LA CITÉ GAULOISE SELON L'HISTOIRE ET LES TRADITIONS

 

CHAPITRE PREMIER. — Indications des sources. - Notions des anciens sur la Gaule. - Documents et légendes celtiques.

 

 

Les documents sur la Gaule, antérieurs à César démontrent que les anciens la connaissaient bien imparfaitement. Non seulement la position précise et l’histoire des cités étaient à peu près ignorées, mais les côtes elles-mêmes, malgré les voyages des Carthaginois, n’étaient guère moins inconnues. Les navigateurs qui, cinq cents ans avant l’ère chrétienne, se livraient au commerce de l’étain avec la Bretagne, avaient gardé le secret sur leurs communications avec ce pays et avec tout le littoral de l’Océan. Le Marseillais Pythéas, cent cinquante ans plus tard, découvrait les extrémités septentrionales de la Gaule, mais il en reculait les limites jusqu’à l’embouchure de l’Elbe. Pendant deux siècles, malgré les fables qui discréditaient son ouvrage, il fut le seul guide de ceux qui écrivirent sur l’occident de     l’Europe : il avait signalé à l’embouchure de la Loire Corbilo, mentionnée aussi dans Strabon au temps d’Auguste, et dont l’emplacement est encore incertain.

Les meilleurs écrivains de l’antiquité avaient sur la Gaule et l’Espagne des notions si peu exactes, qu’Éphore regardait l’Ibérie, malgré son étendue, comme une seule cité[1].

Deux cent dix-huit ans avant Jésus-Christ, Annibal franchit les Pyrénées pour gagner les Alpes, en se frayant un passade à travers des peuples qui, selon le témoignage de Dion Cassius, lui étaient inconnus[2].

Les études géographiques sur l’ouest de l’Europe en étaient restées jusqu’alors à celles de Pythéas. La Gaule était une contrée mystérieuse où nul ne s’était encore aventuré au-delà d’une certaine zone de ses frontières. Polybe en plaçait le centre à Narbonne. La partie la plus considérable de l’Europe, dit ce géographe, est au septentrion, entre le Tanaïs et Narbonne. C’est autour de Narbonne, jusqu’aux monts Pyrénées, qu’habitent les Gaulois, depuis notre mer jusqu’à la mer Extérieure. La partie de l’Europe que baigne la Méditerranée est l’Ibérie. Le côté qui est le long de la mer Extérieure ou la grande mer n’a point encore de nom commun, parce que ce n’est que depuis peu qu’on l’a découverte ; elle est occupée par des nations barbares et en grand nombre.

Nous ne connaissons rien de l’Europe entre le Tanaïs et Narbonne jusqu’au septentrion. Peut-être dans la suite eu apprendrons-nous quelque chose ; mais de tous ceux qui en parlent ou qui en écrivent, on peut assurer hardiment qu’ils parlent sans savoir, et ne débitent que des fables[3]... Les nations qui sont au couchant de l’Europe sont inconnues[4].

Ce n’est que cinquante ans plus tard, un siècle avant la conquête, que commencent les véritables explorations sur les côtes de l’occident et du nord de l’Espagne. Vers la même époque, Apollodore[5] cite pour la première fois, comme alliés du peuple romain, les Éduens qui paraissent avoir obtenu cette faveur par l’intermédiaire des Marseillais. Là s’étaient bornées leurs relations avec Rome.

On voit que les informations positives des Grecs sur la Gaule transalpine ont toujours été restreintes à la partie méridionale, et qu’ils n’ont eu, sur le reste du pays et sur les peuples qui l’habitaient que des notions vagues et confuses[6]. Et pourtant les Grecs étaient les premiers géographes de l’antiquité : Pline avouait plus tard que pour donner les dimensions de l’Italie, il était obligé de recourir à leurs écrits[7].

