CHARLEMAGNE

TOME PREMIER. — PÉRIODE DE LA CONQUÊTE

 

CHAPITRE XI. — CONQUÊTES DE CHARLEMAGNE EN ESPAGNE, DÉFAITE DE RONCEVAUX.

 

 

L'Espagne et les Sarrasins depuis la bataille de Poitiers. — Rapports de Pépin avec les califes. — Les émirs de Catalogne, de Navarre et d'Aragon. — Les vieux chrétiens. — Dissensions civiles. — Les émirs à la cour plénière de Paderborn. — Résolution de Charlemagne de conquérir l'Espagne. — Convocation de l'armée. — Les deux irruptions à travers les Pyrénées. — Sièges de Barcelone, de Saragosse. — Retour de l'armée. — Défaite de Roncevaux. — Les Gascons et le duc Lupus. — Retentissement lamentable de cette défaite. — La chanson de Roncevaux. — Héros des poèmes. — Charles. — Le roi Marsille. — Ganelon de Mayence. — Roland. — Olivier. — L'archevêque Turpin. — Le duc Naymes. — Traces du passage des Francs dans les Pyrénées. — Les corps des martyrs. — La chapelle. — Le rocher et l'épée de Roland. — Romance espagnole de la belle Aude, la exposa de don Roland.

752-778.

 

Les expéditions de Charlemagne étaient restées jusqu'ici germaniques ou lombardes ; le Rhin, l'Oder, les Alpes, le Pô avaient vu les lances des Francs, épaisses comme les moissons d'été secouées par les vents[1] ! la couronne de fer des Lombards ornait le front de Charlemagne ; les pays d'Italie étaient distribués entre ses ducs, ses comtes et ses leudes ; l'Allemagne saluait le roi à la taille gigantesque qui conduisait les Francs d'Austrasie et de Neustrie à la conquête et à la domination de la Saxe et de la Bavière. Au Midi, Charlemagne avait dès son avènement accompli la soumission de l'Aquitaine, et la Gascogne obéissait à la grande famille de ses vassaux. Aux Pyrénées, son nom était connu comme celui du petit-fils de Charles Martel ; chef couronné dont on redoutait la puissance et la force, mais dont on n'avait point encore aperçu les bannières flottantes. Mais bientôt le cor allait retentir dans ces gorges et ces vallées ; une expédition était prête à franchir la montagne aux pics élancés : quel motif donc entrainait ces nuées de lances au milieu des villes d'Espagne ? Comment se faisait-il que les conquérants sarrasinois allaient eux-mêmes subir la conquête ? Quel souvenir restait-il de cette invasion sanglante que Charles Martel, l'aïeul de Charlemagne, avait arrêtée aux plaines de Poitiers ?

Cette terrible bataille de Tours ou de Poitiers avait été le point d'arrêt des conquêtes des mécréants au delà des Pyrénées : dans l'abaissement de toutes les âmes, au milieu des terreurs jetées pendant un siècle par de rapides et étonnantes invasions, la victoire de Charles Martel releva le courage abattu des chrétiens[2], et cela suffit pour changer la position respective des peuples. Cette sanglante défaite de l'islamisme avait donné un élan irrésistible aux comtes, aux ducs, aux populations entières de la Gaule méridionale, et presque tous les chrétiens se levèrent pour une puissante croisade dans la Guyenne et la Septimanie. Dès le règne de Pépin, il n'existait plus que des colonies isolées de Sarrasins dans la Provence ou l'Aquitaine ; lorsque Abd-Almalek prêcha la guerre sainte, la seule ville de Narbonne restait aux mains des mécréants[3]. Toute la puissance des émirs s'était concentrée en Espagne, et encore existait-il dans les montagnes une vieille race de chrétiens, énergique population qui s'était affranchie déjà du joug des Sarrasins : couverte de peaux sauvages ou d'armures forgées au creux des rochers, dans quelques bourgades solitaires, cette race valeureuse de Léon et de Castille descendait de temps à autre de sa retraite inaccessible pour inquiéter les Sarrasins des campagnes et des cités. Au milieu de cette longue chaine qui prend depuis les Asturies jusqu'à la Catalogne, il y avait une lignée mêle et forte, qui plus tard devait expulser les Maures de l'Espagne conquise, et faire flotter sur les villes délivrées l'étendard de la croix.

L'Espagne d'ailleurs n'était pas soumise à un seul pouvoir ; ce n'était pas assez aux Sarrasins, dominateurs des Visigoths, de s'être séparés du califat de Bagdad, de la puissance du commandeur des croyants ; les divisions intestines se manifestaient dans la péninsule de cité à cité[4] ; presque chaque province avait son émir ; au milieu de la guerre civile, les uns invoquaient l'appui des comtes chrétiens, des populations visigothes, puissantes encore sous leur évêque, à Cordoue, à Tolède ; les autres appelaient à leur aide les vieux Castillans, les Asturiens des montagnes. Déjà, sous le règne de Pépin, quelques ambassades des émirs d'Espagne étaient venues trouver le roi de France dans ses cours plénières, et le suzerain, tout en les écoutant, s'était mis en rapport avec les califes de Bagdad ; il en avait reçu des présents, et leur avait envoyé en échange des chiens de chasse habitués à courir le sanglier des Ardennes et de la Thuringe. Il est incontestable que Pépin eut des relations politiques avec le calife Almanzor ; des comtes francs restèrent trois ans à Bagdad, et vinrent débarquer à Marseille, la cité du commerce[5].

L'organisation des provinces méridionales, telle que Charlemagne l'avait accomplie, jetait suris frontière d'Espagne deux grands vassaux militaires de la couronne de France ; c'étaient les ducs des Gascons et des Aquitains. Par leur situation en face des Pyrénées, les Gascons se trouvaient incessamment en rapport avec les Sarrasins, et leurs ducs avec les émirs ; il y avait souvent mélange de sang. Les conciles défendaient en vain tout mariage mixte ; plus d'une jeune fille chrétienne avait épousé un mécréant[6], et la noire sarrasine de Barcelone, de Cordoue, de Grenade ou de Tolède avait pris pour époux un enfant de Gascogne et d'Aquitaine. Les Sarrasins avaient plus d'une mosquée dans les villes du Midi, à Narbonne, à Arles, et les chrétiens avaient des églises et des évêques même à Séville : on était en communication pour le commerce, l'industrie et les arts ; les rivalités s'étaient effacées, et souvent on trouvait des inimitiés, des jalousies plus vives parmi les émirs ou entre les comtes francs que des haines véritables d'une croyance contre une autre.

