RICHELIEU

 

CHAPITRE DIXIÈME.

 

 

Nouvelles intrigues. — Complot de Cinq-Mars et de Thou. — Le roi et Richelieu malades. — Siège de Perpignan. — Procès et mort des deux conspirateurs. — La litière du Cardinal. — Maladie et mort de Richelieu.

 

Ce fut la dernière grande manifestation littéraire de Richelieu. L’état des affaires et surtout l’affaiblissement de sa santé devaient dorénavant le priver de sa distraction favorite.

Après l’alarme de Corbie, il avait dû guerroyer rudement afin de chasser l’ennemi du territoire et de reconquérir de nouveaux avantages. Tout en poursuivant de nouvelles victoires contre l’Espagne, il dut lutter contre des intrigues toujours renaissantes formées contre lui, souvent avec le concours de l’étranger.

A ces tentatives, était mode un jeune et élégant favori du roi, Henri d’Effiat, marquis de Cinq- Mars, qui, pour satisfaire son ambition, n’avait pas hésité à trahir le cardinal, son bienfaiteur et celui de sa famille.

Louis XIII avait pour lui la même sympathie qu’il témoigna auparavant à Luynes, à Ornano et à Saint-Simon. Cinq-Mars en profita pour demander sa place aux affaires. Un jour qu’il était entré au conseil, Richelieu lui fit une scène violente, lui interdisant brutalement toute entremise dans les affaires de l’État.

Cinq-Mars résolut de se venger. Il fomenta une vaste conjuration dont le roi, par faiblesse autant que par amusement, était tacitement le chef. Au nombre des conjurés se trouvaient, outre le favori, le jeune de Thou, fils de l’historien, le duc de Bouillon, et enfin Gaston d’Orléans. Anne d’Autriche elle-même n’y fut pas étrangère.

Un traité fut signé avec l’Espagne, et c’est ce qui devait perdre nos imprudents. Cinq-Mars et de Thou furent arrêtés, à Narbonne, le 13 juin 1642.

Richelieu se trouvait alors à Monfrin, près de Tarascon. Pris de remords pour sa faiblesse à l’égard de Cinq-Mars, Louis XIII avait quitté Perpignan pour se rendre auprès de son ministre. Richelieu était si malade qu’il ne put se lever pour recevoir le royal visiteur. Celui-ci était également si faible qu’on dut dresser pour lui un lit à côté du lit du cardinal.

Ce dernier se souleva et tendit au roi copie du traité passé avec l’Espagne, au nom de son frère, Gaston d’Orléans. Une fois do plus, Louis XIII fut complètement ressaisi. En effet, de même qu’au moment de la journée des Dupes, le souverain avait hésité entre ses convenances personnelles et l’intérêt de l’Etat.

Cinq-Mars avait pu croire que son maître ne verrait pas sans trop de déplaisir la disparition du cardinal-duc dont la dictature portait parfois ombrage à son orgueil. Un jour, parlant du premier ministre, il avait dit à son favori qu’il serait heureux de s’en défaire.

Parole imprudente qui, mal interprétée, semblait autoriser toutes les actions contre Richelieu. Cinq-Mars prodigua alors les sarcasmes contre le ministre et Louis XIII paraissait les accueillir avec plaisir. Quand on lui parlait de la chute du cardinal, Louis XIII répondait invariablement :

— Comment le renvoyer ? Il est maître de tout.

— Mais, sire, on le tuera, s’enhardit un jour à dire Cinq-Mars.

— Le tuer ! Un cardinal ! Je serais excommunié.

A quoi un des mousquetaires répondit en riant :

— Ordonnez seulement. Laissez-moi faire. Je m’en irai à Rome où j’aurai mon absolution.

Sur ces entrefaites, le roi et le cardinal quittèrent Paris pour mettre le siège devant Perpignan et porter la guerre au cœur même de l’Espagne. Louis XIII marchait en avant, toujours accompagné de Cinq-Mars. Chemin faisant, celui-ci lui montrait la désolation des campagnes occasionnée par la guerre et lui parlait des nécessités de la paix.

Car c’était là l’objet avoué du complot : après la longue série de combats livrés par Richelieu, il fallait aboutir à la paix avec l’Espagne. D’autre part, pour gagner la reine à la cause des conjurés, on lui avait représenté que le cardinal projetait en cas de mort du roi, de l’écarter de la régence, sinon même d’éloigner le dauphin du trône.

A Briare, une occasion s’était présentée de se débarrasser du premier ministre ; mais Cinq-Mars n’eut pas le courage de le frapper. Il fut décidé que tout serait fini à Lyon. Gaston d’Orléans devait se rendre dans cette ville et donner le signal de l’assassinat. Mais il ne vint pas, et l’affaire fut remise en question.

Richelieu, cependant, se sentait en danger. Aussi, à peine eut-il rejoint l’armée, qu’il laissa le roi au siège de Perpignan pour se rapprocher du Rhône, se tenir à proximité de la Provence où il pouvait s’embarquer et, contournant l’Espagne, gagner Brouage, sa place de sûreté.

