DE LA CONSTITUTION CARTHAGINOISE

 

par Émile Bourgeois

 

 

Dans ses considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains, au chapitre IV, Montesquieu fait un parallèle, célèbre des ressources matérielles et morales dont Rome et Carthage disposaient à la veille des guerres puniques. Il nous donne ainsi de la défaite des Carthaginois des raisons multiples : toutes ne se valent point. Les unes sont des considérations morales assez vagues : est-il vrai que tous les emplois ne s’obtinssent à Rome que par la vertu et que les fortunes y fussent égales ? La différence est-elle donc si grande entre deux nations ambitieuses par orgueil ou par avarice, et peut-on faire aux Carthaginois un reproche d’avoir toujours fait la guerre sans l’aimer ? Ne savons-nous pas enfin aujourd’hui par des preuves éclatantes que la grandeur des puissances établies par le commerce est plus durable que ne le croyait Montesquieu ? Toutes ces questions philosophiques gagneraient à être résumées. Il est parfois dangereux d’insister outre mesure sur des vérités évidentes : il est certain que la vertu, la constance sont plutôt que les ressources financières les véritables forces d’un État. Que penser aussi de cet aphorisme : L’or et l’argent s’épuisent, la pauvreté ne s’épuise jamais. Il y a, hâtons-nous de le dire, dans ce chapitre de Montesquieu, des considérations moins générales et plus précises : l’emploi des mercenaires, l’hostilité des populations mal soumises qui entouraient et menaçaient Carthage, la dureté du gouvernement carthaginois à l’égard des indigènes ont été, pour la rivale de Rome, des causes réelles d’infériorité. Mais Montesquieu ne parle que très brièvement des vices de la constitution carthaginoise, de ces deux factions dont l’une voulait toujours la paix, l’autre toujours la guerre, de ce peuple qui voulait tout faire par lui-même : c’était cependant dans une étude approfondie des institutions de Carthage qu’il eût fallu chercher les raisons dernières de sa ruine.

Il faut avouer que le silence des écrivains anciens rend la tâche assez difficile. Strabon, par exemple, se contente de dire que les Carthaginois étaient admirablement gouvernés οΰτω θαυμαστώς πολιτευόμενοι[1]. Aristote nous donne des renseignements plus complets et probablement exacts : si, comme l’affirme Movers, la Constitution de Carthage ressemblait à celle de sa métropole, Aristote, qui suivit Alexandre dans ses conquêtes en Asie et en Afrique, fut à même d’étudier les modèles de cette constitution dans les villes de la vieille Phénicie. Peut-être eut-il même une source plus directe d’informations : nous savons qu’il se sépara d’Alexandre au moment où ce prince, après avoir fondé Alexandrie et soumis l’Égypte, remonta vers la haute Asie pour y continuer son œuvre de civilisation (331). Tandis qu’ils étaient encore l’un et l’autre dans la nouvelle colonie grecque, les Carthaginois, épouvantés des progrès du roi de Macédoine, craignant qu’il ne voulût unir sous une même domination l’Afrique centrale et la Perse, envoyèrent auprès de lui Hamilcar, surnommé le Rhodien, diplomate très habile et fort éloquent[2]. Cet Hamilcar s’attacha si bien à Alexandre qu’il ne revint à Carthage que huit ans après, à la mort du roi de Macédoine : cette longue absence l’avait rendu suspect à ses concitoyens, qui le condamnèrent à mort comme déserteur. Aristote a dû connaître ce Carthaginois et peut-être lui a-t-il emprunté la plupart des détails qu’il nous donne sur l’état intérieur de Carthage. Quoi qu’il en soit, remarquons que ces détails sont antérieurs à la première guerre punique, qu’ils se rapportent au moment où la grande cité phénicienne dominait encore à peu près seule sur le bassin occidental de la Méditerranée. Malheureusement ils nous sont venus dans un de ces parallèles si chers à l’antiquité, mais si contraires à la précision et à l’exactitude historiques[3].

C’est aussi par un parallèle que Polybe nous fait connaître la Constitution de Carthage[4]. Il est vrai qu’il est parfois amené dans le récit des événements à indiquer le nom et le rôle des différents pouvoirs de l’État phénicien : et ces indications, quoique très brèves, ont souvent une grande valeur. Il n’est pas possible au reste, comme l’ont essayé quelques critiques allemands, de mettre en doute la bonne foi et l’exactitude de l’historien : des erreurs dans la description topographique de Carthagène ne prouvent rien[5]. Mais Polybe n’a connu que la dernière période de Carthage, cette période de décadence marquée à l’extérieur par des guerres continentales, à l’intérieur par les discordes civiles. Aussi est-il souvent impossible de concilier ses renseignements et ceux d’Aristote : faut-il en conclure quo l’un des deux historiens est nécessairement dans l’erreur ? Non, ces contradictions sont au contraire très précieuses ; comme l’a bien fait remarquer un contemporain de Heeren, Bœtticher : De tout ce que nous savons de la Constitution de l’État carthaginois, il résulte clairement qu’on doit distinguer soigneusement la période d’éclat de cette République qu’Aristote eut encore sous les yeux de sa période de décadence décrite par Polybe[6].