Ces divisions, les rois francs surent les mettre à profit pour favoriser leurs expéditions conquérantes. Charlemagne tenait un parlement à Paderborn, entouré des comtes, des évêques, lorsqu'on vit arriver des émirs ou alcayds sarrasins, couverts de longues robes comme on les portait alors dans les cités au delà des Pyrénées[7]. Le plus opulent de ces émirs s'appelait Soleyman Ebn-Jaktan-Alarabi ou Mofras-Ebn-Alarabi[8] ; il était, disait-on, gouverneur de Saragosse. Ces émirs accouraient des pays lointains pour faire foi et hommage à Charlemagne, offrant de livrer les clefs de Saragosse et de Valence, qu'ils tenaient comme vassaux d'Abd-Alrahman. Ce spectacle surprit Charlemagne et flatta l'orgueil des comtes ; la conquête qu'offraient les émirs plaisait à l'imagination des Francs, et Charles reçut foi et hommage des chefs sarrasins. Ainsi, dans cette cour plénière, Abiathor, gouverneur de Huesca, et l'émir Ebn-Alarabi, se déclarèrent vassaux de la couronne de France ; ils s'engageaient à livrer les quatre puerto des Pyrénées à l'armée des Francs, los puertos de Barcelone, de Puycerda, de Pampelune et de Tolosa[9] : de là cette armée pourrait s'étendre jusqu'au détroit, et délivrer les chrétiens de la Péninsule. Les temps étaient changés ! Il y avait un siècle à peine que le comte Jullien avait ouvert l'Espagne aux conquêtes des Arabes, et déjà les émirs livraient les Pyrénées à une armée de Francs. Cette armée devait trouver appui dans une masse considérable de la population ; parmi les vieux chrétiens d'Aragon et de Castille, et qui sait, peut-être sous la grande épée de Charlemagne, l'Espagne s'affranchirait entièrement du joug des Sarrasins... Au printemps, tout serait prêt pour une expédition au delà des Pyrénées. Les émirs félons s'en retournèrent à Saragosse et à Barcelone, pour attendre l'exécution des promesses du grand Charles, désormais leur suzerain.

Les préparatifs de cette guerre au delà des Pyrénées furent immenses ; tous les comtes possesseurs de terres fiscales, convoqués par le ban royal, devaient se tenir prêts à la guerre : la grande habileté de Charlemagne fut toujours de tomber sur ses ennemis avec des masses tellement formidables, qu'il les enveloppait avant que la résistance fût organisée. Il avait agi ainsi contre les Lombards, lorsque ses armées descendirent des Alpes avec la rapidité d'un torrent ; à force d'hommes, il avait vaincu les Saxons ; il paraissait partout avec des nuées de lances : du fer, puis encore du fer, comme le dit le moine de Saint-Gall. Il se prépara dans ces proportions formidables pour son expédition d'Espagne ; il convoqua tous ses hommes, non seulement de Neustrie, d'Austrasie et de Bourgogne, mais il y appela ses vassaux de Bavière et de Germanie unis aux comtes de Provence et de Septimanie. Les Lombards étaient à peine vaincus, et cependant un corps de ces hommes paraissait dans l'armée prête à franchir les Pyrénées. Comme les grands conquérants, Charlemagne employait les peuples domptés pour soumettre d'autres nations, à la manière des Romains. A peine le printemps commençait-il à éclore feuilles et fleurs, ainsi que le narrent les romanciers, qu'on voit déjà le grand roi dans la ferme de Casseneuil au pays Agenois[10] ; il y célèbre la pâque, visite la Gascogne, la Septimanie, pour s'assurer de la fore des murailles et de la solidité des tours. Son armée se divise en deux corps : l'un, destiné à envahir la Catalogne par le puerto de Perpignan, devait partir de Narbonne, suivre la mer jusqu'à Gironne et Barcelone ; l'Èbre était la limite fixée à cette expédition. Le second corps devait descendre les Pyrénées parla Navarre et se, précipiter sur Pampelune, la clef des montagnes ; Charlemagne s'en était réservé le commandement en personne, avec l'élite de ses comtes et de ses paladins. A cet effet, il devait franchir le pays des Gascons, archers solides, aux bras vigoureux, qui menaient les troupeaux sur les pics élancés. Une fois sur il verrait à poursuivre la conquête jusqu'au détroit.

Les deux expéditions furent conduites simultanément avec la vigueur habituelle de Charlemagne. L'armée partie de Narbonne se composait de Lombards, d'Austrasiens, sous les ordres du comte Bernard, un des paladins les plus fermes, qui s'était fait une grande renommée dans le passage des Alpes ; elle soumit Gironne, Barcelone, jusqu'à l'Èbre, et vint rejoindre, par un circuit militaire, Charlemagne devant Pampelune. Le siège fut très long et terriblement poursuivi : de Pampelune, les Francs vinrent se placer devant Saragosse, qui devait leur donner toute la ligne de l'Èbre[11] ; après une vigoureuse résistance, les Sarrasins capitulèrent ; on offrit des otages et l'hommage au roi ; l'armée de Charles, conquérante et victorieuse, menait à sa suite les alcayds et les Sarrasins vaincus. Tout le pays qui s'étend depuis les Pyrénées à l'Èbre fut soumis, et Charlemagne le constitua dans le système des marches militaires sur les frontières ; c'est-à-dire qu'il plaça des comtes, des leudes dans les villes pour les défendre. Dès ce moment, les Pyrénées ne servent plus de limites à ses possessions ; c'est l'Èbre qui devient sa frontière ; Pampelune et Saragosse sont les avant-postes de sa ligne militaire.

Quand il eut ainsi organisé sa conquête, il reprit le chemin de la France : à sa suite venaient des chariots pleins de richesses, des mules chargées de dépouilles, et les émirs sarrasins suivaient le char du vainqueur. Les lances épaisses marchaient en masse, l'escorte de bataille était si couverte de fer, que nul ne pouvait la toucher : Sarrasins et Gascons seraient venus se briser sur ces cuirasses, ces hauberts de Saxe, de Lombardie, d'Austrasie et de Neustrie. Mais à la suite, et comme corps séparé, se groupait une arrière-garde composée de braves chevaliers, conduits par le comte Roland, gardien valeureux des côtes de Bretagne. Ils marchaient tous, après avoir quitté Pampelune, pleins de sécurité, à travers ces gorges et ces montagnes, ces pics élancés, et les précipices qui forment le passage de France en Espagne ; là, tous pressés les uns sur les autres, le comte Roland les conduisait en digne et valeureux chef de guerre[12]. Ils avaient à traverser le pays des Gascons, peuple de montagnards hardis, âpres dans leurs mœurs : Gascons et Navarrais avaient la dureté de leurs montagnes ; ils maniaient l'arc et la flèche d'un bras nerveux ; peuple pasteur et belliqueux, ils ne craignaient pas de se mesurer contre les hommes du Nord ; eux-mêmes ne vivaient-ils pas au milieu des neiges et des glaciers !

