1789 L'ANNÉE CRUCIALE

 

CHAPITRE IV. — LA CARENCE DU POUVOIR ROYAL DU 5 MAI AU 27 JUIN 1789.

 

 

I. — L'inaction du pouvoir du 5 mai au 10 juin

 

1 - La politique de l'abstention, de l'inertie, qui avait été celle du pouvoir depuis la fin de l'année 1788, était en somme la plus sage jusqu'à la réunion des Etats. Mais, s'il faut louer le gouvernement de Louis XVI d'avoir laissé le pays libre de se prononcer à son gré pendant la période électorale, il faut déplorer son inaction pendant les trois longues semaines où les Etats-généraux discutèrent à perte de vue, sans parvenir à s'entendre, sur l'épineuse question de la vérification des pouvoirs.

Tout au début naturellement, il convenait d'attendre encore et de voir venir : rien n'eût été plus maladroit que d'essayer d'exercer la moindre pression sur les députés. Contre une manifestation aussi éclatante du despotisme ministériel, les trois Ordres auraient fait bloc instantanément. Mais, après les premières passes d'armes entre partisans et adversaires de la vérification en commun, une intervention, au moins indirecte, mais de plus en plus pressante, était indiquée. Un arbitrage s'imposait de toute évidence entre les deux camps opposés. Il fallait faire sentir aux Privilégiés que l'heure était venue de l'abandon de leurs privilèges. Il fallait faire comprendre aux Communes la nécessité de discuter d'abord avec les intéressés les conditions de l'abolition des fameux droits féodaux. Il fallait faire accepter aux uns l'idée d'une réunion future des trois Ordres en une seule Assemblée ; il fallait faire admettre par les autres celle du maintien provisoire de la séparation en trois Chambres. Telles sont les réalités concrètes dont auraient dû s'inspirer les représentations à faire aux trois Chambres, encore séparées, par le pouvoir conciliateur, sitôt qu'après une dizaine de jours, il fut devenu évident que l'on piétinait sur place, ce qui donnait à craindre que l'on ne finît par se tourner définitivement le dos.

Or la conduite du gouvernement a été à cet égard bien tardive et bien hésitante. Il avait tout d'abord envisagé (les 5 et 6 mai) la vérification des pouvoirs en commun dans une seule salle ; puis l'opposition des deux premiers Ordres à cette procédure l'avait décidé à ne plus bouger et il avait laissé les trois Chambres chercher une entente directe entre elles par le moyen des premières conférences de conciliation, celles du samedi soir 23 mai et du lundi soir 25[1]. Enfin, devant l'échec lamentable de ces conférences suspendues sine die après la conférence du 25, il comprit enfin qu'il fallait intervenir. Seulement, entre la politique que nous venons tout à l'heure de préconiser et l'action qui fut alors entreprise, il n'y a aucune commune mesure.

Après s'être accordé plus de deux jours de réflexion, le Roi se décida, le 28 mai, à écrire aux trois Chambres séparées du Clergé, de la Noblesse et du Tiers-Etat, une lettre où il déclarait désirer la reprise des conférences, le lendemain à 6 heures du soir, en présence, disait-il, de mon Garde des Sceaux et des commissaires que je réunirai à lui, afin d'être informé plus particulièrement des ouvertures de conciliation qui seront faites et de pouvoir contribuer directement à une harmonie si désirable et si instante[2].

Ainsi, après trois semaines employées par les Etats-généraux à piétiner sur place, faute par les trois Ordres de pouvoir s'entendre sur la question du mode de vérification des pouvoirs, l'action personnelle du Roi se bornait à tracer ces quelques lignes et à charger Barentin et plusieurs conseillers d'Etat de tâcher de mettre d'accord, en de nouvelles conférences de conciliation, les commissaires des trois Ordres sur cette même question préjudicielle de la vérification des pouvoirs. Mais, sur le fonds même de la question, sur l'objet réel du conflit, nul ne prenait position, ni le Roi, ni même le premier ministre. Pas trace d'un programme quelconque pour préciser et développer celui, bien insuffisant et bien vague, du 27 décembre 1788. Et rien qui permette de croire qu'on ait compris en haut lieu combien il serait urgent de représenter aux députés de chacun des trois Ordres que la Nation attendait d'eux, non pas de stériles disputes, mais un effort mutuel de conciliation, un fructueux travail de collaboration, en vue d'une œuvre commune.

Pourtant, en ce même jour du 28 mai, on pouvait déjà deviner où menaçait de conduire cette politique d'effacement du pouvoir. La suspension des conférences entre les Privilégiés et le Tiers, si elle n'avait pu déterminer l'intervention personnelle et immédiate du Roi, avait bien failli, le 27, provoquer l'abandon de la Chambre du Clergé par les curés, qui s'étaient déjà violemment opposés aux évêques à la séance de la veille et qui avaient presque accepté, ce jour-là, de se rendre, sans leurs supérieurs hiérarchiques, à l'invitation adressée à la Chambre du Clergé par les Communes : la proposition du Tiers, combattue par les évêques, aurait même peut-être passé, le lendemain 28, si, à ce moment, la lettre du Roi ne l'avait fait ajourner.

De son côté, la Chambre de la Noblesse était de plus en plus décidée à repousser la réunion des trois Ordres : elle avait décidé, le 26 déjà, devant l'échec de la conférence du 25 au soir, qui s'était séparée sans fixer de jour pour la reprise des débats, que, pour cette tenue d'Etats-généraux, les pouvoirs seront vérifiés séparément, la question d'un changement à apporter à cette procédure devant être réglée quand on s'occuperait de l'organisation des prochains Etats-généraux — et c'est en apprenant cette décision de la Noblesse que le Tiers avait lancé son appel à la Chambre du Clergé, appel que les curés avaient bien failli écouter. Puis, le 28, le jour même où le Roi envoyait sa lettre aux trois Ordres (la lettre arriva à la Chambre de la Noblesse pendant la discussion de l'arrêté, et le vote de celui-ci n'intervint qu'après sa lecture), la Noblesse à la pluralité de 197 voix contre 44 prenait l'arrêté célèbre par lequel elle déclarait que la délibération par Ordre et la faculté d'empêcher, qui appartiennent divisément à chacun d'eux, sont constitutives de la monarchie.

Ainsi, dès le 28 mai 1789, on se trouvait presque en présence, non plus de trois Ordres distincts, mais de deux camps ennemis, celui des Privilégiés, et celui du Tiers aidé des curés. Et, au lieu d'une démarche pressante et personnelle, c'était par une simple lettre, et une lettre bien anodine, que le Roi intervenait.

 

2 - Cependant l'apathie royale devait persister au cours de cette douzaine de jours d'une importance si grande qui, commencée le 29 mai, devait prendre fin le 9 juin suivant. Les seules interventions personnelles du Roi que nous connaissions pendant cette période sont les réponses qu'il fit aux députations de la Noblesse et du Tiers[3], envoyées par chacun de ces deux Ordres auprès de Sa Majesté pour la remercier des sentiments exprimés dans sa lettre du 28 mai, lui annoncer l'adhésion de l'Ordre au projet de nouvelles conférences et l'assurer du dévouement de celui-ci au trône royal. A la Noblesse, qui fut reçue dès le 29 mai, le Roi répondit qu'il recevrait toujours avec bonté ses témoignages de respect et de reconnaissance, qu'il attendait de son attachement et de son zèle qu'elle contribue à assurer une conciliation désirée par lui, l'harmonie devant permettre aux Etats-généraux d'acquérir l'activité nécessaire pour opérer le bonheur général. Aux Communes, qui furent reçues seulement le 6 juin[4], Sa Majesté déclara : Je reçois avec satisfaction les témoignages de dévouement à ma personne des représentants du Tiers-Etat... Tous les Ordres de l'Etat ont un droit égal à mes bontés... Je vous recommande par-dessus tout de seconder promptement... l'accomplissement du bien que je suis impatient de faire à mes peuples...[5] Telles sont les seules idées, d'une banalité et d'une insignifiance rares, que trouvait à exprimer Louis XVI à ses sujets en une circonstance aussi grave que celle de la reprise des conférences de conciliation. Se gardant comme du feu de toute déclaration compromettante, de toute précision tant soit peu nette, il se bornait à exprimer un vague souhait de concorde générale, sans rien faire par lui-même de ce qu'il fallait pour amener cette collaboration entre les Ordres qu'il estimait pourtant si désirable. Et il laissait à des sous-ordres le soin d'agir à sa place pour arriver à ce résultat.