Si l’on joint aux parallèles d’Aristote et de Polybe les indications souvent confuses que donne Tite-Live au livre XXIII, les témoignages assez douteux de Diodore[7], les récits de Justin, l’abréviateur de Trogue Pompée sur les origines et les accroissements de Carthage[8], et enfin les renseignements d’Appien[9], de Procope[10] et de Paul Orose qui copient Polybe ou Trogue Pompée, voilà tout ce que l’antiquité grecque ou latine nous a laissé sur cette grande cité de Carthage oubliée dans sa ruine : aucun témoignage indigène, et pas un fragment de ces libri punici que possédait le roi Hiempsal et que consulta Salluste pendant son gouvernement[11]. Le sol n’a pas mieux que l’histoire conservé les souvenirs du peuple disparu. Les monuments de l’épigraphie punique sont très rares. En 1838, M. Quatremère de Quincy déclarait qu’il était impossible de rien retrouver à Carthage[12] : son sol labouré par tous les peuples qui se, sont disputé la possession de cette place importante ne présente presque plus de débris antiques ; mille fois des marbres chargés peut-être d’inscriptions précieuses ont été employés dans la construction des courtines et des bastions, ont été jetés dans les fours à chaux ou bien placés dans les balistes et les catapultes. L’opinion des savants était donc qu’il n’y avait rien à chercher à Carthage même : les médailles carthaginoises trouvées à Panorme et dans la petite île d’Ebusus, près des Baléares, étaient, suivant Eckel, des monnaies coloniales[13]. Une découverte faite à Marseille, en 1845, la mise au jour d’une des plus importantes inscriptions puniques vint fortifier l’avis d’Eckel et de Quatremère de Quincy. Auparavant H. W. Gesenius, de Nordhausen, professeur de théologie à l’Université de Halle, avait recueilli et classé, en carthaginoises, maltaises, inscriptions d’Oxford, les inscriptions dont les plus importantes sont, sans contredit, la première, la deuxième, la troisième et la quatrième carthaginoises conservées au Musée de Leyde[14]. Mais ce recueil devint incomplet par les découvertes de Falbe à Carthage, de l’abbé Bourgade dans file du Port-Cothon, et surtout de Texier à Marseille (juin 1845). Le monument de l’église de la Major, que dans l’enthousiasme du premier moment on prit pour un traité de commerce entre les Carthaginois et les Marseillais, réduit à sa juste valeur par M. de Saulcy, n’en reste pas mains un témoignage très précieux sur lequel nous aurons à revenir[15]. Cette découverte semblait devoir détourner de Carthage pour longtemps l’attention des archéologues : néanmoins, en 1859, avec le secours de M. Roches, consul général de France à Tunis, M. Beulé y entreprit de belles fouilles dont les résultats furent beaucoup exagérés, et plus récemment encore, M. de Sainte-Marie a rapporté en France une ample moisson de monuments puniques qui figuraient à l’Exposition de 1878 et dont l’importance est incontestable[16]. Encore faut-il attendre, pour tirer tout le parti possible de ces inscriptions, que l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres nous ait donné le corpus inscriptionum semiticarum[17].

Cette insuffisance des textes anciens et des monuments épigraphiques expose l’historien à un double danger : il ne faut pas compiler, sans conclure, des textes qui souvent se répètent, comme ceux de Procope et d’Orose. C’est la faute où sont tombés les premiers érudits qui se sont occupés de Carthage et de sa Constitution, l’Allemand Hendrich, l’Espagnol don Pedro Rodriguès Campomanès[18].

Mais il ne faut pas d’autre part, sous prétexte que les documents sont obscurs ou inconciliables, leur substituer des hypothèses qui ne s’appuient sur aucun monument ancien, ni expliquer les textes, en mettant sa propre pensée à la place de celle de l’auteur : c’est là le défaut très grave d’une histoire plus moderne, celle de M. Hennebert[19]. Il est remarquable devoir comment Heeren[20] a su échapper à ces dangers, appeler à son aide les textes qui le méritent, les critiquer, les comparer et en tirer le premier de véritables conclusions : M. Bœtticher dans son histoire de Carthage, Smith dans son étude toute récente[21], s’autorisent autant des travaux du maître que des témoignages des anciens. La science moderne a pu compléter ces travaux, elle ne les a point dépassés.

— I —

Suivant Aristote[22] et Strabon[23], la Constitution carthaginoise était excellente : Aristote ajoute qu’elle se rapprochait plutôt de celle de Sparte. Cette remarque du philosophe devrait, au premier abord, nous inspirer des doutes sur l’exactitude de ses témoignages : on pourrait craindre que cette ressemblance peut-être vague ne l’eût entraîné à attribuer à Carthage des institutions qui ne lui appartenaient pas. Cependant la précision avec laquelle il décrit certains pouvoirs carthaginois prouve d’autre part qu’il les connaissait bien. Ce doute écarté, voici ce qu’il nous apprend : il y avait à Carthage des syssities ou phidities, ce qui est tout un, un pouvoir dit des cent quatre, analogue à celui des éphores ; avec cette différence que les uns étaient choisis à Sparte parmi les gens de rien, à Carthage parmi les aristocrates — άριστοι —, des rois enfin et un sénat. Les rois n’étaient ni héréditaires ni d’ailleurs nommés au hasard, mais électifs et élus d’après leurs mérites. Quant au peuple, il n’avait que très peu de part au gouvernement. Il était le juge suprême de tous les différends entre le sénat et les suffètes. Quels étaient maintenant le rôle et les attributions de ces divers pouvoirs, leurs rapports et leurs liens, c’est là ce qu’il s’agit de déterminer.

On est étonné de voir Movers prendre pour point de départ de ses études sur la Constitution de Tyr la Constitution de sa colonie : Nous possédons, dit-il, sur les institutions de Carthage d’assez riches matériaux qui peuvent être considérés comme une source d’informations directe sur toutes les parties essentielles de l’État tyrien[24]. Ces matériaux sont selon nous loin d’être aussi riches ; d’autant plus que, nous l’avons vu, les documents anciens ne peuvent servir à une interprétation mutuelle. Polybe ne nous fournit ni compléments ni éclaircissements aux données d’Aristote. Mais peut-être y a-t-il quelque profit à tirer de la comparaison de Carthage et de Sparte qu’Aristote nous indique lui-même. Les syssities, ces repas d’associés, étaient vraisemblablement une institution politique : le philosophe les compare aux phidities de Sparte. Heeren croit le prendre ici en défaut : il saute aux yeux, dit-il, que les syssities de Carthage n’offrent aucune analogie avec les repas communs de Sparte, auxquels assistaient tous les citoyens et même les rois. Les syssities étaient des réunions politiques qui se terminaient par des banquets, des sortes de clubs irréguliers dont la division des partis augmenta le nombre et l’importance[25]. Sans doute les syssities étaient bien à Carthage des réunions politiques : mais pourquoi l’historien allemand refuse-t-il de les assimiler aux ; phidities spartiates ? C’est qu’il n’a compris ni le sens ni la portée politique de ces dernières.

