LES QUERELLES RELIGIEUSES & PARLEMENTAIRES SOUS LOUIS XV

 

CHAPITRE PREMIER. — LES AFFAIRES PARLEMENTAIRES SOUS LA RÉGENCE.

 

 

I. L'EXALTATION DES PARLEMENTS : LA SÉANCE DU 2 SEPTEMBRE 1715 — L'ARRÊT DE RÉGENCE — LA DÉCLARATION DE VINCENNES.
II. L'HUMILIATION DU PARLEMENT DE PARIS : L'ARRÊT DU CONSEIL DE 1718 — LE LIT DE JUSTICE DU 26 AOÛT — LA TRANSLATION A PONTOISE — LA VIE A PONTOISE — L'ENNUI DU PARLEMENT — LE RETOUR DU PARLEMENT — LE LIT DE JUSTICE DE 1725.
III. À RENNES.

 

I. — L'EXALTATION DES PARLEMENTS.

 

Dès la mort de Louis XIV, le duc d'Orléans qui avait déjà pour lui les officiers des gardes vint à Paris conférer avec les partisans qu'il avait dans le Parlement : il fut convenu qu'il demanderait à celui-ci la régence, en annonçant des concessions. C'est ce qui eut lieu dans la séance du 2 septembre 1715, où les pairs assistèrent (F. I, 29).

 

LA SÉANCE DU 2 SEPTEMBRE 1715.

Le duc prononça d'abord l'éloge du feu roi ; puis il aborda la question de la régence.

Après avoir reçu le viatique, il [Louis XIV] m'appela et me dit : Mon neveu, j'ai fait un testament où je vous ai conservé tous les droits que vous donne votre naissance ; je vous recommande le Dauphin... s'il vient à manquer, vous serez le maître, et la couronne vous appartient... Il finit en me disant : J'ai fait les dispositions que j'ai cru les plus sages... s'il y a quelque chose qui ne soit pas bien, on le changera... Je suis donc persuadé que, suivant les lois du royaume, suivant les exemples de ce qui s'est fait dans de pareilles conjonctures, et suivant la destination même du feu roi, la régence m'appartient ; mais je ne serai pas satisfait, si, à tant de titres qui se réunissent en ma faveur, vous ne joignez pas vos suffrages et votre approbation, dont je ne serai pas moins flatté que de la régence même. Je vous demande donc, lorsque vous aurez lu le testament que le feu roi a déposé entre vos mains, et les codicilles que je vous apporte, de ne point confondre mes différents titres, et de délibérer également sur l'un et sur l'autre, c'est-à-dire sur le droit que ma naissance m'a donné, et sur celui que le testament y pourra ajouter. Je suis persuadé même que vous jugerez à propos de commencer par délibérer sur le premier ; mais, à quelque titre que j'aie droit à la régence, j'ose vous assurer, messieurs, que je la mériterai par mon zèle pour le service du roi et par mon amour pour le bien public, surtout étant aidé par vos conseils et par vos sages remontrances...

 

Puis il réclame l'ouverture du testament et des codicilles. Les gens du roi ayant remis des conclusions conformes, le premier président va aux voix et demande successivement leur avis à M. Le Nain, doyen, puis à M. Le Meusnier et à M. Robert, aux conseillers d'honneur, maîtres des requêtes et conseillers de la Grand Chambre, qui étaient en haut derrière messieurs les présidents, aux présidents et conseillers des enquêtes et requêtes, à messieurs les pairs en remontant depuis le dernier jusqu'à l'archevêque duc de Reims sans ôter son bonnet, et les nommant tous par le titre de leurs pairies ; à messieurs les princes du sang en leur ôtant à tous son bonnet et leur faisant une profonde inclination, finissant par M. le duc d'Orléans... et enfin à messieurs les présidents, son bonnet à la main sans les nommer.

Les conclusions adoptées, lecture est donnée du testament du roi.

M. le duc d'Orléans, prenant la parole, a dit que... il ne pouvait pas n'être point touché de voir que l'on ne lui déférait pas un titre... dû à sa naissance, et dont il avait lieu de se flatter par les dernières paroles que le feu roi lui avait dites... ; que comme la Compagnie avait ordonné qu'il serait statué séparément sur les droits de sa naissance après la lecture du testament, il insistait... à ce que la Cour opinât sur la régence, avant qu'il fît ses observations sur quelques articles du testament et sur le commandement des troupes.

