1789 L'ANNÉE CRUCIALE

 

CHAPITRE IX. — LA MÉTHODE ET LES CONDITIONS DE TRAVAIL DE LA CONSTITUANTE.

 

 

I. — La méthode de la Constituante et son explication

 

1 - Dans les différents domaines que nous venons de passer successivement en revue, nous avons relevé les mêmes fautes de la part de la Constituante, nous avons pu adresser à celle-ci les mêmes critiques, et nous nous excusons ici d'avoir dû répéter si souvent la même antienne. Résumant maintenant notre appréciation sur sa ligne de conduite au cours du second semestre de l'année 1789, qui a eu une si grande influence sur la suite des événements, nous dirons simplement ceci : notre première Assemblée nationale a fait exactement le contraire de ce qu'il y avait à faire pour réaliser sans violence les réformes qui s'imposaient, pour accomplir cette Révolution pacifique que d'aucuns taxent de chimère, mais dont, en s'y prenant autrement, elle serait certainement parvenue à démontrer la parfaite possibilité.

Ce faisant, elle aurait rendu à la France un immense service. Ah ! comme l'histoire de notre pays eût été différente depuis un siècle et demi si, pendant cette période, aussi décisive que brève, notre première représentation nationale avait su faire respecter l'autorité au lieu de laisser s'installer l'anarchie ; si elle avait obligé les intérêts particuliers à s'incliner devant l'intérêt général au lieu de permettre à chacun d'invoquer l'intérêt général pour servir son intérêt particulier ; si elle s'était hâtée d'agir dès le début au lieu de perdre son temps, un temps si précieux, à de vains discours ; si elle avait mis plus de méthode dans son travail, renoncé à tout entreprendre à la fois et fixé la succession des mesures à adopter d'après leur degré d'urgence pratique et non d'après leur ordre logique ; si elle s'était inspirée davantage des Cahiers des plus humbles de ses commettants et moins des élucubrations des plus beaux esprits de l'époque ; si elle s'était contentée de poser les fondements de l'édifice et d'en dresser la charpente, laissant quelque chose à faire à ses successeurs, au lieu de prétendre réaliser du premier coup une œuvre définitive et parfaite ; si elle avait conduit son entreprise comme l'ingénieur qui reconstruit un pont en sous-œuvre sans interrompre une seule minute le trafic, au lieu de tout détruire d'abord pour rebâtir ensuite à neuf en suspendant complètement pour un temps la vie du pays ; si, en un mot, elle avait eu la sagesse de suivre les conseils que nous avons entendu Necker lui prodiguer, le jour même de sa réunion, dans son grand discours-programme du 5 mai 1789[1].

La conduite de la Constituante, qui a eu de si funestes effets, s'explique évidemment d'abord par sa complaisance à l'égard des exigences populaires. Elle s'est, en partie, laissé dicter sa conduite par la rue, par les clubs, par les sociétés politiques. Modérée dans ses intentions primitives, elle s'est vue bientôt entraîner plus loin qu'elle ne l'avait d'abord voulu, et il serait bien instructif de montrer dans le détail, pour chacune de ses décisions — comme d'ailleurs, et plus encore peut-être, pour celles des assemblées postérieures —, les origines extra-parlementaires de celles-ci. En ce qui concerne la Constituante, une telle attitude n'a rien qui doive nous surprendre de la part d'une assemblée aussi nombreuse et aussi mal préparée à ses fonctions. Toutefois, la rigueur et l'imprudence de sa politique ne sont pas dues uniquement à l'inexpérience et à la faiblesse : elles proviennent aussi du caractère trop peu réaliste et trop déductif de la méthode suivie.

La préférence donnée à la théorie sur la pratique présente de graves dangers. Tandis qu'une disposition d'esprit pragmatique, c'est-à-dire pour laquelle la perception des contingences matérielles a plus d'importance encore que les préoccupations doctrinales, garantit, en politique, une évolution raisonnable et une adaptation progressive de ce qui existe à ce qui doit être, les tendances systématiques des réformateurs intégraux, par leur dédain des difficultés d'application, conduisent tout droit aux dissensions intestines, aux troubles, à la guerre civile. On en a eu pendant la Révolution un exemple éclatant. Le schisme que devait produire la Constitution civile aurait été sans doute évité si la question de la réforme du Clergé avait pu être discutée avec le Clergé lui-même. Mais l'idée, qui en fut d'abord émise, fut écartée sous l'influence de Robespierre dont l'esprit géométrique représenta, sous la forme d'un véritable syllogisme, que la convocation d'un synode était impossible : on avait interdit toute corporation ; or le synode en ferait renaître une ; donc il ne fallait pas de synode. Une méthode aussi rigide employée en politique, quand il s'agit de réformes, a un caractère révolutionnaire. Elle ne répondait, comme nous l'avons fait voir, ni aux sentiments de l'immense majorité des électeurs, ni aux tendances de la plupart des membres de l'Assemblée nationale, les uns et les autres aussi réalistes qu'avides de réalisations. Comment se fait-il donc qu'elle ait prévalu ?

 

2 - La première explication à laquelle on songe est l'impossibilité d'agir autrement. Tout se tenant : réforme financière, réforme administrative, réforme religieuse, et d'immenses et immédiates ressources étant nécessaires, la solution apportée par les Constituants se serait imposée d'elle-même parce qu'elle aurait été la seule possible. Mais nous croyons avoir démontré au contraire qu'une autre politique était susceptible de réussir. Il faut donc trouver autre chose.

