1789 L'ANNÉE CRUCIALE

 

CHAPITRE PREMIER. — LES CHANCES D'UNE RÉVOLUTION PACIFIQUE.

 

 

Que demandait la nation au début de l'année cruciale, en ces solennelles assises où, consultée pour la première fois depuis un siècle trois quarts, elle ne se borna pas à choisir des mandataires, mais chargea ceux-ci de ses doléances ? De la masse des cahiers qu'elle nous a laissés, il est plus difficile de dégager une liste précise de réformes positives qu'un ensemble de griefs. Pour des remèdes, on n'est pas souvent unanime, on se met plus facilement d'accord contre des maux, et l'oppression paraissait alors le plus grand mal. C'est donc contre le despotisme, ou plutôt contre les différentes sortes de despotisme que se tournait, en 1789, la colère de tous.

On sait qu'on en distinguait alors deux principaux[1] : le féodal et le ministériel.

Par despotisme féodal, on entendait toutes les inégalités sociales autres que celles entraînées par la fortune, c'est-à-dire les privilèges des deux premiers ordres : d'une part, la dispense de payer certains impôts ; d'autre part, avec le droit d'en lever soi-même, celui de rendre la justice. Bref l'ensemble des droits féodaux.

Par despotisme ministériel, on désignait, soit quelquefois l'excès de centralisation et de hiérarchie administrative contre lequel se dressaient les aspirations régionalistes de certaines provinces ainsi que le besoin d'indépendance des individus, soit, et plus généralement, le régime arbitraire que devaient subir les Français de la part de tous les dépositaires de l'autorité, lesquels s'interposaient entre le Roi et son peuple pour tyranniser ce dernier, l'emprisonner, le vexer, le pressurer de mille manières, contre la volonté et les intentions supposées du commun Maître dont les sentiments paternels ne faisaient de doute pour aucun de ses sujets : Ah ! si notre bon Roi savait !...

Pratiquement, le Roi aurait donc, semble-t-il, donné satisfaction à l'ensemble de la Nation : 1° en supprimant le régime féodal — abolition des droits féodaux, de la justice féodale, de la situation privilégiée du Clergé et de celle de la Noblesse, égalité de tous devant l'impôt, admissibilité de tous aux fonctions publiques — ; 2° en garantissant la liberté de chacun contre l'arbitraire des agents du pouvoir, et en demandant directement à ses sujets, dûment représentés auprès de lui, le concours de leur bourse et de leurs lumières, au lieu de laisser carte blanche et pouvoir discrétionnaire à ses ministres et à leurs agents.

Ces revendications minima, ces demandes raisonnables, pouvaient-elles être satisfaites sans révolution violente ? En d'autres termes, les réformes indispensables pouvaient-elles résulter d'un accord amiable, qui laisserait à l'avenir le soin de les développer progressivement, sans brutal et subit dépouillement de l'une des parties par l'autre ? Le Roi et les privilégiés étaient-ils — et, si oui, jusqu'à quel point — disposés à céder à la demande pressante et justifiée de réformes ?

Telle est la question capitale qui se posait au seuil de l'année 1789.

 

I. La suppression du despotisme féodal

 

1 - En ce qui concerne d'abord la suppression du régime féodal, celle-ci semblait prête à se faire avec le consentement des intéressés. Sans doute l'intérêt parle en général plus haut que le sentiment, et la générosité, qu'on peut rencontrer chez des individus, n'est guère le fait des classes sociales. Il n'en est pas moins certain que la plupart des privilégiés étaient à peu près décidés, chez nous, à la veille de la Révolution, à faire l'abandon de leurs privilèges, du moins de leurs privilèges pécuniaires. Qu'ils aient pu avoir des sentiments différents au cours des décades précédentes, c'est là une autre question. Mais, au début de 1789, les privilégiés comprenaient l'inéluctable nécessité d'un tel sacrifice.

Et tout d'abord, comme l'observe si justement M. Sagnac[2], ils étaient résignés, depuis l'assemblée des notables de 1788, à admettre l'égalité fiscale. Sous ce rapport, la nuit du 4 août aurait pu avoir lieu trois mois plus tôt, ainsi que le donne nettement à entendre l'article suivant du cahier d'un des départements nobles de la capitale[3] rédigé le 22 avril 1789 : Art. 8 : La noblesse de la capitale se plaît à exprimer l'adhésion formelle qu'elle donne à la renonciation faite par la Noblesse des provinces des droits et privilèges pécuniaires onéreux au Tiers-Etat, sous la réserve des droits honorifiques dont elle a toujours joui[4]. Un mois après, d'ailleurs, un mois exactement, dans ses séances des 22 et 23 mai, la Chambre de la Noblesse des Etats-généraux reconnaissait que la presque totalité des Cahiers de ses membres était pour la renonciation aux privilèges pécuniaires de l'Ordre, et elle décidait d'avertir la Chambre du Tiers-Etat qu'elle rendrait le décret pour cette renonciation aussitôt après que les trois Ordres auraient fixé les bases de la Constitution.

Seulement, il n'y avait pas que l'égalité fiscale, il y avait encore l'égalité sociale, et là, il faut bien le reconnaître, l'attitude des privilégiés était moins nette. Sans doute, la féodalité avait alors bien mauvaise presse, comme nous disons aujourd'hui, et partout les despotes éclairés travaillaient à en faire disparaître les vestiges les plus odieux, le servage en premier lieu. Mais, ce que ces souverains pouvaient imposer chez eux, était-il possible de l'obtenir chez nous du consentement des intéressés ?

En ce qui concerne la servitude personnelle, dont le Roi n'avait pas osé décréter l'abolition légale pour tous les domaines du royaume, on sait que l'exemple, donné par lui sur ses propres terres dans son célèbre édit d'août 1779, ne fut imité au cours de la décade suivante que par un nombre assez restreint de seigneurs libéraux, et qu'il devait ainsi rester dans le royaume, à la veille même de la Révolution, plusieurs milliers ou dizaines de milliers de serfs, sinon le million et demi imaginé pour les besoins de la cause par l'abbé Clerget[5]. Mais l'initiative de la Couronne avait porté un coup sensible à l'institution, déjà condamnée par l'opinion depuis les célèbres campagnes de Voltaire en faveur des serfs du Mont-Jura (1771-72 et 1775-76) : on n'osait plus se déclarer ouvertement partisan de son maintien ; on admettait volontiers son abolition définitive et complète, considérée en général comme inéluctable et prochaine, et, dans le sein même du Parlement de Besançon qui avait résisté jusqu'à la fin de 1788 aux volontés royales pour l'affaire des serfs du chapitre de Saint-Claude, au Mont-Jura, le Roi avait trouvé des imitateurs pour affranchir à son exemple les serfs de leurs propres domaines, tandis que, pour justifier sa résistance à l'édit de 1779, la majorité de ce Parlement s'était vue obligée de soutenir que l'institution du servage ne portait pas atteinte à la liberté de la personne humaine, mais qu'elle affectait les seuls biens, puisqu'elle laissait au débiteur le droit de résilier à son gré le contrat qui le liait à son seigneur. L'abolition générale du servage ne pouvait donc présenter de réelle difficulté. Quant à celle de la taille et de la corvée, ces deux mots effrayants à rayer pour toujours des registres de l'administration des finances et du Code français, elle allait aussi de soi : Necker, dans ce même discours du 5 mai 1789 auquel nous venons d'emprunter ces citations, ne pouvait-il pas annoncer que cette seule délibération suffirait pour signaler honorablement les Etats-généraux de 1789 ? Les derniers vestiges de la servitude personnelle étaient donc définitivement condamnés grâce au progrès des lumières qui permettait même au ministre d'envisager, pour un avenir il est vrai encore incertain, la suppression de l'esclavage des nègres dans les colonies.

