1789 L'ANNÉE CRUCIALE

 

CHAPITRE VIII. — L'ŒUVRE RELIGIEUSE DE LA CONSTITUANTE.

 

 

I. — Les demandes des Cahiers relatives à l'Église

 

1 - Pour la question religieuse, comme pour la question financière et comme pour le problème politique, les Constituants eussent mieux fait de s'inspirer de leurs Cahiers plutôt que de théories préconçues et de systèmes arrêtés d'avance. Là encore, en effet, une transaction paraît avoir été possible entre les intérêts divergents.

Que demandaient les Cahiers de 1789 pour ce qui regarde l'Eglise ? Nous ne nous arrêterons pas aux dispositions concernant les non-catholiques. On se contentait envers eux de la tolérance. La liberté de conscience et l'égalité des cultes ne pouvaient venir brusquement : c'était affaire de temps et d'accoutumance. Les seules questions que nous retiendrons ici concernent l'Eglise catholique. Elles touchent à trois objets bien distincts : l'organisation du Clergé ; les moyens à employer pour le faire vivre ; les rapports de l'Eglise avec le Pape et le Roi.

Pour établir plus rapidement et d'une manière plus claire les données de ce problème, nous résumerons sous la forme d'un tableau, d'après l'ouvrage essentiel paru sur ce sujet[1], les différents vœux exprimés sur ces trois questions au cours de la période électorale.

I. — ORGANISATION DE L'ÉGLISE

A. — La Place de l'église dans la société

Vœux du Tiers :

Confirmation des privilèges honorifiques du Clergé. Participation du Clergé comme Ordre aux Etats-généraux et aux Etats provinciaux.

Participation du curé à la vie municipale.

Maintien aux curés des registres de l'état civil des catholiques.

Délégation aux curés et religieux du contrôle des mœurs et de l'enseignement, des œuvres de bienfaisance et même de la justice de paix.

Maintien de la suppression, en fait, de toute juridiction ecclésiastique.

B. — Organisation du Clergé

1° BAS CLERGÉ :

Vœux du Tiers :

Amélioration matérielle : élévation de la portion congrue de 700 à 1.200 ou 1.500 livres ; en revanche, suppression du casuel.

Adjonction au curé, pour le seconder, d'un vicaire qui recevra un traitement égal à la moitié de celui du curé.

Large accessibilité des curés aux fonctions d'évêque, de vicaire général, de chanoine.

Nomination des curés par les évêques avec des garanties d'ancienneté, de moralité, de capacité.

Suppression de la tutelle de l'intendant sur les fabriques. Entretien des presbytères par les curés ; des édifices religieux et des œuvres d'assistance au moyen de la dîme.

Vœux du Clergé :

Amélioration matérielle ; en revanche, renonciation au casuel.

Garanties pour la nomination aux cures : indigénat, stage dans le ministère.

Adjonction d'un vicaire à chaque curé.

Réunion de synodes ou conciles provinciaux pour diminuer le pouvoir des évêques et donner une large autonomie à la paroisse.

Abolition, en conséquence, des assemblées quinquennales du Clergé.

2° HAUT CLERGÉ :

Vœux du Tiers :

Evêques :

Recrutement : certains cahiers demandent l'accessibilité de la bourgeoisie à l'épiscopat ;

Exigence d'un certain temps d'exercice dans le ministère pour l'élévation à l'épiscopat ;

Certains cahiers demandent le retour aux élections épiscopales. Obligation de la résidence.

Suppression du cumul des bénéfices et fixation d'un maximum de traitement.

Bénéficiers :

Projets de suppression ou de réforme du régime des bénéfices ecclésiastiques (voir ci-après II, 4°).

En cas de maintien, partage des bénéfices entre roturiers et nobles.

Indigénat et résidence exigés des bénéficiers.

Réduction des bénéfices pour subvenir aux besoins des curés et paroisses.

Chapitres : à réserver aux vieux curés.

Vœux du Clergé :

Evêques :

Obligation de la résidence.

Admissibilité des roturiers à l'épiscopat.

Réunion de synodes ou conciles — voir ci-dessus : Bas Clergé, Vœux du Clergé.

Bénéficiers :

Partage des bénéfices entre nobles et roturiers. Interdiction du cumul des bénéfices.

Affectation des bénéfices simples au relèvement des portions congrues.

Chapitres : à réserver aux vieux curés.

3° ORDRES RELIGIEUX :

Vœux du Tiers :

Très peu de cahiers (6 ou 7% peut-être) s'occupent du Clergé régulier.

Encore beaucoup moins (à peine 2%) demandent la suppression des Ordres religieux et la confiscation de leurs biens moyennant une pension à leur servir.

Quelques-uns sont, au contraire, favorables au clergé régulier à qui ils veulent conserver ses biens.

Hostilité générale contre les Ordres mendiants, auxquels on veut interdire de mendier et qu'on propose d'affecter à l'instruction publique ou à la prédication.

Vœu en faveur de la mise en économat de toutes les abbayes en commende ; on indemnisera les commendataires où on attendra leur mort.

La mense abbatiale, rendue libre, pourra servir à fonder des bourses ou à donner des traitements à des prêtres.

Suppression des petits couvents — dont les moines seront réunis en des couvents plus grands — et confiscation de leurs biens.

Réduction du nombre des Ordres à un petit nombre, dont l'un serait chargé de l'enseignement.

Élévation à 24 ou 25 ans de l'âge de la prononciation des vœux — fixé à 21 ans par l'édit de 1768,

Vœux du Clergé :

Maintien des Ordres religieux et de leurs biens. Dotation des Ordres mendiants pour qu'ils ne soient plus obligés de quêter.

Divergences sur la question de l'emploi des Ordres à l'instruction des enfants et au service des hôpitaux (quelques-uns des intéressés protestent).

On doit laisser aux petits couvents le temps de se régénérer.

Il faut restituer au Clergé les biens des couvents supprimés.

Abaissement à 18 ans de l'âge de la prononciation des vœux.

II. — RÉORGANISATION DU TEMPOREL DE L'EGLISE

1° QUESTION DE L'ABOLITION DES PRIVILÈGES PÉCUNIAIRES DU CLERGÉ :

Vœux du Tiers :

Vœux unanimes en faveur de l'abolition de tous privilèges pécuniaires, aussi bien du Clergé que de la Noblesse.

Quelques cahiers insistent sur la nécessité d'imposer le Clergé, et de l'imposer dans les mêmes formes que le Tiers.

Plus d'immunité pour les biens ecclésiastiques, ni pour les personnes ecclésiastiques.

Plus d'exception de la milice pour les domestiques des ecclésiastiques.

Plus d'exemption pour le Clergé de la taxe de la Corvée. Tout au plus exemptera-t-on de l'impôt la maison et le jardin du curé.

Vœux de la Noblesse :

Un grand nombre de cahiers admettent l'égalité des trois Ordres devant l'impôt.

Quelques-uns invitent le Clergé à imiter la Noblesse et à renoncer, lui aussi, à son privilège.

Les résistances à l'égalité devant l'impôt — quand il y en a — viennent plutôt de la Noblesse rurale pauvre que l'immunité fiscale aide à vivre.

Vœux du Clergé :

Abandon du principe de l'immunité ecclésiastique (les curés, qui forment la très grande majorité des assemblées du Clergé, étant entièrement acquis à la réforme).

Abandon, en général, des formes particulières de répartition (chambres diocésaines) liées aux assemblées quinquennales à supprimer (voir ci-dessus I, b, 1°).

Soumission du Clergé à la règle commune en vue de la paix et de l'union des Ordres.

Tout au plus admet-on l'exemption des curés de toute charge jusqu'à concurrence de la portion congrue.

En échange, suppression de toutes charges particulières au Clergé (dons gratuits, décimes, servitudes qui gênent l'exploitation des biens ecclésiastiques).

2° QUESTION DE LA DETTE DU CLERGÉ (montant en capital : 130 millions au minimum, peut-être 160 millions).

Vœux du Tiers :

Cette question retient très peu son attention.

Quand il s'en occupe, c'est quelquefois pour admettre la prise en charge de la Dette par l'Etat.

Mais, dans ce cas, on réclame, en compensation, le paiement des arrérages et l'amortissement par la mise en économat d'un bon nombre des bénéfices ecclésiastiques.

D'autres fois, on veut laisser la Dette du Clergé à la charge de celui-ci et l'obliger à la rembourser à l'aide de ses Biens.

Les deux choses reviennent au même : les Biens du Clergé devront, dans tous les cas, être appliqués à sa Dette.

Vœux du Clergé :

La Dette, contractée par le Clergé pour le service de l'Etat, doit être confondue avec la Dette nationale.

Si le Clergé en a, jusqu'ici, supporté la charge, c'est en compensation de sa relative immunité fiscale.

Quelquefois on se contente d'admettre que le service de la Dette pourra être assuré à l'aide des sommes à verser par les membres du Clergé comme contribuables.

Vœux de la Noblesse :

Certains cahiers veulent laisser la Dette du Clergé entièrement à la charge de ce dernier.

Quelques autres admettent une distinction entre les dettes contractées par le Clergé pour le service de l'Etat et celles qu'il a contractées pour lui-même.

3° QUESTION DE LA DÎME (Produit annuel : Inconnu ; peut-être 110 millions, environ un tiers du chiffre des impôts royaux).