L’an 155 avant Jésus-Christ, les Romains mettaient pour la première fois le pied dans la Gaule. Les Marseillais qui, depuis plus de quatre siècles, en exploitaient le commerce, s’étaient bornés à fonder quelques établissements sur les côtes de la Méditerranée, sur le cours du Rhône et de la Durance[8]. Dans les guerres qu’ils eurent à soutenir contre leurs voisins, ils compromirent leur indépendance en appelant, comme plus tard les Éduens, l’intervention romaine. Leurs nouveaux alliés s’indemnisèrent de leur concours en gardant le territoire des vaincus ; ils s’approprièrent ainsi tout le pays à l’ouest du Var, où ils bâtirent, l’an 123, la colonie d’Aquæ sextiæ, Aix. Trente ans après, les Romains se trouvaient en face des Allobroges qu’ils écrasaient à Vindalium[9], à l’embouchure du Rhône et de la Sorgue. La ligue des Allobroges et des Arvernes n’eut pas un meilleur sort ; ces succès amenèrent la formation de la Province romaine, l’an 121. Elle s’organisait à peine, quand les Cimbres et les Teutons remirent en question la puissance des conquérants. Ce ne fut donc qu’après les victoires de Marius (101-102 avant Jésus-Christ) que l’influence des Romains s’établit définitivement au midi ; et encore, distraits par d’autres guerres, restèrent-ils vingt ans sans songer à s’agrandir. L’an 76, ils renouvelèrent leur alliance avec les Éduens, vingt-sept ans avant l’arrivée de César. Le sénat donna ordre à ses préteurs de les défendre contre toute attaque ; mais ce ne fut en réalité que pour les abandonner à la merci d’Arioviste, jusqu’au moment où l’émigration des Helvètes, vint menacer, non plus seulement les Éduens, mais les possessions romaines, et rappeler les souvenirs récents de l’invasion des Cimbres[10].

Jusque-là, on le voit, les rapports des lointains avec la Gaule centrale, et surtout avec celle du nord, avaient été à peu près nuls. Dans cet intervalle, un jeune stoïcien originaire de Syrie, Posidonius, après avoir fréquenté les écoles d’Athènes, avait entrepris un de ces voyages lointains que les philosophes regardaient comme la première condition du savoir. Il fit une excursion vers l’ouest de l’Europe, vingt cinq à trente ans avant l’expédition de César, visita d’abord les côtes de l’Espagne pour y observer les marées et les astres, et séjourna un mois à Gades (Cadix) pour contrôler les récits fabuleux qu’on débitait sur l’Occident. Après avoir étudié dans l’intérieur du pays son histoire et sa géographie, il visita l’Italie, la Sicile, la mer Illyrienne et, quelque temps après les victoires de Marius sur les Cimbres et les Teutons, vint débarquer à Marseille. La Gaule méridionale lui offrit un champ nouveau d’explorations. Son intelligence supérieure, qui attira Cicéron parmi ses disciples et Pompée parmi ses amis, donnait aux renseignements qu’il recueillit une autorité que n’avait méritée aucun de ses devanciers. Aussi Strabon, Diodore et la plupart des géographes, lui firent-ils de nombreux emprunts, sans les avouer toujours. C’est ainsi qu’ont été conservés les extraits de ses relations, dont l’ensemble a péri.

Les mœurs des Gaulois transalpins étaient pour la première fois constatées par un témoin oculaire, sur les lieux mêmes, et surprises au foyer de la famille. Des restes de la barbarie primitive s’y alliaient, chez les princes ou chefs, à l’ostentation, à la prodigalité, à un luxe grossier qui pouvait être l’avant-coureur, mais non le signe actuel de la civilisation. Cette richesse d’apparat contrastait, dans tous les cas, avec l’état général des habitants qui vivaient, dit Strabon, avec une grande économie[11].

