1789 L'ANNÉE CRUCIALE

 

CHAPITRE VII. — L'ŒUVRE POLITIQUE, ADMINISTRATIVE ET SOCIALE DE LA CONSTITUANTE.

 

 

Si, dans sa tâche de réorganisation financière, la Constituante a abouti, pour un avenir immédiat, à des résultats qu'elle n'avait certainement pas voulus, a-t-elle au moins été plus heureuse dans le reste de son entreprise ? A cette question nous essayerons de répondre dans le présent chapitre, ainsi que dans le suivant, qui sera consacré à l'examen de son œuvre religieuse sur laquelle nous voudrions insister un peu plus particulièrement, comme nous venons de le faire pour les finances.

 

I. — Le retard des réformes et la désorganisation administrative

 

1 - L'étude de l'action révolutionnaire en ce qui regarde la transformation de la France comporte nécessairement un côté négatif commun à tous les domaines et par lequel il faut commencer.

La disparition de l'Ancien Régime ne s'est pas faite dans le calme et avec méthode. Il y a eu une longue période d'anarchie qui a été très préjudiciable à l'œuvre de reconstruction. S'il est bien vrai que le premier besoin d'une société soit l'ordre et non pas la liberté, cela est plus vrai encore peut-être au cours d'une transformation radicale qu'en période calme et en temps normal. C'est en substituant l'ordre au désordre qu'une nouvelle direction légitime son avènement et non pas en laissant faire impunément ceux qui n'ont qu'une pensée : perpétuer les troubles pour satisfaire plus aisément leurs convoitises particulières. Or, depuis le milieu de l'année 1788, le royaume était livré au désordre, et, dans la deuxième moitié du mois de juillet 1789, à la suite de la prise de la Bastille, ces désordres étaient devenus une Révolution générale qui, d'un seul coup, avait jeté par terre tout le régime féodal et substitué à l'autorité du Roi celle de la Constituante. Ce grand résultat une fois obtenu, le premier devoir de l'Assemblée était de ramener le calme et d'empêcher toute violence nouvelle en s'efforçant de conserver provisoirement, de l'ancien édifice administratif, tout ce qui pouvait encore être sauvé. En effet, si l'Ancien Régime s'est écroulé tout seul comme un arbre vermoulu, se jugeant ainsi lui-même, il ne s'est pas effondré en bloc. Tandis que les cadres supérieurs se volatilisaient en quelque sorte dès la première heure, la masse des fonctionnaires, restée à son poste, était prête à assurer la continuation des services de l'Etat. Seulement, il aurait fallu à tous ces employés une direction et un appui énergiques, et c'est ce qui leur fit défaut.

Pour les finances, ainsi que nous l'avons montré dans le précédent chapitre, la Constituante a commencé par proclamer que les anciennes contributions continueraient à être perçues comme par le passé. Ensuite de quoi, la conscience en repos, bien que ce simple geste fût sans portée pratique appréciable, elle s'est mise à étudier à loisir la question, purement théorique pour l'instant, de la réforme future des impôts, sans se laisser le moins du monde émouvoir par la pénurie présente du Trésor. Il en a été de même en ce qui regarde la réorganisation de tout le reste de la vieille machine administrative.

Ici, comme partout, les représentants ont tenu à procéder logiquement : les principes d'abord, la Constitution ensuite, enfin seulement la réorganisation administrative. Or les principes auraient pu inspirer toute l'œuvre sans qu'on prît la peine de les rédiger. La Constitution elle-même aurait pu sans inconvénient être ajournée jusqu'après l'achèvement, dans les faits, de l'ensemble des réformes : elle aurait pu être la simple traduction juridique de celle-ci, son couronnement, et elle aurait peut-être eu plus de chance, de cette manière, de se voir acceptée sans résistances, parce que chacun aurait eu le temps d'apprécier les avantages pratiques des innovations effectuées. La fixation préalable des règles précises à suivre pour les relations entre les pouvoirs centraux, règles qui ne devaient avoir d'appli- cation qu'en période normale, c'est-à-dire dans un avenir relativement encore lointain, n'était nullement indispensable à la rénovation des institutions administratives. Il eût mieux valu cent fois commencer par opérer celle-ci en collaboration confiante avec le Roi, dont on aurait provisoirement renoncé à discuter les droits régaliens ; la nécessité d'aboutir aurait naturellement incliné les uns et les autres à des concessions mutuelles ; un esprit d'équipe se serait formé, ce qui est infiniment préférable aux textes les plus précis, mais arrêtés dans un sentiment de défiance réciproque.

Au lieu de cela, l'Assemblée nationale a employé les cinq premiers mois de sa souveraineté à faire de la politique, posant des principes, réclamant des pouvoirs, fixant des bornes, et des plus étroites, à ceux du Roi. Elle a ainsi inquiété des intérêts, suscité des résistances et provoqué des conflits qu'il eût mieux valu éviter.

Après la Révolution de juillet qui lui avait donné le pouvoir suprême, la Constituante, après avoir arrêté son règlement intérieur, avait commencé à s'occuper de la future Constitution, lorsque la secousse de la Grande Peur l'amena à jeter par terre tout l'édifice social de l'Ancien Régime par cette suite de décrets mémorables qui s'échelonnent de la nuit du 4 août au 11 du même mois. Elle crut ensuite indispensable de poser les principes directeurs de toute son entreprise de réformes avant de s'atteler à celle-ci, et elle consacra dix jours entiers, du 17 au 26 août, à la mise au point de sa célèbre Déclaration des Droits. Après quoi elle revint à la Constitution qui l'occupa entièrement depuis le 28 août jusqu'au 2 octobre. Ceci devait nécessairement amener des difficultés politiques et, par conséquent, de nouveaux retards : la Constitution, en effet, ne pouvait pas être autre chose que l'ensemble des dispositions destinées à limiter le pouvoir royal. Le retard de la promulgation par le Roi des décrets de l'Assemblée[1], ses résistances au sujet de la question du veto, les journées d'octobre, puis les conséquences de celles-ci, tous ces fruits inévitables d'une telle politique entraînèrent naturellement des délais supplémentaires. Ensuite, ce fut un complément du travail constitutionnel déjà effectué, complément qui prit la forme de deux autres décrets fondamentaux, celui du 26 octobre, prohibant toute convocation d'assemblées par Ordres, et celui du 9 novembre sur la présentation, la sanction et la promulgation des lois. C'est seulement après ce dernier que l'Assemblée put enfin songer à s'atteler à la partie purement administrative de son œuvre et qu'elle mit au point ses deux grands décrets du 14 décembre sur les municipalités et du 22 décembre sur les assemblées primaires et administratives, décrets complétés par d'autres textes des 29-30 décembre 1789, 2 février et 30 mars 1790, ainsi que par les décrets du 15 janvier et du 26 février 1790 sur l'organisation départementale.

Mais toutes ces dispositions n'étaient prises encore que sur le papier : il allait falloir les appliquer. Et ceci devait prendre plus d'un semestre. Ce n'est guère, en effet, avant le mois de juillet 1790 que les nouvelles institutions commenceront à fonctionner, et la période d'apprentissage des nouvelles autorités administratives mènera bien jusqu'à la fin de l'année. Pour l'administration proprement dite comme pour les finances, le nouvel ordre de choses n'a donc guère été en place avant le 1er janvier 1791.

 

2 - Or, pendant tout ce temps, il n'y a plus eu dans le pays aucun pouvoir local sérieux. Tout frein avait disparu : la révolution municipale de juillet 1789 avait jeté par terre toute l'ancienne administration, et la justice royale s'était évanouie, en même temps que les justices seigneuriales. La Constituante s'était contentée de sanctionner légalement cet état de fait en décrétant, le 26 octobre, qu'il serait sursis à toute convocation de provinces et d'états provinciaux — les commissions intermédiaires, bailliages, sénéchaussées et autres corps de même nature devant être avertis de cette décision, — et, le 3 novembre, que tous les parlements du royaume continueraient de rester en vacances. Pendant des mois, par conséquent, il n'exista, sur tout le territoire, pas davantage d'autorité pour faire respecter l'ordre que, comme nous l'avons déjà vu, pour faire rentrer les impôts. C'est la période qu'on a appelée d'anarchie spontanée et que l'on a définie : celle où l'ancienne administration n'existait plus, en fait, et où la nouvelle n'existait pas encore, en droit (A. Aulard). Contre cette anarchie administrative, la Constituante a employé le même moyen que contre la grève fiscale : un décret, un simple décret, inefficace naturellement puisque dépourvu pour le moment de tout moyen régulier d'exécution : le décret du 21 octobre 1789, contre les attroupements ou loi martiale, qui a introduit le drapeau rouge comme signal de la répression légale, en a réglementé l'usage, etc. Seulement, ce décret, qui l'appliquerait ?

De là ces scènes de désordres, ces violences et même ces crimes, qui, à chaque instant, sont venus agiter les campagnes dès l'automne de 1789. A la fin de janvier 1790, époque fixée pour l'élection des municipalités nouvelles, l'anarchie semble redoubler dans différentes parties du royaume. D'abord, beaucoup de membres de l'assemblée d'une communauté ne sachant pas écrire réclament le vote à haute voix, mesure susceptible d'entraîner de graves inconvénients. Ensuite, de nombreuses difficultés sont soulevées dans les corps électoraux naïfs et inexpérimentés : le Comité de constitution de la Constituante reçoit un très grand nombre de lettres et doit répondre au moins à deux ou trois cents questions. Enfin, dans plusieurs endroits, l'agitation causée par les électeurs se traduit par des attaques à main armée contre les anciens maîtres du pays : dans le Périgord, les paysans obligent par la force les propriétaires à renoncer au paiement des rentes qui leur étaient dues, on brûle des châteaux, on assomme des seigneurs, on sonne continuellement le tocsin, le peuple ne se désenivre pas ; dans le Quercy, six personnes ont été tuées ; on en veut à toutes les propriétés ; dans l'Agenois, une petite ville a battu le tambour. Tous ces excès, dénoncés par des députés de droite à la séance du 2 février, ont été certainement la cause déterminante de la démarche faite, deux jours plus tard, par Louis XVI, auprès de l'Assemblée nationale à laquelle il vint apporter son assentiment au décret sur les municipalités. Le Roi espérait faire cesser les troubles en affichant une entente — plus apparente que réelle — avec les représentants du pays. Mais, ni une démarche du Roi, ni un décret de l'Assemblée ne pouvait remplacer l'emploi de la force armée, et deux ou trois bons exemples eussent été plus utiles que toutes ces manifestations oratoires.

L'abdication du pouvoir central, conjuguée avec l'esprit d'anarchie des populations grisées par le vin capiteux d'une liberté toute fraîche ont ensuite suscité ces innombrables révoltes, tant civiles que militaires, qui ont éclaté tout au long des années 1790 et 1791, en dehors des troubles purement politiques suscités par l'esprit de réaction ou le fanatisme religieux comme ceux de Nîmes, de Montauban, d'Uzès, etc. Nous aurons l'occasion, un peu plus loin, de rappeler quelques-unes de celles qui ont agité les campagnes et dressé les paysans contre les propriétaires ruraux[2]. Nous nous contenterons d'ajouter ici que d'autres insurrections témoignèrent de l'état d'indiscipline de l'armée, telle l'affaire de la garnison de Nancy (31 août 1790), la plus fameuse de toutes. Le pays s'est ainsi trouvé, pendant une très longue période, entièrement désorganisé, et ceci a eu les conséquences les plus graves.

Au point de vue militaire, ces conséquences se manifesteront dès le printemps de 1792 : ce seront les déroutes retentissantes du début de la campagne contre l'Autriche, puis la retraite angoissante devant les troupes prussiennes commandées par Brunswick ; on frisera alors le désastre, un désastre qui n'aurait pas seulement été national, mais dans lequel aurait sombré le nouveau régime encore dans les langes. Or la faiblesse de notre armée à cette époque sera due, on le sait, à deux causes essentielles : l'insuffisance des cadres, conséquence de l'émigration des officiers, elle-même effet de la politique ; l'indiscipline des troupes, qui était sans doute le reflet d'un état d'esprit général, mais qu'avait favorisée, il faut bien le dire, l'attitude de l'Assemblée nationale. Nous n'avons pas l'intention de traiter dans cet ouvrage les questions purement militaires : l'œuvre de la Constituante sous ce rapport s'est d'ailleurs bornée à peu de chose, l'idée de Dubois-Crancé d'une grande armée nationale avec service militaire universel et obligatoire ayant été repoussée par elle. Cependant, bien que très limitée, son action dans ce domaine n'a pas laissé d'être désastreuse, et elle a singulièrement contribué à augmenter l'indiscipline par l'autorisation donnée aux militaires d'assister aux séances des clubs politiques et de conserver leurs droits de citoyens.

Quant aux autres réformes de la Constituante que nous allons passer en revue, leur solidité devait nécessairement se ressentir de la période d'anarchie que l'on avait eu à traverser. Reste à savoir si, en elles-mêmes, elles ont été conçues de manière à permettre de remonter le courant et à rétablir l'ordre après cet intermède de trop longue durée ; en d'autres termes, si elles avaient des chances de conduire à un état de choses normal, ou si elles risquaient au contraire de mener tout droit à la Révolution violente. C'est ce que nous allons examiner dans la suite de ce chapitre.