Les phidities spartiates n’étaient pas, comme on l’a trop souvent répété, des repas publics auxquels prenaient part toute la cité et les rois. Les historiens anciens ne disent jamais que tous les citoyens y assistassent ni qu’ils eussent lieu en public. Au contraire, il était permis de dîner chez soi les jours de sacrifice, et on pouvait sacrifier aussi souvent qu’on le voulait[26]. Hérodote ajoute que le roi avait le droit de prendre ses repas chez lui[27]. Plutarque, dans la vie de Cléomène, décrit la table de ce roi et la compare à celle des repas publics[28]. L’homme seul enfin prenait part au phidition. Encore fallait-il qu’il pût en faire les frais : c’étaient un médimne de farine, huit conges devin, cinq mines de fromage et de l’argent. Le législateur, dit Aristote, veut que ces repas soient aussi peu démocratiques que possible[29] : les pauvres en étaient donc exclus. Enfin, les riches qui assistaient à ces repas se partageaient en tables de quinze personnes auxquelles on était admis par une sorte de cooptation[30].

Ces détails ont un grand intérêt pour l’étude de la Constitution carthaginoise : analogues aux phidities de Sparte, véritables clubs aristocratiques, les syssities de Carthage étaient un pouvoir politique, disons mieux, aristocratique. C’étaient comme les assemblées des classes dirigeantes de la cité[31]. Formées peut-être à l’origine de ces grandes familles tyriennes qui avaient suivi Didon, selon la légende, elles centralisaient à leur profit toutes les affaires administratives, religieuses et même judiciaires de la cité au moyen des pentarchies[32]. Ces pouvoirs, dont on a si longtemps cherché, dont on cherche encore la raison, qui s’élisaient eux-mêmes et nommaient les cent quatre, dont les membres gouvernaient avant d’entrer dans cette magistrature suprême et après en être sortis, étaient sans doute les grandes divisions politiques entre lesquelles se répartissaient les aristocrates, membre des phidities, les έταΐροι. M. Duruy, dans son histoire des Romains[33], M. Hennebert, dans son histoire d’Annibal[34], veulent voir dans ces pentarchies des ministères, des divisions des cent quatre qui se partageaient les affaires militaires, financières, etc. Outre que n’est là une idée bien moderne, comment concilier cette hypothèse avec le texte d’Aristote ? Si les pentarchies eussent été des sections du conseil des Cent, elles auraient été élues par lui et non par elles-mêmes : en droit et en fait, elles lui seraient postérieures et non antérieures. Les pentarchies étaient des corporations dont les citoyens pauvres étaient exclus, des corporations politiques, financières, religieuses et judiciaires, dont les έταΐροι et les syssities étaient les premiers éléments.

Différents détails rapportés par les historiens viennent à l’appui de cette interprétation. Tite-Live rapporte que les projets d’Aristo, envoyé à Carthage par Annibal exilé pour traiter avec les Barcas, avaient d’abord été discutés dans les cercles politiques avant d’arriver au sénat[35]. Dans un autre passage, un personnage qu’il nomme questeur appartient aux pentarchies : il passait, nous dit-il, de cette charge dans l’ordre des juges[36]. Or, pour Tite-Live, cet ordre des juges, c’est le tribunal des Cent. Cette magistrature élue par les pentarchies et les έταΐροι s’était en effet réservé, avec la justice, l’autorité suprême. Aristote n’a pas négligé de le remarquer : tandis qu’à Lacédémone les éphores étaient chargés de telle ou telle procédure spéciale, les rois de la punition des parricides, tous les procès à Carthage étaient portés devant des magistrats, toujours les mêmes, et ces magistrats étaient les Cent-Quatre[37]. La religion était comme la justice entre leurs mains ; l’histoire nous en a conservé un exemple remarquable : le général Malée ou Malchus était révolté contre l’aristocratie ; son fils, le grand prêtre Carthalon, qui venait de porter à l’Hercule Tyrien les présents de Carthage, ne put, sous prétexte de satisfaire à ses devoirs religieux, se rendre au camp où l’attendait son père. L’aristocratie, bien plus que son devoir, le retenait à Carthage. Il dut demander au peuple un sauf-conduit pour pouvoir s’acquitter enfin de ce qu’il devait à son père. Le père, irrité de ces délais, et sans doute de la résistance de l’aristocratie, le fit mettre en croix[38]. Nous pouvons même, grâce à un monument épigraphique, établir d’une façon certaine les privilèges religieux des έταΐροι. Dans l’inscription de la Major, trouvée à Marseille, qui est, à ce qu’on croit, une formule du rituel phénicien, relevons avec M. de Saulcy les noms des signataires. A la 1re ligne de l’inscription, on lit : Baal le suffète, fils de Bedtanit, fils de Bed, à la 2: Le suffète, fils de Bedachmoun, fils de Kallatzbaal.

Ce dernier nom, ajoute M. de Saulcy, est suivi de la particule copulative ך. Il est donc évident que les deux premières lignes étaient suivies d’une énumération de personnages dont deux étaient revêtus de la dignité de suffètes[39]. A la fin de l’inscription se trouvent les signatures : Ont signé : Kallatzbaal, fils de... et ses collègues (socii, dans la traduction latine).

M. de Saulcy voit dans ces socii les suffètes de la colonie punique de Marseille. Mais l’auteur oublie que, dans l’inscription même, il n’y a que deux suffètes de signalés, qu’il a dit lui-même : deux seuls des personnages énumérés étaient revêtus de la dignité de suffètes. On lèverait bien facilement ces contradictions en rapprochant les socii de l’inscription marseillaise des έταΐροι dont nous parle Aristote. Ils avaient conservé dans la colonie le pouvoir religieux qu’ils avaient dans la métropole.

Ainsi interprétée, cette inscription devient d’une extrême importance[40] : elle éclaire singulièrement l’organisation et les origines de l’État carthaginois. Lorsqu’une colonie phénicienne quittait la métropole, les grandes familles qui la dirigeaient, établies à l’étranger, confiaient à des suffètes, à un sénat, le pouvoir législatif, mais restaient étroitement unies dans des associations religieuses et judiciaires[41]. Maîtresses du commerce, elles dirigeaient réellement toutes les affaires de la cité, et n’abandonnaient qu’en apparence leur autorité des premiers temps. Cela s’était passé à Marseille, cela se passa sans doute à Carthage. Ces agmina senatorum[42], ce prêtre de l’île de Chypre qui avait suivi Didon à la condition de conserver pour sa postérité le sacerdoce perpetuum honorem sacerdotii, ne renoncèrent pas à des prérogatives stipulées au début de l’expédition[43]. Le pouvoir législatif fut confié au sénat, aux suffètes et au peuple, mais toute l’administration et le véritable pouvoir politique restèrent entre les mains de ces grandes familles groupées en pentarchies toutes puissantes qui exprimaient leur volonté par l’assemblée plus récente des Cent-Quatre.