La singularité des détails donnés par Posidonius semblait révéler l’existence d’un nouveau monde, et ceux qui rêvent une civilisation avancée dans la Gaule de cette époque ont essayé d’atténuer la valeur de son témoignage, en attribuant les usages barbares dont il parle aux cantons les plus reculés. Malheureusement, le doute n’est pas possible, ces usages existaient dans la partie la plus civilisée de la Transalpine, et Posidonius dit en avoir été témoin en beaucoup de lieux[12]. Il ne s’avança point dans la Gaule centrale. Ce qu’il en a écrit dut être le résultat d’informations prises à Marseille ou dans la Narbonnaise, qu’il quitta pour rentrer en Italie par le pays des Ligures (État de Gènes)[13].

La Gaule resta un pays inconnu jusqu’à la seconde moitié du dernier siècle avant notre ère. César, qui l’habita près de dix ans, est encore la meilleur guide, et une particularité qui doit surprendre, c’est que des écrivains postérieurs aient pu propager des erreurs fondamentales. Strabon lui même, le prince des géographes de l’antiquité, tout en comprenant en philosophe la magnifique topographie de la contrée, se borne à nous faire connaître les principales divisions du territoire. Mais les inexactitudes qui lui échappent dans l’emplacement de plusieurs peuples ou de contrées importantes, tels qu’Alise, par exemple, dans la direction des chaînes de montagnes ou des cours d’eau, tendraient à faire croire que de son temps la Gaule était encore peu familière au monde romain. Il limite les Éduens entre le Doubs et la Saône ; il déroule les Pyrénées du nord au sud, et les Cévennes d’occident en orient ; il croit que la Garonne, la Loire et la Seine coulent, comme le Rhin, du midi au nord ; il place Alise près Arvernes, et Nemossus, Clermont, sur la Loire. Ne perdons pas de vue que Strabon écrivait sous Auguste, qu’il avait sous les yeux le livre de Posidonius, les mémoires de César, les récits de ses compagnons, qu’il avait lui-même beaucoup voyagé ; tout cela prouve que la Gaule centrale et celle du nord étaient encore de son temps bien peu visitées. Sous César, les marchands osaient à peine aborder la Belgique. Les renseignements que Strabon nous a laissés sur les institutions et sur les mœurs sont tout aussi incomplets que ceux qu’il a donnés sur la géographie. Ils se réduisent à des traits caractéristiques, il est vrai, mais trop insuffisants pour éclairer les habitudes inférieures des cités. Diodore est quelquefois coloriste dans ses tableaux, intéressant par certains détails, plus que par la nouveauté de ses documents. Les connaissances géographiques sur la Gaule se propagèrent si lentement que Cicéron, avant ses relations épistolaires avec les officiers de l’armée des Gaules, avouait sans détour son ignorance à ce sujet : Où est situé le pays des Nerviens, écrit-il à son frère Quintus, je n’en sais pas un mot[14].

Cette ignorance même ajouta à l’effet produit dans la capitale du monde par les victoires de César. C’est pour la première fois, disait Cicéron, qu’on ose attaquer les Gaulois chez eux ; jusqu’ici on se contentait de les repousser. Ces contrées, qu’aucun récit, aucun livre, aucune histoire n’avaient fait connaître, dont tout le monde ignorait le nom, notre général, nos légions, nos armes, les ont traversées. Nous n’occupions qu’un sentier dans la Gaule ; le reste était au pouvoir de ces nations, ou ennemies, ou infidèles, ou inconnues, toutes féroces, barbares et belliqueuses ; jamais nous ne les avions affrontées à la fois... César en a fait les limites de notre empire. Ce n’est pas sans un bienfait des dieux que la nature avait donné les Alpes pour rempart à l’Italie ; si l’entrée en eût été ouverte à cette multitude de barbares, jamais Rome n’eût été le siége de l’empire de l’univers[15].

