CHARLEMAGNE

TOME PREMIER. — PÉRIODE DE LA CONQUÊTE

 

CHAPITRE VII. — CHARLEMAGNE ET CARLOMAN.

 

 

Question sur le partage du royaume des Francs après Pépin. — Carloman. — Caractère tout germanique de Charlemagne. — Sa naissance. — Son enfance. — Son port, sa stature à 26 ans. — Ses résidences. — Couronnement. — Première guerre d'Aquitaine. — Ses ducs. — Causes de la haine des Carlovingiens contre les ducs d'Aquitaine. — Légendes sur les exploits de Charlemagne. — Roman de Philoméla. — Les chansons de gestes des Quatre fils d'Aymon et d'Huon de Bordeaux. — Véritable sens des guerres du Midi. — Négociations avec les Lombards. — Lettres d'Étienne III à Charlemagne. — Berthe en Italie. — Les mariages. — Mort de Carloman. — Charlemagne seul roi des Francs.

768-771.

 

Pépin, élevé à la royauté des Francs, avait divisé son héritage entre ses fils comme l'avait fait Charles Martel ; la Neustrie et l'Austrasie formaient toujours deux fractions distinctes dans les conquêtes que les Francs accomplirent sous les premiers Mérovingiens. Carloman, le second fils de Pépin, est presque totalement effacé dans l'histoire par la grande physionomie de Charlemagne, le héros des chroniques et des chansons de gestes ; Charles, qui plus tard ajouta à son nom l'épithète latine et romaine de magne — le grand —, était essentiellement d'origine germanique. Eu fouillant toutes les chroniques, les chartres, on ne peut dire exactement en quel lieu, en quelle ville, il vint à la vie ; en Allemagne, chaque cité se donne l'honneur de l'avoir vu naître : Aix, Liège, Carlstadt, Munich même, car les Bavarois veulent que le grand Charles soit l'enfant de leur race ; partout, du Rhin à l'Elbe, on trouve ses vieilles images, ses statues de pierre, vénérables monuments qui attestent l'admiration des peuples et la grandeur de l'homme[1]. Le plus probable est que Charlemagne naquit au château d'Ingelheim, près Mayence, car Mayence aussi revendique le vieil empereur ; les ruines romaines, les tours qui bordent le Rhin portent son nom, et en parcourant ces débris des âges, ces pans de muraille suspendus sur la cime des monts, où le soleil jaunit la pampre du Johannisberg, l'écho répond toujours : Charlemagne !

Les annales de Fulde le font naître le 26 février 742, le continuateur de Frédégaire le 2 avril ; les uns se bornent à dire qu'il naquit à Noël, les autres à Pâques ; il fallait une solennité chrétienne pour couvrir de ses fêtes la naissance de l'homme qui laissa de si grandes traces dans les temps. Le Rhin tout allemand, la Souabe, la Franconie, la Bavière et les vieux évêchés revendiquent les premières années de sa vie ; il n'y eut dans son origine, dans ses formes, rien de neustrien ou de méridional ; l'empreinte allemande domine exclusivement. Cependant Éginhard, le secrétaire chéri de Charles, dit qu'il reçut la Neustrie, et Carloman l'Austrasie ; le continuateur de Frédégaire, si exact, donne en partage l'Austrasie à Charlemagne, et la Neustrie à Carloman. La physionomie toute germanique de Charlemagne ferait croire que cette dernière opinion est plus vraie où se passe la première vie du grand Charles et de quels lieux date-t-il ses diplômes[2] ? Des villes du Rhin, de la Souabe ou de la Franconie, de Mayence ou de Liège. Au reste, ce partage ne dura qu'une courte période, après laquelle on trouve une perpétuelle confusion de terres et de domaines[3].

Les annales sérieuses ne disent rien des faits et gestes de l'enfance de Charlemagne ; Éginhard avoue lui-menue qu'il les ignore[4] ; à cette époque les chroniques des monastères ne s'occupaient que des hommes arrivés déjà à la vie active. Son éducation est aussi inconnue que ses premières années, elle fut très négligée sous le rapport des lettres ; plus avancé, il formait à peine les caractères de son monogramme. La guerre ou la chasse dans les forêts de la Thuringe et des Ardennes était la seule éducation des rois ou conducteurs d'hommes allemands. Les chansons de gestes, monuments du vieil esprit national, s'occupent avec plus de soin de la première vie de Charlemagne. Aux xne et Elne siècles, on racontait les merveilleuses aventures de cet enfant quand il vint au monde ; le roman de Berte aus grans piés nous a révélé sa naissance romanesque et mystérieuse ; d'autres poèmes racontent comment le robuste jeune homme fut obligé de quitter la France, par la trahison des bâtards de Pépin, et comment il prit service auprès du roi Galafre de Tolède, dont il épousa la fille ; puis, quelques années s'écoulent, et il vient reconquérir son royaume, dont les bâtards voulaient le déshériter[5].