Vœux du Tiers :

Très peu de cahiers (5 à 6%) demandent sa suppression en projetant de faire vivre l'Eglise à l'aide des revenus des Biens ecclésiastiques.

Certains réclament le remplacement de la dîme ecclésiastique par une dîme royale, les frais du culte étant mis à la charge de l'Etat.

La plupart sont pour la réforme de la Dîme :

On demande la suppression de certains abus relatifs à certains produits frappés (paille, dîmes vertes, charnage, etc.).

Quelques cahiers réclament que les produits de la terre ne soient pas seuls soumis à la dîme et qu'on frappe forêts et prés.

On se plaint de ce que la dîme porte sur les produits bruts (sans déduction des semences ni des frais de culture).

On réclame la réduction du taux — on voudrait environ 4 à 5% au lieu d'environ 9%, taux moyen — et son unification.

On demande des réformes dans sa perception — lieu, mode, durée, etc. — et la suppression de la pratique du fermage de la dîme,

ou plutôt la conversion de cet impôt en nature en un impôt en argent.

Sur l'emploi de la dîme :

Ou bien on veut que le décimateur — quand il n'est pas le curé — paie régulièrement la congrue, qui aura été élevée, entretienne un vicaire, répare l'église et le presbytère, assure l'assistance et peut-être même l'instruction publiques ; mais on admet en revanche que le décimateur gardera quelque chose pour lui-même.

Ou bien on veut donner la dîme aux curés et aux paroisses en la partageant entre les curés, les fabriques et les pauvres ; mais on veut bien laisser quelque chose à l'ancien décimateur.

Ces deux systèmes reviennent au même.

Vœux de la Noblesse :

Quelquefois, demandes analogues à celles du Tiers — la dîme intéresse aussi la Noblesse dont les terres lui sont soumises.

D'autres fois, méfiance à l'égard des réformes à cause de l'existence des dîmes inféodées.

Vœux du Clergé :

Grand conflit entre les décimateurs — évêques, chapitres, monastères — et les curés :

Les curés, plus nombreux, font passer leurs vœux, lesquels sont semblables à ceux du Tiers — qu'ils ont d'ailleurs inspirés.

Les décimateurs protestent formellement contre leur éviction totale ou partielle.

Mais tous réclament énergiquement le maintien de la dîme, et les curés ne veulent pas diminuer la dîme, contrairement aux vœux du Tiers.

4° QUESTION DES BIENS ECCLÉSIASTIQUES (montant en capital : environ 3 milliards). Revenu annuel : peut-être 85 millions.

Vœux du Tiers :

Projets de réformes partielles :

Maintien au Clergé des Biens ecclésiastiques, mais autre répartition de leurs revenus — qui iront aux curés fatigués, aux pauvres, et en réparations aux églises et presbytères, aux dépens du bénéficier.

Continuation, après sa mort, des baux passés par le bénéficier.

On facilitera la vente des Biens ecclésiastiques placés en économat.

Projets de nationalisation :

Quelques cahiers seulement proclament que les Biens appartiennent au Roi ou à la Nation.

La plupart admettent que les vrais propriétaires en sont les bénéficiers ou établissements religieux qui en touchent les revenus, mais que le Roi a le droit d'intervenir au temporel dans leur administration.

Vœux du Clergé :

Pas de projet de nationalisation, naturellement.

Mais projets de réformes partielles, analogues à ceux formés par le Tiers.

En revanche, hostilité contre les aliénations de biens et les abus des Economats.

 

III. — RAPPORTS DE L'ÉGLISE AVEC LE PAPE ET LE ROI

Vœux du Tiers :

Nul ne songe à négocier les réformes avec le Pape qui n'aura qu'à les homologuer.

Quelques cahiers sont même d'inspiration janséniste et condamnent la bulle Unigenitus. Mais, en général, on est indifférent à cet égard : on se borne à être gallican.

Un certain nombre de ces Gallicans demandent le retour au régime de la Pragmatique sanction de Bourges de 1438 — élection des évêques, et même quelquefois des curés ; conciles nationaux réguliers ; suppression des annates.

D'autres sont simplement hostiles à la Cour de Rome et à la levée des annates et autres taxes papales.

Mais la majorité garde le silence sur cette question.

Et personne ne demande que ce qui sera enlevé au Pape soit donné au Roi.

Vœux de la Noblesse :

Analogues à ceux du Tiers : en général, hostiles à la Cour de Rome, surtout sur les questions pécuniaires.

Vœux du Clergé :

Il ne demande pas l'abrogation du Concordat.

Ne songe pas non plus à augmenter les pouvoirs du Pape.

Ne demande pas la substitution du régime électif à la nomination par les deux pouvoirs.

Se contenterait de réformes de détail à réaliser par le Roi — par exemple, accessibilité des évêchés et bénéfices aux vieux prêtres non nobles.

Mais est en faveur du rétablissement des synodes et conciles périodiques — ce qui n'est d'ailleurs contraire, ni au Concordat, ni aux intentions du Pape.

 

2 - Quand on a parcouru ce tableau, on s'aperçoit qu'entre les trois Ordres, il n'y avait pas, en général, de divergence importante. La Noblesse ne s'est guère occupée que des relations de l'Eglise avec le Pape — et elle partage, sur ce point, l'hostilité assez générale du Tiers-Etat à l'égard de la Cour de Rome, surtout en ce qui concerne la levée des taxes destinées à alimenter celle-ci —, ainsi que de deux ou trois des questions touchant au temporel du Clergé et qui intéressent directement la Noblesse : celle des privilèges pécuniaires, dont elle admet l'abandon pour son propre compte, engageant le Clergé à suivre son exemple ; celle de la Dîme, pour l'abrogation de laquelle elle hésite, à cause de l'existence des Dîmes inféodées dont certains membres de l'Ordre sont titulaires ; enfin, mais dans quelques Cahiers seulement, celle de la Dette du Clergé. Quant au Tiers et au Clergé, ils sont d'accord, en général, et les Cahiers de ces deux Ordres se rapprochent beaucoup sur un grand nombre de points, ce qui tient, d'une part, à la part prépondérante prise par les curés dans la rédaction des Cahiers de paroisses, ainsi qu'à l'intérêt évident des paroissiens pour les intérêts de leurs pasteurs, et, d'autre part, à l'influence que les curés, grâce à leur nombre, ont pu exercer sur les assemblées de bailliage du Clergé. Ainsi les Cahiers du Clergé expriment surtout les vues du Clergé inférieur, et les relations de ce dernier avec le Tiers ont un caractère de confiance et de cordialité qui ne saurait nous échapper. Son attitude lors des discussions relatives à la réunion des trois Ordres n'a ainsi rien qui doive nous surprendre.

La sympathie du Tiers pour l'Eglise en général et pour les curés en particulier, l'indifférence de la Noblesse ou son acquiescement aux projets de réforme intéressant le Clergé, semblaient devoir rendre aisée une entente pour le règlement de la question religieuse. Le patriotisme de la grande majorité du premier Ordre de la Nation ne faisait pas de doute. Le dévouement des patriotes à l'Eglise et à ses représentants, pas davantage. Or, c'est précisément cette question religieuse qui devait être la pierre d'achoppement de la Révolution, et c'est le Clergé qui devait donner le signal de la résistance aux nouveaux pouvoirs publics. Ce résultat déplorable a été dû, avant tout, à la méconnaissance par la Constituante des vœux des Cahiers concernant l'Eglise.

 

II. — Un projet transactionnel de réformes

 

1 - Cette méconnaissance ne réside pas dans le fait que la réforme du Clergé a été réglée en dehors de Rome : aucun Cahier ne prévoyait des négociations préalables avec le siège pontifical ; le Pape n'aura, semble-t-on admettre, qu'à homologuer, pour la forme, ce qui aura été décidé. Mais aucun Cahier non plus ne réclamait que le pouvoir civil se subordonnât absolument l'Eglise, sans même la consulter : en demandant le rétablissement des synodes et des conciles, n'admettait-on pas, au contraire, qu'elle pourrait s'administrer elle-même ? Au reste un désaccord entre elle et l'Etat au sujet des mesures à prendre ne paraissait guère probable si l'on s'inspirait des Cahiers. Ceux-ci permettent, en effet, de dégager les grandes lignes d'une réforme, bien différente de la Constitution civile du Clergé, et qu'on pourrait à peu près esquisser de la manière suivante.

En ce qui concerne d'abord les questions étrangères au temporel de l'Eglise :

Maintien du Concordat, dont le Clergé ne réclame pas l'abrogation, ainsi que du mode de nomination des évêques, accepté par lui. Mais, abolition, d'accord avec le Pape, des taxes pontificales — à remplacer, par exemple, par un subside annuel au Saint-Siège —, et accessibilité des roturiers à l'épiscopat avec exigence de certaines conditions — d'âge, de stage, etc. —, et obligation de la résidence pour les évêques dont le traitement sera ramené à un chiffre beaucoup plus modeste, mais cependant convenable. Amélioration de la condition matérielle et morale du clergé de second ordre : élévation de la congrue, adjonction d'un vicaire au curé, garanties d'ancienneté, de moralité et de capacité à fournir par les candidats aux cures, large accessibilité des curés aux fonctions de chanoine, de vicaire général et d'évêque, maintien aux curés des registres de l'état civil, participation du curé à la vie municipale, à la justice de paix, etc. On ne touchera pas, bien entendu, aux circonscriptions ecclésiastiques, sauf si l'Eglise elle-même venait à le demander.