On ne rencontre donc, nous le répétons, que dans les Mémoires de César, les premières notions positives sur l’état des peuples gaulois, sur leur organisation militaire et politique, leurs usages particuliers, leur vie en un mot. Durant ses campagnes, ami tour à tour ou ennemi des chefs et des cités, entouré d’otages appartenant à toutes les races gauloises, renseigné par les rapports de ses lieutenants, et obligé par sa position même de pénétrer dans les secrets de la constitution du pays, César possède une autorité que ne peut revendiquer aucun autre écrivain. Cependant, quelque précieux que soit son témoignage, sa concision laisse dans l’ombre tout ce qui m’est pas directement nécessaire à l’intelligence des faits de guerre. Les Commentaires eux-mêmes, on l’a dit depuis longtemps, ont besoin d’être commentés, et ce n’est qu’en rapprochant des textes épars dans les différents Livres qu’on parvient à se faire une idée générale de la société gauloise.

Les écrivains latins du deuxième, du troisième et au quatrième siècle, pourraient fournir des matériaux plus abondants que leurs devanciers ; mais on ne doit recourir à eux qu’avec une certaine prudence. Ces écrivains ont vu la Gaule de leur temps, tell qu’elle était dans son ensemble, sans distinguer ce qui lui appartenait en propre des emprunts qu’elle avait faits à la civilisation romaine. Leur témoignage exposerait à une foule d’interprétations inexactes. Nous nous sommes borné autant que possible aux documents du premier siècle.

Cette réserve ne saurait s’étendre aux auteurs qui, en dehors de l’influence latine, ont constaté plus tard chez les peuples d’origine celtique la trace des usages gaulois. La survivance de ces usages à la domination romaine, qui ne put ni les détruire ni les altérer, prouve combien ils tenaient à la nationalité même, et leur persistance garantit à elle seule leur authenticité. Aussi les études récentes faites sur la poésie, les traditions et l’hagiographie des Bretons des deux continents ont-elles jeté sur l’histoire celtique des lumières inattendues. La religion et la philosophie druidiques, les coutumes locales, la vie des chefs, la plupart des légendes éparses sur la sol de la Gaule, ont trouvé eu partie leur explication. Sans avoir la prétention de dépasser le cadre restreint de ce travail, il était de notre devoir de chercher à ces sources nouvelles les renseignements historiques d’un ordre général, et ensuite, — ce qui n’est pas moins indispensable pour intelligence d’une époque, — des informations plus précises sur le détail des mœurs et de la vie privée.

En parcourant ces documents, on est frappé de la vitalité de cette race ; sa physionomie, sa nationalité se perpétuent en dépit des conquérants, et l’on rencontre dans les actes d’un saint du quatrième siècle la reproduction fidèle des mœurs de la Gaule sous César. La concordance des historiens latins avec les bardes et les hagiographes ne laisse sur ce point aucun doute. Ceux-ci ont de plus dans leurs récits une réalité qui impressionne et une naïveté qui persuade. Quand ils n’ont pas vu par eux-mêmes, c’est toujours d’après des témoins oculaires qu’ils retracent des scènes restées vivantes dans l’imagination du peuple. Oserions-nous le dire ? La légende de saint Patrice, certains traits des romans de la Table-Ronde, sont beaucoup plus vrais que Diodore et Strabon, en ce qu’ils ont fait passer la vie familière dans l’histoire. Ils attachent par leur intérêt anecdotique ; ils complètent ou rectifient les écrivains classiques qui n’ont jamais compris l’originalité de la poésie et des mœurs des Gaulois.

En faisant abstraction du merveilleux des légendes, il reste les coutumes, l’esprit, l’action, tout ce qu’un annaliste étranger et indifférent dédaigne ou néglige. C’est dans les deux Bretagnes que se sont conservés les matériaux de l’histoire des Gaëls. Les chants de leurs bardes, leurs monuments celtiques, leur hagiographie, leurs coutumes, ouvrent des sujets d’étude aussi variés qu’importants.