 

II. — L'œuvre constitutionnelle et politique de la Constituante

 

1 - La Constituante, comme chacun le sait, n'a mis la dernière main à la réorganisation politique et administrative de la France qu'à la veille de disparaître, et notre première Constitution date seulement du 3 septembre 1791, tandis que notre première Assemblée constituante a tenu sa dernière séance le 30 du même mois. Il n'en est pas moins vrai cependant que les principales lignes de ce travail de reconstruction ont été arrêtées dans les derniers mois de 1789 et dans le premier de l'année suivante. C'est parce que cette grande œuvre était déjà à peu près définie à cette époque dans ce qu'elle avait d'essentiel que Louis XVI a pu saisir, le 4 février 1790, l'occasion de l'acceptation des décrets sur les municipalités pour venir, dans le sein de l'Assemblée nationale, proclamer que tous, Roi et représentants de la Nation, ne devaient désormais avoir qu'une seule opinion, qu'un seul intérêt, qu'une seule volonté : l'attachement à la Constitution nouvelle et le désir ardent de la paix, du bonheur et de la prospérité de la France.

Nous allons examiner brièvement quelques-uns des aspects de cette Constitution nouvelle, puis de la réorganisation administrative de la France, l'une et l'autre cependant loin encore d'être achevées à cette date du 4 février 1790 ; nous les examinerons pour voir si l'immense bouleversement entrepris par la Constituante était vraiment nécessaire ; si les électeurs en avaient vraiment chargé leurs mandataires ; si des réformes moins ambitieuses, mais plus pratiques et qui auraient rompu moins ouvertement avec le passé, n'auraient pas été préférables ; si le besoin d'affranchissement et d'égalité n'a pas entraîné l'Assemblée trop loin, au delà des bornes posées par une expérience séculaire, et ne lui a pas fait adopter des mesures imprudentes et sur lesquelles on pourrait bien par la suite se voir obligé de revenir.

Nous commencerons cet examen par la critique de la Constitution.

La Constitution ! C'était, pour les hommes de cette époque, le remède infaillible à tous les maux. Comme nous avons déjà eu l'occasion de le rappeler en passant[3], trop de Français ont cru à cette époque, et trop d'entre eux s'imaginent encore aujourd'hui, qu'il existe une recette pour faire le bonheur des sociétés. Illusion dangereuse qui n'a jamais été plus forte que pendant la Révolution. On s'est alors figuré que tout irait de manière parfaite lorsqu'on aurait trouvé la formule constitutionnelle idéale. Ah ! quand la Constitution sera terminée !, se disait-on à chaque instant pendant la Constituante[4]. Il faut décidément modifier la Constitution, pensera-t-on sous la Législative. Et la Convention viendra ensuite, qui examinera une première nouvelle recette, en adoptera une seconde, dont elle ajournera l'application, et finira par en rédiger une troisième, condamnée sans appel après l'épreuve du Directoire. A chacune de ces solutions différentes du même problème, on découvrait des défauts — que l'on remplaçait par des imperfections en sens contraire. Et, chaque fois, tout le système était repris sur de nouveaux frais, et tout l'édifice remis en chantier de la base au faite.

Mais, dira-t-on, pouvait-on, en 1789, agir d'une autre manière ? Quand il y a déjà une constitution, il est loisible de la modifier sur quelques points de détail sans en refaire l'ensemble, mais quand, comme c'était le cas pour la Constituante, il n'existe pas encore de constitution véritable, ne faut-il pas procéder avec méthode puisqu'il s'agit de bâtir sur une table rase ?

Nous ferons observer, d'abord, que les Cahiers étaient loin d'être unanimes sur les bases de la future Constitution. Un certain nombre même admettaient qu'une Constitution existait déjà. A la séance du 27 juillet 1789, l'examen des vœux des Cahiers émis à ce sujet fut présenté, pour le Comité de Constitution, par le comte de Clermont-Tonnerre. Celui-ci, dans son rapport, commença par distinguer deux espèces de Cahiers : ceux qui demandaient le rétablissement d'une Constitution existant depuis quatorze siècles et qui leur a paru pouvoir revivre encore, et ceux qui voulaient une Constitution nouvelle, dont le premier chapitre... devrait contenir la Déclaration des droits de l'homme. Sur quelques articles seulement tous les Cahiers étaient d'accord : le gouvernement français est monarchique ; la personne du Roi est inviolable et sacrée ; sa couronne est héréditaire de mâle en mâle ; le Roi est dépositaire du pouvoir exécutif ; les agents de l'autorité sont responsables ; les députés sont inviolables ; le consentement national est nécessaire à l'emprunt et à l'impôt ; l'impôt ne peut être accordé que d'une tenue d'Etats-généraux à l'autre ; la propriété sera sacrée ; la liberté individuelle sera sacrée. Mais, sur la question du pouvoir législatif, il n'y avait déjà plus unanimité. Quelques Cahiers le reconnaissaient au Roi, au moins dans l'intervalle de deux sessions d'Etats-généraux. Cependant, dit Clermont-Tonnerre, la pluralité des Cahiers le reconnaît comme résidant dans la représentation nationale sous la clause de la sanction royale, et il paraît que cette maxime ancienne des Capitulaires : lex fit consensu populi et constitutione regis est presque généralement consacrée par vos commettants.

Mais, sur la nature de cette sanction royale — en cas de désaccord sur un texte législatif, celui-ci devra-t-il être écarté pour toujours ou pour un temps seulement ? — on ne se prononçait pas. Et, sur toutes les autres questions, il y avait désaccord entre les Cahiers qui les posaient. Sur la composition des Etats, par exemple, les uns demandaient la réunion des deux premiers Ordres dans une seule Chambre ; d'autres, la suppression de celui du Clergé et la répartition de ses membres dans les deux autres Ordres ; d'autres, l'égalité de la Chambre des Communes avec celle de la Noblesse et du Clergé réunis — à l'intérieur de laquelle la représentation de la Noblesse serait double de celle du Clergé —, etc. Désaccord aussi sur les questions de la convocation, de la durée, de la périodicité des Etats, sur la nécessité de réunir les deux tiers des voix pour former une résolution, sur l'existence des lettres de cachet et sur les limites de la liberté de la presse.

Cela laissait une assez grande latitude à l'Assemblée nationale ; mais, aussi, cela aurait dû l'engager, pour éviter de causer des sujets de trop vif mécontentement, à ne pas trop chercher à préciser les points sur lesquels on était plus particulièrement en désaccord, en laissant quelque chose à faire à l'avenir, et en s'en remettant, quand la chose était possible, aux événements eux-mêmes du soin d'indiquer la solution la plus favorable.

C'est ainsi que le conflit survenu, dès le début, entre les trois Chambres des Etats-généraux, aurait pu se résoudre de lui-même lors de l'abandon fait par le bas Clergé de la Chambre du Clergé pour se réunir au Tiers ; de cette manière, on aurait eu, en fait, une Chambre haute et une Chambre basse, selon le vœu de certains Cahiers, rien que par le maintien et la consolidation de la situation existante entre le 24 et le 27 juin[5]. C'est ainsi encore qu'une Déclaration des Droits de l'Homme, si menaçante par les conséquences logiques qui pouvaient en être tirées, ne s'imposait nullement, puisque, ni l'unanimité, ni même la majorité des Cahiers ne la réclamait. C'est ainsi également qu'il aurait été prudent de ne pas soulever de débat irritant sur la nature du veto royal : absolu ou suspensif, et de laisser le temps et les circonstances trancher plus tard la question.

En général, il aurait mieux valu se contenter d'adapter tant bien que mal les réalités présentes léguées par les siècles passés, et, en première ligne, la monarchie, à l'idée que l'on pouvait se faire de la société future, sans soulever les problèmes, aussi vieux d'ailleurs que le monde — ce qui prouve, entre parenthèses, qu'une solution idéale ne s'est pas encore imposée — de l'origine des Rois, de la supériorité des Républiques, etc. Le mal que les théories ont fait est, en vérité, aussi grand dans le domaine politique que dans le domaine financier. La fameuse doctrine de la séparation des pouvoirs en particulier a donné une preuve singulière de sa nocivité avant la fin de l'année 1789. Comment ! On avait le bonheur d'avoir sous la main un homme, que les scandales de sa vie privée pouvaient peut-être faire hésiter à porter au pouvoir, mais qui avait été comme providentiellement suscité pour faciliter le, passage de l'Ancien Régime au nouveau : nous avons nommé Mirabeau l'ainé. Et l'on s'est privé volontairement de son concours à cause, non pas même de ses vices, mais du fait qu'il était membre de l'Assemblée et que le choix d'un député comme ministre pouvait porter atteinte au principe sacré sans lequel, comme l'affirme sans ambages la Déclaration des Droits, dont c'est là le dernier mot, il ne saurait y avoir de Constitution ! Or, la vie elle-même devait se charger par la suite-de démontrer qu'une séparation des pouvoirs aussi absolue était impossible à maintenir, et la troisième République a vu, non seulement l'établissement du régime parlementaire, lequel consiste précisément à faire exercer indirectement le pouvoir exécutif par la majorité de la représentation législative dans laquelle sont choisis les membres du gouvernement, mais encore l'intervention constante des simples députés dans l'administration, voire même dans le choix du personnel de l'Exécutif, par le travail des commissions parlementaires et par la pratique constante des intercessions auprès des ministres. Ainsi l'évolution indéfinie des institutions libérales, qui prétendent être caractérisées par la séparation des pouvoirs, amène la confusion de ceux-ci, tout comme sous les régimes autoritaires, mais avec cette différence, qui est loin de constituer un progrès, de l'émiettement ou, pour mieux dire, de la volatilisation des responsabilités. Rien ne montre mieux que cet exemple l'abîme existant entre les formules rigides de la théorie et les exigences contradictoires de la vie pratique.

 

2 - Mais la Constituante avait une conception aussi doctrinaire et aussi étroite que possible du rôle qui lui incombait, et elle était autant animée du désir de tout prévoir et de régler par avance la procédure à observer dans les cas embarrassants que peu disposée à temporiser ou à s'adapter aux circonstances. Or rien n'était plus imprudent, rien ne pouvait davantage compromettre la durée des institutions nouvelles.

Et, d'abord, pourquoi apporter une telle minutie dans la réglementation des futurs rapports de l'Exécutif et du Législatif, lorsque tout le monde s'accordait à vouloir entre eux un certain partage d'influence et se bornait à souhaiter leur entente, sans prévoir, sans vouloir prévoir leur désaccord ? Etait-il prudent de donner ainsi à l'avance la solution de tous les conflits possibles ? N'était-ce pas les provoquer au contraire ? N'eût-il pas mieux valu, pour le moment, laisser un peu dans le vague la question des rapports de la Nation et du Souverain, ces deux pouvoirs séculaires, également fondés sur l'histoire, dont on voulait la collaboration confiante pour le bonheur du royaume ? De même qu'on le fera un peu plus tard, lorsqu'on jugera bon de recouvrir d'un voile les conséquences logiques de la Déclaration des Droits et de laisser dans l'ombre la question des rapports du Roi et de la Nation, ne pouvait-on, dès le début, agir ainsi pour ceux du Roi et de l'Assemblée nationale, et la politique du voile[6] n'aurait-elle pas gagné à être adoptée plus tôt et d'une manière plus complète ? Il ne fallait pas oublier qu'aux yeux du plus grand nombre, il s'agissait moins de diminuer les pouvoirs du Roi que de réprimer les abus de pouvoir de ses agents, et que les seuls articles sur lesquels les Cahiers étaient unanimes étaient précisément, comme nous venons de le voir, ceux qui proclamaient que la personne du Roi est inviolable et sacrée, qu'il avait pour lui-même tout le pouvoir exécutif, avec peut-être même une partie du législatif, et que les véritables responsables étaient seulement les fonctionnaires dont les attributions devaient être strictement définies et étroitement limitées, de manière à laisser hors de toute atteinte, avec la propriété, la liberté de chaque citoyen.

D'autre part, il paraissait de la plus haute imprudence, si l'on voulait vraiment faire œuvre durable, de tout décider, surtout sur cette question des droits respectifs de l'Assemblée et du Souverain, en dehors de ce dernier. Or la Constituante entendait travailler seule à établir la Constitution, et elle repoussait toute offre de collaboration, aussi discrète qu'elle pût être, de la part de l'Exécutif. De ses dispositions à cet égard elle a donné, dans une circonstance capitale, une illustration singulièrement éloquente et qui caractérise bien sa méthode hostile à tout compromis. Lorsque la question du veto fut mise à l'ordre du jour, le ministère fit une tentative pour intervenir sur le résultat de la discussion : à la séance du 11 septembre 1789, le président de l'Assemblée nationale, Clermont-Tonnerre, donnait connaissance à celle-ci d'une lettre de Necker dans laquelle ce dernier avertissait l'Assemblée que les ministres avaient entretenu le Roi du sujet de ses délibérations présentes ; à cette lettre était annexé un mémoire rédigé à la suite de conférences tenues à ce sujet par le pouvoir exécutif, mémoire qui exposait le point de vue de ce dernier dans cette importante affaire. La Constituante refusa d'entendre la lecture de ce mémoire, afin de ne pas pouvoir être soupçonnée d'avoir tenu, même dans la plus petite mesure possible, compte des désirs secrets du Roi. Ce dernier, à ses yeux, n'avait pas voix au chapitre : La Nation est le tout et tout, déclara à cette occasion Mirabeau, lequel voulait nettement signifier par là que, s'il existait encore un Roi, c'est parce que la Nation le voulait bien. Quant à l'Assemblée, qui représentait la Nation, elle devait être la seule à tout décider, et elle décida, en effet, que le Roi serait simplement le premier fonctionnaire public.

