trop tartare, pour qu'elles puissent révéler un esprit général : ce qu'on apprend des chroniques, c'est que le chef des Francs dompte successivement les Hongres, les Bohémiens, les Avares, les Danois[18]. Le voici maintenant dans la Dalmatie et la Vénitie ; la Bohème vient de recevoir ses lois ; bientôt viennent à lui les députés des Dalmates, nation forte et sauvage qui veut payer tribut afin de s'éviter une lutte corps à corps contre un prince dont le nom se répand partout. Charlemagne porte une renommée immense, les Barbares en gardent une vive impression, ils en ont effroi ; les Scandinaves eux-mêmes, retenus dans leurs limites, n'osent attaquer les frontières du nouvel empire ; partout éclate ce nom : les soumissions lui viennent ; on offre de payer tribut, de recevoir un roi ou un comte ; la Corse envoie son hommage, Venise et la Sardaigne reconnaissent sa suzeraineté[19] : au Nord comme au Midi, tout se soumet à cette formidable renommée. Désormais Charlemagne n'est pas seulement un géant de corps, couvert de fer, c'est encore un géant de puissance dans la pensée des Barbares.

Et cette grandeur de conquêtes, ce caractère d'immense suzeraineté laisse de si profonds empreintes sur l'esprit des peuples, que mille chansons de gestes viennent joindre de fabuleuses légendes aux victoires du roi ou de l'empereur. C'est une chose difficile à démêler dans les annales du VIIIe siècle, que cette confusion entre les expéditions réelles et les guerres que la tradition romanesque attribue à Charlemagne. Ce prince aux courses immenses, qui date ses diplômes de l'Elbe jusqu'à l'Èbre, a prêté mille légendes de gloire aux chroniqueurs, qui l'ont considéré comme une vaste expression de la conquête à laquelle ils ont rattaché des épisodes fabuleux[20].

Voici d'abord l'expédition de Constantinople ; dès que l'empire grec se trouve en contact avec les Francs, les trouvères ont supposé que Charlemagne s'est rendu maitre de Byzance[21] ; lorsqu'il y a bataille, if y a victoire pour le suzerain gigantesque ; il ne parait que pour conduire et dominer les peuples. Les chroniqueurs de Saint-Denis même racontent la chute de cet empire grec qu'ils envient et méprisent à la fois. Ces légendes populaires, écrites au mue siècle, faisaient allusion sans doute au nouvel empire de Constantinople, fondé par les Latins durant les croisades, et cela flattait ces glorieux aventuriers qui avaient constitué leur puissance sur les bords du Bosphore. Charlemagne a dompté les Grecs, il est maitre de Byzance, le voilà donc empereur du monde ! brillante tradition que les peuples du moyen âge aiment à conserver ! Les annales sérieuses ne constatent pas que l'autorité de Charlemagne ait jamais été portée au delà de la Dalmatie et de la Pannonie ; en Italie, il établit sa conquête jusqu'à Naples et Tarente. Mais il n'eut avec les empereurs grecs que des rapports diplomatiques après les discussions de territoire et les guerres de passage[22].

Constantinople asservie, vient ensuite la conquête de Jérusalem et de la Palestine que les traditions attribuent à Charlemagne. La Chronique de Turpin-la raconte avec la même naïveté que la prise de Byzance ; des chants de gestes nombreux ont été composés pour célébrer cette pieuse croisade au tombeau du Christ : Charlemagne, maître de Jérusalem, a brisé devant lui les Sarrasins. Ici un pieux moine narre cette conquête comme exemple de grand pèlerinage ; là c'est un trouvère qui excite les barons à la guerre sainte. Qui ne reconnait dans ces traditions du Xe siècle l'esprit des croisades, ce soulèvement enthousiaste des peuples ? Rien de gigantesque ne se fait sans Charlemagne, le héros du moyen lige ; Jérusalem frappe l'imagination de tous, il faut que le grand empereur l'ait conquise : il est parti avec ses comtes, ses barons ; il est venu outre nier, pieux pèlerin du saint sépulcre. Comme le calife Araoun-al-Raschil lui a envoyé les clefs du tombeau, les légendes supposent qu'il en a fait la conquête ; alors se brodent les faits et gestes de Charlemagne en Orient ; vainqueur des Grecs, il a dompté les Sarrasins pour accomplir sa grande œuvre chrétienne. Ainsi, rien de ce qui est grandiose ne s'est fait en dehors de lui.