Pour le reste de la Gaule, tous les textes hagiographiques se rapportent à la société romaine. Saint Martin renverse des images taillées ou des temples ; il fréquente les villes, et même la cour de Trèves. Saint Colomban trouve le bois sacré de Luxeuil plein de sculptures gallo-romaines ; saint Seine rencontre sur les débris du temple de la déesse Sequana des païens moitié sauvages, mais qui ne sont plus des Gaulois. Vers le même temps, saint Patrice, en Irlande, assistait à l’érection d’un menhir, bénissait des tumulus funéraires, conversait avec des bardes, disputait avec des druides, sans avoir vu un seul prêtre du paganisme. La Gaule, dans un contact de quatre siècles avec la société latine, s’était modifiée irrévocablement ; les Bretons, protégés par leur isolement, étaient restés Gaulois. Ils atteignaient à peine, durant cette période, l’état dans lequel César avait trouvé la Gaule. L’identité de race et d’institutions des deux contrées est affirmée par tous les historiens.

Les rapports de l’île de Bretagne avec Rome, sous le règne d’Auguste, se bornaient à lui payer un faible subside. Pomponius Méla attendait le retour de l’expédition de Claude pour obtenir des renseignements certains sur le pays. L’organisation des clans survécut à tous les efforts des conquérants. L’Hibernie surtout, placée hors de l’atteinte de la civilisation romaine par un autre océan, maintint dans leur pureté les mœurs et les institutions de la cité celtique, avec la ténacité particulière aux Bretons. Si, au quatrième siècle, elle avait encore ses usages, ses croyances, ses druides, ses devins, ses fontaines, ses bois sacrés et ses clans, c’est une prouve certaine qu’ils existaient au temps de César.

Cette analogie, qui n’est plus contestée aujourd’hui, permet de combler certaines lacunes historiques. Les auteurs classiques glissent rapidement sur les coutumes locales, sur l’état des personnes et celui des terres dans la Gaule. Mais en rapprochant les textes de César et de Tacite sur ces matières des lois galloises d’Hoël-dda, la parenté des institutions et des races se présenta d’elle-même à l’esprit. Le code gallois ne fut écrit qu’en 940 ; mais il est admis comme étant l’expression d’un état social bien antérieur. C’est là qu’il faut chercher ces mores majorum, ces anciennes coutumes des Gaulois dont César ne dit que ce mot en passant[16]. Ces coutumes que n’avaient point altérées quatre siècles de domination romaine avaient dû, à plus forte raison, résister au contact toujours hostile des Saxons. L’identité de leur origine et leur authenticité sont d’ailleurs attestées par leur parfaite similitude avec les lois des Bretons de l’Armorique, frères de race des Gaëls de Cambrie et d’Irlande. D’après le témoignage même du législateur, rien ne fut changé aux divisions territoriales du pays, qui furent conservées telles qu’elles étaient autrefois[17].  Comparée avec les textes des deux grands écrivains romains cités plus haut, l’antiquité de ce recueil acquiert une nouvelle évidence. On y retrouve des usages remontant à l’organisation primitive rte la Gaule, la distribution du territoire en cantons, en oppidum, en manses isolés, et toutes ces formes ale la cité que les Gaulois portèrent avec eux jusqu’en Asie. L’état des personnes est exactement conforme aux renseignements donnés par César, l’État des terres à ceux de Tacite ; les usages se rapporteur partout aux récits des légendes des premiers saints bretons et irlandais.

Grâce à ce parallélisme, au moment même où les documents sur les Gaulois disparaissent dans la Gaule, une mine nouvelle s’ouvre chez les peuples bretons ; la tradition celtique s’y renoue au point même où César l’a interrompue. Dans la Gaule centrale, cette histoire a péri avec les druides et les chanteurs ; les légendes seules et les superstitions populaires, transmises sans le secours de l’écriture, ont survécu. Les Éduens, les Séquanes, les Arvernes, n’ont conservé aucun poème de leurs héros, de leurs anciens conducteurs de guerre. A l’extinction de Bibracte, les écoles romaines d’Augustodunum firent rapidement oublier, comme des restes de barbarie, les vieux chants celtiques ; le nom même d’aucun chanteur n’a survécu à ce naufrage. Le peu que nous connaissons de nos ancêtres nous est parvenu défiguré par les historiens latins qui, rapportant tout à leurs institutions, n’ayant même à leur usage que les termes d’une langue précise faite pour les exprimer, n’ont apprécié dans la Gaule que ce qui touchait à leurs intérêts politiques, sans se soucier de la physionomie des hommes ou du pays. C’est un des traits du génie romain que cette profonde indifférence pour les peuples vaincus. Poésie, mœurs, croyances, tout ce qui constituait leur vie intime ne méritait pas un regard de ces civilisés et n’existait pas pour eux. Devant la puissance des conquérants, les sentiments, les intelligences, comme les volontés, devaient s’anéantir. La Gaule fut transformée presque en même temps que conquise. Les villes qui y furent fondées, le voisinage de l’Italie et de la Province romaine hâtèrent l’assimilation.