En ce qui concerne ensuite la question, beaucoup plus épineuse, du temporel de l'Eglise :

D'abord et avant tout, suppression immédiate de tout privilège pécuniaire du Clergé. Les clercs seront soumis aux mêmes impôts que tous les autres citoyens.

En second lieu, suppression du régime de la collation des produits des bénéfices ecclésiastiques et de ceux de la Dîme à certains particuliers ou à certaines collectivités. Les décimateurs, et les bénéficiers ou commendataires, ainsi dépouillés recevront une compensation, soit, dans le premier cas, sous la forme d'une rente modeste qu'on leur servira jusqu'à leur mort et dont on imputera le montant sur le service de la Dette du Clergé, soit, dans le deuxième cas — s'il s'agit, par exemple, de chanoines —, sous celle d'un traitement équitable à assurer de la même manière que les autres traitements d'ecclésiastiques.

Que fera-t-on maintenant de la Dîme et du revenu des Biens ecclésiastiques rendus ainsi disponibles ?

La Dîme sera conservée et servira à l'entretien du Clergé conformément à sa destination primitive. Mais, naturellement, elle devra être complètement réformée. Elle deviendra un impôt régulier levé par l'Etat comme tous les autres, mais avec une affectation spéciale par dérogation exceptionnelle au principe nouveau — entraîné par la réforme radicale du système financier — de la non-affectation de certaines recettes à des dépenses déterminées. Cet impôt sera également réparti sur tout le territoire, sera fixé à un taux uniforme qui dépendra des besoins du Clergé, sera levé en argent et non plus en nature, et enfin portera sur tous les revenus sans distinction, mais sur les revenus des seuls catholiques. Le produit intégral de cet impôt sera ensuite partagé entre tous les ecclésiastiques du royaume. Mais, dans tout cela, l'Etat ne sera que le fondé de pouvoirs et que le caissier du Clergé, lequel continuera ainsi à vivre de ses ressources propres et conservera par conséquent toute son indépendance.

Quant aux Biens du Clergé, dont celui-ci n'aura plus besoin pour vivre, ils resteront de cette manière disponibles pour payer l'intérêt et l'amortissement de la Dette du Clergé d'abord, de celle de l'Etat ensuite, ainsi que pour assurer, comme nous allons le voir, quelques autres services publics.

Il est bien certain qu'ici, sur ces deux questions connexes de la Dette du Clergé et des Biens ecclésiastiques, il était impossible de ne pas adopter une solution en contradiction absolue avec la position juridique du Clergé. Aux yeux de ce dernier, les dettes qu'il avait contractées l'avaient été pour venir au secours de l'Etat, et quant aux Biens, ils étaient, d'après lui, la propriété, non pas des membres du Clergé en général, lesquels auraient pu y renoncer, mais bien de personnes morales déterminées : telle abbaye, tel évêché, qu'on ne pouvait en aucun cas se permettre de dépouiller. Cette thèse du Clergé est évidemment inconciliable avec celle des défenseurs des droits de l'Etat, lesquels disaient que, d'une part, les secours fournis autrefois par le Clergé avaient été une manière détournée de le faire participer aux charges publiques, et, d'autre part, les Biens d'Eglise pouvaient être entièrement saisis au profit de la collectivité par la seule interprétation de l'intention des donateurs et fondateurs, non réalisée depuis lors. Sur ce problème de droit, il est possible d'argumenter à perte de vue, et M. Denys-Buirette, en juriste consommé, a discuté savamment le pour et le contre dans son ouvrage ; après quoi il a conclu sur cette judicieuse observation : La vérité est que, dans une crise aussi grave, le droit strict n'est pas d'actualité. Les besoins étaient immenses et le Clergé avait des ressources dont beaucoup étaient mal utilisées. Ses droits, contestés, ne pouvaient résister à ces deux faits[2].

 

2 - Il y avait moyen toutefois de faciliter au Clergé l'acceptation, tout au moins tacite, d'un sacrifice inévitable : c'était de ne pas heurter de front ses prétentions doctrinales, de ne pas proclamer solennellement des principes en opposition avec les siens, et de se contenter d'établir, pour des motifs uniquement de nécessité pratique, une situation de fait qui paraîtrait respecter certaines prétentions du Clergé et réserver l'avenir. Dans cette hypothèse, les Biens du Clergé pouvaient rester nominalement la propriété de ce dernier, à la condition de servir provisoirement à des fins relevant, en partie du domaine ecclésiastique, et en partie de l'intérêt national. Les institutions de l'époque fournissaient dans l'économat un excellent moyen de résoudre la difficulté. L'économat était l'administration royale chargée de gérer les biens dont les revenus appartenaient temporairement au Roi... : évêchés vacants en vertu du droit de régale... biens d'une grande partie des monastères, ou même [biens] des ordres entiers supprimés depuis vingt-cinq ans, y compris la Compagnie de Jésus supprimée en France en 1762[3].

Il n'y avait donc, après avoir évincé, comme nous l'avons indiqué plus haut, tous les bénéficiers ou commendataires, qu'à placer en économat les biens dont ces derniers avaient joui jusque-là. Ensuite, pour l'utilisation de ces biens, on aurait respecté, autant que possible, la volonté des fondateurs ou donateurs. Après avoir servi à éteindre rapidement la Dette du Clergé[4], leur revenu aurait été employé, avant tout, à faire fonctionner ces œuvres sociales considérées à l'époque comme étant l'apanage de l'Eglise : hôpitaux, maisons de retraites, petites écoles, enseignement secondaire, secours aux pauvres, etc., bref tout ce qui correspond à notre Instruction et à notre Assistance publiques. C'est seulement après cela qu'on aurait pu appeler les Biens ecclésiastiques à contribuer au soulagement de la Dette nationale, mais en se gardant le plus possible d'en aliéner le capital, c'est-à-dire en ne l'aliénant que très partiellement et très lentement, et seulement pour donner satisfaction aux demandes des cultivateurs véritables désireux de passer de la condition de fermier à celle de propriétaire, sans sacrifier par une vente totale et brusquée les intérêts de l'Eglise nu-propriétaire et de l'Etat usufruitier, ou plutôt ceux des œuvres sociales subventionnées ainsi que ceux de la Nation.

Tel est, tracé à grands traits, le projet moyen qui paraît résulter d'une rapide confrontation de l'ensemble des Cahiers. Il semble bien que, sur un tel projet, l'entente aurait pu se faire entre les trois Ordres et que l'aristocratie ecclésiastique n'aurait pu crier à l'attentat sacrilège contre l'Eglise afin de défendre indirectement ses prétentions égoïstes, insoutenables tant du point de vue de l'intérêt général que de l'équité.

 

3 - Ce plan a, en effet, un caractère transactionnel, non seulement en ce qui concerne le temporel de l'Eglise, mais aussi pour toutes les autres questions religieuses. C'est ainsi qu'il constitue une sorte de compromis entre la position de ceux qui voudront bientôt réaliser une véritable Eglise d'Etat asservie au pouvoir laïque, une Eglise dont les membres seront réduits à la situation de simples fonctionnaires publics, et la doctrine moderne de la séparation des Eglises et de l'Etat, résumée dans la formule l'Eglise libre dans l'Etat libre.

Ce projet est, d'abord, tout l'opposé d'un régime analogue à celui de la Constitution civile du Clergé. Il ne songe pas à innover en matière de discipline ecclésiastique — sauf pour les synodes et les conciles demandés par le Clergé — ; il ne se mêle pas de légiférer en ce qui concerne les nominations des évêques et des curés, la hiérarchie, les circonscriptions épiscopales, etc. On pourrait, il est vrai, être tenté de croire qu'en chargeant l'Etat de lever la Dîme, d'administrer les Biens ecclésiastiques et de payer les membres du Clergé, on allait réduire l'Eglise à un rôle subalterne et la transformer en un instrument docile de l'État. Mais ce n'est pas vrai parce que, dans toutes ces opérations, l'Etat n'aurait joué que le rôle de simple fondé de pouvoirs, chargé par l'Eglise, moyennant une rétribution convenable, de ses intérêts matériels. Pas un seul ecclésiastique n'aurait été pour cela transformé en un fonctionnaire public, et l'Eglise ne serait pas devenue un simple rouage de l'Etat. Non seulement, en effet, elle aurait conservé son chef spirituel, non seulement elle se serait gouvernée elle-même par ses synodes et par ses conciles, non seulement, à part la nomination des évêques pour laquelle, comme par le passé, le Roi serait intervenu, elle se serait recrutée elle-même, mais encore elle n'aurait rien eu de commun avec les non-catholiques, qui n'auraient pas été appelés à payer la Dîme, devenue une véritable cotisation cultuelle.

