LES GRANDS ILLUMINÉS - NOSTRADAMUS

 

IV.

 

 

Alors notre homme remonta sur sa mule et reprit ses voyages. Il s'en retourna vers ces villes de la Garonne où il avait vécu au temps de sa jeunesse. On montrait à la fin du XVIIIe siècle la maison qu'il avait habitée à Toulouse, remarquable par quelques écussons et emblèmes gravés, dit Astruc ; mais il en est cent à qui conviendrait ce signalement ; au reste, les traditions de ce genre sont invariablement fausses. On raconte encore qu'un jour, à Toulouse, notre homme reçut une lettre de Jules-César Scaliger qui le conviait à venir lui faire visite en Agenois. Quoique Nostradamus fût encore, selon toute apparence, assez obscur, cela n'est pas tout à fait impossible. Le descendant — douteux — des princes de Vérone s'ennuyait comme un rat mort dans son domaine de Lescalle, et ses poésies sont pleines de doléances contre l'Aquitaine et particulièrement contre Agen, où le soleil sert moins à féconder la terre qu'à incommoder les habitants, où chacun ne se soucie que de sa récolte, où l'esprit est ce qu'on cultive le moins, etc. Aussi s'efforçait-il d'attirer autour de lui les esprits distingués et les humanistes qui passaient dans la région ; c'est ce qu'il appelait sans doute, ce qu'en tout cas son fils Joseph appellera son école, et à cette école sa vanité trouvait quelque plaisir. Mais son insupportable caractère ne tardait guère à transformer ses visiteurs en ennemis et à le faire haïr par eux comme il l'était par ses concitoyens.

C'était un rude homme, ce Jules-César Scaliger. A vrai dire, de ses trois noms, il n'en est qu'un seul auquel on soit certain qu'il eût droit : c'est Jules. Il y ajoutait César par amour de Rome et Scaliger parce qu'il prétendait appartenir aux Della Scala de Vérone ; d'ailleurs, malgré les sept cents pages de railleries de Scioppius, il n'est pas sûr que ce soit faux. Que ce fût, comme il disait, de Benedetto Della Scala, prince de Vérone, et de Bérénice, fille du comte Paris Lodronio, ou de Benedetto Bordoni, peintre miniaturiste et géographe, il n'en était pas moins né à Riva en 1484. Fort brillant humaniste, il connut à Vérone l'évêque d'Agen, Antoine de la Rovère, qui le prit pour médecin et l'emmena dans son diocèse en 1525. Trois ans plus tard, il obtenait du roi ses lettres de naturalisation. Elles l'appellent Julius-Caesar de Lescalle de Bordoms — faute évidente pour Bordonis — autrement dit Jules-Cesar della Scala dei Bordoni. Il était tombé amoureux d'une petite fille de treize ans, Audiette de la Roque-Lobejac, car les amours purement littéraires tenaient une forte place dans l'âme des humanistes platoniciens ; mais il faut que le sien ait tout à fait cessé de l'être à un moment donné, car au bout de quatre années de cour Scaliger, âgé de quarante-cinq ans, épousa Audiette qui en avait moins de dix-sept, et en eut bientôt un enfant que quatorze autres devaient suivre avant son trépas, qu'il fit à soixante-quinze ans, en 1558.

C'était un grand gaillard, athlétique et de haute mine, qui portait ses cheveux blonds ras à l'antique et sa barbe taillée à la mode du temps. Ses grands yeux bleus se fixaient sur les gens avec une dureté altière, et son fils raconte qu'il avait la faculté de lire la nuit sans lumière, au moins les textes imprimés en gros caractères, grâce au feu qui rayonnait de ses yeux. Il se plaisait à faire des récits de sa jeunesse qu'il avait dépensée à la guerre et aux armes, de la bataille de Ravenne où il avait combattu avant de passer, avec les Della Rovere, au service de François Ier, et des innombrables combats qu'il avait soutenus de cette même main dont il traçait à présent ses vers latins. Au vrai, peut-être avait-il employé principalement ses jeunes années à apprendre le latin et les humanités à l'Université de Padoue. Mais il faut avouer qu'il avait le caractère d'un homme de main plutôt que d'étude, et que jamais on ne vit grammairien plus colérique, poète plus agressif et savant moins endurant. Avec cela assez adroit, cet Italien.