Mais, à côté de la servitude personnelle, les institutions féodales comportaient encore les droits féodaux proprement dits et les distinctions honorifiques. Or les droits féodaux avaient pour le budget des deux premiers Ordres une importance non contestable, et, d'autre part, la Noblesse n'était nullement disposée à abandonner les distinctions honorifiques qui étaient à ses yeux sa principale raison d'exister à l'état d'Ordre distinct.

Pourtant, d'abord sur la question de l'abolition des droits féodaux, un compromis ne paraissait pas impossible entre les privilégiés et le Tiers-Etat. Les premiers reconnaissaient eux-mêmes que l'exercice rigoureux de certains de ces droits apportait d'inutiles vexations aux paysans avec lesquels ils semblaient prêts à négocier un arrangement. Par exemple, le champart était moins lourd qu'odieux, du fait qu'il se prélevait en nature avant que le paysan n'eût le droit de toucher à sa récolte, et parce que celle-ci, obligée parfois de rester longtemps dehors, risquait de se perdre ou de se gâter. De même, le droit de troupeau à part, en usage dans certains pays — dans le Toulois par exemple —, causait aux prés des paysans un dommage bien plus grand que le bénéfice qu'en retiraient les privilégiés. De même encore, les banalités étaient surtout insupportables à cause de l'obligation de porter les grains, pour les faire moudre ou cuire, souvent à de grandes distances, par de mauvais chemins, en laissant la farine exposée aux intempéries et aux accidents de toutes sortes. Sur des questions de ce genre, le seigneur pouvait transiger ; et, en fait, dans certains cas, il a transigé : c'est ainsi qu'à Dourdan, il a consenti à affranchir les récoltes du champart, à condition de remplacer celui-ci par une redevance en argent. De leur côté, les paysans, dans leurs cahiers, ne réclamaient pas l'abolition, sans indemnité, de toutes les redevances qu'ils devaient au seigneur. Dans celui-ci ils savaient distinguer le propriétaire du chef féodal, et ils ne songeaient pas un instant à contester au premier son droit. De même, ils ne pensaient pas à refuser aux membres de la noblesse les distinctions honorifiques auxquelles ceux-ci tenaient tant.

Ces dispositions, connues de beaucoup de nobles, inclinaient un certain nombre d'entre eux à se déclarer les alliés du Tiers. L'exemple de l'entente des privilégiés et des représentants du Tiers-Etat avait été donné, dès juillet 1788, par l'assemblée dauphinoise de Vizille. Au mois de décembre suivant, le comte d'Antraigues avait salué l'aurore enchanteresse de l'entente des trois Ordres. Dans plusieurs endroits, au cours des élections, il n'y eut même qu'un seul cahier pour le Clergé, la Noblesse et le Tiers-Etat. Et, le 20 mars 1789, le comte de Lally-Tollendal disait à la noblesse de Dourdan : Ils vous trompent ceux qui vous disent que, les privilèges pécuniaires détruits, le Tiers voudrait abolir vos honneurs, envahir vos propriétés. Lisez ses déclarations ; voyez comme il proteste de sa vénération pour les prérogatives, pour le rang de la Noblesse... Tout nous rapproche, tout nous unit... Il y avait du vrai dans cette déclaration, et, certainement, le Tiers-Etat ne songeait, ni à arracher aux nobles leurs titres de propriété, ni à leur contester leur droit à des distinctions honorifiques. Seulement tous les privilégiés comprenaient-ils bien qu'un grand nombre de droits féodaux ne se justifiant, ni d'une manière, ni de l'autre, constituaient de véritables abus dont la suppression s'imposait, avec ou sans indemnité ?

Mais, s'il pouvait y avoir lieu à discussion entre le Tiers et les privilégiés sur des questions matérielles de détail, il y avait certainement une plus grande différence entre la petite noblesse de province jointe aux curés de campagne, d'une part, et les grands privilégiés de l'autre, qu'entre eux et les classes moyennes du Tiers. Sous peine de déroger, la petite noblesse ne pouvait exercer la plupart des professions. Aussi, réduite à des ressources qui fondaient de jour en jour, menait-elle une existence plus que modeste. De là sans doute son âpreté à défendre, avant la Révolution, ses derniers moyens d'existence ; de là, lorsqu'il sera question de la réforme de l'Eglise, les résistances sourdes de certains à l'abrogation de la Dîme, à cause de l'existence des dimes inféodées dont ils étaient possesseurs[6] ; de là aussi, en partie du moins, la répugnance générale des nobles à abandonner sans indemnité leurs droits de colombier et de garenne dont le rapport, si médiocre qu'il fût, ne les aidait pas moins à boucler leur très modeste budget. Préjugés mis à part, bien entendu, comment ne pas rapprocher du Tiers-Etat — ou plus exactement de la partie intermédiaire de ce Tiers-Etat — aussi bien cette armée de la petite noblesse de province que la milice des curés à portion congrue ? En réalité, la société française à l'extrême-fin de l'Ancien Régime ne comprenait guère que deux catégories d'individus — en dehors des manuels comme nous dirions aujourd'hui : une vaste classe moyenne — citadine ou campagnarde, travailleuse ou obligatoirement désœuvrée — à qui tout superflu était inconnu, et un petit nombre de parasites, de profiteurs du régime. C'est le clan de ces derniers, le clan de l'aristocratie, qui a seul inspiré les vœux réactionnaires de l'Assemblée des notables et du mémoire des princes à l'automne de 1788. Or, si, dans l'ébranlement produit par ces retentissantes manifestations, quelques membres de la petite noblesse se laissèrent aller à de regrettables écarts de langage qui semblaient révéler l'imminence d'une guerre de classes[7], il s'en fallait de beaucoup que tous les petits nobles fussent animés d'un semblable esprit, comme le démontre assez le texte que nous avons cité tout-à-l'heure.