Mais, d'autre part, le plan esquissé plus haut à l'aide des Cahiers ne coupe pas non plus tout lien entre l'Eglise et l'Etat, et il laisse à l'Eglise sa place éminente dans la société du temps. L'évêque, établi par l'accord du Pape et du Roi, et qui conserve la nomination aux cures, reste un personnage considérable dont l'autorité morale est singulièrement accrue. Il en est de même du curé, dont la situation matérielle est relevée, qui se voit adjoindre un vicaire, à qui on laisse les registres de l'état civil, qui rend la justice de paix, qui prend une large part à la vie municipale, etc. Sans doute l'Eglise ne fait pas, comme avec la Constitution civile, partie intégrante de l'organisation officielle. Mais rien ne l'empêche de se mêler aux affaires de la Cité, et son action, pour ne pas être réglementée par des textes administratifs, et pour rester libre, n'en pourra être que plus profonde.

C'est une position intermédiaire du genre de celle ainsi définie d'après les Cahiers, c'est une position intermédiaire de cette espèce qui reflète le plus exactement la pensée de l'immense majorité des contemporains. Croire que ceux-ci pouvaient, comme les hommes d'aujourd'hui, concevoir l'idée d'une séparation absolue des deux domaines, le spirituel et le temporel, c'est faire, bien évidemment, un grave contresens historique. Mais ce serait commettre une autre erreur que de prétendre découvrir dans les Cahiers, même dans ceux du Tiers, à côté de l'hostilité assez générale contre toute ingérence de Rome, un penchant quelconque pour un état d'asservissement complet de l'Eglise au Roi : le peuple des campagnes, et même celui des villes, était d'accord avec le Clergé de second ordre pour ne vouloir que d'une seule espèce de Gallicanisme : le gallicanisme des prêtres. Quant à celui des magistrats, il n'a jamais eu pour lui le cœur de la foule, il a été seulement l'idéal des instruments dociles de l'arbitraire gouvernemental. En reprenant la tradition des Le Voyer de Boutigny[5] et des Machault[6], la Constituante, sur ce point entièrement tournée vers le passé, n'a fait que réaliser les aspirations secrètes de la race des légistes, attachée depuis des siècles à sa grande œuvre : le triomphe de l'Etat omnipotent. Au contraire, le projet dont nous venons de donner une esquisse sommaire aurait préparé pour plus tard, s'il ne l'avait pas réalisé immédiatement, le régime de l'avenir, celui de la Séparation.

 

On pouvait, en effet, prévoir qu'après un certain nombre d'années, l'habitude ayant été prise de voir l'Etat gérer ces immenses domaines et leur produit entrer régulièrement dans ses caisses, l'idée finirait par prévaloir, au moins dans les masses, que ces biens lui appartenaient en propre. Les œuvres d'instruction et d'assistance pourraient alors achever de perdre tout caractère confessionnel. Quant à la Dîme, du moment qu'elle n'était payée que par les catholiques, il suffirait, le jour où l'évolution des esprits le commanderait, de laisser les catholiques la lever eux-mêmes entre eux. La dénonciation du Concordat pourrait à ce moment achever la Séparation, que le régime transitoire précédemment esquissé aurait ainsi lentement mûrie.

 

III. — Critique de l'œuvre religieuse de la Constituante

 

1 - Mais, hélas ! cela devait pas être à une pareille méthode, toute pragmatique, toute respectueuse du passé, attachée à ne rien brusquer, une méthode s'abstenant surtout comme du feu de soulever aucune de ces épineuses questions de droit qui vous entraînent dans un dédale d'arguties et de subtilités sans fin en vous faisant remonter jusqu'aux temps de la primitive Eglise, ou tout au moins jusqu'aux Capitulaires de Charlemagne, ce n'est pas à une telle méthode, sage et avisée tout ensemble, que devait avoir recours la Constituante. Les représentants de la Nation, on le sait, se plaçant à un point de vue purement théorique, se laissèrent entraîner, au cours de la discussion, à tout remettre en question, sans se soucier en aucune façon des Cahiers de leurs commettants. Dîme, Biens, Immunité ecclésiastique, tout fut, dès le début, abondamment discuté, aux dépens à la fois de la clarté et de l'exactitude. Le départ fut d'ailleurs mauvais, on confondit des choses très distinctes, et l'on méconnut le caractère, pourtant assez net, de certaines institutions.

Cela se voit dès la célèbre nuit du 4 août, où, sans méthode, sans discernement, on a porté une cognée hâtive et maladroite dans la forêt des abus. En ces heures de fièvre et d'enthousiasme, on a voté pêle-mêle, avec bien d'autres, les principes suivants : suppression des annates et de la pluralité des bénéfices, égalité de tous devant l'impôt, taxe en argent représentative de la Dîme, rachat possible de toutes les dîmes. — Que la Dîme, perçue jusqu'alors en nature, devînt une taxe en argent, rien de mieux ni de plus conforme aux vœux des Cahiers. Mais que signifie la formule : rachat possible de toutes les dîmes ? La Dîme n'était pas un droit féodal, c'était un impôt régulier. Depuis quand un impôt peut-il être racheté ? Et qu'est-ce que viennent faire les questions relatives à la Dîme dans un débat concernant la question sociale ? Ce n'est pas la jouissance de la Dîme qui constituait un privilège, mais bien plutôt la dispense de la payer accordée à certains produits — ceux des forêts, des prairies naturelles, les bénéfices commerciaux et industriels —. S'il avait dû être question de la Dîme au cours de la fameuse nuit du 4 août, c'aurait donc été pour l'étendre plutôt que pour la supprimer.

Cependant l'erreur persiste et s'aggrave dans les séances suivantes, en même temps que l'on passe, de la question de la Dîme, à d'autres problèmes : le 6 août, plusieurs ecclésiastiques réclament formellement qu'il ne soit pas fait mention de la Dîme dans l'arrêté supprimant tout privilège, et l'un d'eux observe que supprimer la Dîme serait aller directement contre le vœu de ses commettants. A quoi Buzot réplique en faisant dévier le débat : Je soutiens que les Biens ecclésiastiques appartiennent à la Nation. Puis l'on continue à confondre dîmes et privilèges. Cette méconnaissance du caractère véritable de la Dîme venait de l'existence des dîmes inféodées. Or les taxes levées sous ce nom par ceux auxquels elles avaient jadis été cédées par le Clergé, auraient dû regardées par l'Etat comme une sorte d'ancien impôt, à récupérer par conséquent — si c'était à l'Etat de lever désormais la Dîme —, tandis que, considérées sous le rapport de leurs bénéficiaires, elles faisaient évidemment partie de ces droits de la féodalité contractante à abolir contre indemnité. Suppression de la dîme inféodée et maintien de la dîme-impôt, telle aurait donc dû être la conclusion du débat.

Or, c'est précisément le contraire que vint proposer Villiers, le 10 août : on maintiendra provisoirement les dîmes inféodées déclarées simplement rachetables, et l'on supprimera purement et simplement les dîmes ecclésiastiques ! Arnault, il est vrai, dans la même séance, montra qu'il comprenait bien le caractère réel de la dîme : ce n'est pas, dit-il, un droit foncier, mais une contribution, un impôt. Seulement, il conclut de là à sa suppression pure et simple[7]. Comme si une réforme n'eût pas été préférable ! Seul Mirabeau vit juste dans cette discussion sur la Dîme : La Dîme, déclara-t-il, est une contribution destinée à cette partie du service public qui concerne les ministres des autels... Je ne sais pas pourquoi on leur disputerait que la Dîme est d'institution nationale. L'abolir, soit, concéda-t-il, mais seulement parce qu'il est facile de la remplacer d'une manière moins dispendieuse et plus égale.

C'est donc à la réforme de la Dîme qu'il fallait conclure plutôt qu'à sa suppression, car il est toujours imprudent de supprimer quelque chose qui existe sans avoir autre chose de tout prêt pour le remplacer. Mais, dans le grand décret du 11 août pour la destruction du régime féodal, on supprima toutes les dîmes en même temps que les annates, le casuel, etc., sauf, dit l'article v du décret, à aviser aux moyens de subvenir d'une autre manière (laquelle donc ?) à la dépense du culte divin, à l'entretien des ministres des autels, au soulagement des pauvres, aux réparations et reconstructions des églises et presbytères, et à tous les établissements, séminaires, écoles, collèges, hôpitaux, communautés et autres, à l'entretien desquels elles [les dîmes] sont actuellement affectées. En attendant, on continuera à les lever comme par le passé. Seulement, comme elles sont condamnées sans rémission, rentreront-elles ? Il en est du remplacement de la Dîme comme de celui des autres impôts : on commence par déclarer qu'on la supprime, puis on décide de la maintenir provisoirement. Ce système est peut-être excellent pour la popularité de ceux qui l'imaginent, mais son avantage au point de vue financier est beaucoup plus contestable.

 

2 - Cependant, il faut de l'argent — il en faut même de plus en plus avec cette façon d'agir. Après les préoccupations sociales, ce sont donc les préoccupations financières qui vont inspirer à la Constituante ses décisions à l'égard de l'Eglise. L'article V du grand décret du 11 août abolissant le régime féodal allait mettre à la charge de la Nation : l'entretien du Clergé, l'entretien et la construction des églises, l'assistance publique, l'instruction du Clergé, l'instruction publique. Or on ne savait déjà plus où trouver de l'argent !... On va donc inévitablement se mettre à loucher du côté des Biens ecclésiastiques puisqu'ils avaient contribué jusque-là à assurer ces divers services.