Pourtant la proposition de reprise des conférences contenue dans la lettre royale du 28 mai n'avait pas été admise par les trois Ordres avec un égal enthousiasme. Si le Clergé témoigna sur-le-champ et généralement par les cris de : Vive le Roi ! sa satisfaction et arrêta de témoigner au Roi son respectueux empressement à se conformer au désir de Sa Majesté[6] ; si la Noblesse de son côté — tout en prenant son célèbre arrêté sur la constitution de la monarchie en Ordres distincts — décida de supplie[r] Sa Majesté d'indiquer l'heure où il lui plaira[it] de recevoir les députés de l'Ordre de la Noblesse[7], en revanche, aux Communes, où le 28 mai, lorsqu'on apprit l'arrêté de la Chambre de la Noblesse sur la séparation en Ordres, un fort mouvement s'était déjà dessiné contre la reprise des conférences de conciliation jugée parfaitement inutile, il avait fallu, le 29, de longs débats, qui occupèrent toute la séance, pour décider l'Ordre à accepter la proposition faite par le Roi de reprise des conférences, ce qui devait nécessiter le recul au 30 mai de cette reprise[8]. Ainsi la situation s'aggravait terriblement et l'on risquait de se trouver, d'un moment à l'autre, dans une impasse avec la perspective d'un conflit violent comme seul moyen d'en sortir. L'unique espoir maintenant résidait dans les nouvelles conférences de conciliation.

 

3 - Or, au cours de ces conférences du 30 mai au 9 juin, les choses, au lieu de s'arranger, se gâtent tout à fait. Dans la première, celle du 30 mai, à 6 heures du soir, Rabaut, au nom du Tiers, veut faire croire aux commissaires de la Noblesse que la vérification des pouvoirs en commun n'engage à rien, que la question de la délibération par Ordre ou par tête restera intacte de toute façon — l'attitude de la Chambre du Tiers, le 1er juin, lorsque Rabaut lui fait ce rapport, montre bien que ces assurances n'étaient rien moins que fondées —, et une seule décision est prise concernant la tenue d'un procès-verbal qui sera rédigé par un secrétaire. Encore cet arrêté n'est-il guère que regardé comme convenu plutôt que pris, et cette soi-disant convention est contestée par les membres de la Noblesse, dont l'un proteste contre le terme de Communes que se donne le Tiers-Etat. Dans la deuxième conférence, celle du mercredi 3 juin, les commissaires du Tiers et ceux de la Noblesse se disputent sur le terme de Communes et sur la question du procès-verbal. Dans la troisième, le jeudi 4 juin, comme chacun reste sur ses positions et que le Tiers invoque la convention du 30 mai contre la Noblesse qui fait à ce sujet toutes sortes de réserves, le pouvoir royal intervient enfin, d'une part par l'organe du Garde des Sceaux qui, pour trancher l'affaire du procès-verbal, introduit un secrétaire — le commis de chancellerie Hébert —, d'autre part dans la personne du directeur général des finances, lequel fait lecture d'un projet conciliatoire ou ouverture de conciliation, projet bâtard intéressant uniquement la question de la vérification des pouvoirs — la vérification sera séparée, sauf pour les cas de contestation qui seront portés devant une commission composée des trois Ordres —. Mais, à la quatrième conférence, celle du 6 juin, l'affaire prend une mauvaise tournure. Le compromis proposé par le gouvernement l'avant-veille n'avait satisfait personne. La Noblesse n'avait admis de se dessaisir des cas contestés au profit de la commission tripartite que quand il s'agirait de députations entières et non de députés particuliers. Les Communes avaient renvoyé l'examen de l'ouverture de conciliation jusqu'après la clôture des conférences et elles avaient voulu mettre le Clergé au pied du mur en le sommant, le 6 juin, de se réunir à elles ou de refuser nettement cette réunion. C'étaient de mauvais présages pour la conférence de conciliation du même jour — elle se tint comme toutes les autres à 6 heures du soir —. Présages justifiés : dans cette conférence, en effet, la Noblesse contesta, une fois de plus, la prétendue convention du 30 mai, et l'on n'arriva pas à se mettre d'accord sur l'ouverture de conciliation du 4 juin. Enfin, dans la cinquième conférence, qui fut aussi la dernière, celle du 9 juin, à 10 heures du soir, on se borna à clore et à signer le procès-verbal des conférences.

Quelle ressemblance y a-t-il, entre ce rapide mais fidèle résumé des faits, et le schéma que nous avons tracé ci-dessus de ce qu'aurait pu être l'action du pouvoir ? Au lieu d'un plan politique arrêté, d'un compromis véritable portant sur le fond même du grand débat politique ouvert par la convocation des Etats-généraux, et fournissant les grandes lignes de la marche à suivre pour donner aux divers problèmes posés devant le pays une solution rationnelle, équitable et pacifique, la transaction suggérée a porté sur des points sans aucun intérêt réel et n'a pas dépassé la question de la vérification des pouvoirs qu'on a voulu ramener à une affaire de pure forme. Mais, même réduit à ces proportions minuscules, ce ridicule débat n'a pu aboutir, ce qui tient, avant tout, précisément à ce fait qu'on en a soigneusement écarté tout ce qui pouvait avoir une importance quelconque et qui, en restant ainsi réservé, a paru d'autant plus redoutable aux intérêts menacés : ceux-ci se sont alors appliqués à défendre, jusqu'à la dernière extrémité, des positions d'avant-garde destinées, dans leur pensée, à couvrir leur forteresse principale.

De telles dispositions d'esprit menaient tout droit au conflit. Mais comment éviter celui-ci avec la procédure adoptée ? Des commissaires aussi nombreux et qui devaient rendre compte de leurs moindres paroles à des assemblées de plusieurs centaines de personnes ne pouvaient évidemment prendre sur eux de responsabilité importante. Et quant aux représentants du pouvoir, lesquels n'étaient pas moins de treize dont les cinq ministres, comment attendre d'eux une plus grande initiative, tiraillés qu'ils étaient en deux sens contraires par les influences opposées de Barentin et de Necker, et ne recevant, d'autre part, par suite de l'effacement du Roi, aucunes instructions du dehors ?

Ce n'est pas une machine aussi lourde, aussi compliquée, qu'il aurait fallu mettre en marche à ce moment ; ce ne sont pas des juristes retors, cherchant à discuter pied-à-pied, prodiguant les arguties et les réserves, distinguant les moyens de droit des maximes d'équité et de raison, invoquant précédent sur précédent, qu'il convenait de charger de pareilles négociations. Celles-ci n'auraient pu réussir que conduites par un seul cerveau, et non celui d'un homme de loi, mais celui d'un homme d'état qui serait intervenu auprès des uns et des autres par le moyen de personnes de confiance choisies par lui dans chaque camp et dépositaires de sa pensée directrice. C'était là, on en conviendra, essentiellement le rôle du Roi.

Mais celui-ci était Louis XVI, et, pour comble de malheur, les délicates tractations dont nous venons de parler, il aurait dû les mener à un moment où la maladie et la mort de son fils aîné lui rendaient un tel rôle particulièrement difficile et pénible. L'infortuné dauphin, à l'agonie depuis le 1er juin, était mort à Meudon, dans la nuit du 3 au 4, et son malheureux père était constamment sur la route conduisant de Versailles au lieu où se mourait son enfant. L'enterrement se fit en grande cérémonie, à Meudon, le lundi 8 juin au soir. Et, vingt-quatre heures plus tard, on enterrait aussi le dernier espoir de conciliation entre Privilégiés et Communes.

Dès lors, les événements allaient suivre un tout autre cours. La crise, que l'on pouvait prévoir, s'ouvrait le mercredi 10 juin. Mais tout n'était pas dit pour cela, et, à un Roi clairvoyant et énergique, elle aurait dû fournir l'occasion de donner pleinement sa mesure.

 

II. — Les événements décisifs du 10 au 17 juin

 

1 - C'est le mercredi 10 et le vendredi 12 juin que se sont produits les grands faits qui auraient dû obliger le gouvernement à sortir de sa réserve. D'une part, en effet, la décision au Tiers du 10 juin de commencer lui-même la vérification des pouvoirs de tous les députés, en faisant appel général de tous les bailliages convoqués, et en donnant défaut contre les non-comparants, sans s'arrêter à l'ouverture de conciliation proposée par Necker, au nom du Roi, à la conférence du 3 juin, et, d'autre part, le commencement de cet appel nominal, le 12 juin, constituaient de ces actes décisifs qui n'auraient pas dû rester sans réplique. Dans le Tiers même, comme le montrent les deux scrutins du 10 juin, il y eut des résistances à la décision capitale de vérifier les pouvoirs de tous les députés : quelques représentants des Communes refusèrent jusqu'au bout leur vote à cette motion, tandis que trois membres seulement rejetaient l'amendement par lequel le Tiers décidait d'aller exposer au Roi le motif de l'arrêté des Communes. Dès ce moment donc, un souverain, énergique et conscient de la gravité d'une telle conjoncture, aurait dû intervenir et jeter dans la balance tout le poids de son autorité. Ecartant ministres et Conseil, dont tous se défiaient, et allant directement, en personne, trouver lui-même les représentants de ses peuples, avec lesquels il avait annoncé l'année précédente qu'il partagerait le pouvoir, il aurait dû en appeler à ceux qui savaient encore distinguer la personne du Roi, de [son] Conseil composé de maîtres de requêtes, et qui étaient prêts à s'en rapporter à la justice du Roi présidant la commission des trois Ordres[9], il aurait dû en appeler à eux, d'une part, pour faire comprendre à tous qu'il fallait conserver, au moins momentanément, les deux premiers Ordres avec lesquels on avait à discuter d'abord la grave question de leurs privilèges, et, d'autre part, pour s'engager personnellement envers les représentants, confirmant en cela, par sa parole auguste, la promesse à peu près faite déjà par Necker une semaine auparavant, le 3 juin[10] — pour s'engager, disons-nous, à faire, comme le demandaient les Cahiers du Tiers, pression sur les deux premiers Ordres en vue de les amener à renoncer à leurs privilèges.