Ce conseil, en effet, n’était pas une des plus anciennes institutions de Carthage. Il fut établi sous les petits-fils du général Magon contre les tendances despotiques des stratèges. C’était bien un pouvoir judiciaire et politique : centum judices deliguntur qui reversis a bello ducibus rationem rerum gestarum exigeront et hoc metu ita in Bello cogitarent, ut domi judicia legesque respicerent[44]. Les riches créèrent cette magistrature les jours où les premières révoltes de l’armée mirent en péril leur propre pouvoir : ils la créèrent surtout contre les stratèges qui seuls dans l’État pouvaient leur résister. Avant la création de ce tribunal des Cent-Quatre, la direction des pentarchies et des affaires publiques avait été confiée à des magistrats que nous retrouvons au nombre de dix dans toutes les cités phéniciennes. A l’origine de Carthage, ce sont eux qui traitent avec Hiarbas du mariage de Didon[45], eux que le général Malée sacrifie aux passions de l’armée et du peuple[46]. Diodore nous les montre envoyés à Tyr en ambassade[47], et Josèphe les signale jusqu’en Galilée, à Tibériade[48]. Même après l’établissement des Cent-Quatre, cette magistrature des dix semble avoir subsisté à Carthage : Annibal les charge de demander la paix à Scipion[49]. Peut-être étaient-ils restés à la tête de ce grand corps pour le diriger et y maintenir plus sûrement les traditions aristocratiques.

Telle était donc à l’origine la Constitution carthaginoise. Jusqu’à la fin de la guerre punique, c’était, dit Heeren, surtout entre les mains du sénat que résidait la conduite de l’ensemble. L’historien confond deux pouvoirs bien distincts, le pouvoir législatif restreint du sénat, le pouvoir politique et exécutif des pentarchies. Il nous semble que la direction suprême de l’État était restée entre les mains des grandes familles de la cité groupées en syssities — έταίρων συσσιτία — et en pentarchies. Ces pentarchies nommaient un conseil des Dix chargé de l’exécution de toutes les affaires importantes, puis une assemblée des Cent-Quatre, maîtresse suprême de la justice, de la religion et de l’armée. Le peuple et le sénat étaient les assemblées législatives, le peuple pour ainsi dire annulé, lorsqu’il y avait accord entre le sénat et les suffètes. Cette distinction, Polybe la marque à chaque instant, et, quand il s’agit d’affaires graves, il a toujours soin de faire la part des πολιτευόμενων et des βουλομένων[50]. Le suffète était un prêtre qui joignait à son pouvoir religieux l’honneur de conduire les délibérations des corps législatifs : vieille magistrature phénicienne dont le vrai nom est soffetim (juges), que l’on retrouvait à Gadès, à Utique, à Marseille ; il avait sa place d’honneur au sénat, à l’armée, au tribunal. Il représentait l’Etat, mais ne le dirigeait pas. Carthage était donc, pour conclure avec Aristote, une aristocratie et une oligarchie, une aristocratie dirigée par une oligarchie.

— II —

A l’époque des guerres puniques, la situation intérieure de Carthage s’est modifiée. Ce n’est pas au passage si souvent cité de Polybe qu’il faut se rapporter pour pouvoir apprécier ces changements. Le parallèle de Rome et de Carthage n’aurait même qu’un intérêt assez faible s’il ne se terminait par cette remarque qui lui sert de date : Carthage déclinait alors, tandis que sa rivale était en pleine prospérité. Il parle même de la dernière période de la décadence : le peuple dominait, dit-il, dans les délibérations ; à Rome, la puissance du sénat était entière. Ici la multitude gouvernait, là les meilleurs[51]. Or, ce pouvoir de la multitude ne s’établit qu’au milieu du désordre des dernières années, après la défaite, grâce à la lutte des partis et à l’influence des armées. Au début des guerres puniques, l’aristocratie gouvernait encore et son gouvernement était plus dur que jamais ; le conseil des Cent-Quatre avait conservé et étendu son autorité. C’était déjà cependant un signe de décadence : quand un État resserre les principes de sa Constitution, c’est la marque certaine des difficultés qu’il rencontre. Exagérer un système politique, c’est en avouer la faiblesse et l’insuffisance. Avant de subir la domination du peuple, l’aristocratie, par la logique secrète des événements, devait essayer, en se faisant plus impitoyable, de retenir l’autorité qui lui échappait. Cette période de l’histoire carthaginoise qui annonçait la décadence, tout en rappelant encore les jours de grandeur, n’a point trouvé d’historiens : il en est souvent ainsi des périodes de transition. C’est à ce moment cependant où Rome et Carthage se préparaient à la lutte qu’il serait le plus intéressant de connaître les forces véritables de la cité phénicienne. 11 faut, pour s’en faire une idée encore fort imparfaite, réunir les renseignements contenus dans l’œuvre de Polybe, de Diodore et de Justin.

Les tentatives des généraux contre l’aristocratie se renouvelaient à mesure que les guerres plus longues et plus fréquentes augmentaient leur pouvoir et l’influence des armées. Le général Malchus trouva dans les stratèges de Sicile de nombreux imitateurs. De l’avis de tous les historiens, Carthage devint aussi célèbre par ses dissensions intestines que par ses succès militaires[52]. Les plus illustres généraux étaient précisément les plus dangereux. Le fils de Magon, Hannon le Grand, vainqueur de Denys le Tyran, que l’armée de Sicile proclama encore tout jeune (383 av. J.-C.[53]), profita de ses victoires et de ses richesses pour attaquer le sénat. Il paya sa révolte de sa tête (330 av. J.-C.[54]). A la génération suivante, c’est un général de la famille d’Hannon, Hamilcar, qui favorise le coup d’État d’Agathocle pour s’en faire un allié contre Carthage[55]. Il meurt à temps pour échapper aux vengeances de l’aristocratie. Le texte de Diodore est très précis : τών πολιτευομένων[56]. Bientôt même les trahisons auront lieu en face de l’ennemi : Bomilcar, le neveu d’Hamilcar, songe à passer dans le camp d’Agathocle avec toute son armée[57]. Cette lutte de l’aristocratie et de l’armée, qu’un historien allemand, M. Schiefer, a heureusement comparée à la lutte des princes d’Orange et du patriciat bourgeois aux Pays-Bas[58], devait nécessairement agir sur la Constitution même de Carthage. Il ne suffisait pas au conseil des Cent-Quatre de faire mettre en croix les rebelles, de poursuivre leurs familles[59], il ne suffisait pas de punir les coupables. Il fallait effrayer par de nouvelles lois ceux qui pourraient être tentés de les imiter, et affermir par d’autres institutions l’autorité de l’aristocratie. La révolte du général Malchus ou Malée s’était terminée par l’établissement des Cent-Quatre : les tentatives analogues d’Hannon, d’Hamilcar et de Bomilcar eurent des conséquences semblables.