Or, il se trouvait alors que les Gascons avaient pour duc Loup, petit-fils de Hunald, issu, disent les chartres, de la race mérovingienne. Il ne faut jamais perdre de vue cette haine instinctive que les ducs d'Aquitaine portaient à Charlemagne ; elle vient de ce qu'ils sont les descendants d'une dynastie proscrite et héritière du trône de Clovis : Charlemagne a fait pendre un ou deux des membres de cette famille, sous prétexte de révolte et de sédition, mais au fond pour éteindre les Mérovingiens. Si Lupus ou Loup a obtenu les terres de Gascogne comme vassal de Charlemagne, il a gardé au cœur les longs ressentiments de famille ; il commande à une population vigoureuse qui a haine de la race des Francs ; Lupus voit avec effroi cette domination des hommes du Nord qui s'étend déjà jusque sur l'Espagne ; les Pyrénées ne sont plus des limites ; il est chrétien, mais il préfère conserver ses rapports avec les alcayds de Pampelune, de Saragosse, de Valence, plutôt que de se soumettre à Charlemagne. Les Gascons ont vu passer, sans oser les atteindre, les masses immenses de la chevalerie franque, les lances qui brillent au sommet des Pyrénées ; mais voici une arrière-garde, seule, isolée ; elle conduit un riche butin, capable d'exciter la convoitise de ces montagnards pauvres qui habitent les cavernes et les rochers : cette arrière-garde compte un petit nombre de lances ; conduite par le comte Roland et quelques paladins, elle est brusquement assaillie du haut des défilés, et Lupus de Gascogne se rend complice de cette surprise de chrétiens contre chrétiens[13]. C'est dans la gorge de Roncevales, là où les rochers sont suspendus sur votre tête, comme coupés par la Durandal de Roland, que les Gascons arrêtèrent l'arrière-garde de Charlemagne. Les paladins firent une belle défense ; en vain Roland fit sonner son cor d'ivoire, qui retentit en échos dans les vallées profondes, en vain il prit sa grande épée, en brisa les rochers : les braves paladins de Charles furent accablés parle nombre ; ils périrent tous dans les terribles défilés des Pyrénées, et ce lamentable souvenir est tristement gardé dans les chroniques ; il remplit le moyen âge tout entier. La défaite de Roncevaux est écrite dans tous les monuments de la chevalerie ; les trouvères la chantaient dans les cours plénières pour exciter la vengeance contre les mécréants, car c'est à eux surtout qu'on attribuait la trahison et le massacre de la chevalerie chrétienne ; les dames et damoiselles pleuraient à ce récit ; les chanteurs aimaient à dire dans de tristes strophes la catastrophe de Roland et d'Olivier, son cousin, qui moururent à Roncevaux[14].

Ces traditions populaires sont partout ; elles se révèlent dans les romanesques traditions, et les Chroniques de Saint-Denis elles-mêmes ont inséré le prétendu récit de Turpin sur la mort de Roland et des paladins du grand Charles. Il faut vous dire, dames et chevaliers, le message de Ganelon le traître, envoyé au roi Marsille I En ce temps, Charlemaines avoit fait héberger ses hôtes de chevalerie en la cité de Pampelune ; là estoient deux rois sarrasins, Marsille et son frère Raligans ; Charlemaines leur manda par Ganelon de recevoir le baptême ou d'abandonner leurs terres. Et alors lesdits rois envoyèrent à Charles trente chevaux chargés d'or et d'argent, quarante chargés de très pur vin et très doux, et mille belles sarrasines[15] ; et à Ganelon, le traître, présentèrent pour lui decevoir vingt chevaux chargés d'or et de draps de soie, afin qu'il leur livrast, pour occire, Rollant et Olivier. Or Ganelon retourna à Charlemaines, et lui fit croire, le traître, que Marsille vouloit recevoir le baptême. Par le conseil de ce déloyal, le bon roi commanda à Roulant, son neveu, duc du Mans et comte de Blaives, et Olivier, son compagnon, comte de Germes, qu'ils demeurassent en Roncevaux avec 20.000 Francois pour faire l'arrière-garde. Ainsi fut fait comme il le devisa. Les grands barons de l'ost receurent le vin tant seulement, et le menu peuple prit les femmes ; plusieurs des chrétiens estoient ivres la nuit du breuvage sarrasinois, et avoient péchié même avec les sarrasines, et voilà pourquoy Dieu les laissa occire[16]. Que vous conterais-je ? Tandis que Rollant, Olivier et les nobles combatteurs estoient demourés à Roncevaux pour faire l'arrière-garde, Marsille et Bali-gens issirent des bois, des montagnes et des vallées, et tuèrent plus de 20.000 des chevaliers. Et en quoy le Seigneur voulut qu'ils mourussent pour le péchié de l'ivresse, et le peuple pour le péchié de la chair.

Rollant, le héros des chroniques, se montra seul fort contre les Sarrasins, et les suivit pour savoir quelle part ils tournoient ; et puis voilà qu'il sonne de son cor, il sonne, il sonne encore, pour ses compagnons rassembler, car la peur les avoit fait tapir dans les bois ; et il sonna tant, que Charlemaines l'entendit de huit milles. Il falloit le voir, sa Durandal toute nue à la main, puis de l'autre son cor (son olifant), qu'il enfloit de ses poumons ! C'estoit une belle et grande espée que Durandal, elle estoit clère et resplendissante, tranchante et affilée si fort qu'elle coupoit tout : Ô espée très belle, clère et flamboyante, blanche comme ivoire, celui qui te porteras ne seras jamais vaincu ; celui qui te forgeas, oncques n'en fist une telle après toi[17]. Et Rollant la dressa contre la montagne, frappa trois merveilleux coups, et brisa le rocher[18].