Il fuyait littéralement, prenant des chemins détournés, ne disant jamais le matin où il coucherait le soir. C’est aux environs de Tarascon qu’un courrier haletant lui remit le fameux traité espagnol.

Une fois déplus, Richelieu était sauvé. Il donna connaissance de la conspiration au roi. Celui-ci rompit avec Cinq-Mars, sans cependant ordonner son arrestation immédiate. Ce n’est qu’après l’entrevue de Monfrin qu’elle fut décidée.

Cinq-Mars fut découvert à Narbonne, caché dans un lit. On emprisonna également de Thou. Le duc de Bouillon, qui était à la tête de l’armée d’Italie, fut fait prisonnier par ses aides de camp.

On instruisit immédiatement le procès. Gaston d’Orléans fut menacé d’y être impliqué s’il ne révélait toutes les circonstances de l’affaire ce qu’il fit immédiatement avec son courage ordinaire. Il acheta la permission de rester en France en acceptant de se laisser confronter avec ses complices et en avouant par écrit les circonstances de son crime. En outre, il renonçait dans le présent et dans l’avenir, à toute charge, emploi ou administration dans le royaume.

Richelieu ordonna la formation, à Lyon, d’une commission spéciale judiciaire, et l’on s’occupa de la translation des prisonniers.

Cinq-Mars et de Thou furent embarqués à Tarascon, dans une barque attachée au riche bateau où se trouvait Richelieu, couché sur son lit de soie, abrité d’un palanquin. Si faible était la santé du cardinal, et si grandes étaient ses souffrances qu’il s’évanouit trois fois durant le voyage.

Flanqué de deux compagnies de mousquetaires cheminant de chaque côté du fleuve, le sinistre cortège remonta le Rhône jusqu’à Lyon, où il arriva le 3 septembre 1642.

Neuf jours après, Cinq-Mars et de Thou étaient exécutés sur la place des Terreaux. Comme pour Chalais, en l’absence du bourreau, la besogne fut confiée à un vieux gagne-deniers qui ne parvint à trancher la tête de de Thou qu’après sept coups de hache.

Les deux jeunes gens moururent avec héroïsme. Au pied de l’échafaud, ils se disputèrent à qui aurait l’honneur d’être sacrifié le premier à la vengeance du cardinal.

Cette sanglante tragédie provoqua la plus vive émotion dans la foule. Elle lapida le bourreau improvisé et prononça contre le cardinal de violentes malédictions.

Celui-ci quitta Lyon aussitôt, et rentra à Paris, tantôt par eau, tantôt par terre.

La nouvelle de la prise de Perpignan lui étant parvenue au moment de l’exécution, il écrivit au roi :

— Sire, vos ennemis sont morts et vos armes sont dans Perpignan.

Pour la commodité du voyage, Chavigny fit construire une chambre toute de bois, parfaitement ornée, avec un lit, des fauteuils, une table. Aux côtés du cardinal, avait pris place un médecin. Seize gardes portaient cette vaste litière sur leurs épaules et se relayaient d’heure en heure.

Quand les portes des villes étaient trop étroites pour laisser passer ce singulier équipage, on abattait des pans de muraille.

Richelieu gagna ainsi Fontainebleau, où il rencontra le roi qui était venu à sa rencontre et lui prodigua les marques de son attachement. De là, le cardinal se rendit à sa résidence de Rueil.

Cependant, il ne se sentait pas encore complètement en sûreté. L’impitoyable exécution de Lyon avait provoqué un vif mouvement de réprobation. Plusieurs officiers des gardes projetèrent de se débarrasser du premier ministre par l’épée. Ils comptaient sur un reste de sympathie de Louis XIII pour Cinq-Mars. Mais, à la minute même où celui- ci montait à l’échafaud, le roi, alors à Saint-Germain, tirait sa montre et disait avec une indifférence narquoise : M. le Grand écuyer est en train de passer un mauvais quart d’heure.

Dans la crainte d’exécution du complot, Richelieu fait veiller ses fidèles mousquetaires à toutes les portes du palais de Rueil. Personne, si ce n’est l’ami dévoué, l’officier de sa maison, ne pénètre jusqu’à lui. Il exige et obtient la destitution de ses ennemis.

Se sentant mieux en sécurité, sa santé étant redevenue meilleure, il remonta dans sa litière et se fit conduire à Paris jusqu’en son Palais Cardinal, rue Saint-Honoré. Pour ne pas l’incommoder, on fit une rampe dès la cour et il entra par une fenêtre dont on avait ôté la croisée.

Son triomphe sur ses adversaires, les éclatantes victoires remportées partout par les armes françaises, dans le Nord, dans l’Est, aux Pyrénées et même en Italie semblent le faire renaître à la vie. Richelieu reprend espoir de guérison, forme des projets, donne des fêtes dans ses salons et organise des représentations dans son théâtre. Il plane de nouveau sur la royauté et exerce hautement sa féconde dictature sur le gouvernement.