Dans différents passages de Polybe apparaît un pouvoir d’un nouveau nom, le συνέδριον. Le mot seul suffirait à indiquer une sorte de convention, une réunion plénière de pouvoirs d’ailleurs distincts, ce que nous appellerions aujourd’hui un congrès. Le rôle que joue cette nouvelle assemblée confirme cette opinion : c’est elle qui décide les questions de paix et de guerre. Polybe nous fait assister à des délibérations de ce genre ; à l’époque des guerres puniques. Quand Hasdrubal revint d’Espagne pour reprendre contre l’aristocratie, sans plus de succès, les desseins de ses devanciers, il se heurta à la résistance des riches. Il dut une seconde fois reprendre le chemin de l’Espagne : mais ce fut en dépit du synhédrin qui seul avait le droit d’autoriser les expéditions militaires[60]. Hannibal reprit, avec le commandement de l’armée, les desseins de son oncle et la ruine de Sagonte provoqua l’envoi à Carthage d’une députation romaine. Ce fut le synhédrin qui la reçut et qui releva le fier défi de l’ambassadeur[61]. C’était un suffète qui présidait alors les séances du congrès, qui recueillait et exprimait les votes de ses collègues.

Quel était donc le nouveau pouvoir qui s’était adjoint à l’antique sénat — γερουσία — pour former le synhédrin. Ce n’était pas le conseil des Cent-Quatre, mais une nouvelle magistrature qui portait un nom spécial, le σύγαλητος. Les historiens confondent ordinairement le σύγαλητος et la γερουσία. Un texte formel ne nous permet pas de maintenir cette confusion : parmi les prisonniers de l’armée de Magon qui tombèrent à Carthagène entre les mains des Romains, il y avait deux membres de la γερουσία et quinze du σύγαλητος[62]. Il est plus malaisé de déterminer le nombre et les fonctions des membres de ce nouveau corps. Heeren essaie d’établir un rapport entre le nombre des personnages du syncletos et de la gerusia faits prisonniers à Carthagène et le nombre des membres de ces deux assemblées : L’assemblée du conseilσύγαλητοςsemble s’être composée de plus de membres que le sénat ou comité privé, où venaient siéger les membres les plus anciens ou du moins les plus considérés du conseil et où les questions importantes étaient tout d’abord discutées[63]. L’historien allemand poursuit en assimilant la gerusia au conseil des Cent-Quatre qu’Aristote distingue essentiellement[64] et il est obligé, pour échapper à la contradiction, de forcer le texte d’Aristote. Nous allons essayer de montrer au contraire que le Syncletos était le moins nombreux des deux conseils, comme le plus important.

Tandis que dans les premiers temps de la République toutes les grandes affaires semblent toujours traitées par dix principes, nous voyons pendant les guerres de Sicile cette magistrature suprême s’augmenter. S’agit-il de réconcilier les deux généraux, Hamilcar et Hannon, que Carthage a opposé aux chefs de la guerre libyque, ce sont trente sénateurs que l’on charge de cette mission[65]. Un peu plus tard, à la fin de la première guerre punique, trente sénateurs vont traiter dans le camp romain avec les vainqueurs[66]. Dans une circonstance analogue, Tite-Live est plus précis encore. On envoie pour traiter de la paix avec Rome triginta seniorum principes. C’était, ajoute-t-il, le conseil suprême de Carthage, celui qui avait le plus d’autorité même sur le sénat[67]. Heeren s’est précisément servi de ce passage à l’appui de sa thèse. Mais son raisonnement est singulier. Si le conseil suprême eût été une partie de la gerusia, quelle autorité aurait-il eue à son tour sur ce sénat ? Si on admet au contraire que ces trente magistrats faisaient partie du syncletos, on comprend beaucoup mieux l’expression de Tite-Live seniorum principes, le comité directeur du sénat. Il n’est pas jusqu’au mot σύγαλητος dont on ne puisse signaler l’analogie frappante avec le latin concilium. Il est vrai d’ailleurs que les termes dont se sert Tite-Live pour désigner les institutions d’un État ont rarement toute la précision désirable : demandons à un autre fait la preuve décisive. Le syncletos est bien le conseil chargé des affaires les plus importantes de la cité. Il les discute le premier : lorsque, dans sa campagne en Afrique, Scipion envoya à Carthage Luc. Sergius Bebius et Fabius pour réclamer un convoi arrêté par l’ennemi, les ambassadeurs se rendirent d’abord au syncletos et ensuite à l’assemblée du peuple : μετά ταΰτα έπί τούς πολλούς άπαχθέντες. Mais la résolution du syncletos était déjà prise et la guerre décidée[68].

Le syncletos chargé des premiers intérêts de la cité ne pouvait pas être choisi dans la gerusia subordonnée, nous l’avons vu, aux pentarchies et au conseil des Cent. Il ne pouvait être qu’une émanation de ce dernier conseil. Le sénat n’avait que la puissance législative : ses délibérations cependant avaient une grande importance, surtout si l’on songe qu’il était, maître de soumettre ou non ses avis à la sanction du peuple. Il fallait donc que ces délibérations fussent dirigées au gré de l’aristocratie, et pour cela elle dut prendre dans cette magistrature des Cent, par laquelle elle exprimait et faisait respecter ses volontés, des hommes capables de défendre sa politique et de l’imposer même au sénat. Cette façon d’interpréter le texte n’est, il est vrai, qu’une hypothèse, mais la seule capable d’expliquer cette autorité remarquable signalée par Tite-Live, cette espèce de violence faite au sénat. Il n’y avait à Carthage qu’un seul corps assez puissant pour y réussir, c’était la magistrature suprême, le conseil des Cent.