On a dit que la Constituante s'est laissé mener par quelques chefs de groupes influents qui ont tout conduit et ont su établir leur ascendant sur leurs collègues. La méthode suivie par elle serait la conséquence du plan machiavélique de ces meneurs. Ceux-ci auraient pris d'abord la précaution de faire proclamer par une assemblée séduite et aveuglée de simples principes généraux conformes à la philosophie du temps, puis ils s'en seraient servi pour obliger leurs collègues à en tirer des conséquences pratiques dont ces derniers n'auraient jamais voulu sans cette précaution. Les historiens adversaires de la Révolution ont reproduit avec complaisance cette explication et ils ont voulu voir une tactique diabolique dans des procédés invariablement employés pour chaque réforme depuis l'affaire des Biens du Clergé qui en a marqué le premier succès[2]. Nous ne saurions dire jusqu'à quel point cette manière de faire a été, de la part de quelques représentants de la Nation, une simple façon de manœuvrer leurs collègues, mais il est évident, dans tous les cas, que ceux-ci devaient avoir, pour les principes et les idées générales, un penchant tout particulier, sans quoi ils ne se seraient pas laissé entraîner aussi facilement à les voter et se seraient davantage souciés de leurs conséquences.

On peut alors invoquer le goût du jour et la tendance, générale alors, soit de bâtir des systèmes philosophiques et politiques à l'instar de l'auteur du Contrat social, soit d'énoncer des théories comme celles de l'Esprit des Lois. Il est certain que cette explication contient une assez grande part de vérité et que l'on rend compte ainsi, d'une manière assez vraisemblable, des dispositions ratiocinantes de la plupart des Constituants. Comme nous l'avons fait voir au début de cette étude[3], les Philosophes peuvent être tenus pour responsables, au moins en partie, de la rigueur avec laquelle ont été établis, et ensuite appliqués, les fameux Principes. Cette explication toutefois ne nous paraît pas suffisante, la philosophie étant en général l'apanage du petit nombre et n'étant guère à la portée d'une foule aussi bigarrée que celle des Constituants.

On a enfin invoqué l'influence de l'étranger, c'est-à-dire, en fait, la contagion de l'exemple américain. Mais cette dernière explication mérite d'être examinée d'un peu plus près.

 

3 - La Révolution américaine a certainement produit chez nous une profonde impression. La Fayette n'avait pas été le seul à franchir l'Atlantique. Brissot avait, lui aussi, voyagé aux Etats-Unis. L'action exercée par ce pays sur plusieurs de nos grands leaders politiques, ainsi que pour la solution des grandes questions posées chez nous à l'époque — nécessité d'une Déclaration des Droits, égalité politique, séparation des pouvoirs, etc. — a bien été mise en lumière dans un livre relativement récent[4], et la suite des événements semble avoir pleinement réalisé la prophétie d'André Chénier, au début de la Révolution française :

Oh ! Franklin, Washington...

Je ne m'enivre point d'un espoir chimérique ;

La liberté qui luit aux champs de l'Amérique

Eclaira, près de vous, les regards des Français ;

Et, bientôt, des récits fidèles Vont annoncer à nos modèles

Les fruits de leur exemple et nos heureux succès.

Cependant, comme nous l'avons déjà montré[5], l'exemple américain ne devait pas exercer plus tard sur les milieux populaires une action comparable à celle de l'exemple anglais. Et, quant à la Constituante, il semble bien qu'elle aussi, dans son ensemble, ait été moins séduite en 1789 par le premier que par le second de ces deux modèles. C'est sans doute que l'Angleterre, seule nation avec la Suisse et l'Amérique à pouvoir servir d'inspiratrice à nos législateurs, présentait sur ces deux autres pays l'avantage d'être une monarchie comme la nôtre, une monarchie qui avait su s'adapter à des conditions politiques nouvelles, qui avait donc su résoudre le problème même posé devant nous. Puis l'Angleterre avait une aussi longue histoire que la France ; la société anglaise, depuis longtemps constituée, comportait, comme chez nous, des classes dont les intérêts n'étaient pas toujours complémentaires ; enfin, en Angleterre comme en France, l'espace était mesuré et presque tout le sol partagé. En Amérique, au contraire, comme certains l'ont très bien vu à l'époque, les conditions étaient toutes différentes : La société américaine, nouvellement formée, sans tradition comme nos sociétés d'Europe, ne comportait que des propriétaires tous égaux et dont aucun ne vivait encore dans le luxe ou dans l'indigence. Ces hommes, connaissant à peine le joug des impôts, des préjugés qui nous dominent, n'avaient trouvé sur la terre qu'ils cultivent aucune trace de féodalité[6]. Enfin, devant leurs établissements nés d'hier, d'immenses espaces inhabités s'offraient à l'esprit d'entreprise de ceux qui voudraient y tenter fortune. Du point de vue social, les Américains, dont la situation reproduisait en somme celle des premiers conquérants de notre pays, les Gaulois, au lendemain de la conquête romaine, les Américains étaient sans doute relativement encore assez près de l'homme pris dans le sein de la nature et n'avaient par contre, avec notre société française de la fin du XVIIIe siècle, presque aucun point de ressemblance.