Et qui aurait pu disputer à Charles l'héritage de ses aïeux, lui l'expression de la force ! Tous les monuments nous le représentent d'une grande stature, et les peintures allemandes sont faites sur le modèle d'une sorte de géant ou d'un saint Christophe. A Aix, dans la cathédrale, sur les places publiques ; à Mayence, à Munich, partout Charlemagne est une espèce de Goliath[6] ; sa stature a plus de six pieds, sa physionomie est essentiellement guerrière ; ses yeux grands, vifs, colorés, ses traits forts ; tout ce qu'il maniait, tout ce qu'il touchait est d'un poids si considérable, qu'on peut le dire d'une nature surhumaine ; le crâne que l'on montre à Aix, et que les chanoines ont conservé dans une châsse de vermeil, est-il bien celui de Charlemagne ? Sa dimension extraordinaire constate qu'il n'a pu appartenir qu'à un géant[7]. En ces temps, la force du corps entrait beaucoup dans la puissance morale d'un chef ; Pépin eut besoin de lutter contre un lion furieux pour faire pardonner sa petite taille, sa corpulence épaisse ; le surnom de le Bref cessa dès lors d'être pris en signe de moquerie, et le roi des Francs dut montrer qu'en lui était la force et l'énergie du commandement.

Selon les chansons de gestes sur les enfances de Charlemagne, ce prince eut donc la force, l'énergie de son père, et la belle taille de Berthe, la noble fille de Germanie ; c'est sa mère qui lui transmit cette empreinte de beauté mâle et cette stature magnifique et altière que la tradition lui a données. Lorsque la chronique de Saint-Denis veut décrire la forme de Charlemagne d'après le dire de Turpin, elle lui donne toutes les habitudes, toute ln puissance des géants. Homme estoit de grant corps et de fort estature ; sept piés avoit de long, à la mesure de son pié ; le chief avoit réond, les yeux grans et gros et si clers que quant il estoit courroucié, ils replandissoient comme escarboucle, le nés avait grant et droit et un pou hoult par le milieu ; brune chevelure, la face vermeille lie et alegre ; de si grant force estoit qu'il estendoit trois fers de cheval tous ensemble légièrement, et levoit un chevalier armé sus sa paume, de terre jusques à mont. De Joieuse son espée coupoit un chevalier tout armé ; de tout nombre estoit bien taillié. Six espans avoit de ceint sans ce qui pendoit dehors la boucle de sa courroye. Ainsi était le grand Charles ! Lui et Carloman furent couronnés le même jour, l'un à Noyon, l'autre à Soissons : les acclamations des Francs confirmèrent le partage de Pépin, mais il ne satisfit pas les deux frères, qui n'eurent jamais rien de fixe dans l'administration de leurs terres. Les chroniqueurs passent sous silence les protestations ou les résistances qui purent se montrer parmi les partisans des Mérovingiens[8]. On ne trouve désormais que de faibles traces de cette famille de Clovis, si sainte parmi les Francs ; les chroniques, toutes dévouées à la race de Pépin, aux maires et dues d'Austrasie devenus rois, n'en parlent plus, ou bien elles jettent quelques mots en signe de mépris, pour annoncer la mort de Childéric ou de ces rejetons de lignée royale : des intérêts nouveaux sont nés, et les affections anciennes s'effacent.