Le fier paladin continue à sonner du cor, et ce bruit vint jusqu'aux oreilles de Charlemaines. Mon neveu boitant demande ayde, dit le roi, qui estoit loin déjà, bien loin ; le traitre Ganelon lui répondit : Beau sire, ne retournez pas en arrière, car Rollant a coutume de corner pour petites choses. Ô déloyal Ganelon ! ta perfidie peut estre comparée à la trahison de Judas. Et Rollant sonnoit toujours du cor, à ce point que les veines de son cou se brisèrent ; il se coucha sur l'herbette et eut grand soif ; Baudouin, son parent, s'approche, il veut chercher de l'eau et ne peut en trouver ; Roulant estoit prêt à trespasser ; Baudouin saisit le cor et Durandal, monta sur son cheval et s'enfuit vers Charlemaines pour quérir aide. Et Rollant estoit ainsi aux portes de la mort[19], il fit sa confession à Dieu son rédempteur, regardant le ciel, faisant des signes de la croix, et quand il dit : A moi ayde ! la benoite âme de Rollant se partit de son corps, et voici ce qui advint de miraculeux à cette mort. Quand la sainte orne du glorieux martyr comte Rollant mon ta au ciel, moy Turpin, arcevesque de Rheims, estois avec l'empereur en un lieu qui est nommé le val Charlemaines, et en celuy jour meismes qui fu en la seconde kalende de juillet avois-je célébré le sacrement de l'autel. Lors fus soudainement ravis en esprit, et estois en tel point comme cil qui ne dort né ni veille. Si ouy grand voix de compaignes qui se aloient à mont, chantant vers le ciel ; si me merveillays moult que ce povoit estre. Ainsi, comme ils s'en aloient à mont, chantant en telle manière, je tournai ma face par devers moy, si vis une tourbe comme de chiens tous noirs, si sembloit bien  qu'ils venissent de prær, ou de tollir, ou de rapiner. Par devant moy trespassèrent à tout leur proie, urlant et braiant, et criant, et disant ; je leur demanday que ils portoient, et ils me respondirent à briefs mots, isnelement : Nous portons, distrent-ils, Marsille etses compaignonsen enfer, et Michel porte vostre buisineur[20] et plusieurs autres aux cieulx. Rollant appeloient buisineur, pour ce qu'il eust tousjours accoustumé à porter son olifant (cor) en bataille. Quand je eus la messe chantée et je me fus désarmé des armes nostre Seigneur Jhesu-Crist, je vins au roy et lui dis[21] : Roy, saches-tu certainement que Rollant, ton nepveu, est trespassé de cette mortelle vie, et que saint Michel, l'ange nostre Seigneur, emporte l'âme de luy et de mains austres crestiens qui receu ont martyre avec luy, en paradis, en pardurable repos. Mais je ne say mie le lieu où il est mort, et les déables d'enfer emportent l'âme de Marsille et de mains autres Sarrasins en enfer le puant.

Ainsi fut la tradition pieuse de la mort de Roland à Roncevaux. Cette légende monastique fut attribuée à l'archevêque Turpin, le grand chroniqueur de l'époque[22], expression mixte de l'esprit de bataille et des clercs. Insérée aux Chroniques de Saint-Denis, parmi les faits et gestes de Charlemagne, cette légende fut mise à l'égal des récits même authentiques ; la génération ajoutait une foi entière à ces merveilles, car la Chronique de Saint-Denis, c'était la vérité : on la consultait pour toutes choses, pour les événements du passé, comme pour les prédictions de l'avenir. Le récit de Turpin reste essentiellement pieux dans cette légende ; Roland est un valeureux chevalier, mais un saint avant tout ; sa vie et sa mort sont un enseignement de pénitence jeté à la chevalerie ; l'idée catholique domine la pensée guerrière, comme dans la plupart des récits des chroniques, œuvres des pauvres moines.

Ce triste désastre de Roncevaux, les exploits qui enfilèrent la mort du preux Roland ne furent pas seulement célébrés par les chroniques. Ce n'étaient pas les pieuses et saintes exhortations de Turpin que récitaient les vaillants chevaliers avant les combats, ce n'est pas ce que Taillefer, moult bien chantait[23], sur son cheval qui mult alloit à la bataille de Hastings, ce n'étaient pas les vers de guerre sur Charlemagne, Roland, Olivier et ses vassaux, qui moururent à Roncevaux ; il y eut à cette époque d'autres poèmes sur la catastrophe des Pyrénées : indépendants de la Chronique de Turpin, ils étaient partout racontés dans les cours plénières de la chevalerie, dans les récits de l'époque de Philippe-Auguste. Charlemagne, Roland, Olivier et ses vassaux furent encore le sujet d'une grande chanson de gestes, lecture passionnée du moyen âge.

Or, nobles dames, chevaliers et varlets, vous tous qui aimez les reliques de ces vieux temps, venez ouïr le véritable chant de gestes de Roncevaux, tel que les trouvères nous l'ont conservé[24]. Charlemagne a la barbe longue et épaisse a passé sept ans entiers en Espagne ; toutes les cités s'étaient rendues, sauf Saragosse, Saragosse séjour de Marsille, qui sert Mahomet et repousse la loi de Dieu[25]. Marsille, assis à l'ombre d'un olivier — c'est l'arbre de la Catalogne et de la Navarre —, fait assembler autour de lui les sages de sa loi, il leur dit les exploits de Charlemagne, rien ne peut résister à ce terrible conquérant ; à la force il faut opposer la ruse. Un de ses fidèles se lève et lui dit : Seigneur, faites offrir à Charles des chevaux de bataille, des faucons, des chiens dressés à la chasse, des ours, des lions ; envoyez-lui cinquante chars remplis de fins bezants d'or, et gagnez-le par ces présents lui et ses chevaliers ; alors Charles s'en retournera à sa cour d'Aix, pour tenir son parlement. — C'est bien parlé ! dit l'assemblée. Le roi Marsille ajouta :Allez trouver Charles de ma part, dites que je me fais son homme lige, et que j'offre de recevoir le baptême. Cela pourra le satisfaire. Voilà donc qu'on fait préparer dix blanches mules : leur frein est d'or, los rênes sont couvertes de broderies, et les Sarrasins prennent une branche d'olivier en signe d'alliance. Las ! dames pleurez, pleurez ! que de larmes vont se répandre à Chartres, à Blois, en Anjou, car traîtrise se prépare !

En ce temps, Charles était dans un verger environné de ses paladins, Roland, Olivier, Naymes de Bavière, Guy de Gascogne, Garnier, Geoffroy d'Anjou, et voilà que les uns jouaient aux échecs, les autres maniaient l'épée et le dard. Le visage de Charles est plein de gravité[26], sa stature haute, ses cheveux blancs comme fleur de laurier. Il était assis sous un pin lorsque viennent les ambassadeurs ; il réfléchit sur leurs offres brillantes, il consulte ses barons : Vous avez ouï les offres de Marsille que faut-il faire ? Roland se lève, Roland à la face intrépide, s'écrie : N'écoutez pas ces promesses, faites sonner les trompes, olifants et buccines, et marchons sur Saragosse ![27] Ganelon le traître s'avance d'un air doux : Quand Marsille devient votre homme lige, comment refuseriez-vous son hommage ? Le duc Naymes à la tête chauve, à la barbe blanche, approuve le dire de Ganelon : Marsille vient se rendre à vous, pourquoi le refuser ? Et l'assemblée s'écrie : Le duc parle sagement !Qui enverrons-nous donc à Saragosse ?Moi, reprend le duc de Naymes, et Charles dit : Vous n'irez pas, car vous êtes faible et vieilli. — Moi, s'écrie ensuite Roland. — Vous n'irez pas, car votre caractère est trop peu endurant ; c'est Ganes ou Ganelon qui marchera vers le roi. Et Canes, c'est l'ennemi de Roland, il l'accuse de vouloir toujours la guerre à son profit, de compromettre l'armée par sa vaillance, et Roland le déteste comme traître et félon[28].