Il faut d'ailleurs convenir que, si sur quelques points les Constituants ont pu se laisser guider par l'exemple américain, sur d'autres ils se sont séparés nettement de la solution donnée outre-Atlantique au problème constitutionnel. Sans doute la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, par son caractère philosophique, se rapproche-t-elle de la Déclaration d'indépendance américaine du 4 juillet 1776 qui est un véritable Bill of Rights et qui, à l'exemple du Bill of Rights de la Virginie son aîné de quelques jours (12 juin 1776), proclame les droits naturels et abstraits de l'homme en général, et non pas, comme la Déclaration des droits anglaise de février 1689 fondée sur les anciennes coutumes de l'Angleterre, les droits traditionnels et historiques particuliers aux habitants du pays. Mais, en revanche, la Constitution des Etats-Unis du 16 juillet 1787, avec ses deux Chambres et son Président si puissant, ne présente guère de similitude avec notre Constitution de 1791. A y regarder de près d'ailleurs, les Etats-Unis, comme l'Angleterre, ont fait preuve d'esprit pratique plutôt que de tendance à des déductions logiques. S'ils ont rédigé une Déclaration théorique des droits, c'est qu'ils y étaient obligés pour justifier leur révolte ouverte contre la Couronne, révolte qui ne pouvait se légitimer par aucun texte, par la violation d'aucun droit à eux antérieurement reconnu. Il fallait donc en exposer les raisons, comme le dit, dès son début, la Déclaration américaine[7]. Celle-ci n'a pas été faite pour la propagande à l'étranger ; elle n'est pas conçue dans une pensée de prosélytisme ; elle se propose uniquement d'expliquer les motifs de la rupture de toute liaison politique entre elles [les colonies d'Amérique] et le royaume de Grande-Bretagne. Quant à la constitution des Etats-Unis, elle a précisément, on le sait, consacré le triomphe de la méthode des compromis ; elle a été, en quelque sorte, la résultante de forces opposées qui se faisaient équilibre. Chez nous, au contraire, comme nous avons cherché à le faire voir, les Communes l'ont emporté de haute lutte sur les Privilégiés et sur le Roi, et l'Assemblée nationale a pu ensuite rédiger la Constitution à sa guise et sans plus avoir à tenir compte d'aucune résistance.

Tout bien considéré, il doit y avoir eu, dans le cas de la Constituante, quelque chose d'autre que la seule contagion de l'exemple américain, et l'on en vient à se demander si, peut-être, la cause de son attitude ne doit pas se trouver, avant tout et presque exclusivement, chez nous. Comme nous avons toujours eu un faible pour le rôle de missionnaires ; comme, depuis la fin du XVIIIe siècle, nous n'avons guère cessé de vouloir propager des idées nouvelles à travers le monde ; comme nous avons recommencé, après plus d'un demi-siècle, l'expérience d'un changement radical à partir de principes abstraits et de théories préconçues, on a souvent songé à attribuer notre tendance révolutionnaire et systématique au tempérament national, et l'on a opposé le caractère français, soi-disant idéaliste, logique et généreusement internationaliste, au tempérament anglo-saxon, pratique, s'embarrassant peu de contradictions, et foncièrement attaché à la tradition du pays.

Cette explication, pour séduisante qu'elle puisse paraître, ne nous satisfait pas plus que les autres. Les Anglo-saxons ont eu, eux aussi, leurs théoriciens politiques : nous avons déjà mentionné quelques-uns de ceux que l'Angleterre a connus dans la deuxième moitié du XVIIe siècle[8] ; nous pouvons ajouter ici que la même manie de spéculations sur la société future a sévi en même temps plus tard, à la fin du XVIIIe siècle, des deux côtés de la Manche. N'est-ce pas en 1793 qu'a paru la Political justice de Godwin, cette Bible des radicaux britanniques dont l'auteur est animé du même esprit de revendication logique et d'idéalisme agressif que nos journalistes démocrates, que cet Elysée Loustalot, par exemple, dont les articles aux Révolutions de Paris du libraire Prudhomme sont restés célèbres ? D'ailleurs, la méthode qui consiste à poser d'abord des principes dont on tire ensuite les conséquences pratiques n'est pas spécifiquement française, quelque penchant que nous autres Français puissions éprouver pour elle. Ce n'est pas autre chose, en réalité, que la méthode déductive chère à la scholastique du moyen âge et qui fut alors en honneur dans toute l'Europe. Elle est pratiquée par les juristes et les mathématiciens de tous les temps et de tous les pays. Il n'y a donc rien de surprenant à ce que l'on rencontre chez des Anglo-saxons aussi bien que chez des Français l'amour des déductions rationnelles et des constructions a priori. Inversement, il serait faux de nous juger incapables de toute conduite raisonnable et de nous refuser le sens des réalités et l'esprit pratique : au vrai, toutes ces choses sont aussi répandues à Paris qu'à Londres, et les rédacteurs des Cahiers l'ont bien fait voir, en 1789, en s'attachant surtout à présenter des revendications concrètes appropriées aux réalités existantes, et en s'inspirant d'une pensée de collaboration nationale, sans vouloir tout remettre en question ni tout créer à nouveau, sans égard pour les situations acquises, en application de principes abstraits.

Présenter le tempérament français comme complètement différent de tous les autres en lui attribuant le monopole de certains traits de caractère à la fois flatteurs et fâcheux, tels que l'amour de la logique, le privilège de la clarté, le penchant aux idées générales, la tendance à l'universel, la passion du beau langage ou le goût des raisonnements à perte de vue, est une attitude qui ne nous paraît pas sérieuse, en dépit de l'autorité bien souvent invoquée de l'illustre auteur des Commentaires de la guerre des Gaules. Nous ne sommes pas si exceptionnels, ni si exceptionnellement incorrigibles : toutes ces sornettes ne sont débitées que pour flatter — de bien singulière façon du reste — la vanité nationale. Ce serait d'ailleurs tant pis pour nous si l'on devait nous considérer comme congénitalement incapables de tout effort sérieux et de toute conception pratique. Là vérité, par bonheur, est autre, et la réputation de frivolité et de légèreté qu'on nous a faite à l'étranger est imméritée pour la plupart d'entre nous : c'est la société raffinée de la fin du XVIIIe siècle, ces émigrés, notamment, si justement cinglés par le secrétaire du roi de Prusse Lombard, qui nous l'ont value à cette époque, comme, au siècle suivant, les boulevardiers du Second Empire. Mais ces différents milieux, qui n'ont aucun rapport avec le véritable esprit national, ont été, bien plutôt, les produits d'une civilisation cosmopolite auxquels la langue française a simplement servi de véhicule. Au vrai, le Français ne naît pas plus malin que les autres, et le provincial n'est pas plus sot que le Parisien : c'est bien à tort que ce dernier donne le ton, en France, et, dans Paris, les faubourgs et les salons. D'autre part, en rencontre partout, et dans tous les temps, l'amour de la discussion et la propension aux disputes. C'est l'absence ou la défaillance du pouvoir central qui seule favorise, en certains lieux et en certains temps, le développement excessif de ces germes, et les rend dangereux pour la Cité. L'exemple des Gaulois de Jules César est loin d'être unique, et l'on pourrait rapprocher du cas de nos lointains ancêtres celui de plus d'un peuple contemporain — appartenant du reste au nouveau comme à l'ancien monde.