La race gauloise n’eut donc chance de se maintenir que dans les campagnes, dans les pays accidentés ; il est remarquable que les noms de lieux gaulois sont fréquents surtout dans les montagnes, où les conquérants semblent n’avoir eu que des rapports éloignés avec la population. Sceptiques et rationalistes, ils ne pouvaient s’intéresser aux visions des pâtres, aux génies des bois, aux serpents des rochers. Leur mépris pour ces mœurs, pour ces traditions et pour cet esprit, en l’ut la sauvegarde. Aussi est-ce dans le Morvan, c’est-à-dire dans la partie la plus âpre du pays éduen, que se retrouve encore aujourd’hui le Celte primitif, superstitieux, poétique, irascible, hospitalier comme ses pères. Il célèbre encore les fêtes et les mariages par des chants traditionnels ; il croit au devin, au sorcier, au mauvais œil, aux wivres, aux fontaines, aux fées, aux spectres, à tout ce monde fantastique qui peuplait l’imagination des Gaulois.

Nous avons recueilli les légendes partout où nous les avons rencontrées, car elles tendeur à disparaître et sont le reste le plus évident comme le plus intact de la vieille nationalité celtique.

C’est au moyen d’observations locales toujours vérifiées pas l’histoire que nous avons essayé d’esquisser, dans les pages qui vont suivre, les traits principaux d’une cité gauloise, en étudiant rapidement sa civilisation, sa constitution, ses mœurs, son agriculture, ses constructions, au moment où César entra dans la Gaule, l’an 59 avant Jésus-Christ.

 

 

 



[1] Éphore, n° 39, lib. IV. Fragmenta Hist. Græc. collegit Carolus Muller, Didot, Paris, MDCCCLXIX.

[2] Dio Cassius, Excerpta Henricus Valesius edidit, Parisiis, MDCXXIV, p. 596.

[3] Polybe, lib. III, c. VII. — Walckenaer, Géographie ancienne des Gaules, t. I, p. 212.

[4] Polybe, lib. I, c. IV.

[5] Apollod., lib. IV, apud Stephanum Bysant., p. 57, Lugd. Batav.

[6] Géographie ancienne des Gaules, t. I, p. 215 — Walckenaer.

[7] Géographie ancienne des Gaules, t. I, p. 215, Walckenaer. — Pline, Hist. nat., lib. III.

[8] Artemidorus, ap. Steph. Bysant.

[9] Strabon, lib. V, p. 183. — Lib. III, c. II.

[10] Cicéron, Epist. ad Atticum, lib. I, epist. 18, Collection Nisard.

[11] Strabon, liv. IV, p. 188.

[12] Fragmenta Hist. Græcorum. Collegit C. Muller, p. 261. Didot, MDCCCXXXIX.

[13] Posidonii Rhodii reliquæ doctrinæ, Posidonii Vita, p. 12. Collegit atque illustravit Janus Bako. D. Wyttenbachii annotatio, Lugduni Italovarum DVCCCX.

[14] Epist., 162.

[15] Cicéron, De Provinciis consularibus.

[16] César, de Bello. Gall., lib. I, c. IV. — Lib. VII, chap. dernier.

[17] Leges Wallicæ, lib. II, c. XIX.