En réalité, dans la noblesse, l'unanimité n'existait vraiment que pour la défense des privilèges honorifiques, et, dans la discussion, prolongée jusqu'au 11 août, qui suivra les décisions de principe prises dans la nuit du 4, ce sont des droits, en partie honorifiques, comme celui exclusif des fuies et colombiers, qui donneront lieu aux débats les plus agités[8]. Il est certain qu'en dehors des questions relevant des privilèges proprement pécuniaires, l'idée de l'égalité sera plus difficile à faire admettre par les privilégiés, nobles ou ecclésiastiques[9].

Mais encore conviendrait-il de s'entendre d'abord sur ce mot d'égalité. Dans l'ensemble de la Nation, la plupart des esprits n'étaient pas portés aux revendications radicales et l'opinion publique — en dehors des théoriciens extrémistes et de quelques fortes têtes dans les campagnes — aurait assez facilement accepté, en fait, le maintien d'une aristocratie, et même d'une noblesse de naissance, que justifieraient les services rendus. Pourvu que les plus humbles eussent pu s'y faire une place par leurs mérites et par leurs œuvres, on se fût volontiers accommodé de la présence, dans les rangs de l'armée et dans les cadres de la justice, de l'administration ou de l'Eglise, d'un nombre relativement important de familles où se serait transmis, de père en fils, l'honneur de gagner les batailles, de faire appliquer les lois, de conduire la vie du pays, ou de diriger le clergé. La noblesse n'est vraiment impopulaire que quand elle s'abrite derrière des privilèges, quand elle heurte les intérêts ou les préjugés du plus grand nombre, quand elle s'isole en un mot du reste de la nation. Largement ouverte par le bas, intelligente, compréhensive, dépouillée de toute morgue, et socialement utile, elle devient une véritable élite, seulement odieuse aux esprits étroits et jaloux, aux âmes envieuses et basses, qui restent sans action sur un peuple sain et droit.

 

2 - Mais ce n'est pas tout. Cette réforme de la société, qui aurait ménagé les transitions, en respectant, dans une certaine mesure, les positions acquises, en vue de sauvegarder la paix sociale, cette réforme aurait pu se faire, elle aurait dû même se faire, avec le concours actif du Souverain. Et c'est ce que sentait d'instinct la majorité de la Nation. Elle demandait au Roi de se mettre à sa tête pour lutter contre les privilégiés, de renouer ainsi les antiques traditions de la Monarchie, et de devenir, comme on dira après le 14 juillet, le restaurateur de la liberté française[10]. Il appartenait, en effet, à la Monarchie d'achever la destruction du régime féodal, puisque toute son histoire n'est composée, en somme, que d'une longue série de luttes contre la féodalité.

Comme l'enseignaient ses légistes, le Prince, représentant de l'idée romaine de l'Etat, ne pouvait laisser subsister dans le royaume d'autre volonté souveraine que la sienne. Lui seul devant désormais aide et protection égale à tous ses sujets, et son unique autorité se substituant complètement à l'ancienne hiérarchie des suzerains et des vassaux, il ne pouvait plus être question de droits féodaux ni de privilèges. En effet, le devoir féodal du seigneur ayant disparu, son droit féodal restait sans raison. Et, quant aux privilèges, comme l'a si bien démontré Sieyès dans son célèbre Essai, ils sont inconciliables avec l'idée même de la loi unique et égale pour tous, de la loi commune dont le Roi est l'incarnation vivante — lex animala in terris —, puisque ce sont, comme leur nom même l'indique, des lois essentiellement privées — deux termes qui sont exclusifs l'un de l'autre.

L'abolition des privilèges de la Noblesse et du Clergé était ainsi l'aboutissement naturel d'une évolution séculaire qui tendait, dans toute l'Europe et depuis le XIVe siècle, à restaurer, sur les ruines du système féodal resté pendant dix siècles le maître du continent, l'ancien état de choses de l'Empire romain, cet Empire dont la nostalgie restait si forte, après un millénaire et demi, qu'au lendemain même de la Révolution, un moderne César voudra le faire revivre dans l'Europe à nouveau unie par ses armes.

La réforme de la société jusque mais non compris la question de la propriété individuelle — c'est-à-dire en laissant de côté la loi agraire, comme on disait alors — aurait dû pouvoir, semble-t-il, s'accomplir sans encombres dans la France de 1789. Elle semblait annoncée par le discours du ministre Necker, à la séance d'ouverture du 5 mai 1789, discours dans lequel on peut relever, non seulement — en deux endroits au moins — la promesse formelle de l'égalité des répartitions entre les particuliers contribuables par la suppression des privilèges pécuniaires dont jouissent les deux Ordres privilégiés et qu'ils ont formé le projet d'abandonner, mais encore une allusion assez claire à la suppression des derniers vestiges du Régime féodal[11]. Cette réforme d'ailleurs ne s'était-elle pas faite dans nombre d'Etats le plus tranquillement du monde ? Si la mainmorte et la servitude personnelle n'avaient encore été abolies que dans le seul Piémont, par contre, ni le roi de Berlin, ni l'empereur de Vienne, ni la tsarine de Pétersbourg, ni les têtes couronnées de Madrid, de Lisbonne, de Florence, de Naples, de Copenhague, de Stockholm, ni nombre de principicules allemands n'admettaient plus, dans leurs territoires, de corporations plus ou moins indépendantes du pouvoir central et dispensées de payer au fisc les impôts désormais communs à tous ; dans les états catholiques, les Jésuites avaient été supprimés et des biens ecclésiastiques confisqués ; dans la Russie orthodoxe, les moines avaient été dispersés, des couvents fermés, les terres d'Eglise taxées comme les autres ; partout la féodalité avait été abattue, et la suppression des droits féodaux, des juridictions féodales et des restes d'autorité féodale avait permis l'unification financière, la codification des lois rendues universelles et la centralisation administrative. La Noblesse et le Clergé avaient été privés, non seulement de tout privilège pécuniaire, mais de tout pouvoir politique, tandis que, en vue d'augmenter les revenus du pays et, par conséquent, la puissance de l'Etat, les douanes intérieures avaient été abolies et les producteurs délivrés des entraves mises au commerce ou à l'industrie. Désormais la place d'honneur, jusque-là réservée dans la société à l'ancienne aristocratie, avait été donnée, aux fonctionnaires pour le civil, et aux officiers pour le militaire. Or, toutes ces réformes, et bien d'autres encore, comme celles des codes et des tribunaux, l'abolition des inégalités entre les différentes provinces, etc., qui sont les traits essentiels du Despotisme éclairé, représentent précisément dans les autres pays d'Europe les améliorations réclamées chez nous par les Cahiers de 1789 et par le célèbre Essai sur les privilèges de l'abbé Sieyès. Pourquoi ce qui avait pu être fait ailleurs sans secousse grave et par le seul exercice de la volonté souveraine n'a-t-il pas pu s'accomplir en France dans des conditions analogues ? Et pourquoi a-t-il été pour cela besoin seulement de réunir des Etats-généraux ?