 

4 - En ce qui concerne donc en particulier la faiblesse des Constituants pour les principes généraux et la méthode déductive, elle nous apparaît moins comme la marque distinctive de notre génie national que, tout d'abord au moins, comme l'effet naturel d'une tendance commune à tous les bâtisseurs de cités. Ainsi que l'a lumineusement démontré Fustel de Coulanges pour l'antiquité, les institutions sociales ont pour fondement essentiel des idées communes sur la vie et sur le monde, et ces idées ont souvent été codifiées par les Lycurgue et les Solon de tous les temps pour servir de base inébranlable à leurs édifices politiques. A la cité juive, Moïse a donné les assises de la loi morale qu'il s'est fait révéler sur les sommets mystérieux du mont Sinaï. Par la Loi des douze Tables, qui a précédé, dans la ville aux sept collines, la plupart des réalisations politiques de la République, la cité romaine a été solidement établie sur les fondations de la famille patricienne dont le chef a un caractère aussi religieux que social ou politique. On sait que le monde musulman est entièrement construit sur le Koran, le livre saint apporté par le Prophète. Les sociétés européennes du moyen âge, qui échappent à la règle à cause du détachement du Christ pour les choses de ce monde, n'en ont pas moins reçu l'empreinte profonde de l'Eglise dont elles étaient encore toutes pénétrées lorsqu'éclata la Révolution. Quant à notre monarchie absolue, dès qu'elle s'est trouvée définitivement installée, elle a éprouvé le besoin de se fonder sur des conceptions philosophico-religieuses avec le Cardinal de Richelieu et son Testament politique, avec le Conseiller Le Bret et son traité De la souveraineté du Roi, avec Louis XIV lui-même dans ses Mémoires et instructions pour l'éducation du Dauphin, et enfin avec Bossuet dans sa Politique tirée de l'Ecriture sainte. Nous ne devons donc pas nous montrer surpris de voir les hommes de 89, au moment de passer à l'édification d'une société entièrement inédite, éprouver le besoin d'énoncer les principes nouveaux générateurs de leur action, comme nous ne devons pas nous étonner devant l'aspect religieux que revêtira quatre années plus tard le mouvement révolutionnaire.

Mais ce besoin est aussi la marque d'un état d'esprit essentiellement lié à la formation professionnelle de la plupart de ces hommes, et, dans la préférence donnée par ceux-ci à la méthode déductive, nous sommes d'avis qu'il faut voir avant tout le masque d'un certain personnel politique. Cette explication se rapproche sans doute beaucoup de la dernière de celles envisagées dans le paragraphe précédent, mais sans qu'il soit permis toutefois de la confondre avec elle. Si les Constituants ne se sont pas contentés d'exaucer les vœux consignés dans leurs Cahiers, s'ils se sont de plus en plus écartés des instructions terre-à-terre de leurs mandants pour entreprendre une œuvre beaucoup plus audacieuse sur un plan théorique et rationnel, c'est parce qu'ils se sont laissé séduire par certains de ces mêmes beaux parleurs dont la majorité des Anglais a su se garder. Peut-être qu'ici, en effet, nous rencontrons le facteur tempérament national, encore qu'on doive plutôt y reconnaître, comme on va le voir, l'influence de la situation géographique et de l'évolution historique, différentes dans les deux pays. La tendance de nos pères à suivre, en 1789, dans la création des institutions politiques, les procédés employés en logique formelle doit, à notre sens, s'expliquer essentiellement par l'influence énorme exercée par les légistes dans l'administration française de la fin de l'ancien régime, administration au caractère paperassier et bureaucratique, tandis que le penchant de la majorité des Anglais à voir, à cette même époque, les faits réels plutôt, que les idées générales montrerait la place tenue chez eux par les hommes d'affaires, industriels et commerçants, dans la vie de la nation. On connaît le rôle de tout premier plan qu'ont joué dans la vieille France ces hommes de loi auxquels la monarchie a dû sa lente et séculaire ascension. Or, parmi les membres de l'Assemblée, ce sont les avoués, procureurs du roi, juges, conseillers, etc., qui, avec quelques théoriciens amateurs dont le plus célèbre est l'abbé Sieyès, ont pris la direction effective de l'Assemblée. Appuyés par de jeunes nobles enthousiastes et par un homme de lettres [Démeunier], ce sont eux, les Durand-Maillane, les Barnave, et d'autres, qui ont fait adopter le principe d'une Déclaration des Droits ; c'est l'un d'entre eux, Mounier, qui en a rédigé le début, si souvent cité ; ce sont naturellement eux qui ont entraîné l'Assemblée lorsqu'il s'est agi de proclamer les droits de l'Etat sur les biens ecclésiastiques ; et ce sont les juristes, membres du Comité de Constitution civile du Clergé : Treilhard, Camus, Chasset, Lanjuinais, Martineau et Durand-Maillane, déjà nommé, qui ont inspiré les travaux de ce Comité.