 

Les gens du roi appuient cette demande et un arrêt donne la régence au duc. Mais celui-ci voulait le pouvoir total et l'abaissement du duc du Maine. Il reprend la parole et dit :

Que le conseil, tel que le Roi l'avait formé par son testament, aurait pu suffire à un prince expérimenté dans l'art de régner..., mais qu'il avouait avoir besoin de plus grands secours... ; que jusqu'à présent une seule personne avait été chargée d'une seule matière ;... mais qu'il croyait devoir proposer d'établir plusieurs conseils pour discuter les affaires qui seraient ensuite réglées au conseil de la régence, où l'on pourrait peut-être faire entrer quelques-uns de ceux qui auraient assisté aux conseils particuliers ; que c'était un des plans qui avaient été formés par M. le Dauphin, dernier mort... que... il en ferait un projet qu'il communiquerait à la Compagnie, dont les avis seraient toujours d'un grand poids sur son esprit qu'il connaissait trop son peu d'expérience pour prendre sur lui seul la décision d'affaires aussi importantes... qu'il se soumettait volontiers à la pluralité des suffrages, mais qu'il demandait la liberté d'y appeler telles personnes qu'il estimerait convenables...

Que l'éducation du roi était remise en de très bonnes mains, puisqu'elle était donnée à M. le duc du Maine ; mais qu'il avait sur cela deux réflexions à faire faire à la Cour. La première, qu'il ne pouvait voir déférer à un autre qu'à lui, régent, le commandement des troupes de la maison du Roi ; que la défense du royaume résidait en la personne du régent, et qu'il devait... être le maître... de faire marcher les troupes et même celles de la maison du roi partout où le besoin de l'État l'exigerait, qu'ainsi il demandait le commandement entier des troupes, même de celles de la maison du roi ; — que la seconde réflexion qu'il avait à faire... était qu'il n'était pas convenable que M. le Duc fût dans la dépendance de M. le duc du Maine pour ses fonctions de la charge de grand maître de la maison du Roi.

 

Le duc du Maine réplique, mais en vaincu :

J'avais bien senti, et j'avais même pris la liberté de le représenter au Roi... que le commandement continuel de toute sa maison militaire était fort au-dessus de moi ; mais il me ferma la bouche en me disant que je devais respecter toujours ses volontés. Je ne crois donc pas avoir la liberté de m'en désister ; j'assure cependant que c'est sans aucune peine que je vois discuter cet article, que je sacrifierai toujours très volontiers mes intérêts au bien et au repos de l'Etat, et que je ne ferai point de difficulté à me soumettre à ce qui sera décidé...

Les gens du roi, visiblement embarrassés, peut-être en désaccord, demandèrent l'ajournement du débat à l'après-midi, et la séance est remise à 3 heures. Le duc d'Orléans, pressentant une résistance, voulut la prévenir par de nouvelles concessions. Il déclara :

Qu'après des réflexions plus sérieuses, il était bien aise de s'expliquer sur l'établissement des divers conseils dont il avait parlé le matin ;... qu'outre le conseil de régence où se rapporteraient toutes les affaires, il était nécessaire d'établir un conseil de guerre, un conseil de finance, un conseil de marine, un conseil pour les affaires étrangères, et un conseil pour les affaires du dedans du royaume ; qu'il jugeait même important de former un conseil de conscience composé de personnes attachées aux maximes du royaume, et qu'il espérait que la Compagnie ne lui refuserait pas quelques-uns de ses magistrats qui, par leur capacité et leurs lumières, pussent y soutenir les droits et les libertés de l'Église gallicane.

Qu'à l'égard du conseil de régence, il était dans la résolution de' se soumettre à la pluralité des suffrages... ; mais du moment qu'il s'assujettissait à cette condition,... la compagnie voudrait bien lui donner la liberté de retrancher, d'ajouter et de changer ce qu'il lui plairait dans le nombre et le choix des personnes dont ce conseil serait composé ; qu'il demandait encore que l'on exceptât de ce qui serait soumis à la pluralité des voix la distribution des charges, emplois, bénéfices et grâces ; qu'il voulait être indépendant pour faire le bien, et qu'il consentait qu'on le liât tant qu'on voudrait pour ne point faire le mal.