Et ce puissant suzerain n'a-t-il pas aussi soumis toute l'Espagne ? D'après les légendes, il a touché les colonnes d'Hercule ; le peuple sarrasinois de Cordoue a été vaincu, comme celui de la Palestine et de Byzance ; les trouvères qui ont chanté Roncevaux disent la conquête du reste de l'Espagne[23] ; Charlemagne s'est baigné dans le détroit de Gibraltar, comme le grand Alfred toucha de son pied les flots de l'Océan. C'est à la suite d'un pèlerinage à Saint-Jacques de Compostelle que l'Espagne a été conquise, et c'est à la suite à un pèlerinage à Jérusalem que la Syrie a été domptée.

Toutes ces idées se tiennent, se rattachent les unes aux autres ; pendant trois siècles, rien ne se fait en dehors de Charlemagne : si les vieux chrétiens descendent des Asturies pour chasser les Maures, s'ils reprennent leur ancienne puissance sur la Castille et l'Alava, c'est que Charlemagne les avait devancés ; il avait conquis ces terres avant eux ; il avait préparé la prédication chrétienne au milieu de Cordoue et de Grenade. Si les pèlerins partent pour la croisade en Syrie, s'ils en conquièrent les villes, si Jérusalem devient une possession franque, c'est que Charlemagne avait préparé la voie par un pèlerinage primitif. Constantinople est aux Latins dans le mile siècle ; mais les Baudouin n'ont rien fait qui n'ait été accompli avant eux, toujours par ce grand colosse de Charlemagne ; il embrasse tous les événements, tous les règnes, il résume les rois jusqu'à Philippe-Auguste ; il est là avec la grandeur qui absorbe la génération. Depuis, dans le temps moderne, cela ne s'est-il pas vu pour la haute physionomie de Napoléon ?

Et encore sous Philippe-Auguste lui-même, c'est toujours Charlemagne qui domine les souvenirs ; s'il y a des cours plénières, c'est lui qui les a réunies ; s'il y a des plaids de justice, c'est le vieil empereur qui les a créés ; les douze pairs, n'est-ce pas Charlemagne qui en a fondé l'institution ? Batailles, grandeurs, conquêtes lui sont attribuées ; les réalités de cet empire sont si majestueuses, que des récits fabuleux semblent aussi des réalités ! Quelque chose de nuageux s'attache à ce grand nom : quelles terres gouverna-t-il ? Quelle fut la géographie de son empire ? — Questions des plus graves que l'histoire doit résoudre.

 

 

 



[1] Comparez les capitulaires publiés par Baluze et la table de Bréquigny, t. Ier.

[2] Voyez dans la Chronique de Saint-Denis le chap. 6 du liv. III, intitulé : Comment l'empereur et sa gent furent reçus en Constantinoble, et coment les deux empereurs délivrèrent le sépulchre et toute la sainte terre des Sarrazins, et restablirent le patriarche.

[3] Muratori, Dissert. de antiq. Ital. mediœ, comparez avec les Bénédictins : Art de vérifier les dates, t. II, art. ducs de Frioul, de Bénévent et de Spolette.

[4] Je répète qu'aux époques de plus grande splendeur, les Grecs n'ont jamais donné à Charlemagne que le titre de βασιλευς ; je ne pense pas que dans les formules byzantines on puisse l'égaler à celui d'Ιμπερατορ.

[5] Comparez Annal. Metens. — Eginhard, Annal. — Dans le Cod. Carol., on trouve plusieurs lettres d'Adrien à Charlemagne pour le prévenir des trames et complots essayés par les Bénéventins, les habitants du Frioul, de Spolette et les Lombards.

[6] Lisez dans la Chronique de Saint-Denis le chap. X du liv. Ier des fais et gestes de Charlemaines, intitulé : Coment le roy entra en Bavière, à trois ost par trois parties. Et coment le duc Thassile se humilia par paour.

[7] Mayence et Ratisbonne sont des fondations épiscopales presque contemporaines de Charlemagne. J'ai vu à Ratisbonne de beaux missels carlovingiens du IXe siècle.

[8] L'histoire de la civilisation bretonne ne peut se suivre que par la vie des saints et les légendes des quatre premiers siècles. C'est pourquoi l'histoire philosophique de cette province écrite par M. Daru est si faible et si pompeusement insignifiante. Dom Morice a une incontestable supériorité. Dom Bouquet a recueilli des Fragmenta histor. Britann. Armoric. ; mais avec sa mauvaise habitude, il a morcelé la chronique. Pour les temps postérieurs, il y a tout un poème épique dans la vie de saint Philibert de Grandlieu : Act. Sanct. ord. Sanct. Benedict., Part I, p. 539.