Et ceci explique bien des choses. Employés depuis des siècles par la Monarchie pour saper et détruire morceau par morceau le complexe féodal au nom du principe romain de la souveraineté de l'Etat, les légistes ont servi leur nouveau souverain comme ils avaient servi l'ancien et en usant de la même méthode. Depuis que, à l'époque du grand Roi, les maximes de la Monarchie absolue avaient été codifiées en un corps de doctrine, depuis qu'elles constituaient comme le couronnement de cet imposant édifice, ils les avaient employées à la façon d'un bouclier pour couvrir toutes les décisions arbitraires du pouvoir. A la théorie de la Monarchie absolue, il devait donc leur paraître indispensable de commencer par substituer celle de la Souveraineté de la Nation. En suite de quoi, ils n'auraient plus qu'à opérer ainsi qu'ils l'avaient toujours fait, et à déduire du nouveau système toutes ses conséquences logiques en déployant la même rigueur implacable que par le passé.

 

II. — Les conditions de travail de la Constituante

 

1 - Cependant, si la Révolution de juillet 1789, sortie du mouvement de réformes entrepris au printemps de la même année, a pris, à partir de l'automne, un caractère de plus en plus inquiétant, cela ne tient pas seulement à la méthode de travail de l'Assemblée qui a succédé au Roi dans la direction de l'œuvre de rénovation, cela tient encore aux conditions dans lesquelles elle a poursuivi son œuvre.

La Constituante a fait un travail formidable, mais elle l'a fait trop vite. Ce n'est pas en deux ans et demi — sur lesquels un bon trimestre au moins a été perdu au début — qu'une transformation aussi radicale de toutes les institutions pouvait être accomplie d'une manière durable. Il en fallait au moins le double et plutôt même davantage. Aujourd'hui que nous avons l'habitude des débats parlementaires, nous nous en rendons mieux compte. Nous savons aussi par expérience que les réformes financières et sociales exigent du temps, beaucoup de temps, pour passer du domaine des spéculations à celui des réalités. Ce n'est pas tout, en effet, c'est même fort peu de chose que de rédiger quelques textes de loi : ces dispositions générales une fois prises, il faut les transformer en décisions précises, les appliquer à chaque cas particulier, et ceci ne se fait pas en un jour. C'est se tromper grossièrement que de croire à l'efficacité des discours ou des votes pour rendre la prospérité à un pays. Ici la bonne volonté ne suffit pas, il faut des actes, des actes multiples et quotidiens accomplis pendant des années, un labeur ingrat et persévérant dont la récompense est souvent réservée à d'autres qu'à ceux qui l'ont soutenu. Les députés aux Etats-généraux ont donc commis une grave imprudence en se contentant de bâcler une Constitution pour se retirer ensuite satisfaits, moins de trente mois après le jour où ils s'étaient réunis à Versailles.

Cette faute lourde, qui a eu des conséquences si funestes, tient à un double désir des Constituants : celui d'aller vite pour pouvoir rentrer le plus tôt possible chez eux ; celui de donner satisfaction aux masses, ignorantes des difficultés techniques et impatientes de voir la grande transformation accomplie. Dès les élections aux Etats tout le monde s'est trompé, électeurs aussi bien qu'élus, sur la durée probable des travaux de la future Assemblée. Les premiers étaient si persuadés que les choses marcheraient rondement à Versailles, que, dans plusieurs cas, ils donnèrent des mandats à terme à leurs représentants, et, dès le mois d'avril 1790, les adversaires de toutes réformes se servaient de cet argument pour réclamer le renouvellement de la représentation nationale[9]. Quant aux députés aux Etats, à peine arrivés à destination, il leur tardait déjà de s'en retourner dans leurs foyers : le 6 août au soir, après trois mois de séances, un député cultivateur, se plaignant des variations dans les décrets, ajoutait : Si cette fluctuation dans les idées subsiste encore, ce ne sont pas les Etats-généraux, mais les Etats éternels[10].

Il faut dire qu'un grand nombre de représentants avaient dû venir à Versailles à leurs frais et qu'après trois mois de séjour dans cette ville, où la vie, chère d'ordinaire, avait encore renchéri par suite de l'affluence énorme des nouveaux venus, ils n'avaient pas encore touché un sol d'indemnité. C'est seulement le 12 août 1789 que la Constituante songea à s'inquiéter de cette situation, et, le 1er septembre vraisemblablement, qu'elle alloua à ses membres un traitement de 18 livres par jour[11]. Cela permit aux députés d'attendre ; mais cela ne les rendit pas plus désireux de prolonger leur séjour auprès du Roi. Le 19 avril 1790, Le Chapelier, intervenant, au nom du Comité de la Constitution, contre la demande de renouveler l'Assemblée nationale, déclarait : Le public sait ce que coûte à chacun de nous un an d'absence, loin de sa famille, loin de ses affaires, et que, si nous écoutions notre intérêt particulier, nous demanderions bientôt à nous retirer dans notre patrie ; mais nous devons tout à l'Etat[12]. Il serait facile de multiplier les citations prouvant qu'il tardait aux représentants d'avoir achevé leur œuvre pour pouvoir se séparer. A chaque instant ils s'imaginaient qu'ils allaient en avoir terminé avec la Constitution, et, celle-ci une fois promulguée, c'est la Révolution elle-même que tout le monde crut finie.

On s'explique donc que les Constituants aient jugé démesuré le temps, en réalité beaucoup trop court, employé par eux pour mener à bien leur tâche. Il y a eu là, au départ, une erreur de perspective, un oubli des plus élémentaires précautions. Venus de tous les coins du pays, à une époque où l'imperfection des voies de communication augmentait énormément l'obstacle de l'éloignement matériel, ces hommes, pour conserver toute leur liberté d'esprit, auraient dû, avant de quitter leur milieu, faire d'avance le sacrifice de leurs préférences personnelles et prendre leurs dispositions en vue d'une absence susceptible de durer, non pas quelques mois, mais plusieurs années.