Cependant une guerre éclate alors qui semble rappeler les droits des Mérovingiens ; c'est celle d'Aquitaine. Dans le Midi, les affections pour les fils de Clovis s'étaient plus particulièrement conservées ; les ducs primitifs d'Aquitaine avaient pour ancêtre Caribert, roi de Toulouse, fils de Clotaire II ; la succession n'avait jamais été interrompue ; Eudes qui combattit si vaillamment les Sarrasins en était issu ; Hunald ou Hunold fut son fils. Quand Charles Martel voulut tenter de s'assurer la couronne, on le vit combattre avec acharnement Hunald et les Aquitains ; c'était une guerre non seulement de race, mais encore de dynastie. La politique de Pépin fut de jeter la division dans cette famille ; la sanglante histoire de Haton et d'Hunald témoigne quelle fut la conduite des Carlovingiens à l'égard des ducs Mérovingiens d'Aquitaine ; ils les avaient fait tonsurer comme Childéric III. Tout à coup, à la mort de Pépin, Hunald sort de son monastère et lève l'étendard pour proclamer l'indépendance de l'Aquitaine[9] ; il espère dans le passage d'un règne à un autre faire revivre les droits d'un Mérovingien réduit à l'état monacal. Cette sédition dut être rigoureusement réprimée pie Charles, car elle pouvait seconder les prétentions des descendants de Clovis dans la Neustrie ; il convoqua un parlement où vint son frère Carloman, lés comtes et les fidèles leudes et évêques. La guerre fut décidée ; les deux frères avaient intérêt à comprimer toutes les idées qui pouvaient servir le retour et la force de l'ancienne famille : Charles et Carloman passent simultanément la Loire. En chemin ils se brouillent, parce qu'ils ne sont pas contents de leur partage ; Charlemagne, qui veut imposer sa supériorité, reste seul à la tête de l'expédition, Carloman se retira avec ses fidèles. Voilà les Francs dans les provinces du Midi, forçant les villes antiques, les municipes romains, ou les campagnes soumises aux évêques visigoths. Les Aquitains furent vaincus par ces leudes d'Allemagne, ces Austrasiens aux forts chevaux, aux rudes armures.

Comme Charles Martel, Charlemagne parcourt l'Aquitaine d'un point à un notre ; il vient jusque sur la Dordogne, et cette ville de Fronsac que vous voyez sur les hauteurs est une de ses fondations[10], pour maintenir la domination franque sur les peuples méridionaux. On voulait comprimer une race de vaincus, et l'on élevait des fortifications ; Charlemagne domina donc la Dordogne en bâtissant un château que les Aquitains appelèrent Fransiac — le château des Français — ; la corruption en a fait Fronsac ; quelques traces de ce château restent encore, le lierre y rampe, et une cité s'éleva depuis comme un fief du nom des Richelieu. Les villes méridionales des Aquitains jouissaient d'une civilisation plus avancée que les froides cités du Rhin et de la Moselle ; le passage de Charlemagne dans l'Aquitaine a été marqué par des chartres et des diplômes concédés aux églises et aux monastères ; le roi des Francs vint même jusqu'en Gascogne, cette terre des Pyrénées, et il la donna alors à titre bénéficier à un seigneur dé. igné sous le nom de Lupus, issu, disent les chroniques, de la race mérovingienne ; neveu du légitime duc, il se fit librement le vassal de Charlemagne, et pour gage il lui livra son oncle Hunald, qui avait cherché un refuge dans les montagnes[11] : le loup dévora l'agneau, ainsi disent les légendes.

La souveraineté de Charlemagne ne fut plus contestée en Aquitaine. Un roman presque contemporain, celui de Philoméla, raconte avec des circonstances pittoresques toutes les conquêtes méridionales de Charlemagne, qu'il mêle et confond souvent avec Pépin : c'est surtout le siège de Carcassonne. Philoméla offre un mélange de réalités et de fictions ; l'imagination des troubadours du Midi devait s'exercer dans le récit des grands exploits de ces fiers-à-bras, et Charlemagne devint le héros des légendes méridionales comme des chansons de gestes du Nord.

Les guerres au delà de la Loire ne sont-elles pas aussi personnifiées dans le roman des Quatre fils d'Aymon, antique expression des antipathies entre les races du Nord et celles du Midi ? Renaud de Montauban, dont l'histoire est devenue si populaire, était le fils d'Aymon, de la famille méridionale de Dordogne[12]. Aymon vient à la cour de Charlemagne avec ses quatre fils : Renaud, Richardet, Alard et Guichard, pour faire hommage sans doute comme les ducs d'Aquitaine ; Renaud, jouant aux échecs[13], brise d'un coup d'échiquier le crène de Berthellot, neveu ou bâtard de Charlemagne ; la guerre méridionale est déclarée ; et les paladins sont convoqués par le roi furieux. Or, qui prend la défense du duc Aymon, en son fief de la Dordogne ? C'est l'on, duc de Gascogne, comme Loup prit un moment la défense d'Hunald. Que de merveilles dans le siège de Montauban, où la race méridionale fit tant de prodiges ! Tous les fils d'Aymon s'y sont enfermés ; le cheval Bayard les a transportés sur son dos reluisant, la noble bête ; ils vont se défendre, car ils sont dignes et courageux. Le siège de Montauban est long et marqué de vicissitudes ; la haine contre Charlemagne perce de tous côtés dans ce récit poétique, écrit par la race méridionale : c'est un homme du Nord qui vient imposer sa loi aux nobles cités du Midi. Aussi le romancier présente-t-il Charles le Grand comme vindicatif, ridicule ; il est livré au caprice de ses barons, au mépris de ses propres fils ; si bien que l'on semble assister non point à la grandeur naissante de la race carlovingienne, mais à l'époque de sa décadence et de sa ruine profonde sous Charles le Simple[14].