Ainsi, entre le Roi et la Nation, l'un et l'autre antérieurs aux Etats-généraux, la Constitution ne sera pas un contrat librement discuté, mais, sur une place qu'elle aura d'abord nettoyée, sur une table rendue rase, l'Assemblée créera, à la tête de la hiérarchie administrative, une fonction qu'elle offrira au chef de la maison régnante sous de certaines conditions[7]. La France devait ainsi devenir, en fait, une véritable République, où la souveraineté ne serait plus partagée entre ces deux personnes morales dont l'origine se perdait dans la nuit des temps : le Roi et la Nation, mais où elle appartiendrait sans partage à cette dernière, ou plutôt, dans la réalité, à la majorité de ses représentants élus.

Si la Constituante a ainsi méprisé aussi bien les données essentielles de l'histoire que les instructions de ses propres électeurs, pour tout détruire d'abord, et ensuite pour tout reconstruire suivant des idées théoriques et préconçues, la chose peut aisément s'expliquer. L'Ancien Régime avait pour principaux caractères d'être un état de choses irrationnel, incohérent et inachevé, où la juxtaposition des contraires s'expliquait par les apports successifs, au cours des générations, d'éléments hétéroclites ajoutés les uns aux autres, sans aucun souci de la logique. Il était donc tout naturel, surtout en un siècle où la raison paraissait devoir seule ordonner les institutions humaines, de prendre celle-ci pour unique guide dans l'œuvre de réformes sans tenir compte de l'héritage du passé. Mais, si la tendance de la Constituante s'explique psychologiquement, on comprend qu'elle ait dû, tout aussi psychologiquement, engendrer la tendance contraire. L'acharnement inconsidéré à détruire radicalement le passé devait, chez certains, provoquer un attachement aussi aveugle à ce même passé. De là les conflits politiques qui ont conduit tout droit à la guerre civile et à la guerre étrangère. Certes ils n'avaient pas voulu cela, ceux qui avaient envoyé leurs représentants à Versailles en leur donnant la mission, sans chercher à trop préciser leurs rapports de droit, sans vouloir trop soulever le voile du mystère, d'amener, en fait, la collaboration confiante de la Nation et de son Roi.

 

III. — La réforme administrative et judiciaire

 

1 - En ce qui concerne la réforme administrative et judiciaire, les mêmes constatations s'imposent que pour l'œuvre politique et constitutionnelle ou pour les Finances : d'abord, les longs délais nécessités par la mise au point de la nouvelle machine à cause de la méthode suivie ; ensuite, le mépris complet des instructions rédigées par les électeurs, qui n'avaient nullement songé à demander un bouleversement comme celui qui leur fut donné.

Nous avons déjà montré plus haut les effets déplorables qu'avait eus pour la tranquillité publique la destruction brutale et subite de toute l'organisation antérieure. Il n'y avait plus d'administration, plus de justice, plus de police.. Ce fut alors l'anarchie, en attendant l'organisation des municipalités, des administrations et de la justice nouvelles. Or celle-ci tarda très longtemps. On arrêta tout de suite. les principes, mais on ne passa que bien plus tard aux modalités d'application : par exemple, la gratuité de la justice fut décidée dès le 4 août 1789, mais le décret sur l'organisation judiciaire ne fut promulgué que le 16 août 1790, et il fallut ensuite du temps pour l'application de ce texte. Comme il était nécessaire de maintenir au moins un semblant d'ordre dans le pays, on décréta, comme nous l'avons dit, la loi martiale le 21 octobre 1789. Mais qui devait l'appliquer ? Les municipalités. Or c'est seulement le 14 décembre que parut le décret sur leur organisation. En attendant, on aurait pu, tout au moins, maintenir en place les administrateurs des anciennes communautés et les assurer de tout l'appui du nouveau pouvoir, de même qu'on avait décidé, pour les impôts, que les contribuables devraient acquitter les anciens comme par le passé tant que le nouveau système ne serait pas organisé. Seulement, si, pour les impôts, on crut devoir proclamer ce principe dès le 17 juin 1789 et même renouveler cette proclamation le 3 août au soir, pour les municipalités au contraire, on s'avisa seulement le 2 décembre de décider que les anciens officiers municipaux demeureraient en fonctions jusqu'à l'organisation des municipalités nouvelles. Or, qu'avaient bien pu devenir les conseils ou comités des anciennes communautés depuis la grande secousse de la deuxième moitié de juillet ? Il ne faut pas s'étonner que, jusqu'au mois de février 1790 tout au moins, c'est-à-dire jusqu'à l'installation des nouvelles municipalités, l'anarchie ait régné en maîtresse dans les campagnes.

En ce qui concerne, d'autre part, le peu de souci de la Constituante pour les instructions relativement modérées de ses électeurs, nous ferons remarquer que, dans sa partie administrative aussi bien que dans sa partie politique, son œuvre se caractérise, avant tout, par sa tendance révolutionnaire. Ici comme en d'autres matières, l'Assemblée rompt absolument avec le passé, elle ne cherche pas à améliorer ce qui existe, et, lorsque, d'aventure, elle a le bonheur de posséder une amorce de tranchée ouverte dans la bonne direction, au lieu de se contenter de l'approfondir et de la continuer, elle la comble pour en creuser à côté une autre toute nouvelle. On va pouvoir en juger.

Toute l'histoire intérieure de la Monarchie jusqu'au dernier quart du XVIIIe siècle se ramène en somme aux progrès de la centralisation. Au point où l'on en était arrivé à l'avènement de Louis XVI, les intendants, ces représentants du pouvoir central en province, étaient de véritables rois dans leurs circonscriptions ; les subdélégués, leurs agents, jouissaient d'un pouvoir discrétionnaire. Il ne restait plus qu'à faire disparaître l'exception des pays d'Etats pour soumettre tout le royaume à un corps de fonctionnaires sous la direction de Versailles. Mais c'était là précisément ce qui paraissait odieux aux Français, ce dont tous ou à peu près souhaitaient la disparition en flétrissant cet état de choses du nom de despotisme ministériel. Plusieurs années avant 1789, tout le monde réclamait ce que nous appelons aujourd'hui la décentralisation, et qui comporte, d'une part, une certaine autonomie locale et, d'autre part, une certaine influence des administrés sur leurs administrateurs. Or, à cette double tendance avait déjà répondu, avant la Révolution, l'édit du 22 juin 1787 sur les assemblées provinciales pris sous le ministère de Loménie de Brienne, édit qui ne faisait que systématiser les premiers essais tentés sous le premier ministère de Necker en 1778-1780. La Constituante a donc simplement repris l'idée d'une réforme esquissée déjà à l'extrême fin de l'Ancien Régime[8].

Seulement, elle l'a reprise à sa manière, c'est-à-dire d'une façon systématique et radicale qui n'était pas dans nos habitudes. Exprimant son opinion au sujet de la loi du 22 décembre 1789 : C'est une amélioration de nos projets, aurait dit Louis XVI. Une amélioration, oui, sans doute, en ce qui regarde la suppression des Ordres distincts. Mais, pour ce qui concerne celle des intendants — ou de quelque autre personnage de ce genre qui aurait assuré la liaison de chaque province avec le pouvoir central —, cela reste à voir. Quand on veut juger l'œuvre de réforme administrative de la Constituante, il ne faut d'ailleurs pas séparer ce décret du 22 décembre 1789 sur les assemblées primaires et les assemblées administratives, de celui du 14 décembre 1789 sur les municipalités, et des décrets des 15 janvier et 26 février 1790 arrêtant la division du royaume. Voyons donc quelles réflexions peut nous suggérer l'examen, tant de l'ensemble de ces décrets, que de toute la politique de l'Assemblée en cette matière, comparativement aux tentatives antérieures de décentralisation et d'administration sous le contrôle des administrés eux-mêmes.

 

2 - En présence des difficultés d'ordre administratif comme en face de celles de nature financière, la première attitude de la Constituante a été l'abstention. L'Assemblée a laissé se développer librement les initiatives particulières qui, pendant la période d'anarchie administrative ouverte par la crise de juillet, se sont produites pour obvier à la carence des autorités publiques. Il en est résulté un état de fait caractérisé par une décentralisation infiniment plus poussée qu'on n'avait jamais pu l'imaginer, un état qui dépassait de beaucoup l'idée que pouvaient s'en faire les Français les plus exigeants sous ce rapport.

Nous avons déjà eu l'occasion de signaler précédemment que le mouvement en faveur de la réforme administrative en France se proposait, depuis Turgot, et surtout depuis le deuxième ministère de Necker, de partir de l'affranchissement des communes, et que c'est même là probablement la raison pour laquelle les représentants du Tiers aux Etats-généraux de 1789 se sont donné à eux-mêmes ce nom de Communes évocateur de souvenirs du moyen âge. L'idée qui était alors généralement en faveur était de reconstruire la France par le bas, d'entreprendre sa rénovation à partir de la cellule primaire, la Commune. Le tort de la Monarchie a été, précisément, de n'avoir pas su réaliser cette idée à temps, et d'avoir réduit ses sujets, d'abord à en revendiquer impérativement, puis à en arracher brutalement, l'application. Aussi, quand cette dernière éventualité s'est produite, la chose s'est-elle faite sans aucun ordre, et l'anarchie, en ce domaine, comme en tant d'autres, en est résultée. Pendant assez longtemps, il n'y a eu qu'une poussière de communes indépendantes et isolées l'une de l'autre, régies par des municipalités improvisées, sans aucun caractère officiel ou régulier, de véritables communes révolutionnaires. Ces créations ont eu lieu, en certaines provinces éloignées, avant même que la capitale n'en ait donné l'exemple, le 14 juillet, au reste du territoire. Ainsi, dès la réunion des Etats-généraux, nous voyons se former en Bretagne des bureaux de correspondance pour maintenir le contact avec les députés de la province partis pour Versailles — ces mêmes députés qui y fondaient, à ce même moment, le fameux Club breton, ancêtre du Club des Jacobins —. Lesdits bureaux, dont l'influence grandit sans cesse parce qu'ils sont les intermédiaires indispensables entre les députés et les citoyens, deviennent ainsi, en fait, tout naturellement, des sortes de municipalités à côté desquelles les anciens organes municipaux font piètre figure : Les corps et communautés des villes, qui ne sont plus qu'une organisation privilégiée, agonisent ou sont complètement morts. Et M. Léon Dubreuil, à qui nous empruntons ces lignes et ces renseignements[9], d'ajouter : Il y aurait une étude bien curieuse à écrire sur la création de ces premières communes révolutionnaires dans les provinces les plus éloignées plusieurs mois avant que Paris ait constitué sa commune insurrectionnelle... Elles n'avaient aucune consécration légale, et cependant leur rôle a été capital. Elles sont la forme intermédiaire entre les municipalités d'ancien régime et les municipalités définitives qui seront établies vers le mois de février 1790.

Ce mouvement, parti de la Bretagne, s'est étendu, d'abord à Paris lors de la journée du 14 juillet, et ensuite aux diverses provinces lors de la Grande Peur. Les communes qui en sont sorties — et dont le personnel était souvent tiré de celui des anciennes communautés —, n'ayant rien au-dessus d'elles, ne se gêneront pas pour faire de la surenchère démagogique. Dans les campagnes, les généraux de paroisses, devenus les premières municipalités rurales... se montreront souvent plus révolutionnaires que les municipalités des villes[10]. C'est cette révolution municipale qui, d'un seul coup, a jeté par terre tout l'Ancien Régime, non seulement dans sa constitution sociale — régime féodal — mais encore dans son organisation administrative — provinces ou généralités, bailliages ou sénéchaussées —. Le résultat a été cette transformation radicale de la France que nous avons déjà eu l'occasion de signaler[11] : les bureaux des intendants et des subdélégués une fois désertés, les commissions intermédiaires une fois privées de tout pouvoir effectif — en dépit des prescriptions de la Constituante —, il n'est plus resté, en fait, pour administrer la France, qu'une poussière d'organismes microscopiques ayant à sa tête une commune infiniment plus grande que les autres : la Commune de Paris. Ce début de la Révolution a eu quelque chose d'essentiellement libertaire et anarchique qui fait déjà présager le rôle que jouera, en 1792, la Commune du 10 août, ainsi qu'en 1793 le mouvement, si justement qualifié par Pariset de communaliste, et qui voulait faire de Paris, tête et cœur de la France révolutionnaire, le guide et l'inspirateur de toutes les communes de la République unitaire dressées contre le fédéralisme de certaines administrations départementales. Il y a là toute une tradition proprement révolutionnaire caractérisée, d'une part, par un esprit de démocratie intégrale qui veut restreindre le plus possible les dimensions de l'unité politique de base pour se rapprocher de l'idéal du gouvernement direct du peuple par le peuple — les municipalités cantonales de l'an III sortiront de préoccupations diamétralement opposées —, et, d'autre part, par les deux tendances, internationaliste et propagandiste, lorsqu'il s'agira, pendant la Terreur, de municipaliser, de jacobiniser l'Europe toute entière. C'est cette tradition qui se continuera chez nous jusqu'à la Commune de 1871. Elle remonte, on le voit, aux événements de juillet 1789 et même, dans son origine première, à plus de deux mois auparavant.