C'est cette intervention du Roi en personne que nombre de députés attendaient inconsciemment depuis plusieurs jours déjà, c'est cette intervention dont la nécessité était obscurément sentie par certains, et qu'un membre du Clergé avait même réclamée sous une forme assez naïve dès le 30 mai[11], c'est cette intervention qui aurait dû se produire avec éclat, au plus tard le 10 ou le 12 juin.

 

2 - Mais, si, dès le 10 ou le 12 juin, l'intervention du Souverain s'imposait sur cette question de la vérification des pouvoirs, combien était-elle plus urgente encore une semaine plus tard, après le décret du 17 juin ! Par ce célèbre décret, les seuls députés du Tiers, en se proclamant indûment Assemblée nationale — la Nation étant composée de trois Ordres, la représentation nationale devait nécessairement comprendre trois sortes de représentants —, ne faisaient rien moins que résoudre, d'un seul coup et arbitrairement, à la fois la question politique et la question sociale.

Or, les Cahiers du Tiers-Etat lui-même ne réclamaient, ni la suppression radicale des Ordres, ni l'établissement d'une Assemblée souveraine et ne comprenant qu'une seule chambre comme celle en laquelle venaient de se constituer les Communes. Ils demandaient seulement l'abolition des privilèges par les privilégiés eux-mêmes, sur les instances du Roi se faisant l'avocat de la Nation, et le vote de l'impôt par les Etats-généraux périodiquement réunis.

En réponse à cette mesure révolutionnaire du 17 juin, n'est-ce pas là ce que le Roi aurait dû, tout de suite, venir représenter aux députés des Communes ? Prenant texte du serment prêté par eux en cette même séance de remplir avec zèle et fidélité les fonctions dont [ils avaient été] chargés, ainsi que de la délibération subséquente autorisant provisoirement pour la Nation la levée des impôts existants quoique illégalement établis et perçus : Qui donc, aurait-il légitimement pu leur demander, qui donc vous a chargés de venir prendre la place des représentants des trois Ordres, et, comme si vous étiez les interprètes de la Nation toute entière, de parler de refus d'impôt, d'interdiction de banqueroute, bref, de décréter souverainement là où, la veille, vous arrêtiez ?[12]

Sans doute les auteurs de ce véritable coup d'Etat avaient-ils eu la précaution d'alléguer, au début de leur décret, que l'Assemblée formée par les députés présents à la séance du 17 juin représentait au moins les 96 centièmes de la Nation. Mais cela seul était nier l'existence à part, en tant qu'Ordres distincts, des deux classes privilégiées, lesquelles, quoique constituant seulement les quatre centièmes de l'ensemble, avaient cependant envoyé aux Etats-généraux autant de représentants, à elles deux, que les 96 autres centièmes. Pour rester d'accord avec elles-mêmes, les Communes eussent dû exiger la réduction du nombre des députés envoyés par les deux autres Ordres dans la proportion de 96 à 4, c'est-à-dire au 24e. En conservant le nombre des élus de la Noblesse et du Clergé, tout en invitant ceux-ci à se réunir à eux en une seule Assemblée, les représentants du Tiers-Etat faisaient quelque chose de parfaitement illogique. Ces élus, comme nous l'avons dit, avaient d'ailleurs obtenu leurs mandats dans de tout autres conditions que les députés du Tiers. Faites dans les cadres de l'Ancien Régime, les élections de 1789 avaient consacré l'existence séparée des trois Ordres. La suppression de ceux-ci aurait ainsi dû, logiquement, entraîner de nouvelles élections. Tant que l'état de choses jusqu'alors existant restait debout, l'Assemblée nationale ne pouvait être composée exclusivement des Communes, même renforcées des membres des deux autres Chambres, quoique ces Communes eussent été envoyées par les 96/100èmes de la Nation, mais elle devait être formée par la juxtaposition des trois Chambres, celle du Tiers, celle du Clergé et celle de la Noblesse[13].

Ce décret du 17 juin pris par le Tiers seul, contrairement à la volonté des deux autres Ordres, et sans le consentement du Roi, a donc constitué une véritable épreuve de force : la Révolution toute entière y était contenue en germe. C'est pour n'avoir su, ni prévenir ce décret, ni y répondre, que le Roi a laissé les événements s'engager sur la pente fatale. Par cet acte décisif, le Tiers s'est mis en mesure de prendre aux deux autres Ordres ce que, d'après ses Cahiers eux-mêmes, il aurait dû obtenir de leur seul consentement avec le concours du Roi.

 

III. — Constitution progressive de l'Assemblée nationale grâce à l'inaction du Roi (17-27 juin)

 

1 - Le coup d'audace accompli par le Tiers le 17 juin n'ayant pas amené une intervention immédiate et personnelle de la part du Roi, et celui-ci s étant borné à prendre conseil, de ses familiers d'abord, le 18 à Marly, puis de ses ministres réunis en Conseil royal, une première fois à Marly, le 19, et une deuxième fois à Versailles, le 21, l'Assemblée nationale, qui n'était encore composée, le 17 juin, que des seules Communes, auxquelles étaient venus se joindre jusque-là à peine vingt curés[14], allait nécessairement, pendant toutes ces tergiversations du pouvoir, tendre à attirer à elle les hésitants des deux Chambres de privilégiés pour réunir bientôt, sous la direction de son président, la plus grande partie, sinon la totalité, des représentants du pays. Dès le 19, faisant état du vote du Clergé, dont la majorité s'était prononcée pour la réunion des députés de l'Ordre à l'Assemblée nationale, celle-ci pourra soutenir, avec une certaine vraisemblance cette fois, qu'elle est bien effectivement devenue Assemblée nationale, puisqu'elle représente maintenant deux Ordres sur trois. Mais, ici encore, ainsi que sur le développement de la situation après les fameuses séances du 20 et du 23 juin, règnent des idées qui deviennent fausses à force d'être simples : on n'aperçoit, en général, que le fait de la réunion au Tiers de la majorité du Clergé ainsi que d'une minorité, que l'on déclare importante, de la Noblesse, et l'on estime que le Roi, en ordonnant, le 27 juin, la réunion de tous les députés, n'a fait que se donner l'air d'autoriser ce qu'en dehors de lui, avaient déjà décidé la plupart des représentants, à quelque Ordre qu'ils appartinssent. La constitution d'une Assemblée unique, avec vote par tête naturellement, aurait ainsi été le fait des députés des deux premiers Ordres eux-mêmes. Telles sont bien, en effet, les apparences. Mais il faut examiner d'un peu près les conditions dans lesquelles les représentants des privilégiés en sont arrivés à prendre de telles décisions.

La majorité — infime — obtenue dans la Chambre du Clergé, le 19 juin, par les partisans de la réunion au Tiers, a été acquise seulement par le ralliement des partisans décidés de cette réunion, en minorité jusque-là (129 contre 132), à la motion, faite par neuf représentants seulement, de vérifier les pouvoirs en commun, mais avec la clause expresse que Messieurs du Tiers-Etat reconnaîtraient par une délibération préalable la distinction et l'indépendance des Ordres[15]. Ainsi donc, même cette majorité du Clergé — infime, nous le répétons, et inférieure à la moitié plus un des représentants de l'Ordre[16] — si elle acceptait la vérification en commun, n'admettait pas la fusion définitive des trois Chambres en une seule Assemblée où l'on voterait par tête. Et, quant à la Noblesse, à cette même date du 19 juin, pas un seul de ses membres n'avait encore accepté la réunion, laquelle, comme on le voit, avait bien du mal à se faire. D'autre part, il ne faut pas se représenter les Communes comme unanimement et résolument convaincues de la nécessité de la réunion des trois Chambres en une seule Assemblée nationale, comme décidées à marcher résolument de l'avant sans considération du danger, ou comme inconscientes de ce danger. Le 8 juin, c'est-à-dire l'avant-veille même du jour où s'est ouverte la crise, quelqu'un avait nettement fait voir le péril et proposé la solution dont nous avons montré la nécessité : séparation provisoire de la Chambre du Tiers de celles des deux autres Ordres et collaboration directe avec le Roi, dont il montrait en même temps la douleur causée par la mort d'un fils chéri, douleur qui, disait-il, devait lui faire répandre des larmes paternelles, à la fois sur l'enfant précieux qu'il a perdu, et sur cette grande famille, la France, dont l'existence ne peut être heureuse que par la paix et l'harmonie. Il faut lire dans son entier ce discours véritablement prophétique et où tous les raisonnements, développés par nous ici même, se trouvent esquissés : l'inaptitude du Tiers-Etat à se proclamer, à lui tout seul, comme le représentant de la Nation dans son entier ; la contradiction entre une telle attitude et le contenu de ses Cahiers ; la nécessité de distinguer, dans les deux premiers Ordres, ceux qui voulaient réformer les abus, dont presque tout le monde souffrait, du petit nombre de ceux qui, profitant du régime, étaient prêts à sacrifier les Etats-généraux au maintien de leurs avantages particuliers ; l'appel aux premiers, qui ne veulent point laisser le Roi seul au milieu de sa Cour, ainsi qu'au Roi lui-même, qui s'est, le premier, montré enflammé du saint amour de la patrie ; l'espoir que le Clergé et la Noblesse, une fois rassurés sur nos dispositions[17], viendront ensuite s'unir au Tiers en une délibération commune pour l'œuvre immortelle de la régénération de la France[18]. Si cette démarche suprême de Malouet, peu suspect d'arrière-pensée en repoussant ainsi cette réunion des trois Ordres qu'il avait été le premier à proposer[19], si cette harangue splendide resta sans effet, il ne faut pas l'attribuer aux murmures qu'elle souleva, sur quelques bancs, de la part de gens convaincus d'avance que la vérification des pouvoirs dans chaque Chambre séparément ne devait et ne pouvait pas se faire, il faut y voir seulement l'effet de quelques objections pratiques qui furent présentées à l'orateur : la nécessité d'attendre, d'abord, la clôture des conférences de conciliation, puis la discussion de l'ouverture de conciliation ; l'inconvénient, aussi, de changer à chaque instant de ligne de conduite, une telle versatilité d'opinions et d'idées ne devant pas se manifester dans une si solennelle assemblée. La motion de Malouet avait donc été ajournée, mais ajournée seulement. Elle pouvait toujours être reprise. Et n'avait-elle pas plus de chance d'être écoutée quelques jours après l'instant où elle avait été présentée, les redoutables éventualités entrevues par Malouet, le 8 juin, s'étant, dans l'intervalle, en partie réalisées ? Seulement il semble évident qu'à un moment où, entre les Privilégiés et les Communes, le fer était déjà engagé, la voix qui aurait repris ces arguments aurait dû venir du dehors. A cette condition et tombant d'en haut, d'aussi haut qu'il était possible, nul doute qu'elle n'eût pu encore avoir de sérieuses chances de se faire écouter.