Il avait débuté dans la carrière des lettres en 1531 — car à quarante-six ans il n'avait pas encore publié une ligne — par une attaque d'une violence éperdue contre l'écrivain le plus vénéré par les intellectuels de tout poil, contre Erasme. Il espérait un beau scandale, mais le grand homme ne daigna pas répondre. Alors, cinq ans plus tard, Scaliger récidiva par une nouvelle bordée d'invectives et, sur ces entrefaites, Erasme mourut. C'est là un accident qui arrive communément quand on a soixante-dix ans : Scaliger fit semblant de croire qu'il avait tué son adversaire de dépit, et étala une pompeuse douleur, — que dis-je fit semblant ? Il dut le croire bel et bien, à demi-fou de vanité comme il était, de même qu'il crut vraiment avoir assassiné Jérôme Cardan en publiant un volume in-folio contre lui et laissa paraître un éclatant chagrin lorsque le bruit que sa victime était morte courut à Agen. Le bruit était faux : Cardan survécut dix-huit ans à Scaliger ; joignez qu'il ne connut peut-être jamais le volume que l'autre lui avait décoché. En revanche, il semble que Scaliger ait toujours ignoré que Cardan n'était pas mort. Et tout fut ainsi pour le mieux.

Telle était la fatuité de Jules-César qu'elle lui donne l'air, au moral, d'un personnage de la commedia dell'arte. Parvenir à la renommée, c'était lui faire une offense personnelle, comme si on l'eût dépouillé d'un bien qui lui appartenait, à lui seul. J'ai dit que les intellectuels de passage venaient volontiers le visiter à Lescalle, car sa science était célèbre et méritait de l'être — science, au XVIe siècle, c'est seulement érudition, je l'ai dit — et son style semblait alors admirable. Or le premier succès de ses amis marquait le début de sa haine et bientôt des avalanches d'insultes en vers et en prose leur tombaient sur la tête. Ainsi en fut-il de Rabelais, ainsi de Nostradamus et d'une foule d'autres. Le premier s'était rendu de Toulouse à Agen au temps où il faisait son tour de France universitaire, et il avait rencontré dans cette dernière ville Jean Schyron qui devait, quelques années plus tard, lui servir de pater à la Faculté de médecine de Montpellier. Quant au second, il est possible qu'une lettre de Scaliger l'eût appelé, comme j'ai dit. En tout cas, il dut se plaire à Agen, car il s'y établit tout à fait. Était-ce le charme de l'humaniste irritable et dominateur ? Était-ce celui des prunes fameuses dont on devait faire de si bonnes confitures ? N'était-ce pas plutôt celui d'une généreuse clientèle ? C'était surtout l'amour, sans doute. Car on voit qu'il y épousa une fort honorable demoiselle, dont il eut une fille et un garçon.

Si l'on en croit des traditions recueillies par ses anciens biographes, il était en fort bonne réputation dans la ville. Honoré Bouche, Provençal au nom charmant, raconte — au XVIIe siècle — que les notables, ayant cru un jour apprendre que Scaliger et Nostradamus formaient le dessein de quitter leur cité, s'en vinrent les trouver et leur offrir de grands présents pour qu'ils demeurassent. Ce que les deux médecins refusèrent dignement, disant : Si vous voulez faire des dons de ce genre, que ce soit aux malades et aux pauvres. Cette réponse magnanime fit l'admiration de la ville, et tellement que le lendemain, comme nos deux grands hommes se promenaient ensemble en devisant, ils furent portés en triomphe par des gens qui les avaient reconnus... Non, ne croyons pas un mot de l'anecdote d'Honoré Bouche. Scaliger, tel qu'on le connaît, n'eût pas supporté qu'un petit docteur comme Nostradamus fût traité sur le même pied que lui. Celui-ci couvrira plus tard le sieur de Lescalle de louanges effrayantes : A Agen, dit-il, la faculté de médecine était souverainement faite et a été ressuscitée en son plus haut degré, non pas tant seulement la médecine, mais toute philosophie platonique, depuis la venue de Julius-Caesar Scaliger, que je ne sais si son âme serait point le père de l'éloquence Cicero, en la parfaite et suprême poésie un second Maro, en la doctrine de médecine deux Galiens, de qui je me tiens plus redevable que de personnaige de ce monde. Mais, en guise de remerciement, Scaliger lui assènera des épigrammes de ce goût :

Si Nostradamus quid pudere sit nescit,

Quod est paratum, nec reconditum, et præsens,

Quanam futura notione mentitur ?

C'est un rien ! Ailleurs il parlera de la langue insensée de cet impur vaurien, de son esprit juif et demandera à la France si elle n'est pas folle de l'écouter. Au reste, il insultera tout de même François Rabelais sous le nom de Baryœnus. C'est qu'à l'époque où Scaliger écrira ces épigrammes à coups de massue, Pantagruel et les Prophéties auront paru et remporteront un immense succès. Voilà ce qu'il ne pouvait endurer. Mais, au temps où Nostradamus vivait à Agen, l'irritable humaniste était fort loin de penser que le nom de ce petit docteur converti courrait un jour sur les lèvres des hommes. J'imagine qu'il s'en occupait peu.