Or, quelle a été l'attitude de la Constituante en présence de cette anarchie spontanée, absolument contraire à l'esprit de ses Cahiers, et qui, après l'abolition du régime féodal au début du mois d'août 1789, aurait dû provoquer l'union de tous les députés et leur collaboration active avec le Roi pour faire tout rentrer dans l'ordre dans le plus bref délai possible ? Nous l'avons déjà dit : la Constituante est restée passive et indifférente en apparence. Elle s'est bien gardée de combattre la tendance du jour, voire même de la contrarier. Elle a laissé à ces communes toute leur indépendance, se contentant de fixer les règles à observer pour la création des municipalités futures, lesquelles devaient, comme on l'a vu, être élues seulement à la fin de janvier 1790. Mais, à cette époque encore, il n'y aura toujours aucune administration au-dessus de cette poussière de cellules élémentaires indépendantes les unes des autres, et le décret du 26 février 1790 — concernant la sûreté des personnes, des propriétés et la perception des impôts — se bornera à prescrire, dans son article 4 : Toutes les municipalités se prêteront mutuellement main-forte à leur réquisition respective ; quand elles s'y refuseront, elles seront responsables des suites de ce refus. Une telle situation, essentiellement révolutionnaire, n'a sans doute pas été le fait de la Constituante. Mais celle-ci est responsable de sa prolongation, puisqu'elle s'est contentée, pour y mettre un terme, de prendre des décrets restés lettre morte comme ceux du 21 octobre 1789 sur la loi martiale et du 26 février 1790 sur la sûreté des personnes et des propriétés. Or la persistance de l'anarchie devait contribuer à exaspérer l'agitation politique et à rendre de moins en moins probable la collaboration des partis raisonnables en vue de l'adoption de mesures modérées. Bientôt le mauvais pli sera pris, l'appel à l'insurrection deviendra une habitude et rien ne pourra plus arrêter le cours des événements. Aussi, lorsqu'en 1791 la Constituante voudra faire machine arrière, et, après avoir trop longtemps laissé aller les choses, prendra nettement position dans le sens contre-révolutionnaire, elle ne fera que se rendre impopulaire, et, quand elle se séparera en acclamant le Roi, on lui répondra par les cris de : Vive Petion ! Vive Robespierre !

 

3 - Cependant l'état de choses anarchique du début de l'année 1790 ne pouvait pas se perpétuer, et les populations elles-mêmes, sentant la nécessité d'y mettre fin, avaient fini par réagir sous la forme des Fédérations, mouvement aussi spontané que celui de la Grande Peur, et qui, refaisant en sens inverse le chemin si vite parcouru vers l'anarchie dans les deux ou trois semaines postérieures à la prise de la Bastille, devait aboutir à la fête de la Fédération nationale du 14 juillet 1790 au Champ de mars, à Paris. Entre temps, la nouvelle organisation administrative et judiciaire imaginée par la Constituante avait pu se constituer au printemps de l'année 1790 et elle allait enfin pouvoir se mettre à fonctionner au mois de juillet. C'est le système bien connu des cantons, districts et départements superposés avec ses organes judiciaires correspondants : juges de paix, tribunaux civils et tribunaux criminels. Ce système, inspiré de l'édit du 22 juin 1787, en était-il vraiment une amélioration comme l'avait déclaré, plus ou moins sincèrement, Louis XVI ? Etait-ce vraiment un pas de plus vers cette décentralisation que tout le monde souhaitait à la fin de l'Ancien régime ?

Cette question de la substitution du cadre administratif et judiciaire départemental, purement artificiel, à l'ancienne division en provinces ou Parlements a déjà fait couler beaucoup d'encre. L'un des plus vifs reproches adressés par les historiens de droite à la Constituante a été la destruction des provinces, à cause sans doute de l'existence dans chacune d'elles de cadres sociaux tenant en respect les appétits des humbles. Les historiens de gauche se sont en conséquence cru obligés de prendre la défense de la Constituante sur ce point précis et de condamner, une fois de plus, l'antique système provincial en prétendant y voir une création tout aussi artificielle que celle des départements. Mais les arguments qu'ils ont pu donner à l'appui de cette thèse ne sont nullement convaincants[12]. Sans doute les anciens pagi gallo-romains correspondaient-ils sensiblement mieux que les provinces à des unités naturelles. Mais ils sont vraiment trop petits pour l'étendue de la France et leur nombre est vraiment trop grand pour que chacun d'eux puisse conserver sa personnalité particulière et constituer une unité distincte pourvue de tous les organes publics lui permettant de vivre sa vie propre. Sans doute aussi les limites de chacune des anciennes provinces peuvent-elles donner, dans le détail, prise à la critique : Brie, Beauce, Vexin, Gâtinais, Sologne, et bien d'autres de nos pays, ont été partagés entre deux provinces voisines au lieu d'être réunis dans leur intégralité à l'une d'elles seulement. Mais, de ce que les limites de chaque province ne se confondent pas, sur tous les points, avec celles des plus petites unités naturelles qui la composent, il ne s'ensuit pas que la Bretagne, la Normandie, ou la Franche-Comté par exemple ne correspondent en aucune façon à des régions constituées par la nature, que leur existence ne repose sur aucune base géographique. En réalité, les anciennes provinces de France étaient bel et bien, quoiqu'on puisse dire, des réalités vivantes. Le fait que ces réalités n'étaient exactement calquées sur aucune des divisions officielles de l'époque n'a aucune signification. Assurément, la province ne se confondait, ni avec le gouvernement militaire, ni avec le ressort d'un Parlement, ni avec une intendance, ni même toujours avec une généralité. Mais est-ce que les diverses divisions modernes coïncident davantage les unes avec les autres ? Le ressort d'une Académie, d'une Cour d'appel, d'une région militaire n'est-il pas tout différent de celui d'une Préfecture ? Si l'on ne peut pas aujourd'hui les faire concorder, c'est parce que les départements constituent une subdivision trop petite : il faudrait commencer par en grouper plusieurs ensemble et reconstituer artificiellement quelque chose d'approchant de ces anciennes provinces que la Révolution a détruites. Mais, pour faire de ces futures régions dont parlent nos modernes décentralisateurs autre chose que des créations purement administratives, pour que la vie régionale y puisse prendre toute son ampleur, y atteindre toute sa plénitude, le mieux que l'on pourra décider aujourd'hui sera de revenir aux anciennes provinces, qui d'ailleurs n'ont jamais été plus vivantes que depuis qu'elles ont officiellement disparu. Moins que jamais nous connaissons, à l'heure actuelle, les limites exactes de la Normandie ou de la Bretagne. Mais nous savons bien qu'il y a des Bretons et des Normands. C'est qu'il y a une histoire bretonne, une histoire normande. Cette histoire, nous objecte-t-on, ne commence que bien après la conquête romaine. Parle-t-on sérieusement, et une tradition qui remonte jusqu'aux grandes invasions du haut moyen âge ne suffit-elle donc pas à ces exigeants contradicteurs ?

Ainsi, du point de vue même auquel se plaçaient les Constituants, celui de la décentralisation, il y a tout lieu de croire que la substitution des départements aux provinces et la suppression des Parlements, monnayés en d'innombrables tribunaux civils de district, allait à l'encontre du but poursuivi : ceci, d'abord parce que le cadre du département était un cadre purement artificiel provenant d'un découpage d'inspiration géométrique, tout au moins à l'origine[13], et qui n'était basé, ni sur la géographie, ni sur l'histoire, comme les anciennes provinces ; ensuite parce que ce cadre, et à plus forte raison le district en ce qui concerne l'organisation judiciaire, était vraiment trop petit et fournissait un ensemble de morceaux, plus importants et moins nombreux sans doute que les communes, mais tout de même trop indépendants et n'ayant entre eux presque pas de lien : un cailloutis au lieu d'une poussière. Comme pour les communes, on a fait, en 1789, avec des départements ainsi compris, non de la décentralisation, mais de l'anarchie. Si les municipalités d'un même département sont soumises à leurs administrations de district puis de département, les administrations de département, elles, sont isolées les unes des autres et échappent presque complètement à l'autorité du pouvoir central. Le procureur général syndic du département, pas plus que le procureur syndic du district ou que le procureur de la commune ne sont nommés par ce dernier ni même ne le représentent. Ils doivent seulement hâter l'exécution des lois, et sont, en quelque sorte, les tribuns de leurs électeurs ; l'importance du rôle qu'ils jouent dépend d'ailleurs surtout de leur personnalité. Les uns font réellement prendre des décisions par l'assemblée à laquelle ils sont attachés, décisions ainsi libellées dans ce cas : sur la réquisition du procureur... ; les autres ne font rien du tout. Quant au pouvoir central, il a bien le droit de suspendre les administrateurs ; mais, en fait, il ne prononce jamais aucune suspension. Et l'organisation judiciaire reflétait les mêmes tendances puisque le tribunal civil de chaque district n'avait rien au-dessus de lui et qu'en cas d'appel on devait porter celui-ci circulairement devant un autre tribunal civil de même rang. Ces innovations avaient pour but, dans la pensée de la Constituante, de laisser aux populations la plus grande indépendance possible. Mais une telle indépendance équivalait à l'annulation du gouvernement, et c'est à bon droit que Louis XVI pourra déclarer dans le mémoire qu'il laissera en prenant la fuite, en juin 1791, que cette constitution était l'anarchie.

Seulement, comme nous le disions tout à l'heure, l'anarchie ne saurait durer indéfiniment et, tôt ou tard, une réaction se produit. Or, avec le nouveau système, cette réaction devait être très facile et ramener instantanément, grâce aux innovations de la Constituante, une centralisation beaucoup plus complète qu'à aucune époque de l'Ancien régime. Il suffira pour cela, soit de mettre dans chaque département des commissaires comme le fera le Directoire, soit, comme le Consulat, de placer à la tête du département un préfet, et à la tête de la subdivision immédiatement inférieure un sous-préfet ; on obtiendra ainsi d'un seul coup un édifice administratif bien plus uniforme que celui d'avant 1789, où les anciennes provinces possédaient autrement d'individualité que nos modernes départements. Mais, sans même attendre jusque-là, au cours de la Révolution elle-même, les administrateurs des départements ne pourront guère opposer de résistance sérieuse au pouvoir central, lorsque celui-ci ne sera plus le gouvernement du faible Louis XVI, mais le Comité de Salut Public, organe de la Convention nationale dont les représentants en mission feront partout respecter la volonté des deux autorités conjuguées : l'exécutive et la législative. En dehors de la Vendée royaliste, c'est dans quelques départements seulement que les administrations organiseront la résistance fédéraliste, tous les autres devant se soumettre bien docilement à la volonté de Robespierre et de ses collègues, lesquels sauront se faire obéir d'un bout à l'autre du territoire.

La réforme administrative de la Constituante a donc facilité — si elle ne l'a pas préparé — le retour de la tyrannie, et d'abord de celle d'une minorité : l'extrême-gauche terroriste. Cette réforme a ainsi eu des résultats diamétralement opposés au but qu'elle se proposait. Or personne n'avait jamais réclamé des Constituants la fin des provinces, qui étaient fondées sur la géographie et sur l'histoire, qui avaient leurs coutumes propres et parfois leurs institutions originales. Ce qu'avaient demandé les Cahiers, c'était seulement l'obligation, commune à tous, égale pour tous, de servir indistinctement la Patrie en payant les mêmes impôts, en se soumettant aux mêmes lois. Quant à la question Fédéralisme ou Unitarisme, elle n'avait pas été posée devant le corps électoral qui songeait avant tout à une sérieuse décentralisation administrative et à la limitation du pouvoir des intendants. On aurait aimé avoir dans chaque province des Etats en remplacement des Assemblées provinciales généralisées par l'édit du 22 juin 1787, les autres modes de subdivision : financier, judiciaire, etc., pouvant être modifiés pour cadrer avec la subdivision administrative. La Révolution municipale de la deuxième moitié de juillet 1789, qui a brusquement tout jeté par terre, a été la négation même de cet idéal des rédacteurs des Cahiers. Et, cependant, ce sont les mêmes gens qui, à six mois de distance, ont d'abord réclamé un simple perfectionnement des institutions ancestrales, et se sont mis ensuite à détruire celles-ci de fond en comble. Lequel donc avait raison, du Français de janvier 1 789, qui aspirait au régionalisme, ou de celui du mois de juillet suivant qui établissait l'uniformité sur la destruction ?