Que pour ce qui regardait les autres conseils, il demandait aussi la liberté de les former et qu'il offrait d'en communiquer le projet... Qu'il ne pouvait absolument se départir d'un droit... inséparable de la régence, et qui regardait la sûreté de l'Etat, qu'on ne pouvait pas même en excepter le commandement des troupes employées chaque jour à la garde du roi ; que l'autorité militaire devait toujours se réunir dans une seule personne... ; que les officiers même qui commandaient... la maison du roi regardaient comme le plus beau privilège de leurs charges de ne recevoir l'ordre que de la personne du roi ou du régent qui le représente.

Les gens du roi se lèvent, font l'éloge du régent et du projet de polysynodie, ils proposent de donner au duc du Maine le titre de superintendant à l'éducation du roi ; pour les difficultés relatives au commandement de la garde du roi et à la situation du duc de Bourbon, ils en reconnaissent la gravité : ils avaient pensé d'abord à tout concilier en donnant au duc du Maine le commandement de ces troupes sous l'autorité du régent.

Mais les chefs des différents corps prétendent être en droit et en possession de ne recevoir aucun ordre que de la personne du Roi même ;... ils soutiennent... qu'ils ne peuvent et ne doivent obéir en ce cas qu'au seul régent... ; cette discipline militaire dont ils ne sont point instruits par eux-mêmes mais qui n'a point été contredite ôte toute espérance de conciliation... et les oblige de retomber dans la règle commune qui ne souffre aucune division dans le commandement des troupes.

Après quelques mots du duc du Maine qui, sans plusse défendre, se borne à protester qu'il ne peut répondre que de son zèle, les gens du roi se retirent, l'on va aux voix et les propositions du parquet sont approuvées. L'arrêt qui les consacre est ainsi conçu : (F. I, 29).

 

ARRÊT DONNANT LA RÉGENCE AU DUC D'ORLÉANS

La Cour, toutes les Chambres assemblées, où étaient les princes du sang et les pairs..., a déclaré et déclare M. le duc d'Orléans régent en France pour avoir en ladite qualité l'administration des affaires du royaume pendant la minorité du Roi ; ordonne que le duc de Bourbon sera dès à présent chef du conseil de la régence et sous l'autorité de M. le duc d'Orléans et y présidera en son absence ; que les princes du sang royal auront aussi entrée audit conseil lors qu'ils auront atteint l'âge de 23 ans accomplis et après la déclaration faite par M. le duc d'Orléans qu'il entend se conformer à la pluralité des suffrages dudit conseil de la régence dans toutes les affaires, à l'exception des charges, emplois, bénéfices et grâces qu'il pourra accorder à qui bon lui semblera, après avoir consulté le conseil de régence sans être néanmoins assujetti à suivre la pluralité des voix à cet égard, ordonne qu'il pourra former le conseil de conscience, même tels conseils inférieurs qu'il jugera à propos et y admettre les personnes qu'il jugera les plus dignes, le tout suivant le projet que M. le duc d'Orléans a dit qu'il communiquera à la Cour ; que le duc du Maine sera surintendant à l'éducation du roi, l'autorité entière et commandement sur les troupes de la maison dudit seigneur roi, même sur celles qui sont employées à la garde de sa personne, demeurant à M. le duc d'Orléans et sans aucune supériorité du duc du Maine sur le duc de Bourbon, grand maître de la maison du Roi.

 

LA DÉCLARATION DE VINCENNES.

Le duc d'Orléans tint sa promesse. Dès le 15 septembre, il restitua aux Parlements le droit de remontrances par la déclaration de Vincennes, dont voici les passages essentiels.