La chanson de gestes sur Huon de Bordeaux appartient également à l'épopée des guerres d'Aquitaine et de Gascogne. La chronique ne disait souvent qu'un simple mot, ne faisait qu'un récit sec et décharné d'une guerre ; la chanson de gestes récitait tous les hauts faits de chevalerie et groupait mille traditions recueillies. Le romancier ne tient pas à l'exactitude des faits, à l'empreinte des événements ; il invente, il brode ; ce sont des légendes d'or qu'il place autour de la physionomie de Charlemagne, dont le nom retentit même plusieurs siècles après. Les cartulaires des abbayes se bornent à dire : Le roi Charles est venu habiter nos cellules pendant les fêtes de Pâques ou de Noël, et a célébré les solennités de l'église[15]. Les chansons de gestes nous font connaître la vie des forêts, des cours plénières, les récits coloriés des batailles, l'existence intime de cette société en dehors des cloîtres solitaires.

La guerre d'Aquitaine finie, Charlemagne revint dans ses villes du Rhin et de la Souabe ; là seulement il se plait ; il n'habite jamais Paris ; il passe rapidement à Compiègne. Les résidences de son choix sont quelques grandes menses ou fermes royales dans les diocèses de Juliers, à Seltz, Worms, Mayence ; les rivières qu'il salue sont l'Escaut, le Rhin, la Moselle et le Mein[16] ; ses forêts, les Ardennes et les Montagnes Noires. S'il tient une cour plénière, c'est toujours dans la Germanie ; la Neustrie ne fut que passagèrement son lot ; on voit une confusion perpétuelle dans le partage entre lui et Carloman ; jamais rien de précis et de distinct. Dans une de ces cours plénières, il fut question du mariage de Charlemagne avec une des filles de Didier, roi des Lombards ; comme Charles Martel, comme Pépin, Charlemagne n'a pas une femme unique ; époux déjà d'Himiltrude, d'origine franque, il habite avec elle les palais, les fermes, et néanmoins Berthe, sa mère, songe à lui donner pour femme Désidérade, fille de Didier, le roi des Lombards. L'unité de mariage n'est pas encore un dogme parmi ces hommes de force qui prennent toujours, au gré de leurs passions, une ou plusieurs compagnes ; il n'est pas rare d'en voir trois ou quatre dans le palais des leudes, et c'est là le sujet des reproches solennels que leur adressent les papes, gardiens de lu sainteté et de la pureté des mœurs.

Dans cette question du mariage avec Désidérade[17], des intérêts matériels se mêlaient à la violente opposition que les papes firent à l'union de Charlemagne avec une fille de Lombardie. Didier ne s'était pas déclaré, comme les autres rois des Lombards, l'ennemi du saint-site, mais en s'en faisant le protecteur superbe, il avait imposé des conditions à la papauté. Étienne III, sur le trône de saint Pierre, voyait avec effroi, le rapprochement des royautés lombarde et franque dans une ligue de famille. Quel avait été le défenseur de Rome, quand la papauté, violemment attaquée par les Lombards, avait parlé de ses périls au monde chrétien ? C'était Pépin suivi des leudes d'Austrasie et de Neustrie : tous avaient passé les Alpes sur leurs lourds chevaux, et bientôt ils avaient dominé les villes de Lombardie par la conquête et la force des armes.