En ce temps-là, un certain Philibert Sarrazin avait ouvert à Agen une école où Scaliger envoyait son fils aîné. Natif du Charolais, il avait fait ses études à Paris et enseigné à Perpignan la philosophie ; mais il donnait fort dans la Réforme. Nostradamus l'instigua, comme il dit, des siens premiers principes — lesquels ? médecine ? astrologie ? — et entretint de bons rapports avec lui. Quelle imprudence ! Sarrazin, soupçonné d'hérésie, dut bientôt quitter Agen et Scaliger en 1538 se trouva compromis à cause de lui. Nostradamus aussi, à ce qu'il paraît. L'inquisition à Toulouse ne badinait pas : un inquisiteur fut envoyé à Agen et notre homme cité à comparaître, semble-t-il. Aussi crut-il le moment venu d'aller faire un petit voyage à Bordeaux.

Il en profita pour recueillir à son ordinaire des recettes de confitures, de médicaments et de produits de beauté, sans qu'on puisse savoir, car il n'en dit rien, s'il s'intéressait aux confitures parce qu'il les jugeait salutaires ou simplement exquises au goût — auquel cas une gastronomie alors si rare devrait lui valoir de grandes sympathies — ; quant aux produits de beauté, il comptait sans doute en tirer ce qu'ils sont le plus propres à procurer : c'est de l'argent. Or, le croirait-on ? Il a goûté aux confitures de guignes, non seulement à Bordeaux, dans tout le Languedoc et la Guyenne, et jusqu'à la Rochelle, en Provence, en Dauphiné, en Italie même, et ce dernier pays, selon lui, était le souverain pour ce faire ; il en a vu faire à Toulouse avec tant de soin qu'on les remet jusqu'à cinq et six fois sur le feu ; eh bien, il s'apercevra un jour que les plus belles et les meilleures sont celles qu'on fabrique à Salon, c'est-à-dire lui, car il sera alors remarié et établi là ! Cela lui paraît admirable... Mais n'anticipons pas.

A Bordeaux, il nota qu'on vendait non seulement de l'ambre noir, mais du gris. A six ou sept lieues de la ville, au bord de l'Océan, les vagues en jettent parfois des morceaux sur le rivage, que les paysans ramassent et apportent aux marchands. Une fois, en cette année 1539, comme Nostradamus était dans la boutique d'un riche apothicaire nommé Léonard Bandon, en compagnie de Jean Tarraga, Charles Seninus et d'un avocat nommé Jean Treilles, arriva un paysan qui en apportait deux morceaux sous un méchant manteau noir : l'un d'eux pesait trois onces et ressemblait fort à un excrément d'animal marin, tout rond qu'il était et tortu en estron de chien. Les savants personnages qui étaient là se demandaient si ce n'était pas du sperme de baleine, comme le Pandectarius l'affirme, ou un fungus ; mais le paysan — il était d'un lieu nommé Castillon — leur assura que c'était l'apostème ou abcès d'un poisson marin. Tout de suite après le solstice d'hiver, en décembre, les vagues chassent hors de l'eau cet abcès — ou plutôt graisse, car il se fond au feu — et le déposent au rivage. Le renard, qui le sent d'une lieue et plus, vient tout courant, l'engloutit et s'en va ; mais cette matière ne fait que sortir et entrer dans son corps : il la rejette aussitôt par derrière. Tel est ce qu'on appelle l'ambre gris ou ambre renardé. Il se vend moins cher que celui que le renard n'a pas touché, étant de couleur plus pâle et plus léger, mais, quoi qu'on dise, il ne lui est guère inférieur en odeur, vertu et efficace. Et l'ambre noir est aussi bon, mais bâtard d'odeur au prix du gris.

Après quelque temps d'absence, je pense, Nostradamus regagna Agen, bien résolu à ne plus commettre d'imprudence quant à la foi, car c'est un fait qu'il saisit par la suite toutes les occasions de témoigner sa piété par écrit et autrement, et de désavouer les huguenots. Hélas ! un terrible malheur lui arriva : sa femme et les deux enfants qu'il en avait eus moururent... Alors le pauvre homme quitta la ville où lui étaient advenues de telles calamités. Une fois de plus il reprit la route et, cette fois, ce fut pour regagner sa Provence.