Ganelon part ; le voyez-vous comme il chevauche dans la plaine, accompagné des messages sarrasinois ; et pendant la route ils devisent ensemble sur la guerre : c'est Roland qui a poussé Charlemagne aux batailles, c'est donc de Roland qu'il faut se venger. Par Mahomet ! livrez-nous-le, dit l'envoyé du roi Marsille, vous aurez mille besants d'or. Et Ganelon sourit. On arrive ainsi aux tentes de Marsille, le roi mécréant. Ganelon est bien accueilli, car il a haine de Roland ; celui qui pourra le percer d'outre en outre rendra un grand service au dieu des païens. Quel moyen prendre ? Seigneur, indiquez-nous une voie pour l'occire. — Sire, voici ce que j'imagine pour ce bon tour : le comte Roland passera bientôt avec une arrière-garde à travers les montagnes et les défilés ; là, vous l'attaquerez inopinément avec toutes les forces sarrasinoises, et pas un des douze pairs n'échappera. Ganelon s'en retourne chargé de présents auprès de Charlemagne ; il porte avec lui les clefs de Saragosse ; Marsille consent à prêter foi et hommage : pourquoi continuer désormais la guerre en Espagne, puisque Marsille est soumis ? Il faut s'en retourner en France aux belles cours d'Aix-la-Chapelle, c'est chose convenue. Qui conduira l'arrière-garde au défilé ou puerto des Pyrénées ? Le comte Roland, dit Ganelon avec un air de confiance ; puisqu'il est si courageux, à lui le péril ! Et tous les barons d'un commun avis approuvent ce dire. Roland revêt un haubert richement brodé, un heaume d'acier de fine trempe, il ceint Durandal sa bonne épée, à son cou pend un fort écu, il saisit une lance bien émoulue, dont le gonfanon est tout blanc, et voilà qu'il part, suivi de la !leur de la chevalerie. Les douze pairs sont là et mille chevaliers. Traître Ganelon ! que Dieu te maudisse I car les Sarrasins se préparent et les mécréants se réunissent en lances épaisses dans le défilé de Roncevaux.

Les preux sont au milieu des rochers où les aigles font leur nid : Olivier, le fin et noble chevalier, monté sur un pic élevé de tous cotés, voit des masses d'hommes. Ce sont les païens, cent milles au moins ![29] s'écrie-t-il, les voilà par milliers sur l'horizon. Roland, mon cousin, sonne ton cor d'ivoire, sonne ton olifant, le grand Charles l'entendra et viendra à notre aide. — C'est avec Durandal que je veux accueillir ces félons, répond le vaillant paladin. — Pourtant, sire comte, les montagnes, les défilés sont couverts de lances comme une forêt épaisse. Et Roland saisit son épée et fait sa prière. Vous m'entendrez crier Montjoye la royale, le cri de Charles, notre seigneur. Aux armes ! Tous ces braves chevaliers se pressent de saisir l'épée. Hâtez-vous donc, dit Roland, car Marsille accourt. L'archevêque Turpin bit sa prière ; les païens ne sont plus qu'à la distance du trait d'un arc. En avant, chevaliers ! Et l'on entend le son des cors, les chevaux se mêlent et se confondent : que d'exploits dans cette bataille ! La terre est couverte de heaumes brisés, de pieux rompus et de têtes coupées. Roland est comme un lion, il décharge Durandal sur les mécréants ; Turpin suit les paladins la masse au poing, comme un digne homme de bataille : Comte Roland, sonnez du cor, sonnez du cor, pour qu'on vienne à notre aide ! Et le paladin prit enfin le conseil du bon archevêque. Ce son est si puissant, qu'il retentit à travers les vallées d'échos en échos jusqu'à Charlemagne : pourquoi n'accourt il pas en aide à son neveu Roland ? Charles est détourné de secourir les chevaliers par le traître Ganelon, comme dans la chronique de Turpin.

Pendant ce temps, le combat de Roncevaux se continue et se poursuit avec acharnement ; que de mécréants mordent la poussière ! à leur tour, les dignes barons de France font de grandes pertes : le brillant Olivier est frappé, l'herbe se rougit de son sang ; Olivier est le cousin de Roland ; à cet aspect, le paladin tombe en défaillance[30], et lorsqu'il revient, quel spectacle n'a-t-il pas sous les yeux tous les chevaliers de France sont morts ; il ne voit à ses côtés que l'archevêque Turpin, qui bientôt lui-même tombe le crène brisé. Les Sarrasins entourent le comte Roland ; quel carnage encore fait Durandal ! Le noble preux reste maitre du champ de bataille ; il le parcourt, plein de douleur, car pas un seul chevalier n'est autour de lui : en vain il appelle ses amis, l'écho seul lui répond. Il est épuisé de sueurs et de fatigue ; il cherche de l'eau dans le creux des rochers arides ; le voilà pâle, exténué, il perd beaucoup de sang, il s'évanouit sur l'herbe, ombragée de deux pins fleuris, et le plus fier des barons ne peut plus faire tournoyer sa formidable épée, le chêne est brisé par l'ouragan ; le voilà renversé sur la terre ; Roland fait un dernier effort, Durandal sa bonne épée ne doit pas tomber au pouvoir des Sarrasins ; devant lui est un rocher immense, il veut la briser sur ce pic dur comme fer, et chose grande à dire, c'est Durandal qui partage le rocher, comme la faux du moissonneur coupe les blés jaunis[31].

Il n'est plus le noble comte ! et le projet du traître Ganelon est accompli. Charles venge sa mort en gagnant de nouvelles batailles contre Marsille ; les païens sont vaincus, mais triste est le deuil de l'armée de France ! Roland et les nobles vassaux sont couchés sur l'herbe rougie : quel deuil ! quel deuil ! Il pleure le grand Charles, il veut voir et toucher le corps de son neveu : on reconnaît les douze pairs gisant sur la terre ; on étend sur chacun d'eux un manteau d'étoffe rouge en signe de dignité. Roncevaux ! fatal souvenir, la terre est jonchée de cadavres. Qui désormais nous fera reconnaître la place où sont tombés les chrétiens ? Dieu ne fera-t-il pas un miracle en faveur de ce précieux sang ? Dames et chevaliers, le seigneur a depuis exaucé les prières, et les pèlerins qui vont à Saint-Jacques de Galice voient encore aujourd'hui des ronces partout où moururent les Sarrasins, et des roses blanches où tombèrent les chrétiens[32].