 

II. La suppression du despotisme ministériel

 

1 - On peut trouver la réponse à cette dernière question dans la profonde aversion de toutes les classes de la Nation pour le deuxième genre de despotisme, celui qu'on était convenu d'appeler le Despotisme ministériel, expression par laquelle il faut d'abord entendre l'autorité despotique de l'Etat. C'est cette autorité qui, dans plusieurs monarchies de l'Europe, avait si rapidement fait disparaître les nombreuses survivances du régime féodal parce qu'elle n'avait plus voulu tolérer d'autre autorité que la sienne et qu'elle s'était montrée prête à briser toutes les résistances d'où qu'elles pussent venir. Or, si cette autorité — éclairée sans doute, mais despotique au premier chef — pouvait s'exercer sans frein dans la plupart des pays de l'ancien continent en 1789, si nul dans ces divers pays ne songeait à s'insurger contre elle — à cause précisément des bienfaits qu'elle apportait —, en France, au contraire, où avait régné cependant si longtemps le même esprit d'aveugle soumission au pouvoir, le nom seul de Despotisme était maintenant exécré de tous, les privilégiés eux-mêmes, s'ils semblaient prêts à abandonner volontiers les derniers vestiges de la féodalité, se hérissant à la seule pensée de se voir imposer ou arracher quoi que fût par l'Etat.

Le tempérament national, plus ombrageux et plus enthousiaste chez nous que partout ailleurs, devait sans doute y être pour quelque chose. Mais surtout la mode y était alors aux lumières et à la Raison, à tout ce qui faisait l'esprit du siècle. Or, tandis que, dans d'autres monarchies où l'opinion publique était pourtant bien moins en avance, le pouvoir central travaillait de toutes ses forces à faire passer cet idéal dans les faits, tandis que les autres souverains ne se laissaient guider que par l'intérêt général, pourtant souvent méconnu de leurs propres sujets, en France, au contraire, l'Etat, qui semblait tourner obstinément le dos au progrès, apparaissait aux yeux de tous comme arbitraire, tyrannique, et dépourvu de toute règle supérieure d'action. Accepté ou subi sans résistance sérieuse ailleurs, et par les esprits les plus rétrogrades, encore qu'il fût éclairé, le Despotisme était abhorré dans notre pays parce que retardataire et aveugle. Le Bien public, cet idéal de tous les hommes du XVIIIe siècle pouvait servir à justifier, dans d'autres Etats, l'existence du Despotisme. Chez nous, au contraire, on était pour la liberté, parce qu'on y voyait l'unique moyen de servir ce même Bien public.

Et l'on croyait pouvoir le faire sans manquer le moins du monde au respect dû au Souverain. C'est bien pour cela d'ailleurs que l'on usait de l'expression Despotisme ministériel dont le sens demande à être précisé plus que nous ne l'avons fait jusqu'ici. Sans doute, ce terme signifie bien, comme nous l'avons dit, le pouvoir despotique de l'Etat ; mais, par Etat, on entendait alors, non pas le Souverain lui-même, mais seulement ses agents, c'est-à-dire l'Administration et ses chefs. Quant au Souverain, on le voulait puissant et libre. On pouvait bien parler de Constitution et de Liberté, mais, en dehors de quelques milieux séduits par les prédications des philosophes et l'exemple des Etats-Unis d'Amérique, la masse de la population restait, comme on le sait, profondément attachée à la monarchie, non seulement à la monarchie de nom, mais à la monarchie de fait, à la monarchie au sens étymologique du mot, c'est-à-dire au régime dans lequel le dernier mot doit appartenir au Souverain. Et cela n'avait rien que de naturel pour l'époque, dans une Europe qui comptait alors seulement quatre Républiques, dont l'une — Provinces-Unies — était presque une monarchie, deux autres — Venise et Gênes — étaient aristocratiques, et une seule — la Suisse — constituait une démocratie véritable, tous les autres états — sauf le royaume d'Angleterre — étant des monarchies comme la France, c'est-à-dire de celles où le Roi décidait de tout en dernier ressort sans avoir à rendre compte de ses décisions à personne.

En comprenant ainsi le Despotisme ministériel — c'est-à-dire en réservant la question de la prérogative royale — la fin de ce Despotisme pouvait être admise par le Roi lui-même sans que ce dernier dût pour cela paraître abandonner son autorité vis-à-vis de ses sujets. Et Louis XVI semblait, en effet, assez disposé à envisager les choses de cette manière à la veille de la réunion des Etats, du moins ses déclarations publiques permettent-elles de reconnaître à cet égard des différences importantes entre les autres monarchies absolues de l'époque et la sienne.

 

2 - Il y avait d'abord entre elles une différence de tendance, de mentalité. L'esprit n'était pas le même à Versailles qu'en Prusse, en Autriche, en Russie, ou chez les souverains de l 'Europe méridionale. Quand le Roi de France parlait à ses peuples, il le faisait sur un ton paternel et dans un langage inconnu aux bords de la Néva, du Danube ou de la Sprée. Il entrait dans ses discours plus d'humanité qu'ailleurs et que chez nous-mêmes autrefois. C'est ainsi que, ses vues tendant toujours, disait-il, au bien public, il promettait d'entendre et d'examiner attentivement les observations qu'on lui présenterait[12]. C'est ainsi qu'il déclarait n'avoir pas besoin d'être sollicité pour assembler les Notables de son royaume, car, ajoutait-il, je ne craindrai jamais de me trouver au milieu de mes sujets : un roi de France n'est jamais mieux que quand il est entouré de leur amour et leur fidélité[13]. C'est ainsi encore qu'on pouvait l'entendre dire : Les actes de rigueur répugnent à ma bonté, lors même qu'ils sont indispensables[14], et répéter, sous toutes les formes : Mes volontés tendent toutes au bonheur de mes sujets[15] ; Mon unique souci sera toujours de les rendre heureux[16].