On s’explique alors plus aisément les changements que la Constitution carthaginoise avait subis avant les guerres puniques. La période des guerres de Sicile, cette période trop peu connue, a eu une influence décisive sur les destinées de Carthage. A l’extérieur, les succès militaires et la puissance des armées, à l’intérieur, les premières discordes civiles, les premiers conflits de l’aristocratie et des stratèges indiquaient déjà la décadence. L’aristocratie s’était affermie davantage, mais elle abusait de ses victoires. Elle tendait de plus en plus à un gouvernement oligarchique. Maîtresse d’abord du pouvoir exécutif, des affaires politiques, judiciaires et religieuses de la cité, elle prit peu à peu entre ses mains le pouvoir législatif, dirigea le sénat et chercha enfin à arracher au peuple ses droits déjà si restreints. Cette dernière tentative, l’établissement du syncletos, provoqua l’hostilité du sénat et du peuple, comme l’institution des Cent-Quatre avait provoqué celle des stratèges. Il se forma dès lors dans la cité deux partis irréconciliables, l’aristocratie d’un côté, de l’autre les généraux et le peuple.

Les guerres puniques augmentèrent ces divisions ; on connaît en général beaucoup mieux les différents épisodes de la lutte entre l’aristocratie et les généraux, entre les Hannon et les Barcas, que les événements qui l’ont précédée et préparée[69]. Il y avait là une lacune que nous avons cherché à combler. On a, au contraire, bien des fois remarqué avec Montesquieu les tendances pacifiques de l’aristocratie, le besoin de guerres incessantes qui tourmentait ses adversaires. La guerre avec Rome, la guerre en général faisait la grandeur d’Hamilcar Barca ; Hannon n’aimait pas les combats, dont il revenait toujours malheureux. Hamilcar cherchait à l’étranger gloire et richesses pour étonner ou corrompre ses ennemis. Hannon voulait toujours la paix, non par patriotisme, mais par intérêt, de dépit, faute de mieux. Hamilcar voulait la guerre, moins pour assurer la grandeur de l’État que pour la faire tourner à la honte d’Hannon et au triomphe de sa faction. Enrichi par ses victoires dans la guerre de Libye et couvert de gloire, Hamilcar se concilia vite l’affection du peuple et détermina ses concitoyens à lui confier le commandement général de la Libye[70]. On touchait à la fin de ce grand drame qui se jouait depuis trois cents ans entre l’aristocratie et les stratèges. Le dénouement devait être favorable aux généraux, soutenus par tous ceux qui avaient dans la cité souffert du despotisme d’une oligarchie toujours plus impitoyable. Tite-Live nous l’a heureusement conservé[71] : l’ordre des juges qui avaient droit de vie et de mort sur tous les citoyens, dont le pouvoir se transmettait héréditairement, le tribunal des Cent-Quatre en un mot entra en conflit avec Annibal sur des questions de finances[72]. Annibal accusa devant le peuple celui que l’auteur latin appelle le questeur, et dans sa personne la magistrature suprême qui le protégeait. Il ruina l’autorité des Cent en les rendant annuels. Telle fut la conclusion de cette longue lutte où s’abîma la vieille cité carthaginoise. La cité survécut peu au désastre de ses institutions, et le gouvernement populaire et absolu de la foule et des généraux pour lequel elle n’était pas faite ne put arrêter sa chute.

Il y a eu dans l’histoire intérieure et extérieure de Carthage deux époques bien différentes que les historiens modernes n’ont point assez distinguées. Dans l’une, Carthage apparaît comme une grande puissance commerciale, exclusivement. Fille de ces Tyriens qui l’avaient devancée dans la colonisation de l’Occident, elle leur dut et sa puissance maritime et l’excellence de sa position. Entrepôt du commerce de l’Orient et de l’Occident, lien naturel entre les contrées inconnues de l’Afrique centrale et le monde civilisé de la Méditerranée, elle établit sa puissance par ses richesses. Ses navires trouvaient partout des relâches. Elle possédait toutes les îles dont la mer Tyrrhénienne est parsemée, possessions très avantageuses qui n’exigeaient point l’entretien d’une armée nombreuse. Carthage n’avait pas d’armée nationale, parce qu’elle n’en avait pas besoin. A l’intérieur, la tranquillité de l’Etat était aussi beaucoup plus grande. Tout le pouvoir était ; sans discussion, aux mains des familles riches de la cité, des marchands et peut-être aussi des agriculteurs qui, groupés en associations politiques, suffisaient à défendre les véritables intérêts de la nation, à protéger le commerce et à développer l’agriculture : c’était un véritable gouvernement d’affaires essentiellement propre à une ville telle que Carthage.

Au début de la deuxième guerre punique, la colonie de Tyr n’était plus la même. Elle conservait sans doute les avantages que lui avaient assurés le génie de ses fondateurs, la supériorité de sa situation maritime, l’étendue de ses relations commerciales, les produits d’un sol fertile. Mais il vint un moment où elle abandonna peu à peu ses colonies insulaires pour étendre ses possessions continentales : l’Espagne intérieure fut conquise par Hamilcar, Hasdrubal et Annibal, et Polybe pouvait dire alors que toute l’Espagne jusqu’aux Pyrénées appartenait aux Carthaginois[73]. La Sicile, que les troupes carthaginoises ne purent réussir à réduire entièrement, et qui l’ut le premier champ de bataille de Carthage et de Rome, était aussi, plutôt qu’un comptoir insulaire, une véritable possession continentale. L’occupation de la Sicile provoqua la guerre avec Rome, l’occupation de l’Espagne décida contre Carthage de l’issue de cette guerre. Les guerres de Sicile firent abandonner la Sardaigne ; la prise de Sagonte fut suivie de celle de Carthagène. Cet oubli de la politique traditionnelle à l’extérieur eut à l’intérieur les plus graves conséquences : il fallut dès lors des armées immenses, toutes composées de mercenaires, toutes dévouées à leurs chefs, les stratèges. L’aristocratie menacée se défendit et constitua un gouvernement oligarchique. L’institution des Cent-Quatre et du syncletos prouvait que l’aristocratie n’était plus capable de diriger l’État dans la voie nouvelle où la poussaient les stratèges, où l’entraînaient des guerres longues et éloignées.