Dès le mois de septembre, on songe, dans les coulisses de l'Assemblée, à créer un papier-monnaie gagé sur les Biens ecclésiastiques, dont nous venons de voir Buzot réclamer, dès le 6 août, l'attribution à la Nation, et le Clergé redoute si bien cette éventualité que, le 1er octobre, la question de la compétence du pouvoir exécutif ou législatif en ce qui concerne une création de ce genre ayant été posée, il veut brusquer les choses et emporter le vote : Le Clergé, dit le Moniteur, s'oppose [à l'ajournement], en demandant, à la presque unanimité de ses membres, la clôture de la discussion, ce qui lui vaut de la part de Mirabeau la fameuse et cinglante réponse : Le Clergé craint-il que l'établissement de quelque papier-monnaie futur ne porte sur ses biens ?

Quelques jours plus tard — entre temps, il y a eu les journées des 5 et 6 octobre —, la question de ces fameux Biens est déjà mise sur le tapis, et, après Talleyrand qui veut, le 10 octobre, s'en servir comme d'une garantie à offrir aux souscripteurs de l'emprunt national, elle l'est, le 12, par le même Mirabeau et suivant l'invariable méthode qui consiste à poser d'abord des principes. Des deux principes[8] dont Mirabeau demande le vote, le premier, qui était que la propriété des biens du Clergé appartient à la Nation, devait, on le sait, faire l'objet du célèbre décret du 2 novembre rendu après trois semaines d'une discussion qui est la plus belle illustration de cette vérité dont nous avons entrepris la démonstration, à savoir que les Constituants avaient un faible pour les idées générales, les débats théoriques, la méthode déductive, les constructions juridiques, et qu'ils professaient à l'endroit des réalités concrètes un dédain souverain, un dédain presque égal à celui qu'à partir de ce moment ils auront pour les Cahiers de leurs commettants.

Pour nous, qui nous plaçons à un tout autre point de vue, la question de savoir si, en droit pur, l'Etat était, ou non, autorisé à confisquer tous les Biens du Clergé sans indemnité, cette question, nous l'avouerons, nous paraît n'avoir qu'une importance assez secondaire. Nous nous bornerons à constater qu'on a perdu trois semaines à discourir et à raisonner dans l'abstrait — pour aboutir... A quoi ? Le décret du 2 novembre ne se prononce même pas sur la question de la propriété des fameux Biens comme l'avait demandé Mirabeau[9], alors qu'avec un peu de bon sens et surtout de sens pratique, on pouvait trancher l'ensemble de la question religieuse à l'amiable, en quelques jours, sans amener ces redoutables conflits que soulèvent toujours les débats de principes.

Il faut reconnaître, en effet, que la question n'était pas aussi simple qu'elle pouvait le paraître aux yeux des défenseurs de l'Etat, tel l'avocat général Servan, cet héritier des légistes de l'ancienne monarchie.

Sans doute, du point de vue du droit, l'Etat pouvait confisquer les biens de l'Eglise sans indemnité, et c'est à tort qu'on croit souvent aujourd'hui que l'Etat devait à l'Eglise un salaire en échange de l'aliénation de ses biens. L'argument de l'intention des créateurs des fondations pieuses n'est pas recevable, sans quoi les générations passées pourraient, à tout jamais, river les habitants d'un pays aux institutions du passé, et, comme l'a fait observer de nos jours le jurisconsulte Laboulaye : La terre n'appartiendrait plus aux vivants, mais aux morts. La Nation doit assurer le sort matériel des survivants de l'institution antique qu'elle abolit : c'est une question d'humanité ; mais, à cette condition, elle a le droit d'abolir cette institution si elle la juge dangereuse pour la société moderne. Or, en tant que propriétaire en corps d'une immense quantité de terres, le Clergé constituait un petit état dans l'état, une véritable corporation comme l'on disait alors, dont les biens étaient soustraits à la règle commune, laquelle prévoyait les partages de successions, des ventes, donations, etc. Un état bien ordonné ne saurait supporter un tel état de choses qui confine à l'anarchie. Tout cela est parfaitement exact.

Mais les précautions que l'Etat est fondé à prendre contre l'accroissement indéfini de la mainmorte, les garanties qu'il est en droit d'exiger, peuvent-elles, doivent-elles aller, en fait, jusqu'à la confiscation complète de tous ces biens ? La chose est au moins discutable. Elle pose un problème difficile. Cependant les Constituants, sans s'y arrêter, devaient encore aller beaucoup plus loin.

 

3 - Ils se sont cru permis, en effet, d'intervenir dans la vie spirituelle du citoyen. Ils se sont cru habilités à s'occuper de ses croyances, de sa conscience religieuse, de l'organisation du culte, etc. Cette prétention était déjà celle des légistes de l'ancienne monarchie, auxquels les persécutions dirigées contre les protestants paraissaient parfaitement légitimes. Le même état d'esprit devait conduire leurs successeurs de la Constituante à s'occuper de l'organisation de l'Eglise catholique sans avoir un seul instant la pensée que l'Etat sortait par là de son véritable domaine. Ils ont estimé que le fait, pour l'Etat, d'enlever à l'Eglise sa Dîme et ses Biens l'obligeait à transformer le Clergé en un corps de fonctionnaires salariés, et, par conséquent, l'autorisait à s'occuper, sinon des questions de Dogme, du moins de celles de Discipline. Or, ce qui fait la force morale d'une Eglise, c'est son indépendance complète vis-à-vis du pouvoir civil. Une Eglise asservie perd une grande partie de son autorité sur les fidèles — ou bien elle frémit sous le joug, et la paix publique est menacée.

En somme, puisque personne en France — pas même dans le Clergé — ne songeait à soumettre aveuglément l'Eglise au pouvoir du Pape, puisque même la plupart des laïques auraient voulu la voir jouir à l'égard du chef de la Chrétienté d'une certaine autonomie — et, de ces deux assertions, les Cahiers, comme on l'a vu, fournissent la preuve formelle —, la Constituante n'avait le choix qu'entre les deux gallicanismes distingués autrefois par Bossuet : celui des prêtres et celui des magistrats. Elle a opté pour ce dernier, poussant ainsi à l'extrême la politique suivie sous le règne de Louis XIV. Mais cette voie, comme nous allons le montrer, n'était pas la plus avantageuse pour l'Etat.

Si l'Eglise de France avait, au milieu du XVe siècle, joui d'une grande liberté sous le régime de la Pragmatique Sanction de Bourges, c'était parce que le Pape et le Roi s'étaient neutralisés l'un l'autre. Le Concordat passé en 1516 entre ces deux personnages avait été fait sur son dos et il avait surtout profité au Roi. Nombreux étaient dans son sein ceux qui regrettaient cette époque d'indépendance relative, ceux qui auraient voulu y revenir. En poursuivant jusqu'à ses dernières conséquences la politique d'asservissement de l'Eglise, la Constituante n'allait-elle pas dresser contre l'Etat le Pape et l'Eglise de France réconciliés ? Si, au contraire, elle avait laissé celle-ci s'administrer librement elle-même suivant ses secrets désirs ; si elle s'était bornée, d'abord à supprimer les privilèges du Clergé, ensuite à faire disparaître les abus avec le concours des membres ecclésiastiques de l'Assemblée, enfin à veiller à ce qu'une partie au moins des ressources de l'Eglise fût réellement appliquée à des services effectivement rendus par elle tels que l'assistance publique et l'instruction publique, ainsi qu'à l'extinction de ses del tes ; enfin et surtout, si elle ne s'était jamais mêlée en quoi que ce puisse être de tout le reste qui ne la regardait pas, la Constituante aurait ménagé la paix religieuse en même temps qu'elle aurait résolu, dans le sens de l'avenir, celui de la liberté réciproque, le problème si délicat des rapports de l'Etat et de l'Eglise.

Malheureusement, on le sait, c'est tout le contraire qui arriva, et, dès le début, avant même la fameuse discussion d'octobre sur les Biens ecclésiastiques, l'Assemblée sembla regarder le Clergé de France comme destiné à devenir un simple corps de fonctionnaires. Et quel sans-gêne dans le langage de ces réformateurs trop zélés ! S'il eût été vrai — ce qui est loin d'être démontré — qu'il fallût absolument réduire le Clergé à une situation dépendante, on aurait pu, au moins, y mettre les formes ; on aurait pu laisser à ses membres l'illusion de la liberté et ménager les susceptibilités bien naturelles de ceux qui, pendant des siècles, avaient vécu à l'écart du reste de la Nation. Au lieu de cela, on dirait qu'on s'est appliqué à les froisser en leur tenant un langage absolument dépourvu de tact. Définissant la Dîme à la séance du 10 août, Mirabeau, après avoir marqué, comme nous l'avons rappelé tout à l'heure, son véritable caractère, qui est celui d'un impôt, d'une contribution, ajouta, sans le moindre égard pour les ecclésiastiques présents dont beaucoup protestèrent avec violence : C'est le subside avec lequel la Nation salarie les officiers de morale et d'instruction. En vain l'orateur, pour expliquer sa pensée, s'empressa-t-il de déclarer à ses auditeurs indignés que la notion de salaire n'a rien de déshonorant, au contraire, puisqu'elle suppose celle de travail[10]. Ce précepte, ne parvint pas à calmer les protestataires. C'est que ceux-ci ne s'indignaient pas, en réalité, à la pensée d'une rétribution, l'obligation du travail, que celle-ci suppose en effet, étant imposée à l'homme qui n'a pas été créé pour la jouissance, mais bien pour se rendre utile à ses semblables. Ils s'élevaient seulement contre la notion de dépendance à l'égard d'un patron, notion que le mot salaire évoquait dans leur esprit, et aucun avantage ne pouvait compenser à leurs yeux l'état de subordination où l'on voulait les placer en les salariant. Ce qu'ils réclamaient, ce n'était pas seulement la place très distinguée dans la hiérarchie sociale, la considération, le respect ou l'aisance, tous ces avantages que le tribun leur accordait sans barguigner : c'était, avant tout, l'indépendance et l'indépendance, tant vis-à-vis des autorités temporelles que de leurs propres fidèles. Or, par le décret du 2 novembre 1789, qui a été l'arrêt de mort de l'ancienne Eglise de France[11], ainsi que par celui des 14 et 20 avril 1790 stipulant : Il n'y a aucune distinction entre cet objet de service public et les autres dépenses nationales, la Constituante préparait l'asservissement complet du Clergé.