Sur un autre point encore notre Monarchie s'opposait à la plupart de celles de l'Europe. Tandis qu'ailleurs le monarque soutenait toujours ses agents qui n'auraient de leur côté jamais eu l'idée d'entrer en révolte contre leur maître, on pouvait assister, chez nous, au spectacle singulier d'un Souverain appelant ses sujets eux-mêmes à l'aide contre certains de ses propres subordonnés qui, dans un pays presque uniquement dévoué à son Roi, osaient donner l'exemple de l'indiscipline envers une Majesté dont ils se permettaient de discuter les inspirations. Si bon que pût être Louis XVI, si peu enclin qu'il fût, de nature, aux actes de rigueur même indispensables, il lui fallait bien, en ce cas, faire acte d'autorité envers des agents indociles et imprudents : Plus [mes volontés] sont modérées, plus elles seront fermement exécutées[17], l'entendons-nous dire aux membres de son Parlement. Ou encore, s'adressant toujours aux mêmes : C'est à moi seul à juger de l'utilité et de la nécessité de ces assemblées, et je ne souffrirai jamais qu'on me demande avec indiscrétion ce qu'on doit attendre de ma sagesse et de mon amour pour mes peuples, dont les intérêts sont indissolublement liés avec les miens[18]. En interdisant ainsi à ses Parlements de prendre des arrêtés contraires à sa volonté, le Roi avait le sentiment de défendre, contre ses propres officiers, à la fois la Couronne et les sujets de celle-ci, et d'empêcher la Monarchie de devenir une simple aristocratie de magistrats, aussi contraire aux droits et aux intérêts de la Nation qu'à ceux de la Souveraineté[19]. Et il considérait qu'il remplissait un devoir envers ses peuples, aussi bien qu'envers lui-même ou ses successeurs, lorsqu'il défendait au Parlement d'élever l'opinion de chacun de ses membres au niveau de sa volonté, et de faire entendre la nécessité d'un enregistrement pour confirmer ce que disait-il, j'aurais déterminé même sur la demande de la Nation[20].

Ainsi s'affirmait, un an avant la réunion des Etats-généraux, cette politique d'union du Souverain et de la Nation, contre des fonctionnaires trop oublieux de leurs devoirs, et qui tendaient à glisser leur autorité entre le peuple et son Roi. Ce dernier ne voulait admettre comme porte-parole de la Nation que les Etats-généraux : Je n'ai point entendu substituer à la Nation une Cour[21] dont les membres tiendraient de moi leurs pouvoirs et leurs fonctions. Nulle Cour ne peut représenter la Nation, qui ne peut l'être que par les Etats-généraux. Je ne dois pas tolérer qu'aucun corps particulier usurpe mes droits et les siens[22].

Voilà un langage bien différent de celui que pouvaient tenir, à la même époque, les despotes les plus éclairés de l'Europe ! Ce n'est rien moins, en effet, que la reconnaissance de l'égalité des droits de la Couronne et de la Nation, comme en Angleterre. Et cette reconnaissance ne restait pas purement théorique puisqu'au moment même où il la formulait, Louis XVI avait promis, depuis plus d'un mois[23], des Etats-généraux, assemblés, non une fois, mais toutes les fois que les besoins de l'Etat l'exigeront, de manière à confier de nouveau à la Nation l'exercice de ses droits légitimes. Engagement que le Roi renforçait encore et précisait par ces paroles, prononcées, le 15 juin 1788, en réponse aux revendications du Clergé : Tout respire dans mes édits la ferme résolution de n'établir aucune imposition sans le consentement des Etats-généraux... J'ai dit que je voulais confier de nouveau à la Nation l'exercice [des droits] qui lui appartiennent ; j'ai dit que je l'assemblerais, non une fois, mais toutes les fois que le besoin de l'Etat l'exigerait. C'est au milieu des Etats que je veux... consommer le grand ouvrage... de la régénération du royaume.

Ainsi le Roi lui-même semblait sincèrement disposé à mettre fin à cet arbitraire et à cette tyrannie qu'on désignait sous le nom de Despotisme ministériel, expression parfaitement adaptée à son objet, puisqu'elle rejetait tout l'odieux du mot Despotisme sur les agents de conseil et d'exécution qui interposaient leur néfaste influence entre le Souverain et ses sujets.

 

3 - De leur côté, les trois Ordres étaient pleinement d'accord pour réclamer la fin de tels abus ainsi que le contrôle par les représentants de la Nation des actes de l'administration et des décisions de ses chefs. Nous venons de voir le Clergé lui-même s'insurger contre la Cour plénière rétablie par l'un des édits du 8 mai 1788, c'est-à-dire, non pas contre l'autorité du Roi, mais contre celle d'une réunion de fonctionnaires dont on redoutait la trop grande autorité. Et, d'autre part, ce ne sont pas seulement les cahiers du Tiers-Etat qui demandent une constitution et qui subordonnent à celle-ci le vote par les Etats des impôts, ce sont aussi les cahiers de la Noblesse[24], à laquelle celle du Dauphiné venait de donner l'exemple en contribuant, avec les deux autres Ordres de la province, à doter celle-ci d'une véritable constitution, tandis qu'un peu plus tard, à la fin du mois d'avril 1789, à la veille même de la réunion des Etats-généraux, les 20 départements nobles de la capitale dont il a été question ci-dessus proclamaient tous sans aucune exception les grands principes de la périodicité des Etats, de la nécessité du consentement de la Nation aux lois et impôts, de la liberté individuelle, de l'inviolabilité de la propriété, de la liberté de la presse et du secret des correspondances privées, de la responsabilité des ministres, etc., etc. Comme on le voit, la Noblesse se défiait tout autant que le Tiers-Etat des instruments de la volonté royale.

C'est ce qui apparaîtra à plein dès les premières réunions des Etats-généraux à Versailles. Tout attachés qu'ils se montreront au respect des formes anciennes — c'est-à-dire de celles des Etats-généraux de 1614, qui avaient renoncé à la délibération en commun des trois Ordres —, les commissaires de l'Ordre de la Noblesse aux conférences de mai-juin 1789 sur la vérification des pouvoirs n'en reconnaîtront pas moins, dès la première de ces conférences, celle du 23 mai 1789, que les Etats de 1614 sont tombés dans une erreur lorsqu'ils ont renvoyé au Conseil du Roi — c'est-à-dire au gouvernement — la décision définitive sur tous les pouvoirs contestés[25], et, dans cette même séance, l'un de ces commissaires de la Noblesse, pour soutenir la thèse défendue par ses commettants de la vérification séparée des pouvoirs par chacun des trois Ordres, n'hésitera pas à observer que la division par chambres est plus propre que l'assemblée générale à s'opposer aux progrès du despotisme ministériel, attendu la facilité que le ministère pourra trouver à séduire ou entraîner plus de la moitié des membres de cette assemblée. Naturellement, du Tiers, on ne manquera pas de lui répondre que c'est le contraire qui est vrai, qu'une seule chambre conservera plus facilement son indépendance que trois, le système du despotisme étant, depuis des siècles, de diviser pour soumettre. Il y a donc désaccord, mais sur les moyens seulement : pour le but, il est bien le même. Les trois Ordres veulent, tous les trois, que des règles précises mettent fin à l'arbitraire et garantissent les libertés essentielles. Aucun d'eux ne veut plus laisser davantage aux Conseils le monstrueux pouvoir dont ils ont joui jusque-là et qu'ils ont usurpé sur la Nation, et c'est bien l'unanimité de celle-ci, Privilégiés compris, qui se dresse contre les Ministres, ne voulant plus avoir affaire qu'au Roi[26].