N'en adviendra-t-il rien au traître Ganelon ? La déloyauté restera-t-elle impunie ? Quand l'armée est revenue en France, quand elle est passée à travers la bonne ville de Chartres, un parlement de barons se réunit à Mayence pour juger le traître comte. Mais celui-ci fuit à toutes jambes sur un cheval que lui fournissent ses vassaux et ses parents ; déloyal fuyard, il ne veut point combattre ! Pinabel, son neveu, traître comme lui, vient défendre son bel oncle ; il soutient son innocence. La lice du combat est ouverte ; les amis du félon confessent sa déloyauté. Voici des sergents d'armes qui saisissent Ganelon, condamné à être pendu en la place d'Aix-la-Chapelle. Charles, qui veut le voir en la haute potence, monte sur un mulet richement harnaché ; les darnes s'élèvent aux tours et pavillons du château, le peuple crie à toute voix : Traître, infâme Ganelon, reçois le prix du mal que tu as fait à ton seigneur et à l'armée du Christ ! Et quand le félon est écartelé, Charles dit : Je suis vengé de celui qui m'a privé du vaillant comte Roland et des douze pairs avec lesquels j'ai conquis l'Italie et l'Espagne. De ces faits, ajoute le trouvère, dames et chevaliers, je n'ai plus rien à vous narrer. Puisse vous bénir celui qui expira sur la croix et ressuscita le troisième jour[33].....

Le chant de gestes de Roncevaux est un des plus grands poèmes de chevalerie qui survivent de ces vieux temps ; le récit de la Chronique de Saint-Denis, les merveilles de cette épopée de chevalerie, quoique mêlée de fabuleux épisodes, constatent au moins qu'un funèbre souvenir se rattachait à la défaite de Roncevaux ; c'était une des grandes infortunes de la chevalerie chrétienne, et la mémoire s'en conservait à travers les âges. Les trouvères du XIIIe siècle ont brodé toute une action dramatique sur la mort de Roland ; ils ne disent pas que les paladins de Charlemagne moururent par la main des montagnards gascons, sous Lupus, chrétiens comme eux ; cela eût trop affligé les fidèles, car il aurait fallu dire que tant de braves comtes avaient succombé sous les coups de catholiques traîtres et pervers, et ils aimèrent mieux attribuer la mort de Roland aux mécréants et Sarrasins, à la félonie de Ganelon de Mayence. Si l'on revient à la vérité historique sur cette fatale infortune de la chevalerie, on doit dire que ce furent les Gascons et Lupus leur duc qui arrêtèrent dans les Pyrénées l'arrière-garde de Charlemagne ; les chroniques racontent même le supplice de ce Loup, qui fut pendu comme un félon et déloyal, pour avoir trahi l'armée des Francs Neustriens et Austrasiens. Une chartre de Charles le Chauve rappelle la noire trahison de la race méridionale, et jette à tout jamais la malédiction sur Lupus de Gascogne, qui a bien mérité le nom de Loup[34] par sa traîtrise envers les paladins de France.

Cette lamentable mémoire de Roncevaux se conserva longtemps dans les rochers des Pyrénées ; un chant des montagnards en langue basque célèbre la victoire de leurs ancêtres sur les guerriers de Charlemagne[35] : il est comme l'expression des sentiments et des haines de cette peuplade contre les hommes du Nord qui venaient troubler les Pyrénées. Là, nul regret pour les paladins qui sont morts, point de pleurs pour Roland ; c'est le symbole de la vengeance contre ces guerriers qui ont quitté le Rhin et la Moselle pour venir menacer l'Èbre. Écoutez ces chants primitifs, sauvages et sublimes : Un cri s'est élevé des montagnes, et le pasteur s'est écrié : Qui va là ? que me veut-on ? et le chien qui dormait aux pieds de son maître s'est réveillé, il a rempli la vallée de ses aboiements. C'est le murmure sourd d'une armée qui vient ; les nitres y ont répondu du sommet des montagnes, ils ont soufflé dans leurs cornes de bœuf. Ils viennent, ils viennent, que de nuées de lances ! que de bannières ! que d'éclairs sortent des armes ! Combien sont-ils ? Enfant, compte-les bien : vingt et des milliers d'autres encore. Unissons nos bras nerveux, et déracinons ces rochers ; lançons-les du haut des montagnes jusque sur leurs têtes, écrasons-les, tuons-les ; et qu'avaient-ils à faire dans nos montagnes, ces hommes du Nord ? Quand Dieu fait des montagnes, c'est pour que les hommes ne les franchissent pas !Et les rochers tombent, le sang ruisselle : combien d'os broyés ! quelle mer de sang ! Fuyez, fuyez, vous tous qui avez de la force et un cheval... Fuis, roi Carloman avec tes plumes noires et ta cape rouge ; ton neveu, ton plus brave, ton chéri Roland est étendu mort là-bas. Ils fuient, ils fuient, c'est fini ; et vous tous, montagnards, nettoyez vos flèches, serrez-les avec votre corne de bœuf ; la nuit, les aigles viendront manger ces chairs écrasées, et tous ces os blanchiront dans l'éternité ![36]

Point de douleur parmi ces montagnards ; ils ne distinguent pas le sang chrétien du sang des Sarrasins ; ils ne le trouvent ni plus noble ni plus pur ; les hommes du Nord sont venus troubler leurs pâturages, remplir leurs vallées, secouer leurs montagnes, et alors ils ont fait rouler sur leurs têtes des masses de rochers : c'est l'expression de la haine la plus profonde ; ils se complaisent à l'idée de voir l'aigle des montagnes dévorer ces chairs sanglantes, à contempler ces ossements blanchis. La défaite de Roncevaux est un souvenir de gloire pour les Basques ; ils ont détruit les' hommes du Nord dans ces sauvages contrées ! En Navarre tout est rempli de la mémoire de Roland ; on y voit les chapelles expiatoires en l'honneur du héros, les rochers que Durandal a fendus : les échos des Pyrénées vous rediront Roland, comme les flots du Rhin roulent et murmurent avec majesté le nom de Charlemagne[37].