 

2 - Cependant les députés n'étaient pas seulement poussés à aller vite dans leur travail de reconstruction par leur désir de reprendre le plus tôt possible leurs occupations habituelles ainsi que la gestion de leurs intérêts, ils ont encore été hantés par le souci constant de donner au pays l'impression qu'ils allaient, dans le moins de temps possible, tout transformer, tout rénover, tout remplacer d'un seul coup. Ces hommes, pour la plupart élus au suffrage presque universel et qui avaient reçu une mission précise de leurs électeurs, semblent avoir été dominés par la crainte de mécontenter leur clientèle. Assurément aucune ambition personnelle ne les dominait et ils ont tenu à en donner la preuve en s'excluant tous — bien imprudemment du reste — de la première Assemblée Législative. Ce n'étaient donc pas des politiciens, au sens péjoratif que nous donnons aujourd'hui à ce terme. Mais, autant ils étaient rigoureux envers le Roi et les ex-privilégiés, autant ils se montraient faibles devant l'opinion, c'est-à-dire, maintenant que la grande masse des citoyens, dispersés dans les campagnes, n'avait plus voix au chapitre, devant ceux qui prétendaient parler en son nom et représenter seuls le Peuple. Ces derniers étaient naturellement les plus agités, les plus exigeants, les plus impatients de tous les Français. Or, pour tout ce que l'on entreprend, et pour les changements à apporter à la société plus encore peut-être que pour tout le reste, rien de durable ne peut se faire que dans le calme, avec la méthode et le temps. A la politique comprise comme la lutte des partis, il faut, si l'on veut réussir des réformes aussi profondes, substituer la technique.

Malheureusement, même de nos jours, la technique n'est guère appréciée dans un cas comme celui-ci. Pour les affaires proprement politiques on s'imagine généralement qu'on peut agir en toute liberté et sans tenir aucun compte de ses conseils. N'y aurait-il cependant pas lieu de suivre un ordre étudié et de procéder par étapes ? Les leçons de l'expérience n'auraient-elles donc de valeur que pour l'administration des richesses matérielles, et les choses qui touchent au gouvernement de la Cité s'accommoderaient-elles plus facilement des procédés romantiques d'improvisation grandiose et des mesures radicales ou un peu osées ?

D'ailleurs, même en matière de finances et d'économie, on a tort de croire, comme on le fait trop souvent, que l'on peut tout se permettre. Sans doute, on consent ici à s'incliner devant la technique : on lui tire un coup de chapeau en passant. Seulement, on se refuse, la plupart du temps, à suivre les conseils des hommes de métier sous prétexte que ce serait se lier les mains et empêcher toute réforme sérieuse dans d'autres sphères d'activité. On prétend subordonner l'économique au politique — et, alors, l'économique se venge. Nous croyons, pour notre part, avoir réussi à démontrer que, si la Constituante avait consenti à donner le pas à la question financière sur tous les autres problèmes, bien loin d'éluder ces derniers, elle se serait, au contraire, procuré le moyen le plus sûr et le plus élégant de les résoudre. Sans doute, les solutions ainsi suggérées n'auraient été, ni complètes, ni définitives. Mais ceux qui conçoivent la réforme de la société à la manière d'un saut unique et décisif dans l'inconnu, en sont restés à la conception antique de la Création soudaine de l'Univers — création qui avait pourtant pris six jours sur sept ! — tandis que le progrès, comme tant d'autres choses, n'est qu'une création continue.

Sur ce point, il n'y a hélas ! pas grand'chose à faire pour ouvrir les yeux de ceux qui s'obstinent à ne pas voir. Pour eux, une seule chose compte : les exigences des masses qu'il s'agit de satisfaire et de satisfaire sans délai, fussent-elles déraisonnables. Voilà où en sont venus quelques-uns des meilleurs esprits de notre temps, empoisonnés par la superstition de la politique et par le dogme de la lutte des classes. Au jugement que nous avions porté ailleurs sur la conduite de la Constituante en matière financière, jugement qui consistait, en somme, à dire que, du point de vue de l'intérêt général même, il eût mieux valu agir autrement, l'un de nos critiques n'a-t-il pas répondu ceci : Du point de vue de la technique ces réflexions sont fondées, mais... le choix des moyens dans la gestion des finances publiques ne peut dépendre uniquement de la technique, c'est aussi affaire de considérations politiques et sociales[13]. Il ne pouvait donc être question de conserver, même momentanément, les pratiques les plus détestables de l'Ancien Régime — assignations, rescriptions, vénalité des offices —, pas plus que de remettre à plus tard la liquidation de la dette ou la vente des biens nationaux, car, nous dit-on, on aperçoit les conséquences politiques de cet ajournement. Ainsi, parce que l'impatience générale — en fait, celle de quelques individus sans responsabilité ni mandat, journalistes ou autres, simples auxiliaires, conscients ou non, de l'avidité des spéculateurs — et non pas, du moins au début, l'impatience des grandes masses paysannes, celles-ci ayant pu, il est vrai, être excitées depuis lors par les mêmes publicistes plus ou moins intéressés — parce que, disons-nous, cette impatience exigeait des satisfactions immédiates et n'aurait pas toléré la prolongation, pendant quatre ou cinq années, d'une attente qui durait depuis tant de siècles, il fallait donc risquer de tout compromettre en dédaignant les conseils de la technique ! Une telle proposition est très grave et elle va directement à l'encontre des intentions probables de son auteur. Car enfin, s'il était démontré que la technique, c'est-à-dire les conseils de la raison et de l'expérience, ne saurait être acceptée comme discipline par le plus grand nombre, cela prouverait tout simplement l'incapacité originelle des masses à se conduire sagement elles-mêmes — et la nécessité de les y contraindre par tous les moyens.

 

III. — Conséquences désastreuses de la méthode de la Constituante

 

Dans tous les cas, quelles qu'aient pu être les raisons qui ont conduit et encouragé la Constituante à appliquer sa méthode de travail, celle-ci a eu pour l'avenir les conséquences les plus graves.