La souveraineté temporelle des papes venait aussi de Pépin, qui en échange avait reçu le titre de patrice de Rome ; si les rois franc et lombard se rapprochaient par un mariage, le pontificat ne trouverait plus ni protecteur ni vengeur, et c'est ce qui afflige profondément Étienne III. Aussi lorsqu'il apprend le pèlerinage de Berthe à Pavie, à Ravenne, il se lette d'écrire à Charlemagne : Sache, ô grand roi[18], qu'il est impie de prendre d'autre femme, quand déjà vous en avez une à votre couche ; souvenez-vous, très excellent fils, que notre prédécesseur de sainte mémoire insista auprès de votre père pour qu'il ne répudiât pas votre mère, et que Pépin y consentit ; il serait déplorable que la noble nation des Francs se souillât du contact de la très fétide nation des Lombards, qui n'est pas comptée parmi les peuples ; de Désidérade naîtrait une lignée lépreuse : quelle similitude peut-il exister entre la lumière et les ténèbres, entre le fidèle et l'infidèle ? Recevez, comme les très illustres et très nobles rois de votre patrie une belle épouse de la noble race des Francs, et il vous convient de vous unir à elle par l'amour ; et certes renoncez à vous mêler par la consanguinité avec des nations étrangères, car ainsi ont agi vos aïeux, votre père ; rappelez à votre mémoire que lorsque l'empereur Constantin[19] s'efforça de porter Pépin à épouser sa fille la très noble Giselle, il ne voulut pas s'unir à une étrangère contre la volonté du Saint-Siège[20].

Les craintes d'Étienne III se révèlent incessamment dans une série de lettres adressées aux grands, à Charlemagne et à Berthe qui a passé les Alpes. La mère du grand prince persiste dans cette union avec la race lombarde, ce sera un lien intime de paix ; les affaires sont trop avancées pour reculer ; Didier n'est qu'un vassal, et Charlemagne est aise de le constater par des hommages publics. De loin, il aperçoit déjà la couronne de fer sur son front ; Didier n'a pas de fils, il lui succédera.

Désidérade devient donc la seconde femme de Charlemagne, malgré le pape ; comme Berthe ne veut pas heurter celte puissance dont son fils a besoin, elle se pose comme arbitre entre Didier et Étienne III. Selon leur coutume militaire, les Lombards se sont précipités des villes de Pavie et de Milan sur les états de Rome, ils ont envahi la Pentapole ; les voilà au pied des murailles de la ville éternelle ; Étienne s'adresse à Charlemagne pour qu'il fasse respecter la donation de son père à Rome et à saint Pierre. Charlemagne écoute la prière d'Étienne III, il envoie des arbitres : Didier doit s'en tenir au royaume des Lombards ; il n'a aucun droit sur le domaine de Saint-Pierre, la donation de Pépin sera respectée. Cette transaction assure à Charlemagne une supériorité tout à la fois sur la Lombardie et Rome : patrice de la ville éternelle, protecteur des papes, il est aussi le suzerain du roi des Lombards, et au premier acte de félonie, il pourra passer les Alpes pour le faire repentir de ses outrages. Roi des Francs, il est déjà suzerain d'Aquitaine ; bientôt l'Italie deviendra une annexe à sa couronne ; les belles terres au delà des montagnes ont laissé de longs souvenirs parmi les Francs[21] !

Himiltrude, la première femme de Charlemagne, lui a donné un fils, Pépin ; Désidérade est la seconde épouse : elle passe les Alpes accompagnée de Berthe, qui la conduit dans une des métairies royales de la forêt des Ardennes. Ces métairies étaient la résidence habituelle des rois francs et des maires du palais. Sorte de fermes modèles jetées au milieu des pays incultes, elles formaient les principaux revenus de la couronne ; elles étaient gérées par des majordomes, selon la forme romaine et les habitudes des colons gaulois ; les unes appartenaient aux monastères, aux abbayes, aux évêchés, les autres aux rois ; les leudes, comtes, ducs en avaient souvent de très considérables, et chaque homme d'armes revendiquait sa terre cultivée à son profit par les colons[22]. De ces métairies sont datées la plupart des chartres émanées des Mérovingiens comme des Carlovingiens ; quand les rois ne s'abritent pas sous le toit des monastères, qui leur doivent le gîte par la coutume, ils viennent résider dans une métairie royale.