Sans doute la décentralisation, que beaucoup de bons esprits aujourd'hui, pour des raisons qui ne sont pas toutes politiques, voudraient de nouveau réaliser, présente, en face d'avantages pratiques évidents, la caractéristique, qui est un grand défaut aux yeux de certains, de favoriser le maintien de l'encadrement des masses par les notables de la région. Mais ces notables ne constituent pas nécessairement une aristocratie de naissance ou de fortune, d'épée ou de robe, et il peut y avoir, dans un état fédéral, des régions démocratiques, ainsi que le montre bien l'exemple de la Suisse, état fédéral par excellence.

D'autre part, comme le fait voir aussi cet exemple, un état fédéral présente l'incontestable avantage, pour les pays qui réunissent plusieurs individualités différentes à caractères nettement tranchés, de permettre de donner aux parties hétérogènes du territoire le plus de liberté compatible avec l'unité nationale. C'est ce qu'avait fait à sa façon l'Ancien Régime. C'est ce qu'aurait pu maintenir le nouveau, en respectant, et même en fortifiant, le vieux cadre provincial. Ces provinces, ainsi maintenues les unes à côté des autres, avec leur vie propre, leurs Etats particuliers, pouvaient d'ailleurs être représentées auprès du Souverain dans une Chambre analogue au Sénat des Etats-Unis et dont il semble bien que Necker ait prévu l'institution à côté des Etats-généraux, c'est-à-dire à côté de la Chambre des représentants élus de toutes les populations du Royaume[14]. Et ceci était encore une manière de trancher la question d'une deuxième chambre, tandis que se trouvait, par là aussi, justifiée, même après toutes les atteintes portées à son antique pouvoir, l'existence d'un Roi héréditaire en qui se serait personnifiée, à la fois dans l'espace et dans le temps, l'unité de la Nation française. Peut-être la Constituante aurait-elle pu prendre davantage en considération ces diverses raisons avant de se décider à tout bouleverser au lieu de tout améliorer. Dans tous les cas, elle ne semble pas avoir travaillé dans la circonstance pour la liberté, c'est-à-dire contre le Despotisme ministériel, ainsi que le lui demandaient les Cahiers, mais bien plutôt en faveur du système bureaucratique et centralisateur de la machinerie administrative à commande unique, une machine dont les rouages, partout identiques, font partout prévaloir la même impulsion.

 

4 - Si elle ne s'en est même pas rendu compte, si, au contraire, elle a cru, de bonne foi, travailler pour l'autonomie locale, c'est parce qu'elle a, en même temps, confié indirectement aux habitants eux-mêmes la conduite de leurs propres affaires, en mettant partout, à la base, l'élection, en remplaçant le système des subdélégués et des intendants, représentants du pouvoir central, par celui des Directoires superposés, de district et de département, dont les membres étaient choisis par les électeurs.

L'élection a été la grande pensée des Constituants. Comme ils avaient avant tout l'esprit logique, ils ont tenu, pour mettre fin définitivement au despotisme, à remplacer systématiquement les nominations par en haut par l'élection par en bas. Ce ne furent pas seulement les administrateurs, à tous les degrés de l'échelle — y compris les procureurs, procureurs généraux et procureurs généraux syndics —, qui furent soumis à l'élection, mais également les juges, les curés, les évêques, et, comme nous l'avons vu, jusqu'aux organes de perception des impôts. Les surveillants dépendirent ainsi de ceux qu'ils devaient surveiller, les juges de leurs justiciables, les prêtres de leurs ouailles, et la rentrée des contributions de la bonne volonté des contribuables... Peut-on imaginer système plus imprudent, plus éloigné des nécessités pratiques ? En administration, si certaines fonctions sont avantageusement données à l'élection, d'autres doivent être confiées à des fonctionnaires hiérarchisés — et parfois même inamovibles — sous peine des plus fâcheuses conséquences. L'Assemblée nationale, elle, ne s'est pas souciée de faire de telles distinctions ; elle a appliqué sans discernement une idée toute faite, sous prétexte qu'auparavant, avec les officiers propriétaires de leurs charges, c'était le régime du bon plaisir — du bon plaisir de ces officiers. En faisant dépendre le maintien des agents du bon vouloir du public, elle a cru supprimer la tyrannie. Mais elle n'a fait que la déplacer : dans ce public, amorphe et sans volonté, certaines coteries vont s'installer qui ne tarderont pas à imposer leur direction à tous. D'autre part, en agissant ainsi, la Constituante s'est définitivement et complètement aliéné le Roi en dépit de toutes les assurances contraires qu'il pouvait lui prodiguer. Ce Roi, en effet, n'était plus guère Roi que de nom, puisqu'à part l'armée régulière — pour la garde nationale les grades étaient aussi donnés à l'élection —, il n'avait plus de droit de nomination pour rien. Comment, dans de telles conditions, une collaboration loyale et sincère pouvait-elle être possible entre lui et ceux qui le dépouillaient de toute la réalité du pouvoir ?

Cependant, par la multiplication des places données à l'élection, on allait partout introduire et développer considérablement la vie publique. Ce danger a effrayé l'Assemblée qui, par crainte des masses dépourvues d'instruction et trop faciles à abuser, a bientôt, contrairement à ses propres principes solennellement proclamés, instauré le système censitaire. Or, ceci constituait un recul considérable par rapport à la Monarchie elle-même : les élections aux Etats-généraux n'avaient-elles pas eu lieu au suffrage presque universel ? Si l'Assemblée nationale s'était bornée à retoucher les anciens cadres administratifs au lieu de les remplacer par une organisation toute différente, on ne voit pas pourquoi, à la base de celle-ci, ce dernier mode d'élection n'aurait pas pu être conservé.

 

IV. — La transformation sociale et économique

 

Il nous reste à parler de la transformation sociale et économique que la Constituante a fait subir à la France en 1789. Ce sujet comporte deux questions essentielles : d'abord, la destruction du régime féodal avec les modifications apportées à la répartition de la propriété ; ensuite, les plus essentielles des réformes adoptées pour assurer définitivement le règne de l'égalité et de la liberté dans la société et dans le domaine économique.

 

1 - Nous avons déjà eu, à deux reprises, l'occasion de parler de la féodalité : d'une part, tout au début de cet ouvrage, lorsque nous avons cherché à bien mettre en lumière les chances qu'il y avait, en 1789, de voir s'accomplir dans le calme cette œuvre indispensable réclamée avec énergie par tous les esprits clairvoyants ; d'autre part, dans le chapitre suivant, où nous nous sommes proposé de faire ressortir les difficultés inhérentes à une telle entreprise, ainsi que les conditions à observer pour y réussir. Nous pourrons donc nous borner ici à l'essentiel dans un sujet qui comporterait en lui-même de bien autres développements[15].

On sait que les décrets pris du 4 au 11 août et réunis dans le texte législatif du 11 août, s'ils ont réalisé l'entière égalité civile et politique — égalité devant l'impôt, art. 9 ; suppression de tous les privilèges collectifs, art. 10 ; accessibilité de tous les citoyens à toutes les fonctions civiles et militaires, art. 11 —, n'ont pas consommé d'une manière parfaite l'abolition du régime féodal, encore qu'ils débutent en le proclamant détruit entièrement (art. 1). En réalité, ce document capital ne dit d'abord pas un mot des droits purement honorifiques — girouette, banc privilégié et litre funèbre à l'église, etc. —, dont la survivance en certains endroits jusqu'à la fin de 1792 devait donner lieu à plus d'une difficulté ; et ensuite, quant aux droits utiles, il ne fait que supprimer la mainmorte réelle ou personnelle et la servitude personnelle ainsi que les droits ou devoirs y attachés. Ceci équivalait à la suppression obligatoire et sans indemnité du servage, mesure dont l'édit d'août 1779, qui l'avait proclamée pour les seuls domaines du Roi, s'était contenté de conseiller l'adoption aux autres seigneurs. A cette abolition de la servitude personnelle, qui entraînait celle des corvées, banalités, etc., non spécifiée au décret mais considérée comme une conséquence de l'autre[16], venait s'ajouter celle des justices seigneuriales jusqu'à l'établissement d'un nouvel ordre judiciaire (art. 4), ainsi que celles des droits exclusifs de fuies et colombiers (art. 2) et de la chasse et des garennes (art. 3), toutes ces institutions devant être regardées comme des marques de dépendance privée, chose contraire au principe de l'égalité.

Ainsi, des droits féodaux utiles, le décret du 11 août n'abolissait sans indemnité que les seuls droits personnels. Quant aux droits réels, il les conservait en les transformant. En effet, en dehors de dispositions concernant d'autres sujets que la question sociale[17], le décret comporte encore un article 6 qui précise que toutes les rentes foncières perpétuelles, en argent ou en nature, ainsi que les champarts de toute espèce et sous toutes dénominations, seront maintenus mais déclarés rachetables, défense étant, de plus, faite à l'avenir de créer aucune redevance non remboursable. Ce décret du 11 août 1789 a définitivement fixé la position de la Constituante en ce qui concerne l'abolition du régime féodal, le décret du 15 mars 1790 n'y ayant ensuite apporté aucune modification, mais s'étant contenté d'y ajouter l'énumération des droits conservés et déclarés rachetables — le taux du rachat sera fixé par un autre décret du 3 mai 1790 —. Cette énumération est très large et va jusqu'à comprendre les droits casuels et ceux d'accepte, c'est-à-dire ceux prévus à l'occasion des mutations de propriété ou possession de fonds, ce qui, comme on va le voir, a une signification toute spéciale.

La thèse de la Constituante, telle qu'elle résulte des décrets du 11 août 1789 et du 15 mars 1790, a bien souvent été définie comme consistant à distinguer deux espèces de droits féodaux, ceux de la féodalité dominante, à abolir sans indemnité, et ceux de la féodalité contractante, conservés, mais dont le débiteur pourrait désormais s'affranchir en indemnisant le bénéficiaire. Cette distinction témoigne d'une manière éclatante du respect du législateur pour le principe de la propriété privée. Seuls sont abolis sans indemnité les droits du seigneur en tant que seigneur, c'est-à-dire ceux qui ne peuvent pas être considérés comme la juste rémunération d'un service rendu. Et encore ne le sont-ils pas tous. Ainsi, les droits casuels et ceux d'accepte — comme les fameux lods et ventes —, que maintiendra le décret du 15 mars 1790, semblent bien devoir être rangés dans cette catégorie. Ils ne représentent nullement, en effet, le prix de location de la terre, mais ils sont plutôt une sorte d'impôt prélevé à l'occasion d'un fait accidentel ; c'est une redevance exigée par le seigneur pour donner son consentement à un acte auquel il n'est nullement partie. D'autre part, — et l'observation en a été également bien souvent faite — parmi les droits nommément conservés comme représentant le loyer d'un fonds — rentes foncières perpétuelles — et ne tenant, par conséquent, pas à la mainmorte, le décret du 15 mars 1790 a placé le cens qui était pourtant le signe même de la directe. C'est grâce à une véritable fiction juridique, et en transformant complètement la nature de cette obligation, que la Constituante a pu conserver celle-ci en faveur des seigneurs-propriétaires. Comme le dira le rapporteur du comité féodal, Merlin (de Douai), dans son rapport du 8 février 1790 : En détruisant le régime féodal, vous n'avez pas entendu dépouiller de leur possession les propriétaires légitimes de fiefs, mais vous avez changé la nature de ces biens... Il n'existe plus de fiefs : donc tous les droits utiles dont sont chargés les biens ci-devant féodaux ne doivent plus être considérés que comme des droits purement fonciers et des créances purement réelles.

En ce qui concerne la suppression du régime féodal, on ne peut donc pas reprocher à la Constituante d'avoir été trop radicale dans ses réformes. Elle a plutôt été trop timide, et, si elle a penché d'un côté plutôt que de l'autre, ce n'est certes pas du côté des tenanciers. Ceci explique, et peut en une certaine mesure excuser, les révoltes des paysans de 1790-1791 que nous avons déjà mentionnées un peu plus haut[18] et dont les plus connues sont celles du Lot et de la Dordogne. Ces révoltes sont très instructives parce qu'elles nous donnent une idée précise des revendications des paysans vis-à-vis des privilégiés. On y voit, d'une part, confirmée leur haine pour les droits exclusifs de fuies, colombiers, chasse et garenne, ainsi que pour le privilège honorifique des girouettes, et, d'autre part, manifesté leur scrupuleux respect du droit de propriété ; les poteaux plantés par eux dans la terre en signe de réjouissance pour la liberté et décorés du nom de mais ne devant nullement signifier, à les entendre, que la terre était affranchie de toute redevance et sa propriété pleine et entière acquise après un an et un jour au tenancier qui les avait plantés.

Voici une autre observation suggérée par ces émeutes. Bien que la dîme, du moins la dîme ecclésiastique, ne fût pas un droit féodal, elle était parfois détestée à l'égal du cens, qui est le droit féodal par excellence, et presque autant que le champart, de tous ces droits le plus abhorré. Mais, en général, cens et dîme, ainsi que, le plus souvent, le champart lui-même, étaient admis en principe par les paysans qui y voyaient plutôt le loyer de la terre que le signe d'une dépendance envers le seigneur[19]. Bien qu'elle allât contre la nature même des choses, la décision de la Constituante de considérer tous les droits féodaux comme le prix de location des propriétés n'a donc, en général, pas choqué les populations qui ne s'arrêtaient guère aux subtiles distinctions des juristes. Pour rendre sa décision tout à fait acceptable par les intéressés, il aurait donc suffi à l'Assemblée, comme ceux-ci le lui demandaient du reste, de supprimer dans tous les cas l'obligation pour le débiteur de s'acquitter en nature, et de fixer en argent le prix de chaque redevance — ce qu'elle devait malheureusement se refuser à faire le 18 juin 1790.