Mais il était frappé mortellement. Pris d’un violent accès de fièvre, le soir du samedi 28 novembre 1642, son mal empira rapidement, et bientôt les médecins jugèrent son état désespéré. Quatre saignées ne purent abattre la fièvre. Le lendemain, la consternation et l’effroi étaient peints sur le visage des habitants du Palais Cardinal.

Le 2 décembre, on fit des prières publiques dans toutes les églises de Paris pour le rétablissement de l’illustre malade. Mais le mal s’aggrava. De nouvelles saignées n’eurent pas raison de la fièvre qui le dévorait.

On lui administra l’extrême-onction qu’il reçut avec une humilité et une sérénité d’âme qui émurent les assistants. Quand le curé de Saint-Eustache lui demanda s’il pardonnait à ses ennemis : Je n’en eus point d’autres, répondit-il, que ceux de l’État.

Le 3 au matin, un peu de mieux se produisit et la nouvelle, aussitôt connue, remplit le Palais Cardinal, le Louvre et tout Paris d’une grande joie. Mais cette amélioration fut de courte durée. Dans l’après-midi, Richelieu se sentit extrêmement mal.

Il supportait ses souffrances avec un réel courage. Il appela les médecins :

— Messieurs, leur dit-il, je suis fermement résolu à la mort. Dites-moi donc, je vous prie, le temps qu’il me reste à vivre.

— Monseigneur, répondit l’un des docteurs, Dieu qui vous voit si nécessaire au bonheur de la France, fera un coup de sa main pour vous conserver la vie.

Mécontent de cette réponse évasive, le cardinal demanda Chicot, le médecin du roi, en qui il avait la plus grande confiance.

— Ah ! Chicot, mon ami, venez ! lui dit-il, dès qu’il l’aperçut. Je vous demande non pas comme à un médecin, mais comme à un frère, de me dire combien il me reste de temps à vivre ?

— Alors, vous m’excuserez si je vous dis toute la vérité ?

— Je vous en serai reconnaissant.

Après avoir examiné le malade, il déclara :

— Monseigneur, dans vingt-quatre heures, vous serez mort ou guéri.

— A la bonne heure, répondit Richelieu, voilà qui est parler !

A peine cette consultation était-elle terminée qu’on annonça le roi. Louis XIII venait de Saint-Germain pour honorer d’une dernière marque d’affection le ministre à qui il ne devait survivre que six mois à peine.

Richelieu se fit habiller à la hâte et il reçut son auguste visiteur dans un fauteuil !

— Sire, lui dit-il, je vois bien qu’il me faut partir et prendre congé de Votre Majesté ; mais au moins je meurs avec la satisfaction de ne l’avoir jamais desservie, de laisser son Etat florissant et tous ses ennemis abattus. En reconnaissance de mes services passés, je supplie Votre Majesté d’avoir soin de mes parents. Je laisse après moi plusieurs personnes fort capables et bien instruites des affaires ; ce sont MM. des Noyers, de Chavigny et le cardinal de Mazarin.

— Soyez tranquille, dit le roi, vos recommandations me seront sacrées, quoique j’espère n’avoir point encore de sitôt à y faire droit.

Puis, comme on apportait au malade une tasse de bouillon, Louis XIII la prit des mains du valet et la présenta à son ministre. Aussitôt après le départ du roi, Richelieu fut plus mal. Il passa une très mauvaise nuit. Enfin, il expirait le lendemain, 4 décembre 1642, à l’âge de cinquante-sept ans et trois mois.

Comme le dit Mazarin, en apprenant la fatale nouvelle, la France venait de faire une grande perte. Si puissante était l’empreinte que le génie de Richelieu marquait à toutes choses que son œuvre lui survécut. Ministre du fils de Henri IV et du père de Louis XIV, il réalisa la politique du premier et prépara la grandeur du second de ces rois.

Sa politique se résume en ces deux termes : en balayant le territoire des dernières broussailles de la féodalité, il assura l’unité nationale ; en mettant fin à l’empire catholique de Charles-Quint et de Philippe II, il fit du roi de France le premier prince de l’Europe.

Et si on lui reprocha la violence et la sévérité de sa dictature, ne peut-on dire que la France eût été mise en péril par les hordes de Waldstein et de Jean de Werth ; qu’il prépara Rocroy et que, s’il eût pardonné à ses ennemis, ce n’eût été qu’aux dépens du pays ? S’il fut sans clémence, on peut répéter après lui : J’ai été sévère pour quelques-uns afin d’être bon pour tous. C’est la justice que j’ai aimée, non la vengeance. Enfin, s’il eut tant d’ennemis, on lui doit cette vérité qu’il n’eut qu’un amour : celui de la patrie qu’il fit plus grande et plus forte et dont il assura l’impérissable gloire.

 

FIN DE L'OUVRAGE