Ainsi donc, à la veille des événements d'où la Révolution violente et la guerre civile et étrangère devaient sortir, le Roi semble prêt à partager le pouvoir sur le pied d'égalité avec les délégués de la Nation, et ceux-ci sont tous d'accord pour repousser toute immixtion de commis ou de Conseils dans les affaires que doivent traiter directement entre eux le Souverain et les Représentants du Pays. Aussi bien que le despotisme féodal, le despotisme ministériel ne pouvait-il donc pas disparaître sans Révolution ?

 

III. Réforme pacifique ou Révolution violente ?

 

En présence de cet accord quasi unanime sur les grandes lignes d'un programme de réformes, on en vient tout naturellement à se demander d'où la Révolution violente est sortie. Etait-il vraiment nécessaire de faire la guerre à l'Europe, de renverser la monarchie et de se déchirer entre concitoyens d'un même pays pour arriver à faire triompher des principes qu'au moment de la réunion des Etats-généraux étaient prêts à accepter tant de braves gens de toutes conditions, hélas ! voués par un funeste destin à bientôt se haïr et se combattre les uns les autres ?

Liberté-Egalité-Fraternité, cette devise de la seconde et de la troisième République aurait pu être déjà celle de nos ancêtres de 1789. Ils n'étaient pas toute la noblesse, ces nobles qui auraient rougi d'être appelés les frères de leurs anciens vassaux, et la Fraternité, qui n'est qu'un autre nom de l'esprit chrétien, ne pouvait être désavouée par le Clergé. Quant aux principes de Liberté et d'Egalité qui devaient être si chers aux hommes de la Révolution[27], ils pouvaient être avoués de tous, privilégiés compris, dès le printemps de 1789, et l'on devait s'attendre à ce qu'ils le fussent si les revendications des déshérités de la société n'étaient pas présentées avec cette intransigeance et cet extrémisme impérieux qui révolte ou décourage les meilleures bonnes volontés. Or tel n'était nullement l'esprit des masses populaires à la veille de la Révolution.

On a souvent discuté de notre temps la question de savoir si les auteurs des Cahiers ont réclamé plutôt la liberté ou plutôt l'égalité. Ils voulaient à la fois l'une et l'autre mais sans pousser leurs revendications à l'extrême. Par Liberté, les paysans entendaient la suppression de l'arbitraire des subdélégués et des intendants et l'abolition de certains droits fiscaux qui leur étaient particulièrement odieux, la gabelle et les aides par exemple, une Constitution n'étant demandée que par la bourgeoisie des villes dans les cahiers de bailliages[28]. Mais les paysans comprenaient fort bien la nécessité d'une autorité administrative ainsi que celle des impôts, et les bourgeois admettaient, en général, le partage du pouvoir suprême entre les représentants de la Nation et le titulaire de la Couronne. Quant à l'Egalité, tout le monde dans le Tiers voulait la fin des privilèges, c'est-à-dire la suppression des droits féodaux et des exemptions fiscales, mais nul ne songeait à abolir les distinctions honorifiques dont jouissaient les représentants du Clergé ainsi que les membres de la Noblesse.

Un tel programme pouvait être accepté aussi bien par le Roi que par les Privilégiés. Et, en effet, dans cette Déclaration du 23 juin 1789, malheureusement bien vague, incomplète et surtout trop timide, le Roi, s'il commettra la faute de vouloir justifier indirectement le maintien des droits féodaux[29], admettra en revanche le vote des impôts et des emprunts par les représentants de la Nation périodiquement convoqués, l'abolition des privilèges pécuniaires des deux premiers Ordres — avec le consentement de ceux-ci toutefois —, le paiement des contributions publiques sans distinction d'état, de rang et de naissance, et, enfin, la réforme, sinon la suppression, de la gabelle (art. 26) et des aides (art. 27).

Les Nobles, de leur côté, s'ils se gardent en général de préciser leur programme, se contentant de batailler sur la question préliminaire de la séparation des Etats-généraux en Ordres distincts, ne paraissent pas vouloir rejeter a priori toutes les propositions de réforme. Dans tous les cas, un an plus tard, ceux qui combattront ouvertement la Révolution dans les journaux d'extrême-droite, comme le Petit Gautier ou les Actes des Apôtres, se rallieront à la Déclaration royale du 23 juin 1789, et le comte de Montlosier publiera même (en décembre 1790) un projet de constitution dont l'application, au témoignage d'un historien peu suspect de parti-pris conservateur, aurait établi en France une monarchie assurément plus libérale à bien des égards que ne l'a fait la Charte de 1814[30].

Quant au Clergé, pour prouver que rien ne s'opposait à ce qu'il pût admettre les principes de liberté et d'égalité, il suffit de rappeler un incident bien connu. Au lendemain du décret du 15 août 1792 imposant le serment de Liberté-Egalité, nombre de prêtres, réfractaires au serment à la Constitution civile, se montrèrent disposés à prêter le nouveau serment, s'il était renfermé dans l'ordre civil et politique, et, à cette occasion, l'abbé Emery soumit au législateur Gensonné, aux fins de consultation juridique, la définition suivante qu'il avait rédigée pour rassurer sa conscience : J'entends par Liberté, en général tout ce qui exclut le despotisme d'un côté et la servitude de l'autre, et, plus particulièrement, j'entends par Liberté cet état où l'on est gouverné par des lois et non par des volontés arbitraires. — J'entends par Egalité : premièrement, la répartition des impôts entre les citoyens en raison de leurs facultés, sans aucun privilège ; secondement, l'application des mêmes peines aux mêmes délits, sans aucune distinction de personnes ; troisièmement, le droit pour chaque citoyen d'aspirer et de parvenir aux emplois par le mérite et les services, sans qu'aucun puisse être exclu sous le prétexte seulement de l'obscurité de sa naissance ou de la modicité de sa fortune. Si la devise des Etats modernes, que la République a faite sienne, pouvait ainsi être avouée en toute sincérité, même après la chute de la royauté, par nombre de ces gens en qui les Conventionnels n'allaient pas tarder à reconnaître des ennemis, combien plus facilement encore l'accord n'aurait-il pas pu se faire sur elle au printemps de 1789, à un moment où l'unité morale de l'ensemble de la Nation n'avait pas encore été entamée.

