RAVAILLAC

LA MAISON OÙ NAQUIT LE RÉGICIDE - LA TANIÈRE DES RAVAILLARD DANS LA GORGE DE BAUME-LES-MESSIEURS - LE CHÂTEAU DU DIABLE.

 

CHAPITRE DIXIÈME. — LES RAVAILLARD : LA GORGE DE BAUME-LES-MESSIEURS. - LE RAVAILLAC - MICHAUD DE MONTGEON : LE CHATEAU DU DIABLE.

 

 

Il était difficile d'admettre que la famille Ravaillac, ainsi que le donnait à entendre M. de Rencogne, continuât à subsister, petits cultivateurs dans le Dauphiné, sous le nom à peine modifié de Ravaillard : Ravaillac, Ravaillard, ce n'est pas là, à proprement parler, un changement de nom ; c'est une terminaison modifiée simplement par le génie même de la langue de chaque province, qui, de nos terminaisons en ac de la Gascogne et de la Saintonge, fait une terminaison en at pour l'Auvergne et en ard sur nos frontières orientales : Louis XIII n'aurait assurément pas admis cette modification dérisoire.

C'est donc à peu près certain d'un résultat négatif que nous avions écrit tout d'abord à M. l'archiviste du département de l'Isère[1] ; sa réponse ne fut pas une déception pour nous.

En revanche nous recevions peu après du département de la Drôme la lettre suivante :

Selon votre désir, j'ai consulté la table des trois volumes de l'Inventaire sommaire et je n'ai rien trouvé qui approche du nom indiqué.

J'ai recouru alors aux archives modernes :

En 1844, Charlotte Ravaillard, née à Lavignée (Jura), condamnée à Lyon à dix ans de travaux forcés pour vol de marchandises en 1834, avait choisi Valence pour sa résidence, en quittant la maison centrale de Montpellier.

Elle ne resta pas longtemps dans notre ville et repartit pour Vienne le 23 décembre même année. Elle avait alors cinquante ans.

Ce renseignement vous permet de reporter vos recherches sur un autre point.

Il n'y a pas de Lavignée dans le Jura, mais un Lavigny. Lavignée serait dans la Haute-Saône, etc.

 

Nous étions enfin sur la piste. Ou pouvait le deviner instinctivement ; il était si naturel que le frère du régicide se fût réfugié, non pas dans la province, française depuis plusieurs siècles déjà, du Dauphiné, mais dans cette Franche-Comté qui était alors ardemment dévouée au roi d'Espagne, son souverain, ennemi mortel d'Henri IV !

Dans la partie la plus sauvage des montagnes de cette dernière province, à cent cinquante mètres de la célèbre gorge de Baume-les-Messieurs, Geoffroy Ravaillac avait choisi son repaire. Cachée dans les bois qui surplombent le hameau de Rosnay, sa misérable chaumière était encore, vers la fin du siècle dernier, habitée par ses descendants. Les ruines en ont été peu à peu dispersées, au fur et à mesure du défrichement des montagnes et des forêts. Aujourd'hui tout a disparu, il ne reste plus qu'un champ, à qui l'on a conservé du moins le nom sinistre de ses anciens propriétaires : le Champ-Ravaillard.

La tradition de la contrée veut que ce soit le régicide lui-même qui soit venu se cacher dans cet antre ; nous savons à quoi nous en tenir à ce sujet. Il ne peut s'agir non plus du père du régicide : âgé d'environ soixante-dix ans à l'époque de l'attentat, il est invraisemblable que Jean Ravaillac ait, à un âge si avancé, pu former une nouvelle souche.

Selon nous, le fugitif ne pouvait être que Geoffroy, frère aîné du régicide.

Son dernier descendant en ligne masculine habite à dix kilomètres environ du Champ-Ravaillard ; il n'a pas cru devoir répondre à nos questions. Il n'a plus au hameau de Rosnay de parent de son nom ; le dernier y est mort, sans s'être marié, vers 1875.

Revenons dans notre Angoumois, où nous avons laissé les enfants de l'écuyer Pierre Ravaillac, oncle du régicide.

A quelques kilomètres au sud-est d'Angoulême, sur la commune de Puymoyen, dans l'étroit vallon des Eaux-Claires, est une autre ruine, guère moins dévastée que la chaumière des Ravaillard et connue sous le nom de Château du Diable.

Voici dans quels termes[2] en parle M. l'abbé Michon dans cette statistique qui a déjà été plusieurs fois citée par nous :

Une vieille construction, appelée le Château du Diable, indiquée sur la Carte de Cassini sous le nom de Château ruiné, se trouve au bas du Petit-Rochefort. Des souterrains assez vastes, creusés dans le rocher, forment la partie la plus intéressante de ce château. Le bâtiment qui s'élevait au-dessus, était des premières années du XVIe siècle.