La fidélité, le zèle et la soumission avec laquelle notre Cour de Parlement a toujours servi le roi... nous engageant à lui donner des marques publiques de notre confiance, et surtout dans un temps où les avis d'une Compagnie aussi sage qu'éclairée peuvent nous être d'une si grande utilité, nous avons cru ne pouvoir rien faire de plus honorable pour elle et de plus avantageux pour notre service même que de lui permettre de nous représenter ce qu'elle jugera à propos, avant que d'être obligée de procéder à l'enregistrement...

A ces causes, voulons... que lorsque nous adresserons à notre Cour... des ordonnances,... notre dite Cour, avant que d'y procéder, puisse nous représenter ce qu'elle jugera à propos pour le bien public... ; et ce dans la huitaine au plus tard du jour de la délibération qui en aura été prise ; sinon et à faute de ce temps, il y sera par nous pourvu.

 

II. — L'HUMILIATION DU PARLEMENT DE PARIS.

 

Les Parlements usèrent tout de suite de leur prérogative. Dès le 13 mai 1716, celui de Paris dresse des remontrances, à propos du rétablissement de la surintendance des postes et de celle des bâtiments ; remontrances encore le 9 septembre 1717 sur la taxe des maisons et la conversion des billets d'État, mesures fiscales nouvelles qui frappaient lourdement les propriétaires et les rentiers, le 26 janvier 1718 sur le non-payement des rentes de l'Hôtel de Ville. Le ton devient de plus en plus agressif : aussi le Régent, qui avait d'abord cherché à satisfaire la Cour, change-t-il d'attitude ; et, lorsque le Parlement s'oppose aux projets de Law, décide-t-il des mesures énergiques contre lui. Il renvoie le chancelier d'Aguesseau, confie les sceaux à Voyer d'Argenson, ennemi déclaré des Parlements, et restreint la portée de la déclaration de 1715.

 

ARRÊT DU CONSEIL DU 21 AOÛT 1718

Le roi... informé que le Parlement de Paris, à l'instigation de gens mal intentionnés, et contre l'avis des plus sages de cette compagnie, abusant... des remontrances, fait continuellement de nouvelles tentatives pour partager l'autorité souveraine,... proposer ou réitérer ses remontrances après le terme prescrit..., les faire prévaloir sur la volonté du roi..., se dire ou se prétendre le conseil nécessaire de S. M. et de l'État, abuser des exemples des précédentes minorités, dont les divisions intérieures ou les guerres étrangères avaient troublé la tranquillité, renoncer presque entièrement à l'administration de la justice pour s'occuper de l'examen, ou plutôt de la critique des affaires du gouvernement... ordonne... :

Art. 1. Le Parlement de Paris pourra continuer de faire... des remontrances sur les ordonnances... qui lui seront adressées... dans la huitaine, et dans la forme prescrite par l'article 3 du titre 1 de l'ordonnance de 1667, lui défend S. M. de faire aucunes remontrances, délibérations ni représentations sur les ordonnances, édits... qui ne lui auront pas été adressés.

2....Veut S. M. que, faute... de faire ses remontrances dans la huitaine,... les édits... soient réputés et tenus pour enregistrés...

4. ...Faute... de remettre ses remontrances par écrit à l'un des secrétaires d'État... huit jours après... l'ordre, les édits, déclarations... seront censés enregistrés.

5. ...Les remontrances écoutées ou reçues par S. M., s'il lui plaît d'ordonner que les édits seront enregistrés, le Parlement sera tenu d'y satisfaire sans délai ; sinon l'enregistrement sera censé en avoir été fait,... sauf, après l'enregistrement, de faire de nouvelles remontrances auxquelles S. M. aura tel égard qu'il appartiendra.

6. S. M. défend expressément audit Parlement... d'interpréter les édits... ; et en cas que quelques articles lui paraissent sujets à interprétation, le Parlement... pourra... représenter à S. M. ce qu'il estimera convenable à l'utilité publique, sans que l'exécution puisse en être sursise...

7. N'entend S. M. que le Parlement puisse inviter les autres cours à aucune association, union,... assemblée par députés ou autrement, sans la permission expresse et par écrit de S. M.

8. Lui défend pareillement de faire aucune assemblée ou délibération, touchant l'administration de ses finances, ni de prendre connaissance d'aucunes affaires qui concernent le gouvernement de l'État, si S. M. ne trouve bon de lui en demander son avis par un ordre exprès.