 

2 - Si donc, au 19 juin, le Roi était intervenu personnellement dans le sens que nous venons d'indiquer ; si, surmontant sa douleur, ce père infortuné était venu donner lui-même le témoignage concret de son dévouement à la chose publique ; s'il était venu parler d'homme à hommes avec ces représentants qui, des semaines auparavant déjà, aspiraient au moment où il n'y aurait plus d'intermédiaire entre le Roi et son peuple[20] ; s'il avait représenté aux Communes la nécessité de discuter avec les intéressés la question de leurs privilèges pour éviter, par une rupture brutale avec le passé, d'engager l'avenir sur une voie pleine de dangers ; s'il leur avait rappelé le contenu même de leurs Cahiers ; s'il avait évoqué à leurs esprits la Nation attentive, sans doute impatiente de réformes, mais anxieuse de ne rien provoquer d'irrémédiable ; s'il avait donné sa parole royale, rappelé ses promesses antérieures, et garanti leur exécution ; s'il avait fait appel au cœur comme à la raison de ceux auxquels il serait allé tenir ce langage ; s'il avait su, enfin, son métier de Roi, que n'eût-il pas pu obtenir ?

Mais, on le sait, au lieu de tout cela, ce fut la fermeture brutale de la salle des Menus, la séance royale du 23 et ses conséquences, bref une politique de menaces non suivies d'effet, la plus propre à donner une impression de faiblesse et, en irritant la foule bientôt soulevée contre tout ce qui tenait à la Cour et aux privilégiés, à faire passer la force matérielle du côté d'une Assemblée grandie de tout ce qui diminuait son Roi, dominé par ces derniers. Le manque complet de sens politique et de volonté du Roi, sa totale impéritie ont ainsi enlevé à ce dernier la direction des événements, lesquels ne pourront plus désormais être guidés suivant un plan rationnellement préparé, mais seront la résultante du choc des passions et du heurt des forces contraires universellement déchaînées.

L'occasion était pourtant belle de faire appel, à la Nation elle-même, de ceux de ses représentants qui outrepassaient incontestablement leurs pouvoirs et trahissaient, en fait, la pensée de leurs commettants en l'interprétant abusivement. Les élections aux Etats-généraux ayant été faites suivant un système des plus libéral, au suffrage presque universel[21], et le gouvernement s'étant soigneusement abstenu d'intervenir au cours de la période électorale[22], non seulement les représentants, mais aussi leurs Cahiers étaient bien à l'image de la Nation. Par ces Cahiers, celle-ci disait très exactement ce qu'elle voulait obtenir, et les députés envoyés à Versailles étaient ainsi liés par les instructions qu'ils avaient reçues de leurs électeurs. Or ces instructions étaient généralement modérées. Elles prescrivaient la conservation des institutions fondamentales que les siècles et les instincts de la race avaient édifiées et maintenues, et dont on désirait seulement l'adaptation à des besoins, à des mœurs, des idées et des sentiments nouveaux[23]. La Nation réclamait donc, non pas une Révolution violente comme celle qui devait lui être donnée, mais une transformation, pour le moment plus modeste, et obtenue à l'amiable.

Et ceci aurait dû être d'un puissant secours pour un gouvernement avisé qui pouvait s'appuyer sur les Cahiers pour empêcher les mandataires de trahir la pensée de leurs mandants. Il n'y a qu'à relire les débats de la fameuse nuit du 4 août, au cours de laquelle les députés furent souvent gênés dans la manifestation de leur généreux enthousiasme par le caractère impératif de leurs pouvoirs, pour comprendre tout le parti que le Roi aurait pu tirer des scrupules de conscience des représentants des trois Ordres. On aura la même impression en parcourant le procès-verbal des séances des 7, 8 et 9 août 1789, où fut discuté le projet d'emprunt national présenté par Necker. Les Cahiers défendaient d'accorder aucun emprunt avant d'avoir obtenu la réforme de l'Etat, et beaucoup de membres de l'Assemblée, quoique convaincus de l'urgente nécessité d'un appel au crédit, hésitèrent beaucoup, à cause de cela, à donner l'autorisation demandée. Encore pouvait-on, dans ce cas précis, afin d'obtenir qu'il fût passé outre aux intentions des électeurs, représenter, comme le fit du reste Necker, qu'il avait été impossible à ceux-ci de prévoir la révolution inouïe arrivée depuis trois semaines. Mais, aux mois de mai et juin précédents, un tel argument aurait fait défaut, et les députés auraient bien été obligés de s'incliner si on les avait renvoyés à leurs Cahiers pour les inviter à plus de modération.

Les Cahiers étaient un moyen si efficace à cet égard que Mounier, ce célèbre membre du Tiers qui devait proposer, au 20 juin 1789, le fameux serment du Jeu de Paume, consacre tout un chapitre de ses Nouvelles observations sur les Etats-généraux de France, à démontrer que ces Cahiers sont nuisibles à l'intérêt du pays et infiniment favorables au pouvoir arbitraire, parce qu'ils étouffent l'énergie des représentants.

Or le gouvernement, bien loin d'employer cette arme si précieuse pour la défense de ses intérêts, s'engagea résolument dans la voie toute contraire ! La déclaration royale, qui précéda le discours de Louis XVI à la séance royale du 23 juin, condamna sans appel et pour toujours le principe même du mandat impératif : Le Roi casse et annule comme inconstitutionnelles... les restrictions de pouvoir qui, en gênant les libertés des députés aux Etats-généraux, les empêcheraient d'adopter [les mesures proposées] (article 3 de la Déclaration). Sa Majesté déclare que, dans les tenues suivantes d'Etats-généraux, elle ne souffrira pas que les Cahiers ou les mandats puissent être jamais considérés comme impératifs ; ils ne doivent être que de simples instructions confiées à la conscience et à la libre opinion des députés dont on aura fait choix (article 6 de la Déclaration)[24]. Sans doute cette attitude était-elle inspirée au Roi par le désir d'enlever aux députés qui se déclareraient liés par leur mandat prescrivant le vote par tête et en commun, tout prétexte de repousser la décision royale de faire voter séparément et par Ordre[25]. Il n'en reste pas moins qu'en condamnant le mandat impératif, le gouvernement s'enlevait un puissant moyen d'action et qu'il allait se remettre pour ainsi dire entre les mains de l'Assemblée. Et, en effet, celle-ci, à peine constituée le 27 juin, commencera par discuter la question des mandats impératifs, et, à la suite de la proposition faite, le 7 juillet, par l'évêque d'Autun Talleyrand, de. déclarer que tous les mandats impératifs sont radicalement nuls, elle décrètera, le 8 juillet, sur la proposition de l'abbé Sieyès, qu'elle regarde ses principes comme fixés à cet égard[26] et qu'il n'y a pas lieu à délibérer, décision d'une importance capitale puisqu'elle va donner au Roi, comme partenaire, à la place de la Nation, lointaine et respectueuse, une Assemblée toute proche et qui s'enhardira de plus en plus. On peut juger par là de l'aveuglement du Roi, quand il a ainsi condamné, dès le 23 juin, ce mandat impératif dont il aurait pu tirer un parti si efficace.