Jamais, en effet, nous le savons, Révolution plus violente n'a débuté sous des auspices plus rassurants. C'est sous le signe d'une concorde touchante que s'ouvrirent les Etats-généraux, et d'innombrables estampes allégoriques, dont un grand nombre sont parvenues jusqu'à nous, popularisèrent, à cette époque, l'accord fraternel des trois Ordres et l'amour filial de la Nation pour son Roi. Il ne saurait être question de découvrir la moindre trace de sentiments de haine et d'excitation à la violence dans les revendications des hommes de ce temps. Bien au contraire : ce que tous réclament, c'est la fin d'un régime où la force tient lieu de loi et où les passions et les intérêts de ceux qui détiennent la force peuvent se satisfaire librement. Qu'on nous permette de citer à ce sujet quelques lignes de l'étude si remarquable consacrée, il y a une quinzaine d'années, par notre maître A. Aulard à la théorie de la violence envisagée par rapport à la Révolution française, étude dont nous avons déjà eu l'occasion de signaler le haut intérêt[31] : Les cahiers des Etats-généraux sont unanimes à vouloir qu'il y ait enfin des lois. Cette nouveauté qu'ils demandent est, pour eux, la Révolution même. Aucun projet de violence, aucune idée de violence ne se trouve dans ces cahiers. Au contraire, ils veulent tous substituer au désordre actuel, qui est quelque chose d'analogue à la violence, un ordre, une loi. Ils réclament une Constitution, qu'ils appellent aussi une Charte, un Pacte des Français, [et] que le roi... devienne ou redevienne l'interprète de la volonté générale... Quand on parle de lui, c'est avec respect, fidélité, amour, confiance. On n'a pas l'idée que la Révolution se puisse faire contre lui ou sans lui. Je le répète encore : on veut substituer l'ordre au désordre par des réformes. C'est le vœu général, et, cette substitution, on ne l'envisage que dans le calme et dans la concorde. Si on me passe l'expression, les députés du Tiers aux Etats-généraux ont un mandat de non violence.

Dès lors, une question se pose : comment se fait-il que ce mandat ait été trahi ? Comment en est-on arrivé à l'emploi de la violence ? Pourquoi, au lieu de la réforme attendue et voulue par tous, a-t-on eu la Révolution, la Révolution violente ?

Certains, dans le camp conservateur, proclament que celle-ci a été l'effet d'une véritable conjuration nouée dès la fin de l'Ancien Régime, d'un mystérieux complot ourdi — par la franc-maçonnerie ? par les partisans de la branche cadette ? — contre l'état de choses existant. Nous ne nous attarderons pas à discuter de telles fantaisies. Non que certains francs-maçons ou quelques familiers du duc d'Orléans n'aient pu exercer une action, même parfois importante, sur le cours des événements ; mais, de là à adopter une des thèses ci-dessus, la distance est vraiment trop grande !

D'autres, dans le camp adverse, ont, avec plus de raison selon nous, dénoncé l'influence néfaste de la reine et de ses amis — sans expliquer d'ailleurs suffisamment pourquoi cette influence a fini par l'emporter.

Dans ce cas comme dans l'autre, en effet, la question demeure entière et a seulement changé de forme : pourquoi l'une ou l'autre de ces minorités extrémistes a-t-elle, en effet, réussi à entraîner dans les voies de la violence et de la passion l'immense majorité de ces braves gens qui semblaient, au début, vouloir tous fermement une solution raisonnable et pacifique ? Sans doute ce sont toujours des minorités qui mènent le monde, mais ce ne sont pas toujours les mêmes. Pourquoi les partisans de la haine et de la révolte, certainement en nombre infime au début des événements, ont-ils fini par donner le ton ?

La réponse ne peut être fournie que par l'examen minutieux des faits. Sans doute ceux-ci sont archi-connus, mais on se borne en général à les exposer sans entamer la discussion, sans rechercher, en toute impartialité et bonne foi, les responsabilités encourues. C'est au contraire cette tâche que nous voudrions ici entreprendre, sans recommencer, bien entendu, un exposé historique qui se trouve partout. En face de ce qui a été, nous voudrions essayer de mettre ce qui aurait pu être, notre seule ambition étant de trouver une réponse aussi précise que possible à l'angoissante, à la lancinante question : Pourquoi donc la Révolution ?

 

 

 



[1] Car on en reconnaissait d'autres à l'occasion : par exemple, l'archiépiscopal ou le grand vicarial, d'après le discours de Camus à la séance de la Constituante du 10 juin 1790, Moniteur, réimpression, t. IV, p. 599.

[2] Ph. Sagnac, Histoire de France d'E. Lavisse, t. IX (1), p. 394.

[3] La noblesse de la capitale avait été répartie en vingt assemblées primaires ou départements pour le choix de représentants à l'assemblée des trois Ordres, par les règlements du 28 mars et du 13 avril 1789 relatifs aux élections à Paris. Il s'agit ici du 6e département, réuni au couvent des Récollets du faubourg Saint-Martin et dont le cahier, signé du marquis de Clermont d'Amboise, président, et du marquis de Gouy d'Arsy, secrétaire, porte la date du 22 avril. — Ce département n'a pas été le seul à admettre formellement dans son cahier l'abandon des droits et privilèges pécuniaires de la Noblesse. D'autres, comme le 1er, le 8e, le 12e, le 13e, le 14e, etc., réclamaient de même l'égale répartition des impôts entre les citoyens sans distinction d'Ordres. Mais le texte que nous citons est un des plus nets et un des plus explicites.

[4] L'original imprimé (8 pages in-8°) est à la Bibliothèque nationale : Le24232. On trouvera ce texte au tome II (p. 264) du recueil de Ch. L. Chassin, Les Elections et les cahiers de Paris en 1789.

[5] L'abbé Clerget, curé d'Ornans en Franche-Comté, est l'auteur d'un pamphlet bien connu publié à Besançon, en 1789, sous le titre de : Cri de la Raison ou Examen approfondi des lois et coutumes qui tiennent dans la servitude mainmortable 1.500.000 sujets du Roi.

[6] Voir Denys-Buirette, Les Questions religieuses dans les cahiers de 1789, pp. 239-240.

[7] En Bretagne..., un chevalier de Guer parla de sabrer le Tiers, et un Beaumanoir s'écria qu'on allait enfin jouer du couteau. (Ph. Sagnac, loc. cit., p. 366).

[8] Compte rendu de la séance de l'Assemblée nationale du 6 août 1789 au soir : Jamais séance ne fut plus orageuse, plus agitée ; jamais il n'y eut une contradiction aussi marquée dans les opinions ; jamais le choc ne fut plus violent ; et il ne s'agissait cependant que des pigeons ! (Moniteur, du 6 août 1789). La discussion, chose curieuse, fut beaucoup plus calme le lendemain sur le droit exclusif de chasse et de garenne, ainsi que, le 8 août, sur les justices seigneuriales.