Mais, si le principe même du paiement était généralement admis par les paysans, les discussions avec le seigneur devenaient très âpres sur le montant des sommes exigibles. Partout les paysans réclamaient ce qu'on appelait le titre primordial, partout ils prétendaient avoir, depuis des années, payé bien au-delà de leur dû, et ils allaient même souvent jusqu'à revendiquer la restitution de l'excédent. Nous retrouvons là cette question de l'augmentation, relativement récente, des redevances féodales dont nous avons signalé précédemment toute l'importance[20]. D'après le rapport de deux commissaires civils envoyés dans le Lot pour enquêter sur des troubles en décembre 1790, et qui eurent avec les paysans plusieurs conférences au mois de janvier 1791, les rentes — c'est-à-dire le cens — qui avaient déjà été portées sur le titre primordial à un taux excessif pour l'époque, auraient été encore augmentées dans les dernières années grâce aux surcharges des reconnaissances qu'on avait obligé les tenanciers à souscrire : Dans certains endroits, nous a-t-on dit — ainsi s'expriment dans leur rapport les deux commissaires du Lot — le paysan paye au seigneur le tiers de ce qu'il récolte, c'est-à-dire trois boisseaux sur neuf, et les surcharges sont de moitié, et même des deux tiers de ce qui est porté par le titre primordial, en sorte que celui qui, d'après ce titre, payait autrefois douze quarts de blé, est obligé, d'après les reconnaissances, à en payer dix-huit ou vingt[21].

Une telle situation n'était évidemment pas facile à liquider à l'amiable, et il n'était guère possible de prendre des mesures uniformes, rigoureuses et systématiques, sans risquer d'aboutir à des injustices criantes. On n'aurait pu, par exemple, supprimer partout et à la fois sans aucune indemnité toutes les redevances féodales ainsi que la corvée sans affamer certaines familles nobles qui n'avaient pas d'autres ressources. Inversement, tel gros propriétaire terrien qui touchait des fermages sans caractère féodal n'aurait pas été atteint. De même pour le titre primordial et les surcharges. L'absence du premier ne signifiait pas grand'chose : on ne pouvait, en bonne justice, en conclure que le fermier ne devait rien. Quant aux surcharges, elles pouvaient avoir été, suivant le cas, soit des procédés d'enrichissement illicite, soit des moyens d'ajuster le loyer aux nouvelles conditions économiques. Ce qui s'imposait donc, semble-t-il, pour les obligations contractuelles entre particuliers comme pour les contributions publiques, c'était la confection méthodique et patiente d'un cadastre en vue de la révision générale de tous les titres de propriété. Ici encore on peut dire que la réforme réelle exigeait beaucoup de travail, beaucoup de patience, beaucoup de sens des réalités concrètes. Un simple texte de loi, trop général, trop compréhensif, ne pouvait donner que des directives ; sa traduction en faits devait nécessairement demander un très long temps.

En attendant, il aurait bien fallu conserver provisoirement aux anciens seigneurs des moyens de subsister. La Constituante, qui ne s'était pas embarrassée de toutes ces complications, s'était contentée de décider que toutes les anciennes rentes féodales seraient définitivement maintenues et prélevées comme par le passé. C'était bien plus simple ; mais il sembla ainsi qu'il n'y avait rien de changé : d'où la colère des paysans déçus. Il eût peut-être mieux valu, pour la période de transition dont nous venons d'indiquer la nécessité, décider que la rente à servir provisoirement au seigneur le serait par l'ensemble des habitants de la communauté, la répartition en devant être faite par eux-mêmes entre eux. On aurait eu ainsi quelque chance d'éviter ces révoltes paysannes de 1790-91 qui font songer aux excès des Croquants du temps de Louis XIII, des Tard-Avisés du XVIe siècle, et de tant d'insurgés campagnards de toutes les époques.

C'est pour combattre le mécontentement grandissant des populations rurales que devront être adoptées par la suite, d'abord les mesures, partielles, de la Législative, puis celles, radicales, de la Convention (décret du 17 juillet 1793), à la suite desquelles il n'existera plus aucune trace de l'ancienne féodalité, toutes les anciennes redevances ayant été supprimées indistinctement sans indemnité. Une destruction aussi complète, aussi sommaire, de l'ancien ordre de choses amènera nécessairement bien des injustices. Et les particuliers ne seront pas les seuls à en souffrir. L'Etat sera, lui aussi, gravement lésé, puisqu'il verra s'évanouir en fumée tous les biens nationaux dits incorporels, c'est-à-dire les droits censuels ou casuels provenant du clergé, des émigrés ou du domaine royal dont la nation avait hérité au même titre que des biens dits corporels. Quant aux anciens tenanciers débiteurs, ils ne bénéficieront pas tous également de la suppression absolue qui sera décidée par la suite avec quatre années de retard. En profiteront à plein seulement les moins consciencieux d'entre eux, ceux qui auront opposé la force d'inertie à toutes les mises en demeure. Les autres, ceux qui auront voulu s'affranchir régulièrement en rachetant ses droits au seigneur-propriétaire au taux prévu par la loi auront ainsi fait un marché de dupes. Comme il n'arrive, hélas ! que trop souvent, une réforme, juste en elle-même, aura ainsi abouti, en pratique, à consacrer l'injustice et à favoriser le manque de scrupules.

 

2 - Nous examinerons maintenant la réforme de la société française en ce qui concerne les mesures destinées à assurer définitivement le règne de l'égalité et de la liberté pour tous. Ici le rôle de la Constituante a été presque uniquement de destruction. Les changements radicaux qu'elle a apportés n'ont rien laissé subsister des anciennes institutions dont plusieurs cependant, à côté d'abus certains mais faciles à faire disparaître, présentaient des avantages réels confirmés par une expérience séculaire.

L'Ancien Régime, qui était caractérisé par le bon plaisir au point de vue constitutionnel et par l'incohérence au point de vue administratif, l'était, au point de vue social, par l'inégalité des conditions d'une part, et de l'autre par la stricte limitation de la liberté de chacun.

Pour ce qui est d'abord de l'inégalité des conditions, celle-ci ne se bornait pas à l'existence des privilèges de certaines classes par rapport aux autres, privilèges qui devaient être abolis par les célèbres décrets du 4 au Il août, comme nous venons de le dire : on la trouvait encore, à l'intérieur d'une même classe, entre ses différents membres, puisque, dans les pays de droit coutumier tout au moins où l'on donnait la préférence à la succession ab intestat, le fameux droit d'aînesse était appliqué dans nombre de cas. Dans la famille féodale, régie par l'idée de la perpétuité du fief propriété de la famille entière, régnait le droit préférentiel des enfants mâles et celui d'aînesse. Primitivement, c'était même tout le fief qui était attribué à l'aîné. Avec le temps, cette coutume s'était quelque peu adoucie, l'aîné devant se contenter d'une part simplement avantageuse : le manoir, avec une certaine quotité de terres. Mais les filles continuaient à être mises au couvent, et les cadets à être d'Eglise. On rencontrait des habitudes analogues chez les tenanciers, le contrat d'inféodation attribuant la tenure solidairement au titulaire et aux hoirs de son corps : la coutume du parage qu'ils observaient amenait la constitution d'une communauté de famille dirigée par l'aîné. Sans doute il n'en allait pas de même, en droit tout au moins, dans les familles roturières non inféodées et bourgeoises. Mais souvent, en fait, la contagion de l'esprit aristocratique faisait adopter par elles quelques-unes des exclusions et quelques-uns des privilèges en usage dans les successions féodales. En somme, c'est seulement dans les pays de droit romain qu'était universellement admis le principe du morcellement de la masse successorale.

Or la reconnaissance universelle de ce principe sur toute l'étendue du territoire national était une conséquence logique et inévitable de celui de l'égalité des droits naturels proclamé par l'article 1er de la Déclaration des Droits de 1789. Aussi la Constituante se devait-elle de faire disparaître radicalement tous les usages qui étaient en contradiction avec lui. C'est ce qu'elle fit, à l'instigation de Le Chapelier, celui-là même qui devait, un an plus tard, faire prendre la fameuse loi contre les coalitions dont il sera question tout à l'heure. Le décret du 15 mars 1790, qui consacra la suppression des droits féodaux, abolit en même temps les droits d'aînesse et ordonna le partage égal des successions pour les familles nobles, dispositions qui devaient être étendues par le décret du 8 avril 1791 à toutes les successions roturières. Aussi, depuis cette époque, tous les héritages doivent-ils être, chez nous, exactement divisés entre les divers enfants d'une même famille.

On sait les conséquences économiques et démographiques désastreuses que cette réforme a eues depuis un siècle et demi ; elles ont été bien souvent déplorées. En somme, l'iniquité foncière des institutions de l'Ancien Régime, ou plutôt leur indifférence essentielle à la notion de justice, résultait essentiellement de préoccupations sociales : l'individu était sacrifié à la famille et à la société. C'est, d'abord, l'esprit de famille que les anciennes institutions entendaient protéger en désignant à celle-ci un chef. Nous pouvons aujourd'hui apprécier l'efficacité de ce moyen. La disparition des avantages faits à l'aîné des descendants n'a pas seulement éteint tout sentiment de solidarité entre les membres d'une même lignée, elle a, bien souvent, affaibli les liens mêmes qui devraient unir les uns aux autres ceux de la famille restreinte. Il est remarquable, en effet, que le respect des enfants pour les parents ait été bien plus grand aux temps lointains où l'héritage de ces derniers n'était pas divisé en portions égales et où, dans les nombreuses familles qu'on avait alors, la plupart des fils et des filles n'avaient que peu de chose à attendre de la mort de leurs auteurs. D'autre part, il avait paru autrefois importer à l'économie générale, ainsi qu'au maintien d'un état démographique prospère, que les biens-fonds ne fussent pas, avec le temps, par trop morcelés. Et, en effet, le partage égal du patrimoine entre tous les enfants a produit l'émiettement de la propriété agricole, ou, pour éviter celui-ci, la restriction volontaire des naissances, c'est-à-dire la dépopulation des campagnes. Ainsi, la société toute entière, et non pas seulement la famille, a fini par être touchée, et combien cruellement, par les effets d'une mesure prise pour donner pleine satisfaction à la maxime de l'égalité des droits chère à la philosophie du XVIIIe siècle.

Quant aux atteintes portées, sous l'Ancien Régime, au principe de la liberté, chacun sait combien elles étaient nombreuses, en dehors même de celles qui étaient le fait du gouvernement ou de l'administration et dont nous n'avons pas à nous occuper en ce moment. Au point de vue social, tous les individus étaient embrigadés dans des organisations séparées les unes des autres et dont chacune avait ses règles propres auxquelles tout Français se trouvait soumis dès sa naissance. C'est ainsi qu'il y avait d'abord trois classes officielles distinctes dont l'ensemble constituait la Nation. Mais, en outre, dans chacune de ces classes, il y en avait différentes autres, dont certaines n'avaient qu'une existence de fait, mais dont plusieurs étaient réglées par l'État, comme les associations d'industries — ouvriers et patrons — reconnues et organisées par l'administration elle-même sous le nom de corporations de métiers, ce terme de corporations ayant ensuite été étendu à toutes les anciennes institutions telles que les Parlements ou les trois classes de la Nation. Or, c'est contre l'existence de toutes ces corporations que, nous l'avons vu, se sont prononcés, avant tout, les hommes de la Révolution. A leurs yeux, la tâche la plus urgente consistait à les jeter toutes par terre, afin de rendre le citoyen isolé entièrement libre de ses actes et de ne plus lui laisser de devoirs à remplir qu'envers la Nation dont il faisait partie. La féodalité ne consistait-elle pas essentiellement dans la coexistence de toutes sortes de corporations à fins particulières et à hiérarchies compliquées, et la Révolution ne se devait-elle pas d abolir le despotisme féodal d'une manière aussi radicale que le despotisme ministériel ?

C'est pourquoi, toujours guidés par ce même esprit géométrique, incapable de distinguer les nuances et de voir les réalités, qui a caractérisé les Constituants dans tous les autres domaines, ceux-ci se sont-ils appliqués à briser les anciennes corporations de métiers et à interdire les coalitions comme ils avaient supprimé les différentes classes de la Nation. Mais, ici, nous sortons un peu du terrain proprement social pour aborder une question dont l'intérêt est au moins tout autant d ordre économique.