Mais le manque de sens politique dont a fait preuve Louis XVI à cette fameuse séance royale a été plus complet encore que nous ne venons de le dire. Il ne s'est pas contenté, en effet, d'y reconnaître ainsi, bien gratuitement, aux représentants, jusque-là paralysés par des scrupules de conscience, une liberté d'action qui allait transférer pratiquement le pouvoir constituant, du Pays dans son ensemble, à douze cents députés. Dans sa deuxième déclaration du 23 juin, il a encore prétendu maintenir les droits féodaux et les dîmes en leur reconnaissant le caractère sacré de propriété. Il s'est montré par là plus aristocrate que les aristocrates eux-mêmes, dont un grand nombre auraient été disposés à consentir — sous la réserve du maintien de ceux purement honorifiques — la suppression de leurs privilèges en échange d'une indemnité. Une telle mesure, qui aurait écarté tout danger de Révolution violente, on peut croire sans invraisemblance que les privilégiés l'auraient acceptée si leur Souverain le leur avait demandé formellement. Or, au lieu de cela, Louis XVI les encourageait à la résistance, reniant ainsi, par un aveuglement insensé, la politique d'union du Roi et de la Nation qu'il avait pourtant semblé prêt à suivre une année plus tôt[27] !

Cette politique absurde est l'une des meilleures illustrations que l'on puisse donner à l'appui de cette remarque, bien souvent faite, que les régimes politiques périssent toujours de leur propre main, et que, dans tous les cas, les ennemis les plus dangereux de chacun d'eux sont leurs partisans les plus extrêmes et les plus zélés : ceux-ci, d'une part, compromettent le pouvoir qu'ils servent, et, d'autre part, lui enlèvent toute liberté d'action. L'ancienne monarchie s'est ainsi, à proprement parler, suicidée pour s'être vue empêchée de gouverner par la faute d'amis aveugles. En présence du problème essentiel à résoudre, et qui ne comportait qu'une seule solution, celle réclamée par l'immense majorité du pays, elle n'a su se décider, d'une manière constante et suivie, ni pour la résistance absolue aux volontés de la Nation, ni pour la réforme radicale dont il lui appartenait de prendre l'initiative. Elle s'est ainsi laissé arracher une à une les mesures dont elle aurait dû prendre elle-même l'initiative, et elle s'est trouvée ensuite sans autorité pour fixer des bornes aux revendications populaires. Elle s'est, en somme, laissé manœuvrer. Or un gouvernement qui ne gouverne plus, qui est toujours à la suite, est bientôt menacé dans son existence même. Quand un organe ne répond plus à sa fonction, un autre organe ne tarde pas à le remplacer. De ces vérités d'évidence il n'existe pas d'exemple plus saisissant que celui des débuts de la grande Révolution.

 

3 - Cependant la conduite sans excuses du gouvernement n'avait encore amené à se réunir au Tiers à la date du 24 juin, outre les 149 députés du Clergé (chiffre maximum) qui auraient voté la réunion le 19 juin[28] et dont trois ne parurent même pas, ce jour, dans la salle de l'Assemblée nationale[29], que quatre nouveaux curés[30]. De ce côté la situation était donc restée stationnaire, et pas un seul représentant de la Noblesse n'avait encore, à cette date, abandonné la Chambre de son Ordre. C'est seulement à partir du 25 que des défections se produisirent, si bien qu'au 27 juin, entre 9 et 10 heures du matin, c'est-à-dire avant l'ordre de réunion donné par le Roi[31], les Communes avaient été rejointes, en outre des 149 ecclésiastiques réunis depuis le 19 juin, et de 21 autres députés du Clergé[32] plus ou moins terrorisés [le fameux archevêque de Juigné, qui avait failli être lapidé, était du nombre de ces convertis de la dernière heure] ce qui faisait, à ce moment, 170 ecclésiastiques réunis, en tout — par un certain nombre de nobles : 50 exactement, dont la presque totalité le 25[33]. Sur 300 membres du Clergé[34] et 291 de la Noblesse[35], chiffre maximum[36], la proportion de ceux qui se sont réunis au Tiers de leur propre mouvement — c'est-à-dire jusqu'au 27 juin avant la réception de l'ordre de réunion donné par le Roi — était de 56,66% pour le Clergé et de 17,18% pour la Noblesse. D'autre part, au moment où la décision du Roi fut connue, on avait en présence, d'une part, 130 ecclésiastiques et 241 nobles : au total, 371 mandataires des privilégiés, et, d'autre part, 170 ecclésiastiques et 50 nobles, plus 610 représentants du Tiers-Etat[37] : au total, 830 représentants de la Nation.

Ces faits appellent plusieurs commentaires. Il faut d'abord remarquer que la faible majorité du Clergé et la minorité de peu d'importance de la Noblesse (1/6e du total) qui se sont réunies au Tiers pour instituer l'Assemblée unique et le vote par tête ont été obtenues par des moyens assez artificiels (promesses bien illusoires du maintien des Ordres, intimidation, etc.). En second lieu, il faut observer que, pour se décider en faveur de la réunion, les représentants de la Noblesse et ceux du Clergé ont dû passer outre aux instructions de leurs commettants puisqu'il y avait eu seulement douze Cahiers de la Noblesse et dix Cahiers du Clergé pour accepter le vote par tête. Enfin, on constatera que la situation, à la suite de la réunion partielle au Tiers, était parfaitement nette. Les 1201 députés aux Etats généraux[38] étaient répartis, en fait, en deux groupes, inégaux en nombre, pouvant presque tenir lieu, l'un, de Chambre haute, l'autre, de Chambre basse, et formant, avec le Roi au centre, un véritable triptyque d'intérêts, distincts et parfois opposés, mais solidaires les uns des autres.

 

IV. — La réunion des trois Ordres, le 27 juin

 

1 - La situation au 27 juin au matin paraissait ainsi des plus sérieuse. Cependant la crise aurait peut-être pu encore être dénouée. Il semble bien, en effet, que, la veille 26 juin, les privilégiés irréductibles, c'est-à-dire ceux des représentants de la Noblesse et du Clergé qui restaient séparés du Tiers, auraient été assez disposés à céder si le Roi leur avait proposé une formule transactionnelle. Ce jour-là, en effet, la Chambre du Clergé décidait que l'Ordre renonçait à tous les privilèges pécuniaires, qu'il émettait le vœu de voir la dette nationale consolidée, et que, pour y parvenir, il acceptait que les biens ecclésiastiques fussent frappés d'un impôt proportionnel à leurs revenus, le Clergé ayant confiance que les Etats-généraux reconnaîtraient sa dette propre comme dette de l'Etat[39]. De son côté, la Chambre de la Noblesse protestait, en même temps, de son désir de voir consolider la Dette publique, promettant à cet effet de faire l'abandon de ses privilèges pécuniaires aussitôt que le rétablissement des bases constitutionnelles lui permettrait de délibérer sur ces deux objets[40].

Seulement, les Privilégiés ne consentaient ces sacrifices, le 26 juin, que pour pouvoir rester, quand même, à l'état d'Ordres distincts du reste de la Nation, ainsi que les deux Chambres en avaient exprimé l'intention la veille, 25 juin, en donnant l'une et l'autre leur adhésion à la décision royale du 23. Si vif était même leur désir à cet égard, que, peut-être, une intervention personnelle du Roi aurait pu obtenir d'eux, à ce moment, d'accepter la destruction du régime féodal, tandis que le Clergé ferait la promesse de concessions substantielles en ce qui concernait son temporel, le Roi revenant lui-même à cet égard sur la partie de la Déclaration du 23 août qui avait si malencontreusement annoncé le maintien, comme droits de propriété, de tous les droits féodaux en bloc.

Une dernière fois donc, peut-être l'occasion se présentait pour le Roi, à cette date du 26 ou du 27 juin, d'assurer l'accomplissement très prochain, sinon la réalisation immédiate, de la grande réforme sociale qui sera votée d'enthousiasme par les Privilégiés eux-mêmes au cours de la nuit fameuse du 4 août. Et, en échange de cette décision capitale, qui aurait été proclamée par le Roi, d'accord avec ce qui restait des Chambres des deux premiers Ordres, il aurait peut-être aussi été possible d'obtenir de l'Assemblée nationale, tout au moins provisoirement, le maintien de l'existence séparée des trois Chambres pour la discussion des questions de détail concernant l'abandon des privilèges de leurs commettants.