 

IV. — Réalisation de l'asservissement du Clergé

 

L'opération elle-même devait comporter deux temps : on a, d'abord, conformément au plan secrètement ourdi depuis la fin de septembre 1789, créé le papier-monnaie que devaient gager les Biens ci-devant ecclésiastiques ; puis, tout en préparant la machine à billets qui allait permettre de subventionner le Clergé[12], on s'est cru en droit d'imposer à celui-ci la Constitution civile : à ceux qui reçoivent de lui un salaire, l'État ne peut-il pas, en effet, donner l'organisation qu'il lui plaît ?

 

1 - Le premier point (la mise en route des assignats) intéresse plutôt la question des finances, et nous en avons parlé, de ce point de vue, dans notre chapitre sur l'œuvre financière de la Constituante. Il nous faut cependant montrer ici, en résumant les débats qu'elle a soulevés, que la question de la mise en vente des premiers biens du Clergé a été réglée dans la coulisse entre techniciens des finances et sans se préoccuper le moins du monde des observations présentées par les défenseurs du Clergé.

Le comité ecclésiastique, nommé le 20 août et qui comprenait 15 membres, était paralysé parce qu'il était coupé en deux. Il y avait un côté gauche avec Durand-Maillane, Lanjuinais et Treilhard, et un côté droit avec les évêques de Clermont et de Luçon. Aussi, jusqu'en février 1790, ce n'est pas lui, en général, qui assume la responsabilité des initiatives majeures : celles-ci sont prises en dehors de lui et pour des raisons financières. Après le décret du 2 novembre mettant les Biens du Clergé à la disposition de la Nation, la question financière est devenue d'actualité. En attendant que le Comité des Finances soit prêt à la discussion, Mirabeau parle, le 6 novembre, de la Caisse d'Escompte, de la crise du numéraire, ainsi que d'un projet de Caisse nationale de la Dette, et, le lendemain, Talleyrand demande que l'on mette les scellés sur les chartriers où sont déposés les titres de propriété de l'Église, et que l'on fasse l'inventaire des biens meubles du Clergé. Mais la proposition soulève une assez vive opposition, et l'abbé d'Abbecourt obtient, le 13, après une épreuve douteuse, qu'au lieu de saisir les chartriers, l'État se contente de simples déclarations de la part des ecclésiastiques propriétaires. C'est le 18 novembre que Montesquiou présente le grand rapport du Comité des Finances dans lequel, après avoir évalué à 400 millions les besoins immédiats du Trésor, il propose que ces 400 millions soient fournis par la vente d'une partie des biens du Clergé. La discussion sur le plan de réorganisation financière se poursuit au cours des séances suivantes où l'on se dispute au sujet d'un projet de Necker de transformer la Caisse d'Escompte en Banque nationale, ce qui amène Talleyrand à parler de nouveau, le 4 décembre, comme d'une chose toute naturelle, de la vente du domaine national et des biens ecclésiastiques, et Anson, dans la même séance, à conclure en faveur de la Caisse d'Escompte et du papier-monnaie de préférence aux billets d'État.

Ainsi, déjà à cette date du 4 décembre, les grandes lignes du projet de redressement des finances se dessinent. Une caisse centrale — la Caisse d'Escompte ou une autre — émettra pour 400 millions d'un papier gagé sur une quantité équivalente de biens du Clergé à mettre en vente. Mais c'est seulement le 17 décembre que l'attaque se dessine avec précision contre les Biens du Clergé. Dans cette séance on entend successivement : d'abord un rapport de Treilhard, au nom du Comité ecclésiastique, sur l'état des maisons religieuses, avec un projet de décret pour la suppression des vœux ainsi que pour l'attribution d'une indemnité à ceux qui voudront quitter leur couvent ; puis un mémoire de Necker où celui-ci propose pour la première fois, pour remplacer les billets de caisse à intérêt dont on ne veut pas, d'émettre d'autres billets sous le nom d'assignats ; enfin un discours de Le Coulteux de Canteleu, au nom de la majorité du Comité des Finances, dans lequel on propose la création d'une Caisse de l'Extraordinaire qui émettra des billets, pour lesquels l'orateur repousse avec indignation le qualificatif de papier-monnaie, mais qui en avaient quand même presque tous les caractères.

Cependant, dans le sein du Comité des finances, il y avait une minorité hostile au projet, minorité qui comprenait naturellement tous les ecclésiastiques membres du Comité. Elle a fait présenter un contre-projet à la fin de cette même séance du 17 décembre, contre-projet aux termes duquel une commission de douze personnes, et particulièrement d'ecclésiastiques, doit être chargée de désigner dans l'espace de six semaines pour 400 millions de biens du Clergé à vendre aux enchères, de manière à mettre à la disposition de l'Etat une somme de 100 millions par an pendant quatre ans. Le lendemain 18 décembre, Montesquiou, membre du Comité des Finances mais parlant cette fois en son nom personnel, vient au secours de la minorité du Comité : il demande que l'on ne brusque pas la décision ; il faut se donner, dit-il, le temps de connaître toute l'étendue des secours que peuvent offrir les biens ecclésiastiques ; il ne faut pas, pour vous tirer d'un moment difficile, épuiser tout à coup la ressource que peuvent fournir ces biens ; et il suggère de créer une espèce de billets différente de celle qu'on avait en vue.

Mais on était décidé à aller vite ; il y avait un parti pris d'étrangler la discussion. Un membre — le comte de Pardieu — repousse le plan de Montesquiou — que les adversaires du projet du Comité des Finances voulaient faire imprimer pour le discuter huit jours plus tard — ; il demande que ce plan soit rejeté d'emblée et la discussion fixée au lendemain à 9 heures précises, la séance ne devant se terminer qu'après qu'il aura été pris une résolution. Cette proposition est décrétée à une grande majorité. En vain Cazalès dévoile-t-il ensuite les dessous de cette décision hâtive : Tout l'échafaudage de finance attaché au plan qu'on vous a lu — celui présenté par Le Coulteux de Canteleu le 17 décembre —, et sur lequel on veut que vous vous décidiez si hâtivement, n'a été présenté au Comité qu'une demi-heure avant de l'être à l'Assemblée. On se refuse à prolonger la discussion après une intervention de Treilhard qui fait de l'ironie aux dépens du Clergé auquel il représente qu'il lui faut se laisser ramener à ses fonctions saintes et aux jours de la primitive Eglise, et que la Nation aura à pourvoir elle-même au soin des pauvres, devoir trop beau pour le confier à une portion de citoyens, quelque vertueux qu'ils soient. La séance est donc levée, en dépit d'une ultime proposition de Rœderer, qui voulait qu'on confisquât seulement les Biens se trouvant en économats, et après une assez judicieuse observation de l'abbé Maury qui demandait à voir d'abord prouver l'urgence des besoins pour lesquels on réclamait un secours immédiat de 400 millions.

Le lendemain, l'affaire est reprise ; mais la discussion est de nouveau écourtée. Petion ayant proposé autre chose, on demande de divers côtés l'exécution du décret de la veille, c'est-à-dire qu'on s'en tienne au projet du Comité auquel il sera tout au plus permis d'apporter des amendements. Cazalès en propose vainement deux — dont l'un consiste à limiter le cours forcé des billets à la capitale —. Le projet est adopté. Ce sont les deux décrets du 19 décembre, l'un pour la création de 400 millions d'assignats — dont le caractère de papier-monnaie n'est pas net : il faudra attendre pour cela le décret du 17 avril 1790 —, le deuxième sur la vente de 400 millions de Biens du Clergé.

On voit par ce qui précède que la vente des Biens du Clergé et la création des assignats ont été décidés dans la coulisse par une partie du Comité des Finances et quelques chefs influents de l'Assemblée d'accord, sur l'essentiel, avec le ministre des Finances désireux de trouver des fonds immédiats. L'idée était lancée depuis quelques semaines déjà, et la menace de confiscation planait depuis le décret du 2 novembre. Mais l'affaire a été décidée très rapidement et imposée en quelque sorte en trois ou quatre jours à ceux qui, dans le sein du Comité des Finances ou à l'Assemblée, ont pris la défense du Clergé et, en même temps, celle du public que l'assignat allait ruiner.