 

Sur ce même sujet, M. Alcide Gauguié, dans sa Charente communale illustrée[3], s'exprime dans ces termes romantiques :

Sur un coteau d'où coule le ruisseau des Eaux-Claires, au sommet escarpé d'un rocher aux flancs duquel s'attachent les ronces et les buis, on aperçoit un vieux pan de mur rasé jusqu'au niveau du sol.

C'est le Château du Diable.

Ce nom de Château du Diable, substitué par la haine populaire à l'ancien nom disparu[4], ne laisse aucun doute que ce lieu redoutable ne servît de repaire à quelques nobles pillards ou plutôt aux partis anglais qui désolèrent le pays pendant la guerre de Cent-Ans. Il fut rasé lors de l'expulsion définitive des Anglais sous Charles VII ; il ne reste plus de cette antique forteresse que des caves ou souterrains profonds, les uns taillés dans le roc, les autres voûtés en maçonnerie.

Une tradition populaire voulait que le Diable s'opposât à ce qu'aucune construction fût faite sur ces ruines, son domaine.

 

En effet, très anciennement, un château dut se dresser sur ces rochers et, par suite de sa position, s'appeler Rochefort ; il fut détruit, soit après la guerre de Cent-Ans, soit après tout autre événement ; mais, ainsi que le dit M. l'abbé Michon, une nouvelle construction avait été édifiée sur les anciennes ruines, dans les premières années du XVIe siècle.

Dans ce même siècle, cette construction était possédée par maître Pierre de Montgeon, prêtre, qualifié sieur de Rochefort, qui, en qualité d'ami ou peut-être de parent de François Ravaillac, aïeul du régicide, avait été, en 1577, témoin dans la vente par lui consentie à Vivien Roudier, du bourg d'Yvrac, et en 1574, témoin du partage intervenu entre lui et ses deux fils.

Avant d'aller plus loin, disons quelques mots sur sa famille, qui était sans doute celle dont Vigier de la Pille (page CXXVIII) parle en ces termes :

Mongeon (Michel) maire d'Angoulême en 1481, conseiller en 1488 ;

Micheau Mongeon, échevin en 1498 ;

Louis, son fils, recu à sa place en 1501 ;

Penot Mongeon, conseiller de 1506 à 1516 ;

Jean Mongeon, sieur du Petit-Challonne, maire en 1536, ensuite conseiller jusqu'en 1544 ;

Pierre Mongeon, conseiller de 1558 à 1586 ;

Jacques, son fils, eut sa place cette année-là ; il la garda jusqu'en 1626, il se qualifiait sieur de Fléac, il avait un frère, nommé Jean Mongeon, sieur du Petit-Challonne, qui articule à la recherche de 1699 qu'il était fils de Pierre Mongeon ; celui-ci, de Jean ; qu'ils avaient toujours pris la qualité d'écuyer ; il justifia la filiation de son père par une ancienne enquête ; il représenta que le Petit-Challonne avait été pillé, les titres enlevés et son père emmené prisonnier pendant les guerres de la religion.

 

A cette famille appartenait le capitaine Jehan Montgeon, sieur du Haut-Puy de Fléac, sur lequel M. le comte Anatole de Brémond d'Ars a publié un intéressant travail, dans le bulletin 1873-1874 du Bulletin de la Société archéologique et historique de la Charente. Après avoir donné sur la famille de ce capitaine les renseignements en sa possession, et qui sont ceux mêmes que nous avons transcrits plus haut, M. Anatole de Brémond d'Ars ajoute, page 305 du volume :

Dans la liste du ban de la noblesse d'Angoumois en 1635, publiée par le vicomte Théophile de Brémond d'Ars, on voit un Isaac Michaud de Montjeon, écuyer, sieur de Rochefort, et Jehan Michaud de Montjeon, son frère, chargé de le remplacer.

Appartenaient-ils à la famille des maires d'Angoulême ? évidemment non : Michaud étant ici l'appellation patronymique de ces deux gentilshommes, et non point un prénom, comme pour Micheau Montgeon, échevin d'Angoulême en 1492.

 

M. le comte Anatole de Brémond d'Ars a parfaitement raison de distinguer les deux Michaud de Montjon dont il s'agit d'avec la famille des maires d'Angoulême ayant porté ce nom de Mongeon.

Mais on sera bien étonné d'apprendre qu'en 1622 les deux gentilshommes en question s'appelaient non pas Michaud de Montjon, mais Montjon ou de Montjon.

Au risque de nous faire traiter de visionnaire, nous avouons ici notre conviction que les deux frères dont nous nous occupons présentement n'étaient autres que les fils de l'écuyer Pierre Ravaillac et par conséquent les cousins germains du régicide.