[9] Dès le commencement de la discussion sur les arrêtés du 4 août, à la séance du 6, un membre de la noblesse tint à faire tout de suite les plus expresses réserves à ce sujet : Je prends la parole pour parler des droits honorifiques... Aucun sacrifice ne coûtera à la noblesse. Elle ne prétend pas rétracter ici les généreux sacrifices qu'elle a faits à la patrie... Elle désirerait avoir encore de nombreux sacrifices à faire à la Nation. Elle ne désire, elle ne veut conserver que des droits honorifiques, qu'elle a bien payés par les services rendus aux rois et à la patrie, plus encore payés par les flots de sang qu'elle a répandus. (Moniteur du 6 août 1789.)

[10] Ph. Sagnac, loc. cit., p. 395.

[11] Dans le passage suivant du discours en question : C'est à une époque où les lumières générales paraissent s'être approchées du dernier terme de leur perfection ; c'est à une époque où les restes d'une ancienne barbarie ne tiennent plus que par les liens usés, affaiblis et prêts à se rompre..., etc.

[12] Discours du Roi, du 22 février 1787, à la séance d'ouverture de la première Assemblée des notables.

[13] Discours du Roi au Parlement de Paris, à la séance du 19 novembre 1787.

[14] Discours du Roi à l'ouverture du lit de justice tenu à Versailles, le 8 mai 1788.

[15] Discours du Roi à la fin du même lit de justice.

[16] Discours du Roi à l'ouverture du même.

[17] Discours du Roi à la fin du lit de justice du 8 mai 1788.

[18] Discours du Roi à la séance du Roi au Parlement du 19 novembre 1787.

[19] Réponse du Roi, le 17 avril 1788, aux remontrances du Parlement de Paris du 11 du même mois.

[20] Discours du Roi à l'ouverture du lit de justice tenu à Versailles le 8 mai 1788. Il faut comprendre : pour confirmer même ce que j'aurais déterminé sur la demande de la Nation.

[21] La Cour plénière établie par le cinquième édit du 8 mai 1788.

[22] Réponse du Roi aux remontrances présentées par le Clergé, le 15 juin 1788, au sujet du rétablissement de la Cour plénière.

[23] Le 8 mai 1788 à son discours d'ouverture du lit de justice tenu à Versailles.

[24] Voir Sagnac, op. cit., p. 393.

[25] Il faut dire cependant à ce propos que l'attitude de la Chambre de la Noblesse a été un peu moins nette qu'elle n'apparaît d'après le compte rendu de la Conférence de conciliation du 23 mai que nous avons suivi ici (Moniteur, réimpression, t. I, p. 40) ou d'après le texte, presque identique, de la page 11 du Procès-verbal des conférences sur la vérification des pouvoirs, Paris, Baudouin, 1789, in-8°, 216 p. A la séance de la Chambre de la Noblesse du 25 mai, les commissaires de cet Ordre à la Conférence de conciliation du 23 mai déclarèrent simplement avoir dit qu'il était des moyens, par des commissaires respectifs, de pouvoir faire porter dans chaque chambre un arrêt semblable sans être obligés de les renvoyer à des commissaires du Conseil [royal]. De même, aux séances de la Chambre de la Noblesse des 3 et 4 juin, les commissaires de la Noblesse aux conférences de conciliation du 30 mai et du 3 juin exposèrent ce qui, d'après eux, avait été dit à ces séances sur l'usage ancien de la vérification des pouvoirs par les Conseils (voir le Procès-verbal imprimé de la Noblesse, pp. 150, 153-154 et 176-177). Le point de vue de la Noblesse, tel qu'il résulte de leurs déclarations, peut ainsi se résumer : Le Roi ne s'était attribué le droit de vérification qu'avant l'ouverture des Etats ; le Roi est certainement trop juste pour vouloir y recourir aujourd'hui ; mais la Noblesse préférerait reconnaître l'autorité du Roi plutôt que celle d'une Chambre, qui, par suite de la double représentation, imposerait sa loi. Quant au terme d'erreur dont les commissaires de la Noblesse auraient, d'après le Tiers-Etat, qualifié (à la séance de conciliation du 23 mai) le droit, que s'était arrogé autrefois le Conseil du Roi, de trancher les cas contestés, ces commissaires (voir le Procès-verbal de la Noblesse du 4 juin) auraient dit seulement que, si ce droit était une erreur, elle avait pris sa source dans l'usage ancien et habituel de procéder à la vérification des pouvoirs avant l'ouverture des Etats-Généraux.

[26] Le mardi 16 juin (La Chambre de la Noblesse s'étant réunie pour les dernières fois les 9, 12 et 13 juin), le Président de cette assemblée venait de déclarer qu'il avait été, le mardi précédent (donc le 9 juin), par devers le Roi pour lui communiquer l'arrêté de la Chambre et que Sa Majesté lui avait répondu qu'elle le recevrait seulement par égard pour la noblesse, l'usage étant de lui faire parvenir les arrêtés par le Garde des Sceaux. Cette réponse, continue le compte rendu de cette séance, excite des réclamations et donne lieu à des réserves de la part d'un grand nombre de membres de l'assemblée. (Moniteur, réimpression, t. I, p. 79.)

[27] La devise préférée (mais non officielle) des Français de la Révolution fut : Liberté-Egalité. Voir l'étude d'A. Aulard sur La Devise « Liberté, Egalité, Fraternité », dans Etudes et leçons sur la Révolution française, sixième série (1910), pp. 1-31.

[28] C'est ce que déclara, dans la fameuse séance de la nuit du 4 août, le vicomte de Noailles : Les communautés, dit-il — c'est-à-dire les paroisses, ou, comme nous disons aujourd'hui, les communes — ont fait des demandes : ce n'est pas une Constitution qu'elles ont désirée ; elles n'ont formé ce vœu que dans les bailliages. Qu'ont-elles donc demandé ? Que les droits d'aides fussent supprimés ; qu'il n'y eût plus de subdélégués ; que les droits seigneuriaux fussent allégés ou échangés.

[29] En les regardant comme des droits de propriété. L'article 12 dit, en effet, que toutes les propriétés seront respectées et que Sa Majesté comprend sous le nom de propriété les dîmes, cens, rentes, droits et devoirs féodaux et seigneuriaux, et généralement tous les droits et prérogatives utiles ou honorifiques attachés aux terres et aux fiefs ou appartenant aux personnes. La Constituante, au contraire, distinguera, on le sait, les droits de la féodalité dominante des droits de la féodalité contractante.

[30] L. Monrayssé, le Journal général de la Cour et de la Ville, article paru dans La Révolution française, 1911 (2), pp. 385-427 ; voir à la p. 425.

[31] Voir ci-dessus § IV de l’Introduction. Le passage que nous citons ici se trouve aux pages 102-103 de La Révolution française (année 1923).