 

3 - Pour ce qui regarde la question économique, il ne fallait pas s'attendre, bien entendu, à voir la Constituante entreprendre la réforme radicale suggérée par Morelly et se mettre à nationaliser tous les instruments de production. Le principe de la propriété individuelle a, bien au contraire, été solennellement proclamé par elle dans sa Déclaration des Droits, aux articles 2 et 17, surtout 17, le plus en vue avec l'article 1er, et qui lui est entièrement consacré pour lui reconnaître le caractère inviolable et sacré. D'autre part, toutes les conceptions économiques de la Constituante, comme toutes ses constructions politiques, reposent essentiellement sur la liberté de l'individu.

Seulement, ici comme en politique, l'Assemblée a perdu de vue le but à atteindre qui est la production la meilleure au plus juste prix pour s'attacher aveuglément au moyen qu'elle considérait, avec tout son temps, comme le meilleur à cet effet, c'est-à-dire à la liberté dont elle a fait le principe de toute sa conduite ; puis, toujours comme en politique, elle a appliqué ce principe d'une manière rigoureuse et systématique sans songer que, dans la pratique, il pourrait être bon quelquefois d'y apporter certains tempéraments. Les idées soutenues récemment par Necker, qui considérait l'économie politique comme l'art de l'équilibre et qui mettait en garde contre toute exagération[22], n'avaient guère trouvé de crédit auprès de ses contemporains, et l'on sait que, dans ce domaine, la Constituante partageait entièrement, au contraire, celles que les Physiocrates, à la suite de Boisguillebert, le précurseur, et de Gournay, le chef de l'école, avaient répandues dans le public. En réaction contre le système mercantile et la théorie de la balance du commerce, des livres comme ceux de Mirabeau le père en 1756, de Turgot en 1758, de Le Trosne en 1764, et de Mercier de la Rivière en 1767[23] avaient mis à la mode les idées de propriété, de sûreté et de liberté absolue de la production et du commerce. Ces idées, Du Pont de Nemours, l'ami, le continuateur et l'exécuteur testamentaire de Turgot, dont il éditera sous l'Empire les Œuvres complètes, en fut l'éloquent défenseur au sein de la Constituante. Il n'eut du reste aucune peine à convaincre ses collègues, tous prévenus contre les excès de la réglementation de l'industrie et les abusives entraves apportées de leur temps à la liberté des transactions. En vérité, il prêchait des convertis, et la liberté était aussi chère aux Constituants en matière économique qu'en matière politique ; c'est pourquoi ils la proclamèrent également dans l'ordre des choses matérielles, et non seulement pour la direction commerciale et l'organisation industrielle, mais encore en ce qui concerne le marché du travail.

La liberté complète de la production et des échanges a, d'abord, pour conséquence la suppression de tout monopole et de tout privilège. Aussi l'article 7 du décret du 2 mars 1791 édictera le principe du droit pour tous les citoyens de se livrer au commerce sous la réserve de l'obligation de prendre patente et de se conformer aux règlements de police, et il établira la liberté de commerce complète à dater du 1er avril suivant. En second lieu, la liberté de tous en matière économique suppose l'abstention de l'Etat et le renoncement de sa part à toute ingérence quelconque dans ce domaine. Ceci n'a pas fait l'objet d'une déclaration de principe comme celle du 2 mars 1791, mais cela ressort de tous les actes des Constituants. En ce qui concerne en particulier la suggestion, que nous avons faite précédemment, d'une organisation au moins rudimentaire et partielle de la production par l'installation de nombreux chantiers de travail nationaux afin, non seulement de lutter contre le chômage, mais encore de contribuer au développement de la richesse nationale[24], l'idée n'en a jamais seulement effleuré l'esprit de nos législateurs. Il n'y a, à cet égard, qu'à rappeler la conduite qu'ils ont tenue à l'égard des Ateliers de charité.

Les établissements connus, avant 1789, sous le nom d'Ateliers de secours ou de charité ont continué à être considérés par la Constituante de la manière traditionnelle, c'est-à-dire comme des palliatifs destinés à atténuer les plaies sociales du vagabondage et de la mendicité. L'action de l'Assemblée à cet égard a même été assez tardive et bien hésitante. C'est ainsi qu'après avoir créé deux nouveaux ateliers à Paris et un autre à Vézelay — décrets du 30 mai et du 12 juin 1790 —, elle a supprimé ceux de Paris pour en recréer d'autres, soit dans la capitale, soit en province (décret du 31 août 1790). Mais, dans ce domaine comme dans tous les autres, ses décisions sont longtemps restées purement théoriques. Il s'agissait d'ailleurs uniquement de simples mesures d'assistance et de police : les mendiants étrangers au royaume, qui pullulaient dans la capitale, seront reconduits à la frontière ; les Français, non parisiens de naissance, qui refuseront de se faire inscrire dans les ateliers, seront renvoyés dans leurs départements respectifs. Quant au genre de travaux à exécuter, c'était toujours des travaux de filature pour les femmes et les enfants, et, pour les hommes, de simples terrassements avec un seul cas d'entreprise de bâtiment : l'achèvement de l'église Sainte-Geneviève — futur Panthéon français. Il faudra attendre jusqu'au 16 décembre 1790 pour voir étendre le système d'assistance par le travail à tout le royaume ; encore le crédit voté alors est-il bien faible : 15 millions pour les 83 départements, sur lesquels on n'engage immédiatement que 6 m. 400.000 livres. Et c'est seulement les 16 et 18 juin 1791 que l'Assemblée se décidera à employer la main-d'œuvre flottante à des fins vraiment utiles — curages de canaux, constructions de quais, etc. — et à donner la liste précise de ces travaux. Tous les Ateliers de charité existants devaient d'ailleurs cesser d'être entretenus par le Trésor public, qui devait faire mettre en vente leurs outils. Mais jamais, même à ce moment, les décisions de la Constituante en cette matière n'ont cessé d'avoir le caractère de simples mesures d'assistance. Jamais elle n'a songé à donner un coup de fouet à la production en tournant une partie de ses efforts et de son attention vers la remise en route de la machine économique. Ce soin était entièrement laissé à l'initiative privée, à laquelle l'Assemblée n'avait même pas le temps de prodiguer le plus anodin encouragement, les entrepreneurs restant absolument libres d'entreprendre ou non, et d'entreprendre, non seulement à leur gré, mais à leur guise.

C'est la même idée de liberté absolue qui a été appliquée en ce qui concerne le marché du travail. Dans ce domaine on s'attacha d'abord à détruire entièrement l'ancienne organisation corporative, et, ici, nous rejoignons la politique sociale des Constituants et leur action destructive de toutes les anciennes corporations en général. Le grand décret du 2 mars 1791, dont nous avons vu tout à l'heure l'article 7 proclamer la faculté pour tout citoyen français d'exercer librement le commerce à la seule condition de payer patente et de se soumettre aux règlements de police, avait pour objet principal d'abolir définitivement, en même temps que les droits d'aides, toutes les maîtrises et jurandes, ainsi que les communautés ou corporations de métiers, et celui du 27 septembre suivant supprimera encore toutes les Chambres de Commerce et tous les bureaux pour la visite et la marque des étoffes, aussi bien que tous les emplois d'inspecteurs des manufactures. Ainsi devait disparaître, non seulement l'antique hiérarchie des maîtres, compagnons et apprentis, avec ses vieilles traditions de la maîtrise et du chef-d'œuvre, qui maintenait une solidarité fraternelle entre les membres d'une même entreprise, mais encore toute surveillance de l'Etat, surveillance qui était, il est vrai, bien souvent tracassière, mais souvent aussi bienfaisante. Il ne restait plus ainsi que des ouvriers isolés en présence de leurs patrons, libres de tout faire.

Ces ouvriers, on s'est ensuite préoccupé de les empêcher de s'entendre pour éviter toute possibilité de reconstruction, de leur part, d'une organisation nouvelle sur les ruines de l'ancienne. La loi du 14 juin 1791, connue dans l'histoire sous le nom de loi Chapelier parce qu'elle a été prise sur l'initiative de ce même Le Chapelier, père de la loi du 15 mars 1790 pour l'abolition du droit d'aînesse[25], agissant au nom du Comité de Constitution, interdira aux ouvriers de se coaliser entre eux pour amener artificiellement la hausse des salaires. Et cette loi sera confirmée par certaines dispositions du décret du 28 septembre 1791 sur la police des campagnes, dont les articles 19 et 20 du Titre II interdisent aux ouvriers agricoles comme à leurs patrons, propriétaires ou fermiers, de s'entendre entre eux pour exercer abusivement une action sur le marché du travail.

La Loi Chapelier ou Loi contre les coalitions a bien souvent été représentée comme une mesure de défense de la bourgeoisie contre la classe ouvrière. C'est la juger avec des yeux d'aujourd'hui. L'Ancien Régime ne connaissait guère nos conflits de classes modernes, parce que les producteurs, employeurs comme employés, étaient organisés professionnellement dans chaque entreprise, et c'est la destruction de ces organisations professionnelles qui a multiplié et exaspéré de tels conflits. Il est donc bien exact de dire que le Comité de Constitution et Le Chapelier ont été alertés par l'explosion inattendue de ces premières luttes sociales. Seulement, ils se sont trompés sur leur caractère véritable, qu'ils ne pouvaient pas soupçonner à cause de sa nouveauté, et ils ont attribué ces troubles, qui les alarmaient à juste titre, à des manœuvres politiques et aux intrigues des adversaires de la Révolution. Il n'est, pour s'en convaincre, que de relire le texte du discours prononcé par Le Chapelier avant le dépôt de son projet de loi, discours qui équivaut à un véritable Exposé des motifs de ce dernier[26].

Si nous n'avons pas hésité, sur ce point particulier de la production économique et de l'organisation professionnelle, à dépasser exceptionnellement, mais de beaucoup, le cadre que nous nous étions assigné dans le temps et à descendre jusqu'à la clôture des travaux de la Constituante, c'est pour nous permettre de porter un jugement plus complet et plus net sur l'ensemble de la politique de notre première Assemblée nationale dans la matière économique et sociale. Ces deux parties de son œuvre sont en effet solidaires : elles sont même, bien plutôt, deux aspects différents d'une même action, deux modalités d'une même conception, et, dans cette conception, le côté social domine l'autre, jamais l'idée d'un effort national pour le développement de la production n'ayant eu la plus petite place dans les préoccupations majeures des Constituants.

Or cette action sociale de la Constituante, qui a été, nous le répétons, toute négative, qui s'est bornée à la destruction de ce qui existait auparavant, ne pouvait pas, par cela même, avoir des résultats heureux. Ses effets prochains ont été néfastes. Néfastes aussi ses conséquences lointaines. La suppression de toute organisation corporative a d'abord entraîné, comme nous venons de l'indiquer en passant, l'abolition de tout lien entre ouvriers et patrons. Les uns et les autres ont ainsi perdu de vue la notion d'intérêt commun, de solidarité professionnelle dans le sein d'une même entreprise. Pour les uns comme pour les autres, l'esprit de classe s'est substitué à l'esprit d'atelier, à l'esprit de la maison : tous les patrons, sans distinction de métier, ont tendu à former un bloc de conservation sociale ; et les ouvriers de toute profession ont cherché à s'unir contre l'autre camp. Les coalitions, interdites par la loi, les grèves, qu'elle défendait, sont devenues à partir de ce jour plus fréquentes que jamais. La Constituante s'est vue obligée de prendre des mesures contre les atteintes à la liberté du travail que sa politique même provoquait. Le développement de la grande industrie ne fera qu'aggraver encore les conflits du capital et du travail préparés par une conception aussi anarchique de la production, et ces conflits constitueront, au siècle suivant, en même temps qu'une sérieuse entrave à la production, une menace de plus en plus grave à l'ordre social : le prolétariat naîtra sur les ruines de l'artisanat. D'autre part, dans un avenir plus éloigné, on verra les entrepreneurs d'une même industrie se coaliser, eux aussi, pour provoquer l'élévation artificielle, non plus du prix des salaires, mais du prix de vente de leurs produits, aux dépens cette fois des consommateurs, c'est-à-dire de la collectivité toute entière, et ils y réussiront d'autant plus facilement que toute surveillance de l'Etat aura disparu. N'eût-il pas mieux valu réformer et perfectionner ce qui existait plutôt que de le détruire entièrement ? Ainsi la disparition de l'esprit de maison a engendré la guerre sociale, et celle de la surveillance de l'Etat a provoqué la naissance des monopoles de fait, plus dangereux encore que les monopoles de droit.

Cette attitude des Constituants leur a sans doute été suggérée, comme nous l'avons vu à propos de la loi contre les coalitions, en partie par la crainte des désordres, mais en partie seulement, car, si la menace des troubles peut expliquer l'interdiction des coalitions d'ouvriers, elle n'explique pas celle des coalitions d'employeurs, et elle ne rend pas compte non plus de la suppression du contrôle des entreprises par l'Etat. Or toutes ces décisions se tiennent, et cette politique a été inspirée à ses auteurs, bien plus par l'esprit de système que par la tendance conservatrice. Ne voir dans la loi Chapelier que ce qu'on y voit d'ordinaire, c'est rétrécir singulièrement l'horizon, rapetisser outre mesure les événements, et ne considérer les faits que par le petit bout de la lorgnette. En réalité, pour cette loi fameuse comme pour chacun des autres décrets de la Constituante en matière économique et sociale, nous nous trouvons en présence de l'application logique à des cas particuliers d'une idée générale directrice qui a dominé l'œuvre de la Constituante dans tous les domaines.