Parcourez l'Espagne ! les romanceros de Castille, les stagna d'Andalousie, les rambla de Barcelonne, vous raconteront aussi les douleurs de la belle Aude, la chaste femme de Roland, après les funérailles de Roncevaux, tradition qui se répétait de manoir en manoir dans l'Alava, au milieu même des tours du Maure, en Navarre, à Valence, à Badajoz, à Murcie où je l'ai retrouvée encore. Voici donc la romance de la belle Aude, en la vieille langue castillane[38] : A Paris vivait dona Aide, l'épouse de don Roland ; elle avait avec elle trois cents femmes pour l'accompagner, toutes revêtues d'une même robe, toutes portant la même chaussure, toutes mangeant à une même table, partageant le même pain, excepté dona Alde, qui était la mayoral ; cent de ces filles filaient l'or, cent tissaient les étoffes, cent jouaient des instruments pour distraire leur maîtresse, et au son de ces instruments dona Alde s'endormit un jour, et elle eut un songe, un songe fatal de tristesse. Elle se réveille avec une grande frayeur ; elle pousse des cris si perçants qu'ils s'entendirent en la cité, et ses filles lui parlèrent : Qu'avez-vous, notre senora ? qui vous a donc fait mal ?Un songe, mes filles, qui m'a donné grande pensée ; je me suis vue sur une haute montagne, dans un lieu bien désert, et sur cette montagne si haute, j'ai vu un autour aux ailes éployées ; derrière l'oiseau volait un aigle, le poursuivant à cris aigus, et l'autour s'est réfugié sous mes vêtements ; ce grand aigle, les yeux pleins de colère, s'efforçait de le tirer de là, il lui déplumait les ailes, il le battait de son bec. Or, la camérière lui répondit : Ce songe, ma senora, je vais vous l'expliquer. Et la camérière cherche en vain à consoler sa senora ; le rêve fatal demeure en sa mémoire comme une pensée de deuil. Hélas ! un autre jour, de grand matin, on apporte des lettres au dedans écrites en noir, au dehors teintes de sang ; c'est que l'époux de dona Alda était mort ; il était mort don Roland à la défaite de Roncevaux !

Partout donc cette défaite de Roncevaux avait attristé le peuple chrétien ; on la chantait, on la récitait d'une façon lamentable comme la catastrophe de la chevalerie, l'épisode sanglant du règne de Charlemagne. Ainsi chaque génération a son événement funèbre, sa grande défaite qu'elle déplore comme une funéraille de la patrie ; elle préoccupe ses poètes, elle attriste ses historiens, et quand les temps ont roulé dans l'éternité, il reste encore la mémoire de ce jour fatal Où tombèrent les plus hauts défenseurs d'une nationalité perdue !

 

 

 



[1] Monach. Saint-Gall., lib. II.

[2] On voit déjà des expéditions et des révoltes parmi les chrétiens des Asturies et de la Navarre. Consultez l'admirable travail de dom Vaissète : Histoire de Languedoc.

[3] Voyez Conde, lib. II.

[4] Les gouverneurs des grandes villes chez les Arabes d'Espagne étaient revêtus du titre de vizir, ceux des petites villes de celui d'alcayd, d'où est venu alcade, si le mot alcade n'est pas dérivé de cadi ou juge de paix.

[5] Almanzor est désigné par les chroniques sous le titre d'Émir-Almoumenyn, Continuateur de Frédégaire, dom Bouquet, t. V, p. 8.

[6] Voyez le recueil des conciles qui défendent ces mariages. — Consultez aussi la Gallia Christiana, t. VI.

[7] M. Reinaud fait justement observer que là fut peut-être la source de ces récits sur les émirs sarrasinois qui assistaient aux cours plénières dans les romans de chevalerie. La Chronique de Saint-Denis dit : Là vint racisme au roy un Sarrasin espaignol, Ybna l'Arrabi estoit appelé ; aucuns de sa gent avec luy amena. (Chronique de Saint-Denis, ad ann. 777.)

[8] Voyez le chroniqueur arabe Ibn-Alcouthya, fol. 95, v°.

[9] C'est dans Edrisi qu'il faut lire tous ces détails, mais la topographie du chroniqueur n'est pas toujours exacte ; M. Reinaud avoue lui-même qu'il n'a pu complètement la rétablir. Il fait venir Saint-Jean-Pied-de-Port du port de Schazerou, ainsi nommé par Edrisi. On sait que le mot espagnol puerto signifie passage ; je crois plutôt que l'étymologie vient de Saint-Jean-du-Passage.

[10] Et célébra la feste de la Résurrection en une ville qui a nom Cassinolle, un fort chastel qui siet en Poitou. (Chronique de Saint-Denis, ad. ann. 777.) M. P. Pâris établit que c'est Casseneuil (Cassinogilum) dans le diocèse d'Agen.

[11] Il assist et prist une ville de Navarre qui a nom Pampelune ; le fleuve de l'Ibéris trespassa et s'en ala droit en Sarragoce, qui est la plus noble cité qui soit en ces parties ; la ville prist, le païs gasta, et puis retourna en Pampelune. (Chronique de Saint-Denis, ad. ann. 777.) Leblanc a conservé une médaille qui se rattache évidemment à la prise de Pampelune : Capia excisaque Pompelona, 778.

[12] Le moyen âge tout entier est rempli de ces souvenirs de la défaite de Roncevaux. Les chroniqueurs en parlent très brièvement, comme s'ils voulaient en cacher la honte. La Chronique de Saint-Denis dit seulement : Au plus haut lieu des montaignes avoient les Gascons hasti un embuschement. Le chroniqueur, en homme national, se hâte de dire : Et jà soit ce que les François valent mieulx sans comparaison que les Gascons et en force et en hardiesce, toutes voies furent-ils desconfis là, et meismement pour ce qu'ils estoient despourvus, et pour les fors destrois du païs où ils se combattaient. (Chronique de Saint-Denis, ad ann. 778.)

[13] La mémoire de cette trahison de Loup de Gascogne fut tellement gardée, qu'on en trouve trace dans la fameuse chartre publiée par les bénédictins sous le titre de charte d'Alaon : Omnibus pejoribus pessimus, ac perfidissimus supra omnes mortales, operibus et nomine Lupus, latro potius quam dux dicendus, et cette charte rappelle ensuite, mais vaguement, la défaite de Roncevaux. Bénédictin dom Bouquet, Gall. histor. collect., t. VI.

[14] Quand je passai à Roncevales à mon retour d'Espagne, je m'enquis de toutes les traditions chevaleresques sur Roland et ses preux compagnons ; il existe encore quelques ruines d'une chapelle où se voyaient autrefois des inscriptions et trente tombeaux, mais évidemment postérieurs à l'événement : on y lisait les noms de Thierry d'Ardennes, Riol du Mas, Gui de Bourgogne, Olivier, Roland. L'abbaye de Roncevaux est à quelque distance de cette chapelle.