Avec les grands décrets du 19 décembre, la première partie de l'opération était terminée. Le Clergé, déjà privé de la Dîme, maintenant privé de ses Biens, allait être mis dans l'obligation de vivre des subsides de l'Etat. Ce dernier pouvait maintenant se croire en droit de lui donner un règlement comme à un corps de fonctionnaires quelconque. Ceci va constituer la deuxième partie du programme de réforme de l'Eglise.

 

2 - Bien que la Constitution civile du Clergé, votée le 12 juillet 1790, soit en dehors de la période que nous nous sommes proposé d'étudier, nous nous permettrons d'en dire quelques mots pour achever de caractériser, en ce qui concerne la question religieuse, la méthode de travail de la Constituante. Avec le temps, qui apaise les passions, ceux des historiens qui sont dégagés de toute préoccupation partisane ou confessionnelle ont eu de plus en plus, jusqu'à ces dernières années, tendance à considérer la Constitution civile comme la faute capitale de la Constituante. Mais, à une époque récente, une nouvelle conception s'est fait jour chez quelques représentants d'une école qui fait profession d'admirer sans réserve l'extrême-gauche terroriste de ce temps. On a soutenu que les Constituants ne pouvaient pas agir autrement qu'ils n'ont fait. En effet, a-t-on dit, la séparation des Eglises et de l'Etat était alors impossible. D'abord pour des raisons morales : personne n'y songeait ni n'en aurait voulu. — C'est vrai. — Ensuite pour des raisons matérielles : il fallait bien donner une pension ou un traitement aux ecclésiastiques qu'on venait de priver de toutes leurs ressources, et, pour pouvoir le faire, il fallait assurer le succès de la réforme financière qui conditionnait toutes les autres. L'œuvre de la Constituante faisant un tout, réforme financière, réforme administrative, réforme religieuse, tout devait marcher de pair, car, pour réussir la première, il était indispensable de réaliser des économies — ce qui aurait été, d'après l'historien dont nous suivons ici le raisonnement, la pensée directrice des auteurs du grand décret du 12 juillet 1790 — et, pour cela, la Constituante ne pouvait s'en remettre à l'Eglise, qui n'aurait sans doute rien fait : elle devait opérer elle-même[13].

Cette thèse apporte autant de rigueur apparente, elle est aussi dédaigneuse des tempéraments, que l'a été la politique de la Constituante sur la question religieuse. De ce que la séparation radicale de l'Eglise et de l'Etat ait été alors impossible, s'ensuit-il qu'il ait fallu adopter pour l'Eglise le régime de l'asservissement complet à l'Etat ? Entre la suppression d'une corporation, c'est-à-dire des privilèges possédés par une catégorie de citoyens, et la réduction de ces mêmes citoyens à la condition de fonctionnaires comme les autres, il y a place pour bien des solutions intermédiaires, et il n'est nullement prouvé que les Constituants aient dû adopter le parti qu'ils ont pris d'assimiler le Clergé à l'Armée et d'en faire une milice sainte ; il n'est pas prouvé qu'ils n'auraient pas pu agir autrement qu'ils n'ont fait.

Ils auraient dû d'autant moins se laisser entraîner aux irréparables mesures prises par eux que celles-ci portaient atteinte, non seulement à l'indépendance du Clergé catholique, mais encore au droit à l'égalité des cultes que pouvaient faire valoir les non-catholiques. Aux termes de la Constitution civile, en effet, les diverses assemblées électorales ne devaient s'occuper du choix que des membres de la seule Eglise romaine. Or ceci était en contradiction formelle avec les principes mêmes des Constituants. Ces derniers ne professaient-ils pas que les convictions religieuses ne peuvent se décréter et que nul n'a le droit de vouloir imposer les siennes ou de les faire dominer ? Pour être logique, l'Assemblée, qui s'apprêtait à voter la Constitution civile, aurait dû se rallier à la proposition de dom Gerle et déclarer nationale la religion catholique. Mais, en se refusant, ce jour-là, à admettre l'existence d'une religion d'Etat, elle s'était enlevé tout droit d'assimiler le Clergé catholique à l'Armée et à la Magistrature, et de proclamer, comme le fit Chasset dans son rapport du 9 avril 1790, que le culte est un devoir pour tous... que la milice sainte est entretenue pour l'utilité de tous, et qu'il est juste et constitutionnel de faire supporter les frais du culte à tous. Oui ou non, ne devait-il y avoir qu'un seul culte aux yeux de la loi ? Sur ce point, aussi, de l'élection du Clergé catholique par tous les citoyens, catholiques ou non, comment peut-on soutenir que les Constituants ne pouvaient pas agir autrement qu'ils n'ont fait ?

Quant à l'argument principal invoqué dans la thèse ci-dessus pour justifier en bloc l'ensemble des mesures de réorganisation prises par la Constituante à l'égard du Clergé tant régulier que séculier, savoir la raison de la nécessité de remplir les coffres de l'Etat, elle ne résiste pas à l'examen. Nous avons déjà, dans notre chapitre sur l'œuvre financière de la Constituante, esquissé les grandes lignes d'une réforme complète des finances qui aurait pu se faire sans supprimer la Dîme et sans enlever à l'Eglise au moins la nu-propriété de ses Biens ; nous ne reviendrons pas sur ce point. Nous ferons seulement remarquer que l'Etat, s'il avait laissé à l'Eglise les moyens de vivre, se serait enlevé le droit de transformer ses membres en un corps de fonctionnaires en même temps que celui de supprimer, pour mettre leurs biens en vente, un certain nombre d'Ordres religieux. Dès lors, on peut se demander s'il ne faudrait pas renverser les termes du raisonnement que nous avons vu faire tout à l'heure, et si ce ne serait pas le désir de réformer d'une certaine manière le Clergé qui aurait fait paraître nécessaire au rétablissement des finances publiques la confiscation des Biens de l'Eglise et la suppression de la Dîme.

Mais il reste la raison, accessoirement donnée, des économies à réaliser, raison qui devrait expliquer l'attitude de la Constituante, tant à l'égard des Ordres religieux qu'en ce qui concerne le Haut-Clergé. Cette raison, comme on va le voir, n'est guère qu'un mauvais prétexte.

En premier lieu, nous dit-on, il fallait, pour assurer le succès de la réforme financière, supprimer un certain nombre d'établissements ecclésiastiques, sans quoi, ils auraient consommé, comme auparavant, les revenus des biens vendus. Mais, d'abord, on le sait, la majeure partie de ces revenus était employée, non pas à faire vivre lesdits établissements, mais à payer grassement des bénéficiers ou des commendataires auxquels, tout le monde était d'accord sur ce point, on allait précisément retirer cette source de profits. Ensuite, en ce qui concerne les dépenses d'entretien du personnel même de ces établissements ecclésiastiques, les décrets de février et de mars 1790 sur la suppression des Ordres religieux, quoique inspirés en principe par des raisons financières[14], n'ont pu apporter — en dehors naturellement du produit de la vente des biens meubles et immeubles des congrégations supprimées — un secours bien considérable à l'Etat, puisqu'aux termes de cette loi, tous les religieux, qu'ils sortissent ou non des couvents, devaient recevoir une pension. En réalité, la Constituante a voulu surtout par ces décrets : d'abord, bien entendu, s'emparer des biens des communautés ; ensuite, par la suppression de la perpétuité des vœux monastiques, faire respecter le principe de la liberté individuelle. Mais elle n'a pas cherché à faire une économie massive en supprimant d'un trait de plume toute une classe d'hommes considérés comme des parasites sociaux. Seuls quelques-uns de ses membres ont profité de l'occasion pour lui demander l'abolition de tous les Ordres religieux — non comme trop onéreux, mais comme contraires à la Déclaration des Droits[15] —, et ils en ont obtenu l'interdiction en France de tous ceux de ces Ordres chez lesquels on prononçait des vœux solennels. Mais ceci n'a rien à voir avec l'intention de ménager les deniers publics. Il y a bien, il est vrai, dans le décret du 13 février, une disposition qui pourrait paraître inspirée par une raison d'économie : c'est celle prévoyant la réunion dans une seule maison des religieux voulant persister dans leur état et appartenant à plusieurs couvents, lorsqu'ils seront, dans chacun de ceux-ci, trop peu nombreux à vouloir rester dans la règle. Mais cette mesure a été évidemment inspirée par le désir de rendre disponibles pour la vente le plus grand nombre possible de locaux, et non par celui d'épargner sur la dépense d'entretien, laquelle doit rester forcément la même dans l'un comme dans l'autre cas. La plus grosse part de cette dépense d'entretien était d'ailleurs jusque-là cette consacrée au fonctionnement des maisons d'éducation et de charité ; or ces maisons étaient conservées par le décret du 13 février 1790, leur maintien important plus encore à la société qu'à l'Eglise.

En second lieu, pour ce qui concerne le haut Clergé séculier, il est tout simplement ridicule de prétendre que c'est par mesure d'économie que près de la moitié des anciens évêchés fut supprimée : l'économie obtenue par le retranchement de près de la moitié des anciens évêques et vicaires généraux a pu atteindre au plus 1 million 180.000 livres — sur un budget de 822 millions et demi en 1791 —, si l'on tient compte des pensions à servir aux ecclésiastiques supprimés, pensions dont le montant doit nécessairement venir en défalcation de ce chiffre, elle a été inférieure à 400.000 livres[16].