Charlemagne prit bientôt un grand dégoût pour Désidérade, la fille de Didier, roi des Lombards ; est-cc d'après les rapports que lui a faits le pape sur la légèreté et les vices de la race lombarde ? est-ce par souvenir de sa première union avec Himiltrude ? Tant il y a qu'à peine six mois écoulés il parle de la répudier[23] ; il n'écoute point les remontrances de Berthe ; le sang des Francs parle contre la race d'Italie, l'homme du Nord a répugnance pour la femme qui a vu le jour à Milan. Il chasse donc Désidérade, et il épouse presque aussitôt une fille de Germanie, du nom d'Hildegarde. L'Allemand aime le sang allemand ; Charlemagne a toutes les habitudes du Rhin et de l'Elbe. A vingt-neuf ans, il a déjà trois femmes répudiées ou auprès de lui ; il ne tient aucun compte de l'unité du mariage. En vain Etienne lui reproche-t-il ses adultères ; Charles soutient fermement cette lutte contre la pensée morale de la papauté. Jusqu'ici les passions triomphent ; et l'église n'est pas un frein suffisant pour ces hommes de chair qui se permettent tout dans l'ivresse de la vie ; et qu'importent les paroles menaçantes de Didier ! Charlemagne saura le réprimer ! Tous les mécontents vont chercher à Pavie ou à Ravenne un refuge ; dès qu'un leude a malheureusement levé l'étendard contre les Carlovingiens, il passe les Alpes et va trouver le roi lombard pour réclamer aide. Cette couronne de fer doit fléchir devant le roi des Francs, car jusque-là il n'y aura ni paix ni trêve pour lui ; c'est un danger qu'il faut faire cesser par une expédition au delà des montagnes. Hunald, ou Hunold, le dernier duc d'Aquitaine, n'est-il pas venu chercher un refuge à Pavie[24], au moment ou Désidérade accourt se plaindre à la cour plénière des Lombards de l'outrage qu'elle a reçu des Francs et de leur roi ?

La monarchie tombait alors entière aux mains de Charlemagne par la mort presque subite de Carloman. Jamais aucune intimité n'avait régné entre les deux frères, leur partage primitif n'avait même jamais rien eu de bien fixe ; les diplômes constatent une grande confusion dans les limites de leur pouvoir ; les deux princes réglaient indistinctement l'administration des terres du Rhin, de la Moselle, de la Seine et de la Loire ; dans les trois années que domine cette confusion, on ne peut dire si la Neustrie ou l'Austrasie fut gouvernée spécialement par l'un ou par l'autre. Carloman mourut dans une métairie royale du nom de Samoucy, au diocèse de Laon ; il était jeune encore, la chronique dit qu'il finissait à peine sa vingt et unième année[25].

Carloman laissait deux fils au berceau ; seront-ils ses successeurs ? Si la loi d'hérédité sacrée pour les Mérovingiens avait existé, les deux fils auraient succédé au patrimoine de leur père ; on l'avait ainsi vu dans les annales des Francs. Mois les Carlovingiens, dynastie naissante, n'inspiraient point encore cette piété sacrée que les fils de Clovis excitaient parmi la vieille race franque sortie des forêts ; ils s'étaient élevés par la force, ils ne devaient leur consécration sainte qu'à l'intervention des papes, au sacre des évêques et l'hérédité n'était point une loi irrévocable. Charlemagne, dans une cour plénière qu'il tint à Valenciennes, fit part à ses leudes de la mort de Carloman, et bientôt, agitant leurs lances, ils partirent en conquérants pour la forêt des Ardennes ; tous campèrent dans la métairie royale de Carbonac, à peu de distance de Samoucy, là où était mort Carloman. A l'aspect de cette masse d'hommes, les comtes, les évêques, les abbés du royaume de Carloman vinrent faire hommage à Charlemagne. On prêta peu d'attention aux droits des enfants en bas âge ; incapables de régner et de conduire les leudes aux batailles, on les destina comme les derniers des Mérovingiens à vivre et mourir dans le cloître ; la tonsure, symbole du servage spirituel, leur fut réservée[26] : quand on n'avait plus les cheveux longs et pendants, comme la crinière des nobles coursiers aux forêts germaniques, on ne pouvait être ni roi ni comte. La veuve de Carloman, Gerberge, passa les Alpes et vint aussi chercher un refuge chez les Lombards ; elle craignait le cloitre et les persécutions de Charlemagne devenu roi de toute la monarchie des Francs. Sauf quelques hommes qui restèrent fidèles à Carloman, et suivirent la reine Gerberge au delà des monts, tous les possesseurs des terres, comtes, évêques et abbés, firent hommage au nouveau souverain.