 

2 - Or, le 27 juin au matin, se produisait, au contraire, le coup de théâtre que l'on sait. Dès huit heures, le Roi avait convoqué le cardinal de la Rochefoucauld, président de la Chambre du Clergé conjointement avec les archevêques de Reims et d'Aix, et le duc de Luxembourg, président de la Chambre de la Noblesse. Ces personnages, s'étant rendus chez Sa Majesté, avaient trouvé toute la famille royale réunie et dans la plus grande désolation... cette désolation venait de ce que Sa Majesté avait reçu, ce matin, avis de Paris que, si la réunion des trois Ordres ne se faisait pas ce jour-là, 30.000 hommes partiraient, décidés à surmonter tous les obstacles qu'on pourrait leur opposer, pour venir assiéger les Etats-généraux et ensuite le Château... ces avis avaient décidé Sa Majesté à écrire aux deux Ordres du Clergé et de la Noblesse les deux lettres dont il a rendu les Présidents porteurs[41]. A neuf heures et demie, le cardinal de la Rochefoucauld, à la Chambre du Clergé, et le duc de Luxembourg à la Chambre de la Noblesse, donnaient lecture de ces lettres qui ordonnaient au Clergé et à la Noblesse de se réunir au troisième Ordre, ceux qui avaient des pouvoirs limités pouvant le faire sans donner de voix. Aussitôt le Clergé arrêtait, tout en faisant des réserves, d'obéir aux ordres du Roi, et il allait chercher la Noblesse qui discutait toujours dans sa salle et qui, sur une nouvelle plus pressante et plus décisive encore, se décidait enfin à écouter les craintes de son cœur pour la personne du Roi et à céder aux désirs de Sa Majesté en se rendant à la salle commune.

C'était la victoire complète des Communes et la défaite irrémédiable, à la fois des Privilégiés et du Roi.

Ce dernier avait cédé, le 23 juin, sur un grand nombre d'autres points ; réunion périodique des Etats-généraux ; vote des impôts et des emprunts par les Etats ; droit de regard de ces derniers sur le budget ; promesse de suivre leurs indications pour la réforme-des finances ; consolidation de la dette publique ; abolition de tous privilèges pécuniaires ; abolition de la taille ; détermination par les Etats-généraux des emplois et charges qui donneront la Noblesse ; abolition des lettres de cachet ; liberté de la presse — à réglementer par les Etats-généraux — ; abolition des douanes intérieures ; création d'Etats provinciaux ; réformes des impôts (à décider par les Etats) ; abolition de la corvée ; abolition de la mainmorte, etc. Pour les droits féodaux, il est vrai, comme nous l'avons déjà dit, la Déclaration tendait à leur maintien, mais en tant que droits de propriété seulement, ce qui équivalait à admettre la possibilité de leur rachat. Louis XVI avait ainsi donné des promesses formelles sur la plupart des questions en litige. Sur une seule, il s'était montré intraitable : sur celle de la réunion des trois Ordres, qu'il voulait maintenir séparés. Il en avait fait, en quelque sorte, une affaire de prestige personnel. En abdiquant sur ce dernier point, Louis XVI renonçait décidément à prendre la direction des événements, laquelle allait passer en d'autres mains.

Cette défaite avait certes été amenée, en partie du moins, par l'incompréhension de la plupart des privilégiés ; mais elle était due surtout à l'attitude du Roi, à son manque d'énergie et de décision personnelle, aux contradictions de sa conduite, inspirée successivement par des conseillers de tendances les plus opposées. A ce rôle indispensable d'arbitre qu'à en croire Necker, dans son discours du 5 mai, il était dans ses intentions de jouer[42], il avait manqué complètement. Il ne lui restait plus qu'une seule faute à commettre après cette succession d'erreurs : celle de faire appel à la force. Or il va s'empresser de compléter la série. A la simple menace, plus ou moins sérieuse, survenue le 27 juin d'une expédition parisienne contre le château royal, il répondra par la concentration, très réelle celle-là, de troupes dans les environs de Versailles, puis, quand il se croira prêt à la lutte, par le renvoi de Necker. Et ce sera alors la journée du 14 juillet qui donnera le signal de la Révolution véritable, de la Révolution violente, de celle qui ne recule pas devant l'emploi de la force, mais qui est, au contraire, la Révolution par la force.

 

3 - Ce n'est pourtant pas à cette conclusion funeste que semblaient devoir aboutir les événements qui s'étaient déroulés depuis le 5 mai 1789 jusqu'à la fin du mois de juin. La simple marche des faits, leur évolution toute normale, au cours des huit semaines qui ont suivi la réunion des Etats, avait mis en pleine lumière cette vérité d'évidence, à savoir qu'il n'y avait pas en présence seulement deux facteurs : le Roi et les Etats-généraux ; qu'il n'y en avait pas non plus jusqu'à quatre : le Roi, le Clergé, la Noblesse et le Tiers-Etat ; mais que ces facteurs étaient, en réalité, au nombre de trois : le Roi, les Privilégiés et le reste de la Nation. Dès lors, il devenait possible au premier, en se posant comme arbitre entre les deux autres, d'amener la liquidation à l'amiable de ce régime féodal qui constituait, à la fin du XVIIIe siècle, un véritable anachronisme, et, pour la France, si éclairée dans son élite et si routinière dans son ensemble, une véritable honte à cette époque. Et il devenait plus facile aussi, pour les deux derniers facteurs, en faisant un effort sur eux-mêmes, de ne pas pousser à l'extrême la revendication de leurs droits à l'égard de la Couronne, et de laisser à celle-ci, en reconnaissance du service rendu à tous par son intervention conciliatrice, une certaine autorité morale, située à égale distance de l'ancien absolutisme, que tous abhorraient, et de la République, dont pouvaient rêver certains.

Mais, pour mener un tel jeu, il eût fallu autre chose qu'un brave homme de monarque, dépourvu d'énergie et bourré de préjugés comme l'était Louis XVI. Il eût fallu un esprit clair, voyant de haut et au loin, un caractère décidé, ferme et prudent à la fois. Il eût fallu, en un mot, un Roi. Ce n'est pas à des ministres, forcément en désaccord les uns avec les autres, que ce Roi aurait dû abandonner toute initiative en un moment aussi décisif. Et ce n'est pas à des conseillers, pris, tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, qu'il aurait dû demander ses inspirations successives : il n'aurait dû prendre conseil que de lui-même, et, le moment venu, faire en sorte que la Royauté se réservât, suivant un programme arrêté d'avance, la direction d'un mouvement qui, sans elle, risquait de s'étendre infiniment plus loin qu'elle ne pouvait y consentir.

Pendant la période électorale, un incident s'était produit, qui montre que les esprits clairvoyants ont, dès ce moment, pressenti ce qui devait arriver. Malouet, le futur député du Tiers, alors intendant de la Marine à Toulon, et qui devait être aux Etats-généraux le meilleur auxiliaire de Necker, avait proposé à ce dernier et à Montmorin, le ministre de la marine, d'influencer les électeurs en leur proposant, dans une sorte de Cahier-modèle, le plan des réformes essentielles sur lesquelles la Monarchie et la Nation pourraient se mettre d'accord[43] : Il ne faut pas attendre, écrivait Malouet à ses correspondants, que les Etats-généraux vous demandent ou vous ordonnent. Il faut vous hâter d'offrir tout ce que de bons esprits peuvent désirer en limites raisonnables, soit de l'autorité, soit des droits nationaux. Les deux ministres restèrent sourds à cet appel. Ils refusèrent d'intervenir dans les élections et il faut leur en savoir gré, car, grâce à leur scrupule, nous avons, dans les fameux Cahiers de 89, le témoignage authentique et fidèle de l'état d'esprit véritable de la Nation. Mais, si le moment choisi par Malouet pour suggérer au pouvoir d'intervenir n'était peut-être pas très favorable, son idée essentielle était juste et elle aurait dû être mise en application aussitôt que l'opposition entre les Ordres eût conduit à une impasse au début de la session.

Il fallait alors, comme le voulait Malouet, faire prononcer le Roi entre les Privilégiés et le reste de la Nation, en lui faisant jouer le rôle d'arbitre suprême entre les deux camps affrontés. Il n'y avait à craindre, ni les résistances des deux premiers Ordres qui auraient bien senti la nécessité de suivre le chef sans lequel ils n'étaient plus rien, ni celles des Communes d'autant mieux liées par leurs Cahiers qu'on ne pouvait suspecter ceux-ci d'avoir été inspirés par le pouvoir. Toutes ces objections, que se font les uns aux autres dans leur correspondance Malouet et les ministres, seraient d'ailleurs tombées d'elles-mêmes si cette intervention décisive, au lieu d'être suggérée au Monarque, était venue de sa propre initiative, et si les députés des trois Ordres, au lieu d'être en présence d'un fantoche que d'autres faisaient agir, avaient eu en face d'eux un homme, un Roi à la manière de Henri IV par exemple, c'est-à-dire une personnalité vivante et agissante qui aurait su se faire écouter et suivre.

Seul un chef digne de ce nom, en se jetant lui-même entre les adversaires sur le point d'en venir aux mains, et en payant sans compter de sa personne, aurait pu empêcher la Révolution d'éclater, sauver la Monarchie en péril, et éviter à la France les terribles déchirements qui ont coupé son histoire en deux.

Plus que jamais, en 1789, la destinée de la France a dépendu, comme l'a si bien écrit Ernest Lavisse, de la valeur de la personne royale. C'est, avant tout, l'infériorité de celle-ci, à l'heure critique, à l'heure H, qui a entraîné tant et de si redoutables conséquences. Définitif en sa fulgurante concision est ce jugement de notre défunt maître : La cause principale de la chute de la royauté, ce fut le manque de Roi[44].