Cette conviction est née des réflexions suivantes :

1° Nous avons vu sous le chapitre précédent, et de la manière la plus irrécusable, que Catherine Ravaillac, tante du régicide, avait pris pour nouveau nom patronymique celui de Montjon : il est à croire, et même il ne pouvait pas en être autrement, que chaque personne de la famille avait fait choix du même nom ;

2° Rochefort avait été possédé à la génération précédente par Pierre de Montgeon, prêtre ; nous le trouvons vers 1620 possédé par deux frères portant le même nom que celui-ci : d'où la déduction naturelle que ceux-là avaient hérité de ce dernier ;

3° On n'apporte pas, sans des raisons graves, des modifications à un nom honorable. Or, dans les minutes de Chérade, notaire à Angoulême, nous voyons :

En 1620, une obligation contractée par Isaac Micheau, écuyer, sieur de Rochefort, et demoizelle Anne de Saulière[5], sa femme, demeurant à Rochefort, paroisse de Puymoyen ;

En 1622, une vente consentie par Isaac Michel de Montjon, écuyer, seigneur de Rochefort, et Anne de Saulière, sa femme ;

En 1627, un arrentement consenti par noble homme Jean Montjon ;

En 1630, un autre arrentement par Jean Montjon, écuyer, d'une vigne au plantier d'Argence — qui lui venait très probablement de Jeanne Cousseau, seconde femme du procureur François Ravaillac, lequel se trouvait être aïeul paternel et du régicide et dudit Jean Montjon ; car nous savons que Jeanne Cousseau, après la mort de son mari, s'était retirée dans ce même village d'Argence ;

En 1632, un bail par Jean Montjon, écuyer ;

En 1634, une sommation à Isaac Micheau, écuyer, seigneur de Rochefort, et à dame Anne du Soulier (alias de Saulières), sa femme.

Ainsi jusqu'en 1634 Jean se nommait avec continuité Montjon ; son frère Isaac se faisait appeler tantôt Isaac Michel de Montjon, tantôt Isaac Micheau, sieur de Rochefort ; enfin, pour le ban de la noblesse d'Angoumois en 1635, les deux frères sont d'accord sur leur nom patronymique, Michaud de Montjon.

D'où peut parvenir une telle singularité ?

Selon nous, cette modification finit par être imposée aux deux frères Ravaillac par la véritable famille Montgeon, de Chalonne, qui devait être médiocrement satisfaite de voir son nom ainsi adopté, sans aucun changement notable, par les représentants en ligne masculine de Ravaillac ; si les mêmes difficultés ne furent pas faites aux femmes qui, appartenant à cette même famille, avaient fait choix pareillement de ce nouveau nom patronymique, c'est qu'avec elles les désagréments étaient bien moins sensibles ;

4° Ne semble-t-il pas que la légende, rapportée par M. Gauguié, que le diable s'opposait à ce qu'aucune construction fût faite sur ces ruines de Rochefort, soit un écho de l'arrêt du parlement de Paris, décidant que la maison où a esté nay le régicide sera desmolie, sans que sur le fonds puisse à l'avenir estre faict aultre bâtiment.

A quelle époque Rochefort fut-il abandonné par les Michaud de Montgeon ?

Ces deux frères Ravaillac durent-ils fuir devant le flot de la fureur populaire, qui, un instant clémente, aurait eu contre eux un retour terrible ?

A cet égard, les registres de l'état civil de la commune de Puymoyen, qui ne remontent qu'à la fin du siècle dernier, ne donnent aucuns renseignements.

Non plus que l'histoire.

Non plus même que la tradition.

L'un ou l'autre des frères Michaud de Montgeon avait-il à revendiquer comme filles les deux personnes dont nous allons parler ? qui, habitant La Rochelle, firent inscrire le 19 février 1700 leurs armes dans l'Armorial de cette généralité ; elles se nommaient :

Esther Montjon, veuve de N... portant pour armes : d'azur à la haute montagne d'or sommée de joncs et de roseaux d'argent et cotoïée de deux lions affrontés de même ;

Et Marie-Anne Montjon, fille, portant les mêmes armes que la précédente.

Nous ne savons...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ainsi, c'est à peine si nous avons pu arracher au secret son premier mot : les ténèbres du Château du Diable se sont refermées impénétrables, pour le moment du moins.

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Qu'il veuille bien agréer ici, de nouveau, tous nos remerciements pour la peine que nous lui avons donnée, de même que tous ceux qui nous ont aidé dans le présent travail, particulièrement MM. les archivistes de la Charente et de la Drôme, M. le chef de bureau de l'état civil d'Angoulême, M. le maire de Lavigny, M. Pellisson, bibliothécaire de Cognac, etc.

[2] Page 239.

[3] Page 132.

[4] Sans la fin de cette même phrase, il semblerait que M. Gauguié ait deviné la vérité.

[5] Daniel de Saulières, écuyer, neveu de celle-ci, épousa vers 1655 Louise de la Porte-aux-Loups, fille de Jacques, seigneur de Saint-Genis, Mirambeau, Beaumont, Cravans, etc.