[15] Ad stuprum faciendum, dit l'original en latin.

[16] J'analyse ici la Chronique de Turpin, qui fait partie du sixième livre des fais et gestes de le fort roy Charlemaines (Chronique de Saint-Denis). On a beaucoup disserté sur l'origine de cette chronique ; fut-elle la source de toutes les chansons de gestes, comme l'a prétendu l'ancienne école, ou bien n'a-t-elle été elle-même qu'un résumé en prose de quelques-uns de ces chants de gestes, l'œuvre de quelques moines de la Galice, comme l'a soutenu M. P. Pâris ? C'est là une de ces questions d'origine et de primogéniture qu'il est fort difficile d'éclaircir.

[17] Le culte des épées, ce symbole de la grande vaillance chevaleresque, fut conservé dans le moyen âge avec celui du cheval de bataille ; chaque épée avait sa généalogie, j'oserai dire son blason.

[18] La chronique de Turpin fait aussi jouer un grand rôle à Ogier le Danois dans cette défaite de Roncevaux : De quo usque in Hodiernum diem vulgo canitur ; quia innumera fecit mirabilia. (MSS. de Notre-Dame.)

[19] On lisait dans l'épitaphe de Roland :

Pro tantis meritis hunc ad cœlesita vectum

Non premit urna regi, sed tenet aula Dei.

[20] Cor et bucine, instrument. Busineur veut dire sonneur de cor.

[21] La chanson de gestes de Roncevaux place des adieux touchants dans la bouche de Charlemagne sur son neveu Roland :

Ami Roulans, je m'en irai en France ;

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

De plusurs regnes vendront li home estrange ;

Demanderont : U est li quem cataignes ? (capitaine)

Jo lur dirai qu'il est mors en Espaigne...

(Couplet 205.)

[22] Le livre attribué à Turpin porte même le titre de vita Caroli magni et Rolandi, comme si c'était un outrage authentique ; chacun sait que Turpin n'a jamais écrit ce livre.

[23] Vers du poète Robert Wace sur la bataille de Hastings.

[24] Il existe six manuscrits de la chanson de Roncevaux : 1° Bibliothèque de Versailles, acquis par M. Louis Bourdillon, in-4° ; 2° Bibliothèque royale, in-fol. ; 3° Bibliothèque de Lyon, in-8° ; 4° Oxford, Bibliothèque. C'est ce texte qui a été publié avec des notes en 1837 ; 5° Venise, Bibliothèque. Il y a deux manuscrits, in-4°, in-fol.

[25] Voici comment débute cette chanson de gestes :

Carles, li reis, nostre emperere magne,

Set ans tuz pleins ad ested en Espaigne,

Tresqu'en la mer conquist la terre altaigne,

N'i a castel qui devant luy remaigne,

Mur ne cités n'i est remés à fraindre

Fors Sarragoce qui est une muntaigne.

[26] Le poète ne parle jamais de Charlemagne qu'en le peignant ainsi : Charles li roy à la barbe grisaigne (crépue).

[27] Chant Ier.

[28] La famille du traître mayençais a sa filiation, Ganelon Pinabel, etc. Tout ceci se rattache aux généalogies ou branche des romans de chevalerie.

[29] Chant II. Le récit de Turpin dit : Marsile et Baligans issirent des bois moult matin, à tout cinquante mille Sarrasins armés ; des montagnes et des vallées issoient espessement où ils s'étoient repons et célés deux jours et deux nuis, par le conseil Ganelon. (Chronique de Saint-Denis, ad ann. 800.)

[30] C'est à ce moment de péril que le paladin Roland fait un retour sur la douceur de sa vie passée ; il donne des regrets à tous :

De plusurs choses à remembrer li prist,

De tantes terres comme li bers conquist,

De dulce France, des homes de son lit,

De Carlemaigne, son seigneur qui l'ourrit.

[31] C'est une légende tout entière que l'histoire de l'épée Durandal ; d'après la Chronique de Saint-Denis, elle fut portée en l'église de Blaye ; d'autres textes disent qu'on la déposa in B. Sancti-Severini basilicam apud Burdigalum transtulit. Mouskes parait plus vrai quand il dit :

Mais partaut qu'ele estoit si bonne

L'en ostèrent puis li kanonne

Si l'envoièrent Carlemaine

Qui grant joie et grant dol en maise.

[32] La primitive version de l'archevêque Turpin paraît surtout destinée à multiplier les pèlerinages à Saint-Jacques de Galice : ces pèlerinages furent un grand moyen pour préparer ensuite les croisades chevaleresques qui délivrèrent l'Espagne de la présence des Maures.

[33] J'ai traduit presque mot à mot la chanson de gestes de Roncevaux, d'après les deux MSS. publiés en 1837. Je me suis borné à éliminer les longues descriptions, si multipliées dans les romans de chevalerie.

[34] J'ai cité déjà cette chartre célèbre et si souvent rappelée.

[35] Je ne connais point la langue basque, mais je me fie à la traduction de cet altabiçaren cantua, donnée par M. Eugène de Monglave dans le journal de l'Institut historique. Voici au reste quelques fragments du texte :

Oïubat aïtuia içanda

Escualdunen madiien arietic :

Eta etcheco-jauna, bere atiaren aitcinian chutic,

Idekitu beharriiac, eta errandu : nor da hor ? Ger nahi dautet ?

Eta chacurra bere nensiaren oinetan lo çaguena,

Altchacuda, eta earasiz Altabiçaren ingurniac beteditu.

Etc., etc.

[36] Le chant des montagnards basques nous explique les fueros de Jacca sur les levées extraordinaires des pasteurs. La législation et les habitudes se tiennent : de appellitis ita statuimus ; cum homines de villis vel qui stont in montanis cum suis ganatis (troupeaux), audierint appelitum, omnes capiant arma et demissis ganatis, sequantur appelitum. (Voyez Biancœ, Comment. Hispania illustrata.)

[37] Pour écrire l'histoire de Charlemagne, il faut visiter le Rhin, l'Elbe, les Pyrénées, l'Èbre, puis revenir encore à Aix-la-Chapelle, à Ravenne, Pavie et Roncevaux : j'ai salué avec une grande piété historique toutes ces stations du grand empereur.

[38] Voici quelques fragments de cette plaintive scagna :

En Paris esta donna Alda,

La esposa de don Roldan,

Trescientas damas con ella,

Para la acompannar :

 

Todas visten un vestido,

Todas calzan un calzar,

Todas comen a una mena.

Todas comian de un pan.

 

Sino era sola donna Alda

Que era la mayoral ;

Las ciento hilaban oro

Las ciento tegen cendal.

Etc., etc.