 

Cette déclaration fut communiquée au Parlement avec les deux édits réglant l'état des princes légitimés, aussitôt après le conseil, où le régent signa celle-ci, dans un lit de justice tenu aux Tuileries. Les magistrats, prévenus seulement au matin, ne purent se rassembler ni rien prévoir : après une courte hésitation, ils décidèrent de se rendre tout de suite à la convocation royale.

 

LE LIT DE JUSTICE DU 26 AOÛT 1718.

Le garde des sceaux d'Argenson reprocha d'abord au Parlement ses prétentions inadmissibles, et paraphrasa le préambule de la déclaration. Il conclut en ces termes (F. I, 109) :

Ainsi le Parlement pouvant tout sans le Roi, et le Roi ne pouvant rien sans son Parlement, celui-ci deviendrait bientôt le législateur nécessaire du royaume, et ce ne serait plus que sous son bon plaisir que S. M. pourrait faire savoir à ses sujets quelles sont ses intentions.

Après la lecture de la déclaration, M. le Garde des Sceaux ayant dit : Les Gens du Roi peuvent parler, lesdits Gens du Roi mis à genoux, il leur a dit au nom du Roi, de se relever, et Me Guillaume de Lamoignon,... portant la parole, ils ont dit :

Sire, Nous sommes également surpris et affligés du courroux que V. M. témoigne à son Parlement... Les lettres patentes dont V. M. vient d'ordonner qu'il soit fait lecture contiennent des matières si importantes qu'elles mériteraient les observations les plus profondes et les plus étendues ; nous ne pouvons trop la supplier de faire encore toutes les réflexions que sa sagesse et sa prudence peuvent lui inspirer dans cette rencontre. ...Que si néanmoins Elle persiste, comme nous ne pouvons en douter par l'éclat et l'appareil avec lequel Elle déploie son autorité..., la présence de V. M., son très exprès commandement et le devoir de nos charges nous obligent de requérir que, sur le repli des lettres, il soit mis qu'elles ont été lues, publiées, V. M. séant en son lit de justice et enregistrées pour être exécutées en leur forme et teneur.

Après quoi M. le premier président et MM. les présidents, conseillers et autres officiers de la Cour ayant mis le genou en terre, M. le premier président a voulu commencer à parler, et lui ayant été dit de la part du Roi de se lever, ils se sont tous levés, et M. le premier président a continué de parler en ces termes :

Sire.., la Compagnie.., ayant prévu, dans l'ignorance où elle était de ce dont il s'agissait, qu'il pourrait se présenter quelque occasion de délibérer, m'a chargé de représenter en ce cas-là, à V. M... que, si Elle voulait bien avoir la bonté d'ordonner que l'on nous communiquât les matières sur lesquelles Elle nous ordonnerait d'opiner, nous serions alors en état de lui dire les sentiments de son Parlement...

Sur ce, M. le Garde des Sceaux, monté vers le Roi, ayant mis un genou en terre, descendu, assis et couvert, a dit : Le Roi veut être obéi sur-le-champ. Et, retourné vers le Roi, a été ensuite aux pairs laïques et ecclésiastiques et dans tous les rangs... et revenu en son siège, assis et couvert, a dit :

Le Roi séant en son lit de justice, de l'avis du duc d'Orléans, régent, ordonne que la présente déclaration sera enregistrée au greffe de son Parlement.

Voici d'autre part quelques passages du récit que Saint-Simon nous a laissé de la séance. On se souviendra seulement que Saint-Simon, très fier d'être duc et pair, était l'ennemi de la noblesse de robe et des légitimés, et que son témoignage en cette circonstance, où le Régent humiliait le Parlement et le duc du Maine, est doublement suspect de partialité.

 

RÉCIT DE SAINT-SIMON.