Rien n'était plus imprudent que de commencer par poser des principes en contradiction absolue avec ce qui existait jusque-là et dont on voulait partir, au lieu de procéder de manière empirique et utilitaire, conformément à l'esprit général des Cahiers. Trop souvent, en effet, dans la conduite des affaires publiques, on ne peut suivre les conseils de la technique à cause du déchaînement des passions. Or, si rien n'apaise davantage les esprits que de leur donner une tâche commune et précise à remplir, un but concret et proche à atteindre, sur lequel l'accord peut se faire, tandis qu'on laissera les faits eux-mêmes démontrer aux plus aveugles et aux plus prévenus la nécessité où l'on est d'adopter certaines mesures ou d'ajourner certaines espérances, en revanche rien n'excite davantage les divisions que ces stériles discussions de principes sur lesquels il est impossible de s'entendre parce que, dans le domaine des idées, les principes opposés s'excluent naturellement l'un l'autre — alors que, dans la vie, les contradictions abondent —, et parce que chacun tient inébranlablement, soit par amour-propre, soit par habitude, à ses conceptions personnelles dont il croit de son honneur autant que de ses intérêts de ne pas abandonner la moindre parcelle.

La Déclaration des Droits de 1789, en particulier, était éminemment dangereuse. En fait, elle a ouvert à deux battants la porte de la Révolution violente. Sans doute les idées qui s'y trouvent exprimées n'étaient pas nouvelles et le programme de sans-culottisme qu'elle contient remonte à plus d'un siècle et demi : comme le reconnaissaient les révolutionnaires eux-mêmes en parlant du sans-culotte Jésus, il aura bientôt deux mille années d'existence. Seulement, proclamer d'une manière aussi solennelle ce qui a été si longtemps relégué dans le royaume des chimères, c'était surexciter toutes les convoitises à la fois, c'était préparer les esprits à un total bouleversement, c'était pousser les peuples à exiger la révolution. Bien mieux, poser comme fondement de la politique un idéal que les difficultés tirées de l'ordre de choses existant avaient fait jusque-là repousser en dehors des choses de ce monde équivalait à annoncer d'avance que l'on allait faire entièrement table rase de ce qui existait pour construire d'une seule pièce un édifice radicalement nouveau et sans aucun rapport avec l'ancien ; c'était donc rompre avec le passé, c'était faire soi-même acte révolutionnaire.

Dès ce moment, on pouvait prévoir que l'on allait se heurter aux plus graves obstacles. Rien n'est si dangereux que d'afficher des principes : ou bien ils vous lient les mains et vous empêchent de prendre les mesures commandées par la raison ou par la défense de vos intérêts du moment ; ou bien ils risquent de vous entraîner au delà des bornes fixées par une sage compréhension des possibilités de l'heure. Dans l'un comme dans l'autre cas, le jour vient fatalement où il faut les mettre en sommeil, ainsi que nous le fait voir lumineusement l'histoire même de la Révolution. Pour le premier cas, que devait-il rester bientôt de la déclaration de paix à l'univers faite par la Constituante le 22 mai 1790 et qu'elle fera figurer, pour lui donner plus de poids, dans sa Constitution du 3 septembre 1791[14] ? Sept années d'une guerre dont la Révolution ne verra même pas la fin fournissent une réponse éloquente à cette question[15]. Il en a été de même, pour ce qui regarde le deuxième cas, de la Déclaration des droits de 89.

Au lieu d'en tirer tout de suite les conséquences logiques, la Constituante a dû, par prudence, s'arrêter à mi-chemin, et tout le début de l'Histoire de la Révolution française de feu Aulard n'est qu'un exposé lumineux de ces contradictions internes de son œuvre. Mais une telle attitude est très imprudente, parce qu'elle prête le flanc à la critique et qu'elle favorise la surenchère. Les impatients et les esprits absolus, les romantiques et les géomètres politiques, ne cessent d'invoquer les principes et d'accuser de trahison ceux qui, intentionnellement et non sans de sérieuses raisons pratiques, n'ont pas voulu les appliquer en bloc et du premier coup[16]. Poser des principes d'abord, pour, ensuite, renoncer à en tirer certaines conséquences, c'est faire le jeu des extrémistes, aux dépens des gens raisonnables. Assurément, à toute action il faut des principes, et il ne saurait y en avoir de plus nobles que ceux répandus dans le monde, il y aura bientôt deux mille ans, par les Evangiles. Il est seulement plus sensé de les avoir sans cesse présents à l'esprit et de chercher à les faire passer utilement dans les faits sans proclamer solennellement ces vérités comme des révélations nouvelles — ce qui peut sembler d'ailleurs quelque peu naïf. Il est plus sage de marcher résolument vers cette lumière lointaine dont l'éclat ira chaque jour en grandissant, sans la démasquer brutalement tout d'un coup, pour la mettre, l'instant d'après, en partie sous le boisseau.

C'est, en effet, cette politique du voile[17], cette méthode de phare à éclipses suivie par la Constituante, qui a causé tout le mal. Son danger a bien été aperçu et dénoncé, à l'époque même, par beaucoup de bons esprits — et pas seulement par des défenseurs intéressés de l'ancien régime, par des partisans attitrés du trône et de l'autel. Mirabeau n'était-il pas, au fond, hostile à toute Déclaration des Droits ? Et Malouet, qui n'en voulait pas, n'avait-il pas, tout royaliste qu'il fût, appuyé la réunion des trois Ordres[18], et ne soutiendra-t-il pas plus tard l'aliénation des Biens du Clergé ? D'autres plus obscurs, mais qui ne doivent pas pour cela être rangés au nombre des aristocrates : un marchand de fer, Crénière ; un simple curé, Grandin ; le maire de Vitré, Hardy, ne l'ont-ils pas jugée inutile ou dangereuse — alors que de nombreux nobles, au contraire, en ont soutenu la nécessité ? Il faut donc se garder de voir dans ces résistances une manœuvre politique. Elles étaient dictées par la clairvoyance, tout simplement. Mais l'immense majorité des députés, sans distinction de tendances ou d'origine, étaient en faveur d'une Déclaration des Droits — on ne voulut même pas accepter d'ajouter les devoirs aux droits[19] —, et ceux-là ne furent pas entendus — n'est-ce pas le sort de tous les Cassandre ? — qui observèrent, avec Malouet : Pourquoi donc commencer par le transporter [l'homme] sur une haute montagne et lui montrer son empire sans limites lorsqu'il doit en descendre pour trouver des bornes à chaque pas ?[20]