C'est de ce moment que commence surtout le règne de Charlemagne ; après cette époque se développent les grandes conquêtes et l'organisation politique. Jusqu'à la mort de Carloman, il n'y a que des chartres isolées, des diplômes de donations cléricales. Ainsi aux ides de janvier, une chartre de Charlemagne, datée d'Aix-la Chapelle, fait une donation au monastère de Saint-Denis. Aux ides de février, il accorde à l'église de Metz des immunités et l'affranchissement de toute juridiction royale[27]. Avant sa mort, Carloman e confirmé les immunités de l'église de Saint-Denis, et exempté la foire et marché de tout impôt. Aux calendes d'avril, Charlemagne multiplie les concessions envers le monastère de Corbie ; des confirmations sont accordées pour tous les privilèges de l'abbaye de Sithieu ou Saint-Bertin : ici, c'est un affranchissement des droits fiscaux accordé aux abbés ; là, une organisation ecclésiastique ou bien des fermes royales et des terres concédées ; on voit que la race de Pépin a besoin de s'appuyer sur l'église pour faire confirmer sa royauté, il se fait alliance entre elle et les papes ; il lui faut cette empreinte religieuse que l'église seule peut donner. De là, cette sollicitude pour toutes les questions chrétiennes et pontificales ; Charlemagne veut être le fils chéri de Rome avant de se proclamer l'empereur romain ; il ménage le pontificat, parce qu'il en a besoin pour l'accomplissement de son dessein d'un vaste empire. Pépin s'était allié au pape pour se faire roi, Charlemagne lui tend la main pour se faire empereur.

 

 

 



[1] J'ai fait plusieurs voyages en Allemagne pour rechercher les traces de Charlemagne ; tout est allemand dans cette haute physionomie ; je le crois originaire de la Hesse ou du cercle de Franconie. Fulde ! Fulde ! il ne reste plus que ta chronique !

[2] Noël 769, Utrecht ; Pâques 770, Liège ; Noël, Mayence ; Pâques 771, à Héristal, Worms, Aix-la-Chapelle. Voyez la Table des diplômes de Bréquigny, t. Ier.

[3] Il fut lu, le vendredi 9 avril 1745, à l'Académie des Inscriptions, par M. La Bruère, une dissertation très étendue sur ce partage des terres de France entre les fils de Pépin.

[4] Eginhard ignorait tout à fait l'enfance de Charlemagne : De cujus nativitate atque infantia vel etiam putritia, quia tique scriptis usquam aliquid declaratum est, nec quisquam modo superesse invenitur qui horum se dicat habere notitiam, scribere ineptum judicans. Eginhard, Vita Carol., IV.

[5] Voyez la note de M. Paulin Pâris, Chronique de Saint-Denis, p. 68.

[6] Le portrait en pied du XVe siècle qui est à la tribune de la cathédrale d'Aix-la-Chapelle reproduit l'œil terrible de Charlemagne ; il me fit peur. Sur le missel de Charles le Chauve, conservé à la Bibliothèque du roi, il y a une miniature qui pourrait bien représenter Charlemagne. Il y a deux scels pendants à des chartres aux Archives du royaume qui peuvent retracer les traits du grand empereur : je n'ose l'affirmer, car à cette époque l'usage était d'employer des pierres gravées antiques.

[7] Le trésor de la cathédrale d'Aix-la-Chapelle est fort riche ; il fut transporté à Munich à l'époque de la révolution et de ses conquêtes ; il a été depuis restitué, je l'ai visité en détail à trois reprises : 1839, 1840, 1841, avec la chasse des mages de Cologne, le plus beau monument d'orfèvrerie ; j'ai voulu respirer l'air de la période carlovingienne.

[8] Voici les derniers mots que jette la Chronique de Saint-Denis sur les Mérovingiens : La génération des Mérovées de laquelle les François souloient prendre leurs rois, dura jusques au temps d'un roi qui eut nom Childérich ; si sembloit bien que la lignie estoit jà faillie en lui-mesme, car ce roy n'estoit de nulle vigueur né digne de louenge nulle ; sans nul povoir portoit nom de roy tant seulement. (Ad ann. 768.) La Chronique de Saint-Denis était comme le journal officiel ; elle n'épargnait pas les pouvoirs déchus.

[9] Hunoltus quidam, a regnum affectans, disent les Annales attribuées à Éginhard.

[10] Le roy atendit les messages au lieu meisme dont il estoit meu, et il fonda tandis un chastel qui a nom Frontenoy, sur la rivière de Dordonne. Dans le latin, on lit : Francicum ou Frontiacum (Fronsac) (Chronique de Saint-Denis, ad ann. 769.)