Cette idée directrice, qui lui a fait briser les anciens cadres : Eglise, corporations de métiers, provinces, Parlements, etc., a été de ne laisser en présence que des citoyens, tous égaux en droits, et l'Etat, seul organisme collectif, destiné à faire le bonheur de ces citoyens interchangeables[27]. Par là, la Constituante a pensé revenir à la société primitive et réaliser cet être de raison imaginé par Rousseau et les autres Philosophes, l'homme-nature. Mais, comme nous l'avons déjà fait remarquer[28], il n'existe pas, il ne saurait y avoir, d'homme universel, d'homme interchangeable : l'homme en soi est une simple vue de l'esprit, une conception arbitraire et artificielle qui ne correspond en rien aux réalités. C'est ainsi qu'en mettant sur le même pied l'ouvrier isolé et son patron isolé, la Constituante a complètement méconnu le fait que le patron s'appuie sur tout le capital dont il dispose et peut ainsi résister beaucoup plus facilement aux demandes que l'ouvrier lui présente. Entre les deux la partie n'est pas égale. Dans la réalité, la société ne se compose pas d'une poussière de citoyens sans aucun lien entre eux. D'abord, en effet, la cellule sociale élémentaire n'est pas l'individu, l'homme isolé : c'est l'homme avec sa femme et ses enfants, LA FAMILLE. Et puis, ne l'oublions pas, jamais l'Etat n'a été, jusqu'à ce jour, le seul organe de liaison entre des hommes qui vivent en société. A côté, ou en dessous, de ce cadre général, on en a toujours vu coexister nombre d'autres, différents suivant les temps et les lieux : tribus, confréries, églises, corporations..., tout un réseau compliqué d'organismes divers traduisant la complexité des intérêts imbriqués ou des aspirations multiples des différents membres de la collectivité. Réduite au seul Etat, celle-ci ne pourrait pas longtemps subsister. Par la force même des choses, c'est-à-dire des nécessités permanentes et essentielles, d'autres corporations se constitueront bientôt en fait : Armée, Magistrature, Université, Syndicats de toute sorte : ouvriers ou patronaux... Reconnus ou non par l'Etat, ils n'en existeront pas moins et seront parfois si puissants que tel ou tel d'entre eux pourra prétendre, à l'occasion, s'identifier avec l'Etat lui-même et couler toute la société à son image.

En détruisant radicalement toute corporation, la Constituante, si elle a été logique avec elle-même, n'en a donc pas moins fait complètement fausse route. Ici encore son esprit géométrique lui a fait méconnaître les réalités vivantes. Elle aurait dû se borner à empêcher qu'aucune association d'intérêts ou qu'aucun groupement d'affinités particulières ne pût jamais devenir assez redoutable pour constituer un véritable état dans l'Etat. C'est ainsi que Richelieu en avait usé à l'égard des protestants. Il avait détruit leur organisation politique, leur force militaire et leurs privilèges ; mais il les avait laissés libres de se donner telle organisation religieuse qu'il leur plairait. Ramener toute corporation à ne s'occuper que de ses intérêts corporatifs, tel aurait dû être le mot d'ordre, et non pas détruire toute corporation. Comme dans l'organisme humain, il doit y avoir dans l'organisme social plusieurs centres moteurs, sans doute tous subordonnés au cerveau, mais dont chacun conserve une certaine autonomie. Pour que chaque fonction soit correctement remplie, il faut une spécialisation des organes avec une relative indépendance de chacun d'eux, et chaque cellule doit être susceptible de recevoir l'impulsion, non seulement du centre directeur suprême qui coordonne toutes les parties de l'ensemble, mais encore du centre fonctionnel spécialisé, toujours bien entendu sous le contrôle du premier. On n'imagine pas un être vivant constitué seulement de cellules, toutes pareilles, commandées uniquement par un cerveau central avec son réseau de nerfs. La société humaine construite sur ce modèle est une tyrannie intolérable, et d'ailleurs imparfaite, quand le cerveau fonctionne, et un désordre anarchique quand il est frappé d'aboulie et qu'il abdique.

En somme, la Révolution a eu pour résultat essentiel la rupture des cloisons étanches qui s'opposaient à toute endosmose entre les différentes classes de la société, et, en cela, elle a été un bienfait. Seulement, la Constituante, en ne laissant plus que le citoyen en présence de l'Etat à la fois son maître et son esclave, a fait courir à la société un risque dont nous avons pu mesurer toute la gravité, celui de voir l'individu, une fois délivré de toute barrière, mais en même temps privé de tout soutien, s'isoler du reste de la société et s'emmurer dans sa coquille, multipliant ainsi à l'infini ce cloisonnement qu'on avait voulu faire disparaître. Sa poursuite de l'égalité à tout prix a conduit à l'isolisme. Or aucune société, fût-ce la plus démocratique, ne saurait se passer d'élite, c'est-à-dire d'un groupement de personnes solidaires entre elles et se distinguant des autres par une émulation plus particulière pour le bien social. Celle d'une démocratie doit simplement être aussi largement que possible ouverte à tous.

La nécessité d'une élite, il est vrai, a bien été sentie par la Constituante elle-même. Seulement l'Assemblée a eu le tort de vouloir résoudre la difficulté et conjurer le péril en installant, à la place des anciens cadres sociaux dont elle ne voulait plus, une certaine hiérarchie basée, non plus sur la naissance, mais sur la fortune, celle-ci étant, en théorie tout au moins, accessible à chaque citoyen : Enrichissez-vous, conseillera Guizot un demi-siècle plus tard. Le système censitaire, dont nous avons vu tout à l'heure la raison d'être du point de vue politique et administratif, doit son origine, au moins autant, sinon davantage, à des préoccupations sociales. Et ce système, qui, nous l'avons dit, constituait un recul par rapport à celui qui avait fonctionné au début de l'année 1789 elle-même, devait, pendant toute la première moitié du siècle suivant, devenir la cause de troubles nouveaux et de nouvelles révolutions.

 

V. — Conclusion

 

Qu'il s'agisse de la réforme politique, de la réorganisation administrative ou de la transformation sociale, il semble donc bien que la Constituante, en agissant comme elle l'a fait, a multiplié à plaisir les difficultés. Ces difficultés n'étaient pas toutes réservées à l'avenir : quelques-unes se sont manifestées tout de suite et n'ont pas peu contribué à compliquer et à retarder la réorganisation du pays. En effet, entre le moment où les anciens cadres ont disparu et celui où les nouveaux ont été prêts à fonctionner, il y a eu, comme nous l'avons montré, une période intermédiaire où tout a été désorganisé. La rentrée des impôts, en particulier, s'en est trouvée fâcheusement affectée puisque la levée des contributions nouvelles devait être faite par les diverses autorités des départements. Les finances ont ainsi souffert indirectement du désarroi administratif. Nous conclurons donc que jeter par terre tout l'édifice des institutions du passé et le remplacer par un autre entièrement différent, tout artificiel, et dont la supériorité était à certains égards contestable, n'était certainement pas la seule solution possible, et probablement pas la meilleure. Ce n'était pas, dans tous les cas, celle qui avait été demandée par le Pays.

 

 

 



[1] Les décrets du 4 au 11 août n'étaient pas encore promulgués le 15 septembre et, ce jour-là, à huit heures et demie du soir, le Président da l'Assemblée, Clermont-Tonnerre fut envoyé au Roi pour les lui porter officiellement. Le Roi répondit d'abord qu'il répondrait incessamment. Puis il se décida à publier les décrets, mais sans les revêtir des formes de promulgation qui auraient constitué une véritable sanction et engagé sa responsabilité.

[2] Voir plus loin, chapitre VII, § IV, 2.

[3] Voir chapitre II, § I, 1 et 2.

[4] On peut signaler à cet égard, la curieuse réflexion faite par un député nommé Gourdan à la séance du 2 février 1790 à propos des excès commis en province. Il n'est qu'un moyen de ramener le calme et la paix, c'est de travailler sans délai et sans obstacle à la Constitution.

[5] Voir chapitre IV, § III, 3.

[6] Voir à ce sujet Aulard, Histoire politique de la Révolution française, pp. 45-46.

[7] Voir l'intéressante thèse de droit de P. Duclos : La notion de constitution dans l'œuvre de l'Assemblée constituante de 1789, Paris, Dalloz, 1932, in-8°, 349 pages.

[8] Voir l'article de P. Renouvin sur : L'Edit du 22 juin 1787 et la loi du 22 décembre 1789, dans La Révolution française, 1911 (2), pp. 289 à 321. M. P. Renouvin est l'auteur d'une importante thèse de doctorat sur Les assemblées provinciales de 1787, origines, développements, résultats, Paris, Picard, 1921, in-8°, XXX-405 pages, ouvrage qui remplace aujourd'hui ceux, plus anciens, du vicomte de Luçay (1857) et de Léonce de Lavergne (1864), sur les Assemblées provinciales sous Louis XVI.

[9] Annales révolutionnaires, 1918, pp. 485 et 486. Les passages cités sont extraits d'une étude de Léon Dubreuil intitulée : L'Idée régionaliste sous la Révolution qui a paru en articles dans les années 1917 à 1919 de cette même revue.

[10] Annales révolutionnaires, 1918, p. 487.

[11] Voir chapitre V, § I, 3.

[12] Voir notamment un article d'Edme Champion, intitulé Provinces et départements, dans La Révolution française, 1913 (1), pp. 302-310.

[13] Certains avaient proposé une division en carrés égaux (comme aux États-Unis). On préféra tenir compte des conditions locales. Mais on commença par la division en carrés (pour obtenir des morceaux de dimensions à peu près égales), puis on modifia ces carrés par le moyen de conférences tenues entre les députés des divers pays et en donnant au département des contours quelque peu géographiques et non plus exclusivement géométriques. Mais cela n'empêche pas de retrouver l'uniformité des carrés sous la bigarrure des détails.

[14] Voir chapitre III, § II, 2.

[15] Sur la question de la suppression de la féodalité par la Constituante et de la survivance d'une partie d'entre elle pendant les premières années de la Révolution, voir dans : La Révolution française, 1913 (1) et (2), une série d'articles publiés par A. Aulard, sur La féodalité sous Louis XVI et sous la Révolution. Les papiers du Comité des droits féodaux ont été publiés en 1907 par MM. Sagnac et Caron dans la Collection de documents inédits sur l'histoire économique de la Révolution.

[16] La suppression sans indemnité des corvées, banalités et autres monopoles, sera expressément stipulée dans le décret du 15 mars 1790, dont il va être question. Ce décret y ajoutera celle de quelques autres droits seigneuriaux, tel le droit de triage, tous droits également considérés comme purement personnels et non réels.

[17] Savoir : l'abolition des dîmes de toute nature (art. 5) ; celle de la vénalité des offices de judicature et de municipalité (art. 7), la justice devant être désormais rendue gratuitement ; celle des droits casuels des curés de campagne (art. 8) ; celle des annates et autres impôts dus à la cour de Rome (art. 12) ; celle des droits tels que vacal, deniers de Saint Pierre, etc., établis en faveur des évêques, archidiacres, archiprêtres, chapitres, curés primitifs et tous autres sous quelque nom que ce soit (art. 13) ; celle de la pluralité des bénéfices ecclésiastiques (art. 14) ; et enfin celle des pensions non méritées, ou la réduction de celles excessives (art. 15).

[18] Voir chapitre VII, § II, 2.

[19] On employait souvent même un mot pour l'autre, et, dans le Quercy, on appelait rentes le cens.

[20] Voir chapitre II, § II, 2.

[21] Texte cité dans La Révolution française, 1913 (2), pp. 17-18.

[22] Voir chapitre III, § III, 2.

[23] Mirabeau le père, l'Ami des hommes ; Turgot, Réflexions sur la formation et la distribution des richesses ; Le Trosne, De la liberté du commerce des grains toujours utile et jamais nuisible ; Mercier de la Rivière, L'ordre naturel et essentiel des sociétés.

[24] Voir chapitre VI, § II, 2.

[25] Voir chapitre VII, § IV, 2.

[26] Ces malheureuses sociétés, déclare Le Chapelier en parlant des sociétés parisiennes d'ouvriers récemment formées sous la dénomination d'assemblées d'arts, métiers, etc., ont, en apparence pour procurer des secours aux ouvriers malades et sans travail, mais, dans la réalité, en vue d'obtenir une augmentation des salaires, succédé à une Société des devoirs. Ceux qui ne satisfaisaient pas aux devoirs, aux règlements de cette société, étaient vexés de toute manière, et nous avons les plus fortes raisons de croire que l'institution de ces sociétés a été stimulée dans l'esprit des ouvriers dans l'intention secrète de fomenter des troubles.

[27] C'est ce que Le Chapelier a nettement marqué lui-même dans son discours du 14 juin 1791 : Il n'y a plus de corporation dans l'état, y a-t-il dit, il n'y a plus que l'intérêt particulier de chaque individu et l'intérêt général. Il n'est permis à personne d'inspirer aux citoyens un intérêt intermédiaire, de les séparer de la chose publique par un esprit de corporation.

[28] Voir chapitre II, § I, 2 in fine.