On attribue d’ordinaire la défaite de Carthage à la corruption du peuple et des grands, à l’emploi des mercenaires, à l’abandon des travaux agricoles : ce sont là des raisons de second ordre. La vérité, c’est que Carthage déclinait et se transformait au moment où elle rencontra Rome : elle prétendait au dehors à un empire continental pour lequel elle ne semblait pas faite ; au dedans l’aristocratie qui l’avait d’abord dirigée luttait avec âpreté, mais sans succès contre les généraux et le peuple. S’il en est de toute cité, de toute entreprise, selon les belles expressions de Polybe, comme du corps humain, si elles ont comme lui leurs périodes fatales de croissance, de maturité et de décadence[74], il n’est pas moins vrai qu’une bonne économie peut ménager et conserver les ressources des cités comme les forces du corps. Cette sage économie, cette organisation durable, fruits d’une constitution ferme et respectée, Carthage ne les connaissait plus à l’époque des guerres puniques. Ce fut la vraie raison de sa ruine.

 

Émile BOURGEOIS.

 

 

 



[1] Strabon, Géographie, I, 5.

[2] Justin, XXI, 6.

[3] Aristote, Politique, II, 2.

[4] Polybe, Hist., VI, 51.

[5] Cf. Rheinisches Museum, 22e année, E. Schulze : Beitræge zur Kritik des Polybius.

[6] Bœtticher : Geschichte der Carthager. Berlin, 1827, p. 56. Dans un article publié en avril 1882 dans la Revue de géographie, M. Drapeyron reproche aux modernes de n’avoir pas fait cette distinction essentielle. Elle a été faite depuis près de cinquante années par M. Bœtticher en Allemagne.

[7] On sait que Diodore a beaucoup emprunté à Éphore de Cume qui vivait de 363 à 300 av. J.-C. et à Timée de Tauroménium qui écrivit au début du IIIe s. une histoire de la Sicile. Il nous donne aussi des détails importants sur l’époque immédiatement antérieure à la première guerre punique. Mais il faut contrôler avec soin les renseignements de cet écrivain sans critique.

[8] Justin, Épitomé, livre XVIII au livre XXIV.

[9] Appien, De rebus Hispaniae, De Bello Hannibalico, De rebus punicis.

[10] Procope, De Bello Vandalico.

[11] Salluste, Jugurtha, ch. XVII : Qui mortales initio Africam habuerint, ut ex libris punicis qui regis Hiempsalis dicebantur, interpretatum nobis est, dicam.

[12] Journal des Savants, 1838, p. 626.

[13] Doctrina nummorum veterum, IV, p. 136.

[14] Scripturae linguaeque Phaeniciae monumenta, quotquot supersunt, edita et inedita ad autographiam optimorumque exemplarium fidem edidit, additaque de scriptura et lingua Phœnicum commentariis illustravit. G. Gesenius. (Lipsiae, 1837.)

[15] De Saulcy, Mémoire sur une inscription phénicienne trouvée à Marseille. (Acad. des Inscr. et Belles-Lettres, 1847, p. 310.)

[16] Philippe Berger. Rapport sur les inscriptions puniques récemment découvertes à Carthage. (Arch. des Missions scientifiques, 3e série, t. IV, année 1877, p. 145 et suiv.)

[17] Une commission composée de MM. de Saulcy, Longpérier, de Slane, Waddington, Renan, de Vogué et Derembourg a été constituée le 17 avril 1867 à cet effet (cf. comptes-rendus de l’Acad. des Insc. et Belles-Lettres, 1877, les Phéniciens en Gaule, par Ernest Desjardins, p. 79). En attendant que cette publication, dont le premier fascicule a paru récemment, soit achevée, il faut recourir au livre de Schrœder : Die Phœnizische Sprache.

[18] Hendrieh (Francfort-sur-l’Oder, 1664). Carthago, sine Carlhaginiensium respublica quam ex totius fere antiquitatis ruderibus primus instaurare conatur. — D. Pedro Rodr. Campomanès : Antiguedad maritima de la Republica de Carthago con et Periplo de su general Hanno. Madrid, 1756.

[19] Hennebert, Histoire d’Annibal. Paris, Imp. nationale, 1870.

[20] Heeren. Ideen über die Poltik, den Verkehr, und den Handel der vornehmalen Vœlker der alleu Welt. Vienne, 1817 (trad. Suckau. Paris, 1832, t. IV).

[21] Bœtticher, Op. cit. — B. Smith, Carthage and the Carthaginians. Londres, 1878.

[22] Aristote, Pol., II, 8.

[23] Strabon, I, 5.

[24] Movers, Die phœnizische Alterthümer, 1. I, ch. XII. M. Drapeyron, dans son article déjà cité de la Revue géographique, conclut au contraire de la Constitution de Tyr à celle de Carthage. Sans doute Carthage est une ville sémitique, la propre colonie de Tyr. Mais comme l’on ne connaît en somme par des documents sémitiques ni les institutions de la métropole, ni celles de la colonie, il est impossible de raisonner de l’une à l’autre. Il faut renoncer à connaître l’histoire intérieure de Carthage, ou bien accepter dans leur rigueur les témoignages d’Aristote et de Polybe : on peut se défier d’un auteur, mais si l’on n’a pas d’autres textes pour faire la comparaison ou la critique, il faut ou rejeter ou accepter d’un coup ses renseignements.

[25] Heeren, Idées sur la polit., trad. Suckau, 1832, t. IV, p. 142. M. Drapeyron reproduit, p. 284, les critiques de Heeren, tout en reconnaissant le rôle prépondérant que les syssities ont dû jouer à Carthage.

[26] Plutarque, Lycurgue, 12.

[27] Hérodote, VI, 57.

[28] Plutarque, Cléomène, 12.

[29] Aristote, Ed. Didot, p. 515.

[30] Plutarque, Lycurgue, 12. Cf. sur tous ces points la savante étude de M. Fustel de Coulanges (J. des Savants, 1830, et aussi : Etude sur la propriété à Sparte. Paris, Thorin, ch. V, p. 36 et suiv.).

[31] Ce n’est pas l’avis de M. Hennebert : histoire d’Annibal, I, p. 160. Les syssities de Carthage n’étaient pas des assemblées publiques, mais de simples réunions dénuées de tout caractère officiel, c’étaient des cercles où les plaisirs servaient d’intermède aux discussions. L’auteur est forcé d’ajouter que ces prétendus cercles prenaient des décisions et rendaient des arrêts (Polybe, III, 4).

[32] Aristote, Polit., II, VIII, p. 1272.

[33] Duruy, Hist. de Rome, I, p. 321.