Je la promenai [ma prunelle], sur tout le Parlement, j'y vis un étonnement, un silence, une consternation auxquels je ne me serais pas attendu... Le premier président insolemment abattu, les présidents déconcertés, attentifs à tout considérer, me fournissaient le spectacle le plus agréable... [Pendant le discours du Garde des Sceaux] une consternation générale se répandit sur tous les visages... Une douleur amère et qu'on voyait pleine de dépit obscurcit le visage du premier président. La honte et la confusion s'y peignit. Ce que le jargon du Palais appelle le grand banc... baissa la tête à la fois... Ce fut bien pis à la lecture de la Déclaration. Chaque période semblait redoubler tout à la fois l'attention et la désolation de tous les officiers du Parlement, et ces magistrats si altiers,... frappés d'un châtiment si fort et si public, se virent ramener au vrai de leur état avec cette ignominie sans être plaints que de leur petite cabale... Ce fut là où je savourai, avec tous les délices qu'on ne peut exprimer, le spectacle de ces fiers légistes qui osent nous refuser le salut, prosternés à genoux et rendre à nos pieds un hommage au trône, tandis qu'assis et couverts, sur les hauts sièges aux côtés du même trône, ces situations et ces postures, si grandement disproportionnées, plaident seules avec tout le perçant de l'évidence la cause de ceux qui, véritablement et d'effet, sont laterales regis contre ce vas electum du tiers état. Mes yeux fichés, collés sur ces bourgeois superbes, parcouraient tout ce grand banc à genoux ou debout, et les amples replis de ces fourrures ondoyantes à chaque génuflexion longue et redoublée,... et ces têtes découvertes et humiliées à la hauteur de nos pieds. La remontrance finie, le Garde des Sceaux monta au Roi, puis, sans reprendre aucuns avis, se remit en place... et prononça : Le roi veut être obéi, et obéi sur-le-champ. Ce grand mot fut un coup de foudre qui atterra présidents et conseillers... Tous baissèrent la tête et la plupart furent longtemps sans la relever[1].

 

Le lendemain, la Cour s'assembla, malgré la défense royale, et décida de protester ; mais le Régent était résolu à recourir à la force au besoin pour briser l'opposition parlementaire. Dans la nuit du 28 au 29 août, les mousquetaires arrêtèrent et conduisirent dans une forteresse le président de Blamont, les conseillers de Saint-Martin et Feydeau de Calende, puis, c'est la translation à Pontoise (juillet 1720).

 

TRANSLATION À PONTOISE.

Le lundi 22 juillet, plusieurs de Messieurs les Présidents et un grand nombre de MM. arrivèrent en cette ville de Pontoise... et ils eurent de la peine à trouver à se loger commodément, n'y ayant eu aucuns ordres donnés pour marquer leur logis... ; M. Gilbert, greffier en chef, y arriva aussi sur le soir ainsi que plusieurs autres officiers, ... et il arriva encore toute la nuit beaucoup de monde. Le mardi 2 3 juillet plusieurs de M M. les Présidents... et grand nombre de MM. les Conseillers arrivèrent encore ainsi que MM. les Gens du roi, plusieurs greffiers.., procureurs, huissiers, commis écrivant à la peau, buvetiers et autres officiers du Palais pour le service du Parlement. Sur le midi arriva M. le Premier Président qui fut loger à l'abbaye Saint-Martin... où il reçut l'après-midi la visite de tous MM. les Présidents, de MM. et tous les autres officiers en habit noir et cravate seulement. Les officiers du bailliage et de la ville au nombre de 16 ou 18 le furent saluer, étant tous en robes, et lui firent un petit compliment...

Le mercredi, plusieurs de MM. et autres officiers ... arrivèrent encore en cette ville, ce qui faisait un grand concours de peuple dans les rues et fit renchérir les vivres, tant pour les hommes que pour les chevaux, ce qui a obligé M. le Procureur général d'écrire 13 lettres circulaires à ses substituts des villes des environs de celle-cy pour y faire venir des provisions de bouche, du bois, du foin et de la chandelle... Sur le soir une charrette de beurre pour Paris fut arrêtée... de l'ordre de M. le Procureur Général et fut criée au son du tambour pour la provision de cette ville[2].

 

LA VIE À PONTOISE.

Tout ce monde chercha à passer au mieux le temps.