[11] Annal. d'Eginhard, ad ann. 769. Voyez le curieux diplôme de Charles le Chauve relatif à ces affaires d'Aquitaine et de Gascogne dans D. Bouquet, t. VIII, p. 470 et D. Vaissète, dans son beau et grand travail, liv. VIII, p. 76-77.

[12] L'on sait en librairie que l'un des livres qui s'est réimprimé le plus souvent est le roman des Quatre fils d'Aymon ; il se vend 5 sous dans les campagnes. Il en existe un autre sous ce titre : Conquêtes du grand Charlemagne, roi de France, avec les faits historiques des douze pairs de France et du grand Fier-à-Bras, et le combat fait par lui contre le petit Olivier. J'ai la vieille édition de Montbelliard (1501).

[13] Le cabinet des médailles (Biblioth. roy.) possède les pièces énormes d'un jeu d'échecs en ivoire ; elles supposent un échiquier immense et des bras plus immenses encore pour les mouvoir ; les échecs proviennent du trésor de Saint-Denis ; comme ils n'étaient pas d'or, on les a sauvés du pillage révolutionnaire.

[14] L'empereur Charles éprouve toute espèce de vicissitudes au siège de Montauban ; Maugis lui joue mille tours de nécromancie.

[15] Le moine de Saint-Gall me paraît le seul chroniqueur qui sorte de l'ordre froid et méthodique des Annales de Fulde, de Saint-Bertin ou de Metz, et encore je crois que le moine de Saint-Gall n'est qu'une chanson de gestes en prose latine.

[16] Ses capitulaires et ses chartres sont presque tous datés des fermes royales du Rhin ou de l'Escaut. Comparez Baluze et Bréquigny. Voici ce qu'on trouve à presque chaque ligne des chroniques : Karolus autem rex, natalem Domini in Moguntiaco, sanctumque Pascha in villa Haristallio celebravit.

[17] Et la cause de celle voie de Berthe en Lombardie lu pour requerre la fille Desier de Pavie pour Charlemaines, son ainsné fils. (Chronique de Saint-Denis, ad ann. 770.)

[18] Dans quelques textes on lit ce salut en grec : Χαιρε, Βασιλεΰ άνικητός.

[19] Le pape veut parler de Constantin Copronyme κόπρος-ονομα ; on sait l'acception fort sale de κόπρος.

[20] Epist. 45, in Cod. Carolin.

[21] Sur tout ce qui tient aux rapports des papes et des empereurs, ou doit toujours consulter le Codex Carolinus, le plus curieux, le plus complet des monuments.

[22] Sur le gouvernement modèle des fermes ou menses au moyen âge, il n'y a rien de plus remarquable, je le répète, que la Polyptyque de l'abbé Irminon (Polyptycum Irminonis abbatis), publiée par M. Guérard.

[23] En celle année meisme laissa-il la fille Desier de Lombardie, que la royne Berthe sa mère luy avoit pourchaciée. Une autre espousa apres qui avoit nom Hildegarde. (Chronique de Saint-Denis, ad ann. 771.)

[24] C'est dans une incidence de la Chronique de Saint-Denis que se trouvent quelques détails sur ce Hunald qui devint apostat et mécréant : il y a presque ressemblance entre ce Hunald et Fromont, duc d'Aquitaine, qui, dans la chanson épique de Garin le Loherain, renia Jésus-Christ. Je crois que le véritable nom du duc d'Aquitaine doit s'écrire Huhnac.

[25] Trespassa en la ville de Samoucy en la seconde nonne de décembre. Mis fu en sépulture en l'églyse de Saint-Denis en France, de lès le roy Pépin son père. (Chronique de Saint-Denis, ad ann. 771.) Hincmar, jaloux des privilèges de Reims, affirme que le corps de Carloman est dans sa basilique. Il existe de nombreuses chavires scellées par Carloman ; elles sont parfaitement conservées aux Archives du royaume (2e carton. — Carlovingiens). Il fut le bienfaiteur des abbayes de Saint-Denis et de Saint-Germain.

[26] Les fils de Carloman se sauvèrent avec leur mère en Italie : Nam uxor ejus et filii cum parte optirnatum in Italiam profecti sunt. (Annal. Metens. ad ann. 771.)

[27] Voyez la Table des diplômes de M. de Bréquigny, t. La Diplomatique des Bénédictins contient quelques Chartres originales de Charlemagne avec fac-simile, mais elles se rattachent à la seconde période. Il y a trois cartons des Carlovingiens (Chartres originales) aux Archives du royaume.