[9] Roland, comte ou duc des marches bretonnes, était un de ces gouverneurs militaires campés sur les frontières ; la Bretagne ne fut réellement domptée que par l'esprit catholique ; on pourrait suivre sa civilisation ainsi que celle de l'Anjou par le développement des fondations monastiques de l'ordre de Saint-Benoît. (Voir Vita sanct. Philibert. dans la collection des Acta sanct. ordin. Sanct. Benedict., Part. 1re, p. 539.)

[10] Codex Carolinus, epist. 59. Rien n'est plus remarquable que ce dévouement des papes envers Charlemagne ; on peut consulter la curieuse correspondance d'Adrien dans le Codex Carolinus. Je l'ai traduite en grande partie au tome 2 de ce livre. Voyez aussi les Annales de Muratori, ad ann. 775-786.

[11] Cod. Carol, epist. Adrian. et Baronius continué par Pagi. Le patrimoine de Saint-Pierre fut ainsi agrandi. Toutes ces négociations pour les fiefs de Bénévent, etc., ont été éclaircies par Muratori dans ses annales et ses dissertations : Ital. mediœ œvi.

[12] Les annalistes grecs daignent alors seulement prononcer le nom de Charlemagne, Καρουλλος. V° Théophane, Chronograp., p. 330 ; bien entendu qu'ils ne lui donnent jamais que le titre de 'Ρηξ qu'ils ont emprunté de la langue barbare.

[13] Les actes de la diète d'Ingelheim ont été recueillis par fragments dans Struvius, Corpus histor. German.

[14] Capitali sententia damnatus est, dit Eginhard. Damné fut à la parfin, de tous les barons du conseil, du chief perdant, pour ce qu'il fut devant tous convaincu des cas dont il estoit accusé. (Chronique de Saint-Denis, ad ann. 788.)

[15] En 1814, au congrès de Vienne, on l'invoquait mérite contre le roi de Saxe, fidèle à Napoléon.

[16] Il règne une grande obscurité dans les chroniques sur les guerres de Charlemagne contre ces peuplades vagabondes ; il parait cependant que la guerre même contre les Huns consistait en de grands pillages : Quæ prælia incogita ! quantum sanguinis effusus sit ! Testatu vacua omni habitationi Pannoniæ et locus in quo CAGANI fuit ita desertus ut ne vestigium quidem humanæ habitationis appaxeat. Tota in hoc bello honorum nobilitas pariit tota gloria decidit omnis pecunia et congesti ex longo tempore thesauri direpti sunt. Voyez dans Muratori : Dissert. Ital. med. œv.,

[17] Comparez les annales d'Eginhard et celles de Metz, ad ann. 780-805. Pertz a cherché à éclaircir la géographie très incertaine de ces guerres.

[18] La Corse et la Sardaigne étaient fortement exposées aux excursions des Sarrasins. Les Maures d'Espagne s'en emparèrent plusieurs fois. Les Mores d'Espaigne assemblèrent navie, au royaume de Sardaigne arrivèrent premièrement et puis en l'isle de Corse ; presque toute la prindrent et gastèrent. (Chronique de Saint-Denis, liv. II, chap. 5.)

[19] Voir chap. XVI de ce volume.

[20] Cette supposition des grandes conquêtes de Charlemagne va si loin, que dans le roman de Giron le Courtois et de Meladius Charlemagne a conquis l'Angleterre : Charlemaine li emperiere conquist Engleterre par force de chevalerie.

[21] Les chroniques sérieuses ne parlent que de rapports militaires et diplomatiques avec Byzance. Je les ferai connaître plus tard.

[22] Comparez sur l'épopée carlovingienne les travaux de M. Paulin Pâris, dans sa collection des MSS français de la Bibliothèque du roi. Ginguené a beaucoup profité des laborieuses recherches de Warton : The history of england poetry. Eichorn est aussi fort curieux dans son Allgemaine Geschichte der cultur and litteratur. Il faut aussi être juste envers M. de Roquefort, un des hommes qui ont rendu le plus de services à la langue et à la littérature du moyen âge.

[23] Il faut lire, sur la conquête de l'Espagne par le roi Charles, le Quart livre des fais et gestes (Chronique de Saint-Denis), commençant ainsi : De la vision et du signe que Charles vit au ciel, et coment monseigneur saint Jacques s'apparut à luy, et luy dist qu'il delivrast la voie là où son corps gisoit, etc. Ce qui ne parait pas douteux, c'est que Charles reçut l'hommage des rois chrétiens, alors renfermés dans les montagnes des Asturies ; leurs envoyés lui apportèrent : Sept Mores et sept mules à riches lorrains d'or.