M. le Premier Président donna à dîner à tous MM. les Présidents... et à un grand nombre de MM., ... tenant table, ouverte pour MM. qui voudraient bien y venir. MM. les Présidents d'Aligre, de Lamoignon, Le Peletier, de Longueil et Chauvelin tiennent aussi table, ce qui fait plaisir à plusieurs de MM. qui n'ont pas de grandes richesses... 1er août... La cour a vaqué comme il est marqué aux jours précédents. MM. ont continué de se visiter ; bonne compagnie partout, jeux, plaisirs, promenades, tables tenues à l'ordinaire. 27 août. Continuation de joie et de plaisir en cette ville : tables tenues à l'ordinaire, jeux, concerts, promenades, les dames faisant bonne compagnie et se trouvant partout, et tous MM. faisant la même chose avec une union et une fraternité qui peut-être ne s'est jamais vue. M. le Président de Lubert jouait parfaitement du violon, MM. Tubœuf, d'Armaillé et de Vauvray touchaient le clavecin et jouaient de la basse de violle, d'autres chantaient ; enfin, c'était joie partout.

 

L'ENNUI DU PARLEMENT.

Malgré ces dépenses, les magistrats s'ennuient : Barbier écrit dans son Journal (I, 52-53) : On mange beaucoup à Pontoise, on y joue, et malgré cela le Parlement s'y ennuie extrêmement. Cela se comprend. Le Parlement est mal logé.

La plupart du Parlement est logé à faire pitié, dans de petites maisons, chez de pauvres artisans et dans de très pauvres meubles : il y fait très cher vivre : les habitants de Pontoise ont profité de cette occasion pour vendre leurs denrées.

Puis l'on est mal installé pour rendre la justice ; si la Grand'Chambre, dans le réfectoire du couvent des Cordeliers, trouve un local convenable, les autres Chambres se tiennent sous les cloîtres, ou sont réduites à attendre la fin des audiences de la Grand'Chambre pour donner les leurs. Pas d'avocats, seulement des procureurs, peu de plaideurs : trois jours au moins par semaine, le Parlement vaque : c'est la ruine. Aussi ceux qui le peuvent s'absentent constamment pour aller à. la campagne : quand arrive le moment des vacances, c'est l'exode, — sans permission.

 

8 septembre. Un grand nombre de MM. et presque tous, excepté ceux du service des vacations, sont encore partis ce jourd'hui matin et l'après-midi, ainsi que plusieurs de MM. les Présidents et MM. les Avocats Généraux. Ainsi voilà les tables supprimées, les jeux, les concerts et les plaisirs finis. Adieu donc, MM. du Parlement, jusqu'à la Saint-Martin, si vous revenez en cette ville, ce qui n'est pas à souhaiter[3].

 

LE RETOUR DU PARLEMENT

Pourtant le Parlement refuse encore d'enregistrer une déclaration touchant la bulle Unigenitus ; le Régent furieux institue aux Augustins, pour les vacances parlementaires, une Chambre des vacations, formée de maîtres des requêtes, puis transfère la Compagnie à Blois. C'est pour les magistrats la ruine, pis encore, le prélude à la suppression de leur corps. Des pourparlers s'engagent, auxquels Villars prit une part active, et le Régent laisse le Parlement à Pontoise, puis le rappelle à Paris après l'enregistrement de la déclaration susdite. Et le greffier Delisle clôt son journal en disant encore une fois, mais avec une entière sincérité : Joie et plaisir, je pars demain pour Paris. Le 21 décembre eut lieu l'audience de rentrée. Voici ce qu'en dit Barbier :

Aujourd'hui vendredi, le Parlement a tenu audience. Les avocats ont été faire compliment au Premier Président. Le bâtonnier a dit que les avocats avaient perdu la parole et qu'il allait la leur rendre. Le Premier Président a répondu que leur conduite était parfaite, et qu'on ne pouvait que s'en louer[4].

 

La Chambre des Comptes, la Cour des monnaies lui députèrent également. Mais, malgré ces compliments, le Parlement rentre en vaincu : la puissance politique lui échappe.

 

LE LIT DE JUSTICE DU 8 JUIN 1725.

Il devait bientôt éprouver une nouvelle injure : le 8 juin 1725, sans les lui avoir communiqués, le roi fit enregistrer dans un lit de justice, plusieurs édits fiscaux (impôt du cinquantième sur les revenus, fixation au denier 20 des constitutions de rentes), et une déclaration destinée à briser toute opposition parlementaire en écartant de l'assemblée des chambres les plus jeunes conseillers des Enquêtes.