[34] Hennebert, Hist. d’Annibal, I, p. 158-159. La γερουσία se subdivisait à son tour en vingt sous-commissions de cinq membres, les πενταρχίαι étaient autant de bureaux, autant de ministères ayant sous sa responsabilité l’une des branches multiples de l’administration. On distinguait la πενταρχία des finances, des travaux publics, de la guerre.

[35] Tite-Live, XXXIV, 61.

[36] Tite-Live, XXXIII, 2.

[37] Aristote, Polit., III, 17.

[38] Justin, XVIII, 7.

[39] De Saulcy, Mém. cit. Académ. des Inscriptions, 1847. N. série, p. 310.

[40] Cette inscription a été l’objet de nombreuses et savantes études en France et en Allemagne. Munk, Journal asiatique, 1847, 4e série, t. X, p. 473. — Abbé Bargès, Temple de Baal à Marseille. Paris, 1847. — Movers, Das Op ferwesen der tiarihager. Breslau, 1847. — Judas, Nouvelle analyse de l’inscription phénicienne de Marseille. Paris, 1857. — Bargès, Inscription phénicienne de Marseille, nouvelle interprétation. Paris, 1858, in-4°. — Meier : Zeitschrift der deutschen morgenliendischen Gesellschaft, XIX, 1865, p. 90, 115. — Bargès, Inscription phénicienne de Marseille : nouvelles observations historiques. Paris, 1868. — Halévy, Journal asiatique, 1868. — Schrœder, Die phœnizische Sprache, p. 237, 247. — E. Desjardins, Géog. de la Gaule romaine, t. II, p. 135, note 9, p. 136, note 1). Tous les commentateurs lisent de la même façon la 2e ligne. Munk, op. cit. : et leur collège, c’est-à-dire les membres du conseil d’administration. Bargès (nouv. interprétation). Paris, Duprat, 1858 : leur compagnie ou plutôt leur conseil dans le sens du mot hébreu que traduit le latin sodalitium. Mais ne s’expliquant pas quel peut être ce collège des suffètes dont il n’est fait mention nulle part, l’auteur y voit avec M. Judas un collège de prêtres analogue à celui des prêtres de Paros. — Bargès (nouvelles observations. Paris, Goupy, 1868, in-4°) étudie plus particulièrement la 1re et la 2e ligne (p. 35 : societas ou collegium eorum, les membres de leur conseil et leurs collègues dans l’administration de la communauté et de la colonie). Enfin Schrœder, op. cit., p. 237, traduit : ihre Genossenschaft, ihr collegium, ce sont les gens qui les assistent dans le gouvernement de la société phénicienne à Marseille. Il pense qu’il faudrait supprimer le suffixe. Le sens du mot n’est donc pas douteux : l’institution au contraire ne s’explique qu’en comparant le texte épigraphique au texte d’Aristote. Dès lors on n’a plus le droit de dire avec Munck (article cité p. 527) : l’inscription de Marseille ne nous fournit guère d’éléments nouveaux pour les études historiques.

[41] Il est encore difficile de savoir aujourd’hui si l’inscription de la Major est une loi apportée de Carthage, formulée par les suffètes carthaginois, ou une prescription faite par les suffètes de Marseille pour cette colonie. La pierre qui porte l’inscription est une pierre bleue qu’on a longtemps considérée comme de la pierre de Cassis. Cette opinion, accréditée par un certain Nicoly Limbery, qui a donné de ce texte une traduction des moins exactes, a été combattue en 1847 par un antiquaire provençal, M. Bosq (Répertoire des travaux de la Société de statistique de Marseille, t. XVII, p. 338), puis par M. l’abbé Bargès (Description exacte de la pierre. Inscript. phénicienne de Marseille. Paris, Goupy, 1868). Les savants auxquels il s’adressa classèrent cette pierre parmi les calcaires dolomitiques, et comme on n’en connaissait pas de semblables aux environs de Marseille, on en conclut que le monument avait été apporté de Carthage : on trouva même à Carthage une pierre absolument semblable (inscr. trouvée en 1865, donnée par Mme Cornu à la Bibl. nationale). Tout cela n’est point décisif : M. l’abbé Bargès reconnaît qu’un commerçant de ses amis lui signalait à Organ, sur la route de Marseille à Avignon, une carrière de pierres dolomitiques bleuâtres. Il nous parait donc impossible de nous prononcer sur cette question délicate : mais qu’il s’agisse des έταίροι de Carthage ou de ceux de sa colonie, le rapprochement du texte d’Aristote et de l’inscription n’en est pas moins concluant.

[42] Justin, XVIII, 4.

[43] Justin, XVIII, 5.

[44] Justin, XIX, 2.

[45] Justin, XVIII, 6.

[46] Justin, XVIII, 7.

[47] Diodore, XXXIII.

[48] Josèphe, B. J., II, 13.

[49] Tite-Live, XXX, 36 ; Orose, IV, 6.

[50] Polybe, XV, 2.

[51] Polybe, VI, 51.

[52] Justin, XVIII, 6 ; Orose, IV, 6.

[53] Diodore, XV, 16.

[54] Justin, XXI, 4.

[55] Justin, XXII, 1 et sq.

[56] Diodore, XVI, 81.

[57] Diodore, XX, 44.

[58] Rheinisches Museum, 1860, zur Geschichte des Karthago, I, Hanno der Grosse.

[59] Justin, XXI, 4.

[60] Polybe, III, 8.

[61] Polybe, III, 23.

[62] Polybe, X, 18.

[63] Heeren, op. cit., IV, p. 134 et suiv.

[64] M. Hennebert, I, 159, commet la même erreur.

[65] Polybe, I, 87.

[66] Diodore, XXXII, fragm. 5.

[67] Tite-Live, XXXI. Ad pacem petendam mittunt triginta seniorum principes. Id erat sanctius apud illos concilium maximaque ad ipsum senatum regendum vis.

[68] Polybe, XV, 1.

[69] Polybe, I, 74. Hannon poussa vigoureusement les préparatifs de la guerre, car il s’entendait parfaitement à ces détails. Dès qu’il se mettait en campagne, ce n’était plus le même homme.

[70] Diodore, XXV, p. 5.

[71] Tite-Live, XXXIII, 46.

[72] Tite-Live donne en termes propres à Annibal le titre de princeps civitatis. (XXXIII, 48.)

[73] Polybe, III, 539.

[74] Polybe, VI, 51.