Une Déclaration des Droits comme celle que la Constituante a rédigée et placée en tête de sa Constitution (avec laquelle elle fait un si instructif contraste), c'est-à-dire une Déclaration des droits de l'Homme en général et non pas du Français de 1789 en  particulier, était sans doute dans l'esprit du temps, comme le montrent bien les Déclarations des Droits américaines[21]. Mais, ce que les Américains pouvaient se permettre parce qu'ils y disaient exactement ce qu'ils se proposaient d'établir en fait : la République et la Démocratie, et parce qu'ils n'avaient dans leur voisinage aucun peuple opprimé à qui ils auraient pu paraître ainsi engagés à porter secours, les Français de 1789 devaient se l'interdire absolument. Il n'y avait, en effet, rien d'aussi dangereux, pour un peuple raisonneur et logique comme le nôtre, que d'évoquer de tels principes qui mènent tout droit à la révolution intégrale et propagandiste, aux conflits à l'intérieur, et à la guerre au dehors.

 

En attendant, le plus clair résultat de la méthode inconséquente suivie par la Constituante a été de transformer en querelles de partis les inévitables oppositions d'intérêts. Le caractère radical des nouveaux principes a suscité l'opposition d'extrême droite. L'abandon partiel de ces mêmes principes a soulevé celle d'extrême gauche. Et du choc de ces deux extrêmes est sortie la Révolution violente, avec ses atrocités, son cortège de souffrances et d'injustices, ses mouvements d'aller et retour, et son aboutissement — tout provisoire — à la dictature, suivie elle-même de la transaction finale de la Charte. Or, si ce compromis de la Charte avait pu être obtenu dès le début, à l'époque de la Constituante — et nous croyons à une telle possibilité, tout au moins du point de vue technique — cela n'eût-il pas cent fois mieux valu qu'au prix de vingt-deux années de guerres, tant civiles qu'étrangères ?

 

 

 



[1] Voir chapitre V, § II, 2.

[2] P. de la Gorce, Histoire religieuse de la Révolution française, t. I, p. 152 : On vit alors se produire pour la première fois une pratique qui se répétera pendant toute la Révolution. Elle consistait à obtenir de l'Assemblée des votes de principe qui, semblant dépourvus d'application immédiate, paraissant même assez inoffensifs, seraient acceptés par les gens des centres ; puis on s'aiderait du principe proclamé pour en tirer pièce à pièce les conséquences. Les modérés, enlacés par leur premier vote, ne pourraient, sous peine de manquer de logique, se dérober aux votes subséquents : ainsi arriverait-il qu'entraînés sur une pente savamment ménagée... ils glisseraient par degrés... jusqu'à des mesures qu'en bloc ils eussent résolument réprouvées. L'affaire des Biens du Clergé fournit le modèle initial de cette manière captieuse.

[3] Voir chapitre II, § I, 1.

[4] Miss L. M. Gidney, L'Influence des Etats-Unis d'Amérique sur Brissot, Condorcet et Mme Roland, Paris, 1930, in-8e de 176 pages.

[5] Voir chapitre II, § I, 2.

[6] Discours de Malouet à la Constituante, séance du 1er août 1789, Moniteur, I, 263.

[7] Voici ce début : Lorsque, dans le cours des évènements humains, il devient nécessaire pour un peuple de rompre les liens politiques qui l'ont attaché jusqu'alors à un autre... alors un respect convenable pour l'opinion des hommes exige qu'il expose les raisons qui le portent à cette séparation.

[8] Voir chapitre II, § I, 2.

[9] Séance du 19 avril 1790, Moniteur, I, 156-157.

[10] Moniteur, I, 301.

[11] Voir A. Aulard : L'indemnité législative sous la Révolution (La Révolution française, 1926, pp. 193-207).

[12] Moniteur, I, 156.

[13] G. Lefebvre, loc. cit.

[14] Article 4 du décret du 22 mai 1790 sur le droit de paix et de guerre, reproduit au début du Titre VI de la Constitution de 1791 intitulé : Des rapports de la nation française avec les nations étrangères. Voici ce texte : La nation française renonce à entreprendre aucune guerre dans la vue de faire des conquêtes et elle n'emploiera jamais ses forces contre la liberté d'aucun peuple.

[15] Les guerres de la Révolution sont bien vite, on le sait, devenues des guerres de propagande par lesquelles elle a prétendu imposer aux peuples étrangers sa propre manière de concevoir la liberté ; puis ces guerres n'ont pas tardé à revêtir le caractère de conquête, d'une conquête à peine déguisée par la théorie bien connue des frontières naturelles.

[16] Rien n'est plus instructif à cet égard que la lecture de certains articles de la presse politique contemporaine, ceux des Révolutions de Paris notamment dus à la plume du brillant journaliste de gauche, Elysée Loustalot.

[17] Voir chapitre VII, § II, 2.

[18] Voir chapitre IV, § III, 1 à la dernière note.

[19] Cette adjonction d'ailleurs n'était guère utile, un devoir n'étant que la contre-partie d'un droit.

[20] Séance de la Constituante du 1er août 1789, Moniteur, I, 263.

[21] Voir § I, 3.