... Voulons ... que nul... ne puisse avoir entrée et voix délibérative dans les assemblées ... convoquées pour délibérer sur l'enregistrement de nos ordonnances ..., s'il n'a dix années de service au moins en Cour supérieure.

 

Le Parlement se borna à consigner sur ses registres que le garde des sceaux n'avait point demandé les avis, et à supplier le roi de lui communiquer à l'avance le texte de ses édits. Sa soumission fut telle que, dès le mois de décembre 1725, les anciens usages étaient rétablis. Pour tirer le Parlement de sa docilité, il fallut la crise religieuse.

 

III. — À RENNES.

 

Les Parlements de province se conduisirent exactement comme celui de Paris : ils abusèrent tout de suite du droit de remontrances, et plus qu'aucun autre, celui de Rennes. Dès 1716, il a déjà rédigé 2 grandes remontrances, dont l'une en 14 articles, s'élève contre l'intendant dont il réclame la suppression, réclame la connaissance des affaires de messageries, la juridiction contentieuse du domaine, la police des grains, le maintien des privilèges anciens et l'octroi de nouveaux. Ces batailleurs, qui se disent des paroles et en viennent aux coups, sont faciles à entraîner : il suffit de quelques individus fougueux, d'une seule tête échauffée. Pour avoir la majorité, on n'hésite pas à mettre le pistolet sur la gorge aux récalcitrants. Mais surtout le Parlement s'appuie sur la noblesse, à laquelle il envoie des avis tout dressés, et qu'il tient par l'appréhension qu'ils ont que lorsqu'ils auront quelque affaire au Parlement, ils ne soient mal reçus et n'obtiennent pas la justice qui est due à tout le monde. Il pense à établir entre toutes les Cours un projet d'union générale, à dresser un plan de guerre. Aussi le régent est-il bientôt inquiet : il tâche d'abord d'adoucir les esprits par un mélange de promesses et de menaces. L'intendant écrit en 1717[5] :

Je leur ferai espérer, Mgr., que vous voudrez bien donner des ordres pour qu'ils soient payés d'ici peu, au moins d'une année de leurs augmentations de gage, et qu'à l'avenir on fera des fonds pour qu'ils soient payés régulièrement. De l'autre côté, je leur ferai envisager que, par un refus, ils s'exposeront à ne pas être payés si tôt de ces mêmes augmentations. Je leur ferai entendre encore que la manière dont ils se comporteront pourra contribuer beaucoup à la décision d'un procès que le Parlement a à la Chambre des comptes. J'ajouterai qu'un refus pourrait peut-être porter le conseil à supprimer les charges de nouvelle création.

 

Mais cette politique échoue : le Régent emploie la force. Le Conseil casse les arrêts du Parlement qui sont biffés ; une douzaine de conseillers sont exilés. Le Régent supprime même une vingtaine de charges : alors c'est l'effroi et la reculade. De 1723 à 1730, c'est presque le calme absolu.

 

BIBLIOGRAPHIE (outre les ouvrages cités plus haut). HÉNAULT, Mémoires (éd. Rousseau), Paris, 1911, in-8° ; BARBIER, Journal historique et anecdotique du règne de Louis XV (publication de la Société de l'histoire de France), Paris, 1847-1856, 4 vol. in-8° ; MATHIEU MARAIS, Journal et mémoires (éd. Lescure), Paris, 1863-1868, 4 vol. in-8° ; SAINT-SIMON, Mémoires (éd. Chéruel et Régnier), t. XVI, Paris, 1874, in-16 ; ARGENSON (marquis d'), Journal. ID., Mémoires (publication de la Société de l'histoire de France), Paris, 1859-1867, 9 vol. in-8°.

 

 

 



[1] Mémoires, éd. Chéruel, XVI, 47-51.

[2] Récit du greffier Delisle, Arch. Nat., II, 747, f° 2.

[3] Delisle, Journal, f° 28.

[4] Journal, I, 66.

[5] Lemoy, op. cit.