 

 

 



[1] Le procès-verbal de ces deux conférences se trouve au début de l'imprimé intitulé : Procès-verbal des conférences sur la vérification des pouvoirs, Paris, Baudouin, 1789, in-8°, 216 p.

[2] Nous reproduisons ce texte d'après la pièce citée à la note précédente et qui le donne aux pages 38-39. Le Procès-verbal [aussi imprimé] de la Chambre de la Noblesse écrit : particulièrement au lieu de plus particulièrement et le Récit des séances des députés des Communes (édition Aulard, p. 42), met : ponctuellement.

[3] Le Clergé dut, lui aussi, envoyer au Roi une députation semblable, comme le montre le Journal de Coster (p. 108, en bas, de l'édition d'A. Houtin, Les séances des députés du Clergé aux Etats-généraux de 1789), ainsi que le passage suivant du dompte rendu fait par le Moniteur (réimpression, t. I, p. 45) de la séance de la Chambre du Clergé du 28 mai : Le Clergé charge le cardinal de La Rochefoucauld, son président, de témoigner à Sa Majesté qu'il déférait avec respect et reconnaissance à l'invitation du Roi. Mais nous ne savons rien de cette démarche et nous ignorons le contenu de la réponse que le Roi dut faire au cardinal.

[4] Voir ci-après, § III, 1 en note.

[5] Récit des séances des députés des Communes, édition Aulard, p. 83.

[6] Journal de Coster, op. cit., p. 108.

[7] Procès-verbal [imprimé] des séances... de la Noblesse..., p. 120, et voir le début de la séance du 29 mai, pp. 140-141.

[8] Récit des séances des députés des Communes, édition Aulard, pp. 44-49.

[9] Voir l'intervention d'un représentant, resté anonyme, à la réunion des Communes du 10 juin. Moniteur, réimpression, I, 64.

[10] Dans le cours du mémoire lu par Necker à la conférence du jeudi 4 juin, et connu sous le nom d'ouverture de conciliation, on peut lire — à propos des deux premiers Ordres réunis par leurs privilèges pécuniaires — la déclaration suivante : Enfin, ces privilèges ne forment qu'une union passagère dans un moment où leur suppression paraît assurée. (Procès-verbal des conférences sur la vérification des pouvoirs, p. 159, et voir Moniteur, I, 54).

[11] A la séance du 30 mai 1789 de la Chambre du Clergé, dit le journal du curé Thibault, un membre a proposé d'engager le Roi à rassembler les trois Ordres dans la salle commune, et d'y faire vérifier les pouvoirs par des commissaires nommés par Sa Majesté qui donnerait la sienne (sic), laquelle serait comptée pour cinquante. (Les séances des députés du Clergé aux Etats-généraux de 1789, journal du curé Thibault et du chanoine Coster, publiés par A. Houtin, Paris, 1917, in-8°, 185 p. Voir aux pp. 27-28. D'après une note mise par l'éditeur, l'auteur de cette proposition, aurait été M. Dillon, curé du Vieux-Pouzauges).

[12] En dehors de diverses périphrases, telles que : l'Assemblée décide, l'Assemblée a été d'avis, la motion a été adoptée, il est résolu, etc., le compte rendu des séances des Communes n'emploie, jusqu'au 17 juin, que le terme d'arrêté. Voir à ce sujet, de préférence encore au Moniteur, qui n'a rien d'officiel, le Récit des séances des députés des Communes depuis le 5 mai 1789, jusqu'au 12 juin suivant, époque à laquelle la rédaction des procès-verbaux a commencé, document capital pour l'histoire des débuts de la Révolution française, et qui a été réimprimé par A. Aulard, dans la collection de la Société de l'histoire de la Révolution française, Paris, 1895, in-8°, IV-122 p. Même la grave décision du 10 juin de commencer sans délai l'appel nominal est qualifié d'arrêté dans ce document (voir pp. 109 et 110) et par le texte lui-même de l'arrêté en question (p. 102, p. 111).

[13] Un raisonnement analogue à celui que nous venons de faire ici avait été employé à la deuxième assemblée des notables, celle de 1788, pour réfuter l'argument, tiré de la supériorité numérique du Tiers-État, qui avait été produit en faveur de l'adoption de la mesure du doublement de ce dernier. A la question du nombre des députés de chaque Ordre, le Troisième Bureau répondit, entre autres : Ce rapport de la population est sans doute ce lui qui donne le plus d'avantages au Tiers-État ; il est infiniment plus nombreux que les deux premiers Ordres, et, sous ce rapport, il faudrait peut-être lui donner vingt représentants contre un des deux autres. Mais cette seule observation a fait sentir aux membres du bureau combien il était impossible d'admettre une proportion à cet égard.

[14] Voir les noms de ces vingt curés réunis au Tiers du 13 au 16 juin au bas de la page 147 de la publication de A. Houtin, Les séances des députés du Clergé aux Etats-généraux de 1789. — Journaux du curé Thibault et du chanoine Coster. Paris, Collection de la Société de l'histoire de la Révolution française, 1917, in-8°, XXXVI-185 p.

[15] Journal du curé Thibault, p. 47 de la publication d'A. Houtin, et voir, ibid., p. 56 et suiv., l'Appendice à ce journal de Thibault.

[16] Voir A. Houtin, op. cit., p. 48, n. 1, et p. 134, n. 1. — Le 24 juin encore, il n'y eut que 149 membres du Clergé pour se réunir au Tiers sur un total de 301 membres (voir leur liste dans A. Houtin, pp. 145-146).

[17] Malouet reprend ici, le 8 juin, l'idée que nous lui avons vu émettre le 16 mai (voir ci-dessus, chapitre précédent, in fine, en note).

[18] Moniteur, I, 60-61. — Voici le passage du Récit des séances des députés des Communes (p. 96) qui concerne ce discours : Un député de la sénéchaussée de Riom [Malouet était l'un des dix représentants du Tiers de cette sénéchaussée aux États-généraux de 1789], a proposé à l'Assemblée de vérifier sans délai les pouvoirs de ses membres et de se constituer, aussitôt après cet examen, sous le titre d'Assemblée légitime des représentants des Communes, agissant directement avec le Roi, sans rien entreprendre contre les deux autres Ordres, mais sans reconnaître leur veto. L'opinant a fondé son avis sur les réflexions suivantes : les membres de l'Assemblée doivent rester ce qu'ils sont, c'est-à-dire les représentants du peuple ; ils ne peuvent se constituer en Assemblée nationale : ils excéderaient les pouvoirs qu'ils ont reçus, ils éloigneraient de plus en plus les autres Ordres, ils détruiraient à jamais l'espoir de les voir se réunir aux Communes, ils exposeraient leurs commettants à tous les malheurs que peut occasionner une scission. La seule chose qui importe au peuple, la seule qu'il voie, est que les Ordres privilégiés ne puissent exercer le veto ; il faut donc se borner à cet objet et ne pas perdre de vue que les prétentions exagérées ont produit, dans tous les temps, les plus fâcheux effets.

[19] Le 6 mai, après que le Tiers eut en vain attendu jusqu'à deux heures et demie que les deux premiers Ordres vinssent se réunir à lui conformément à l'affiche et à la proclamation du Roi, Malouet prit, le premier, la parole pour proposer d'envoyer aux deux Ordres privilégiés une députation pour les inviter à se réunir aux Communes.

[20] Comme, le 28 mai. Louis XVI avait écrit au Tiers-État pour lui exprimer son désir de voir reprendre les conférences de conciliation en présence, cette fois, de représentants du pouvoir royal, le lendemain 29, les Communes avaient arrêté de faire une députation solennelle au Roi pour lui présenter leurs respects, les assurances de leur amour, et les sentiments de leur reconnaissance pour les tendres sollicitudes de Sa Majesté sur les besoins de son peuple. — L'adresse, dont le texte fut arrêté le 30 mai, ne put être présentée à Louis XVI les jours suivants à cause de l'état inquiétant de la santé du Dauphin. Des députés des deux premiers Ordres avaient cependant été reçus, ce qui indisposa vivement le Tiers. Celui-ci approuva sans réserve ceux de ses membres qui lui représentèrent, le 3 juin, qu'il fallait écarter les intermédiaires et s'adresser directement à Sa Majesté, que les ennemis du peuple trompent continuellement, pour lui faire entendre le langage de la vérité. Il applaudit au discours d'un député de la sénéchaussée de Riom (Malouet) qui, se référant à la triste circonstance dans laquelle se trouve le Roi, avait ajouté qu'elle lui fournissait un motif de plus pour offrir à sa Majesté l'expression de l'amour, du respect et du dévouement sans bornes de ses fidèles Communes. Et il prit, à l'unanimité, l'arrêté suivant : Les députés des Communes, ne pouvant reconnaître d'intermédiaires entre le Roi et son peuple, chargent leur Doyen de s'adresser directement à Sa Majesté, pour la supplier d'indiquer aux représentants des Communes le moment où elle voudra bien recevoir leur députation et leur adresse. Mais le Dauphin mourut dans la nuit suivante (du 3 au 4 juin), et la députation au Roi ne put être reçue que le 6 juin. L'enterrement eut lieu le 8 juin.