En réalité, le motif qui a poussé la Constituante à abolir la moitié des anciennes circonscriptions ecclésiastiques a été, non pas la nécessité de faire des économies, mais le goût de la régularité, de l'uniformité, ou, pour mieux dire, le désir de faire entrer l'Eglise le plus exactement possible dans les cadres de l'Etat. Dans chaque département, avec le système nouveau, il devait y avoir désormais un seul évêque, comme une seule administration départementale, une seule assemblée électorale, un seul tribunal criminel. Il s'agissait donc, sur le terrain religieux comme sur tous les autres, de briser les anciens cadres et de tout refaire suivant une formule nouvelle, aussi uniforme que possible.

C'est à la même tendance de tout systématiser, de tout uniformiser, qu'il faut attribuer l'adoption du funeste principe du choix du Clergé catholique par l'ensemble du corps électoral. Les représentants se sont dit : l'élection est à la base de tout l'ordre de choses nouveau ; elle doit donc être à la base de la nouvelle organisation ecclésiastique, car il ne doit plus y avoir aucune différence entre l'administration temporelle et l'administration spirituelle.

En somme, les Constituants, comme nous l'avons déjà indiqué[17], ont été des gallicans à la manière des Le Voyer de Boutigny et des Machault, et c'est le gallicanisme des magistrats qui a inspiré toute leur conduite.

 

V. — Conclusion

 

Ainsi, dans le domaine de la religion, comme dans les domaines politique, administratif, économique ou social, comme aussi dans le domaine des finances, la Constituante a montré qu'elle entendait, non pas s'emparer de ce qui existait pour le réformer, mais bien tout reconstruire à neuf, suivant un plan uniforme, en partant d'idées préconçues, de principes a priori, et en faisant table rase du passé, sans tenir aucun compte des réalités concrètes ou des nécessités pratiques. Or, c'est là une attitude proprement révolutionnaire.

 

 

 



[1] A. Denys-Buirette, Les questions religieuses dans les Cahiers de 1789, Paris, 1919, in-8°, 526 pages.

[2] Denys-Buirette, op. cit., p. 124.

[3] Denys-Buirette, op. cit., p. 124.

[4] D'après les chiffres, très approximatifs il est vrai, que nous avons inscrits à notre tableau (ci-dessus, au début du chapitre), il aurait pu suffire, à la rigueur, de deux années pour achever cet amortissement si l'on y avait consacré intégralement le produit des Biens ecclésiastiques. Mais il n'était nullement nécessaire de procéder aussi rapidement, et il eût peut-être été préférable d'adopter une solution mixte, c'est-à-dire de commencer tout de suite à assurer avec eux le fonctionnement des services d'instruction et d'assistance publiques tout en les employant au remboursement des sommes autrefois empruntées par le Clergé.

[5] Maître des requêtes sous Louis XIV, et qui fut chargé par le grand Roi de composer un traité sur l'étendue des prérogatives de la Couronne en matière ecclésiastique. Le traité qui formule les prétentions du pouvoir civil à l'égard de l'Église, laquelle doit être sous la protection des rois comme un mineur sous la garde de son tuteur, n'a été publié qu'en 1754 et à Londres sous le titre de : Traité sur l'autorité des rois touchant l'administration de l'Eglise.

[6] Lequel proposait, dès 1749, l'aliénation d'une partie des biens de l'Église.

[7] La dîme ne mérite pas la même faveur que les droits féodaux, dit-il d'une manière décidément par trop paradoxale !

[8] C'est le terme même employé par Mirabeau, qui voulait faire décréter comme second principe que la disposition de ces biens sera telle qu'aucun curé ne pourra avoir moins de 1.200 livres avec le logement.

[9] Le décret du 2 novembre, on le sait, s'est contenté de mettre les biens du Clergé à la disposition de la Nation.

[10] J'entends, à ce mot : salarier, beaucoup de murmures, et l'on dirait qu'il blesse la dignité du sacerdoce. Mais, messieurs, il serait temps, dans cette Révolution qui fait éclore tant de sentiments justes et généreux, que l'on abjurât les préjugés d'ignorance orgueilleuse qui font dédaigner les mots salaires et salariés. Je ne connais que trois manières d'exister dans la société : il faut y être mendiant, voleur ou salarié. Le propriétaire n'est lui-même que le premier des salariés..., etc.

[11] L'ancien Clergé vivait de ses propres revenus ; le nouveau fut payé avec des assignats (provisoirement délivrés par la Caisse d'Escompte au Trésor chargé des paiements à faire au Clergé : voir la note suivante). De là le titre suivant du numéro du Père Duchesne paru le 2 novembre 1790, à l'occasion de l'anniversaire du décret sur les Biens ecclésiastiques : Le libera du Père Duchesne sur le tombeau du Clergé, mort le 2 novembre 1789 à l'Archevêché, (où la Constituante avait tenu la séance de ce jour) présenté à la Caisse d'Escompte, et enterré au Trésor national. (Voir notre édition critique du Père Duchesne d'Hébert, p. 299).

[12] Le traitement du Clergé constitutionnel a été payé en billets tout neufs fournis au Trésor national par la Caisse de l'Extraordinaire. On peut l'évaluer, d'après les chiffres de la fin de 1791, à 6 millions et demi ou 7 millions par mois (voir la note 16 du Tableau des dépenses de l'année 1791 placé immédiatement avant la page 15 du Fascicule 1er de notre série : Finances et monnaie révolutionnaires, et voir ibidem, pp. 79-81). Or la somme forfaitaire remise en assignats par la Caisse de l'Extraordinaire au Trésor en représentation des revenus des Biens du Clergé n'était que de 5 millions par mois, et les revenus mensuels effectifs de ces biens atteignaient, au même moment, à peine 3 millions (voir ibidem, pp. 27-29). Les sommes réellement perçues par l'administration des Biens du Clergé n'ont donc pas même fait la moitié de ce qui était nécessaire à l'entretien du Clergé constitutionnel. Et, pourtant, les 6 millions et demi à 7 millions mensuels qu'exigeaient les traitements des prêtres fonctionnaires publics ne représentaient pas même la dixième partie de ce qu'auraient dû rapporter ces biens ! (Voir Denys-Buirette, op. cit., p. 131). C'est là, sans doute, l'exemple le plus saisissant des résultats désastreux qu'a eus, dans le domaine pratique, l'attitude de la Constituante, trop occupée de son œuvre de réorganisation générale pour s'abaisser au souci mesquin d'assurer les rentrées de fonds, et qui croyait remédier à toutes les difficultés matérielles en fabriquant de la fausse monnaie.

[13] A. Mathiez, La soi-disant erreur de la Constitution civile du Clergé. (Annales révolutionnaires, 1921, pp. 228-231). On peut aussi consulter, du même auteur, le travail sur l'Eglise et la Révolution française, où l'on retrouvera les mêmes idées. Voir la Revue bimensuelle des Cours et conférences, 1931-32 (1), notamment pp. 328-329.

[14] Le vote du décret du 5 février 1790 a été hâté pour que l'on puisse mettre en vente les immeubles évacués par les religieux dont les. maisons seraient supprimées. Le 11 février 1790, quand s'ouvre le grand débat sur les Ordres religieux (il durera jusqu'au 19), la plupart des orateurs sont d'accord (voir les discours de Du Pont de Nemours et de Dubois-Crancé) pour bien marquer que l'opération projetée a, avant tout, un caractère financier.

[15] Voir, à la séance du 12 février 1790, les discours de Petion et de Barnave qui demandent la destruction totale des Ordres religieux, l'existence des moines étant incompatible avec les Droits de l'Homme, avec les besoins de la société, nuisible à la religion..., etc.

[16] Le nombre des évêques énumérés à l'Almanach royal de 1789 est de 167, dont il faut défalquer 6 démissionnaires. Reste 161 ; ce chiffre comprenant tous les suffragants et les évêques in parti bus est un chiffre maximum. Il y avait donc 78 évêques de plus à la fin de l'Ancien Régime qu'avec la Constitution civile du Clergé, où ils sont 83 : un par département. Si, pour simplifier, on néglige, d'une part, les dispositions des décrets qui tendent à diminuer la part à fournir par l'État par la prise en considération des revenus ecclésiastiques, et, d'autre part, le cas exceptionnel de Paris, et si l'on compte : 1° le traitement de chaque évêque, 12 mille livres d'après l'article 1er du décret du 24 juillet qui a modifié l'article 3 du titre III de la Constitution civile (du 12 juillet) ; et 2° le traitement de chaque vicaire général, soit 3.000 livres (art. 3 du Titre III de la Constitution civile), l'économie réalisée aurait dû être de 78 * 15.000 = 1 m. 180.000. Mais, comme les évêques et vicaires généraux supprimés devaient avoir une pension de retraite des deux tiers de leur traitement, ce qui faisait une rente de 10.000 livres à servir par évêché supprimé, l'économie ne devait plus atteindre que 78 fois 5.000 livres, soit 390.000 livres. Or les dépenses de l'année 1791 (voir le grand Tableau hors-texte de la page 15 du Fascicule Ier de notre série : Finances et monnaie révolutionnaires) ont été de 822 m. 709.681 livres.

[17] Voir ci-dessus § III, 1 et 3.