[21] Sauf à Paris, où il n'y aurait guère eu que 50.000 électeurs sur un demi-million d'habitants par suite de l'exigence du paiement d'une capitation de six livres.

[22] Un certain nombre de lieutenants généraux ou de subdélégués cher- chèrent bien à intervenir, soit pour faire du zèle, soit dans l'espoir d'être eux-mêmes élus. Mais ils furent désavoués, et le gouvernement prescrivit de laisser la plus entière liberté aux assemblées.

[23] Sagnac, op. cit., p. 392.

[24] L'article 5 de la Déclaration royale permettait aux députés qui se croiront gênés par leurs mandats de demander à leurs commettants un nouveau pouvoir. En conséquence, quatre jours après, le 27 juin, paraissait un Règlement fait par le Roi concernant les mandats des députés aux États-généraux, par lequel les députés en question étaient autorisés à s'adresser aux baillis ou sénéchaux, ou leurs lieutenants, pour convoquer leurs électeurs à l'effet de prendre les délibérations nécessaires pour donner à leurs députés de nouveaux pouvoirs généraux... et sans aucune limitation, Sa Majesté les ayant formellement interdites par l'article 6 de sa susdite déclaration. Or, le jour même où le Règlement était pris pour permettre la délibération séparée en Ordres distincts même à ceux des députés ayant reçu le mandat impératif de ne voter que par tête et en commun, ce jour-là même, le samedi 27 juin, le Roi, faisant volte-face, ordonnait aux Chambres du Clergé et de la Noblesse de se réunir à celle du Tiers, admettant ainsi la confusion des trois anciens Ordres et le vote par tête.

[25] Voici la fin de l'article 3 de la Déclaration du 23 juin, dont nous avons cité le début dans le texte : Le Roi casse et annule... la restriction de pouvoir qui... les empêcherait [les députés] d'adopter les formes des délibérations prises séparément, par Ordre, ou, en commun, par le vote distinct des trois Ordres.

[26] Ils l'étaient par l'arrêté du 17 juin constituant en Assemblée nationale les députés des Communes envoyés directement par les quatre-vingt-seize centièmes au moins de la Nation, une telle masse de députation ne pouvant rester inactive par l'absence de quelques bailliages ou de quelques classes de citoyens : le même arrêté dit, en effet, qu'il appartient à l'Assemblée nationale et qu'il n'appartient qu'à elle, d'interpréter et de présenter la volonté générale de la Nation.

[27] Voir ci-dessus, chapitre premier, § II, 2.

[28] Voir leurs noms, pp. 145-146 de la publication de A. Houtin, Les séances des députés du Clergé aux Etats-généraux de 1789.

[29] A. Houtin, p. 147.

[30] A. Houtin, p. 147. Ces quatre curés étaient : Galland, Gibert, Malartic et Millet. — Encore n'est-il pas sûr que les députés du Clergé réunis ce jour-là, au Tiers, aient été au nombre de 150 (149 - 3 + 4) comme le veut Camus. Thibault n'en a noté que 149 (voir Houtin, p. 55).

[31] Voir le Journal de Coster, édition Houtin, p. 140.

[32] A savoir, d'après la publication d'A. Houtin : les quatre députés du 24 juin : Galland, Gibert, Malartie et Millet (Houtin, p. 147) ; puis, le 25, 7 nouveaux ; le 26, 7 autres, et, le 27 à 9 heures du matin, trois autres encore (voir Houtin, p. 148).

[33] 47 le 25, 1 le 26, et 2 le 27 à 9 heures du matin à l'ouverture de la séance (d'après les comptes rendus du Moniteur, réimpression, t. I, pp. 98-99, 100 et 103.

[34] Il aurait dû y avoir 303 membres du Clergé (voir leur liste à la fin de la publication d'A. Houtin, p. 150 à 174). Mais Le Guen, curé d'Argenteuil, était mort le 24 juin ; Nicolaï, évêque de Cahors, qui était malade, n'est probablement jamais venu aux États-généraux ; enfin le cardinal de Rohan, représentant du Clergé alsacien, n'a pris séance que le 12 septembre 1789. Il avait délégué pour le remplacer provisoirement l'abbé Louis, son premier suppléant, mais celui-ci était mort le 19 mai et la place était restée vacante (voir Houtin p. 170, n. 1 et pp. 119-121). Les 300 membres effectifs comprenaient donc, outre les 170 membres réunis au Tiers, 130 irréductibles dont on trouvera la liste aux pages 148-149 de la publication d'A. Houtin.

[35] Nous en avons fait le décompte à l'aide de l'ouvrage de Brette : Les Constituants, Paris, 1897, in-8°, XXXVII-310 p., dont nous avons dépouillé les pages 3 à 185. Le chiffre aurait dû être 292, mais il n'y a pas eu de représentant de la Noblesse de la Sénéchaussée de Tartas (Brette, p. 81). Il est possible aussi que, pour la Noblesse comme pour le Clergé, il y ait eu quelques manquants au début de la session ; mais nous n'en savons rien.

[36] Il est possible que le chiffre de 291 députés de la Noblesse, doive être diminué de plusieurs unités. Il comprend, en effet, d'abord une députation dissidente de 8 nobles possédant fiefs de la Provence, sans attribution de sénéchaussée (voir plus en note) ; [cependant, si cette députation n'a pas été admise à l'Assemblée nationale, elle a fort bien pu l'être, avant cela, à la Chambre de la Noblesse, où elle avait demandé son admission]. Ensuite, il faudrait peut-être défalquer des 291 représentants de la Noblesse le député noble de la représentation élue par les États de Navarre, laquelle, nous dit Brette (p. 143, n. 1), n'a pas siégé à la Constituante. Enfin les deux membres nobles de la députation élue par les États de la Souveraineté de Béarn, pour laquelle Brette (p. 185, n. 1), fait la même observation.

[37] Les membres du Tiers-État ont été décomptés, comme les membres de la Noblesse, à l'aide de l'ouvrage de Brette (voir la deuxième note précédente). Des trois premières séries de Brette, seules à entrer en ligne de compte (pays d'élections, pays d'états soumis au règlement général du 24 janvier, pays d'états soumis à des règlements particuliers), la première fournit 351 représentants (contre 174 seulement à la Noblesse) à cause de plusieurs particularités dans la généralité d'Auch ; la deuxième donne 124 noms (contre 62 à la Noblesse) ; la troisième, pour laquelle il ne faut plus chercher l'exact doublement du Tiers, et où d'ailleurs la représentation bretonne est venue aux États-généraux défigurée par l'abstention du haut Clergé et par celle de la totalité de la Noblesse, comprend 134 députés du Tiers, plus, à partir du 14 juin 1789, un 135e député, irrégulièrement admis comme représentant du Tiers de la ville d'Arles, Guillaume Bonnemant, avocat en Parlement (voir Brette, p. 186 et n. 1).

[38] D'après le grand ouvrage de Brette, Recueil de documents relatifs à la Convocation des Etats-généraux de 1789, t. I, pp. 311-316, les règlements antérieurs à la réunion des États autorisaient l'élection de 1.196 députés seulement, au lieu du chiffre rond de 1.200 (300 + 300 + 600) primitivement fixé. Mais, des 1.196 députés régulièrement autorisés nous avons dû défalquer 3 ecclésiastiques et 1 noble (voir les 3e et 4e au dessus de celle-ci). Il reste donc 1.192 noms de représentants ayant eu le droit de venir siéger à Versailles. A ces noms, pour avoir la liste complète des personnes ayant pu siéger dans les trois Chambres des États généraux avant le 27 juin, il faut ajouter celui du député du Tiers irrégulièrement admis le 14 juin (voir la fin de la note précédente), ainsi que ceux de 8 députés nobles de Provence possédant fiefs, mais non classés dans une sénéchaussée et qui ont eu entrée dans la Chambre de la Noblesse seulement : l'Assemblée nationale, constituée le 27 juin sur l'ordre du Roi, n'a jamais prononcé leur admission, que d'ailleurs ils ne sollicitèrent pas (Voir Brette, les Constituants, p. 161, et n. 1).

[39] Journaux du curé Thibault et du chanoine Coster, édition A. Houtin, pp. 75 et 139.

[40] L'arrêté en question fut voté le 25 juin par la Chambre de la Noblesse (voir le Procès-verbal imprimé de cette dernière, pp. 274-275 et 278). L'arrêté fut porté le 28 au Roi et à la Chambre du Clergé (voir le Journal de Thibault, édition Houtin, p. 74, où il est daté par erreur du 26 juin).

[41] Journal de Coster, édition A. Houtin, p. 141.

[42] Sa Majesté, déclare Necker dans ce discours, désire tenir une exacte balance entre les divers Ordres de son royaume... Au milieu des intérêts contraires qui agitent les esprits... vous l'aiderez à rendre à tous ses sujets une parfaite justice.

[43] Voir Ph. Sagnac, op. cit., p. 384.

[44] Histoire de France de Lavisse, t. IX (1), p. 402.