LES GRANDS ILLUMINÉS - NOSTRADAMUS

 

III.

 

 

Dans les temps anciens les étudiants en médecine de Montpellier élisaient un roi qu'ils promenaient solennellement dans toute la ville, quelque chose comme le fameux roi de la Basoche. On le leur défendit : alors ils élurent un abbé et il n'y eut que le nom de changé. Le 25 mai 1527, on le leur interdit encore. Désormais ce fut l'assemblée des professeurs qui choisit elle-même parmi les bacheliers un procureur, une sorte de moniteur chargé de les contenir, de secrétaire, de syndic aussi, qui les représentait et qui changeait au début de chaque année scolaire. Mais les mêmes folies reprirent et le 31 octobre 1550 il faudra supprimer le procureur, ce qui, d'ailleurs, ne calmera rien.

En arrivant, la première chose que fit Nostradamus fut, selon l'usage, d'aller se présenter au procureur. Il se rendit avec lui chez le chancelier — qui était l'un des professeurs, nommé à vie par ses collègues —, devant qui il dut établir qu'il était né de légitime mariage, qu'il avait vingt-deux ans accomplis, qu'il professait la religion catholique, qu'il n'avait jamais travaillé à quelque art manuel ou mécanique, et enfin qu'il était maître ès arts ou du moins qu'il avait étudié la philosophie — c'est-à-dire les ouvrages scientifiques des anciens — durant au moins deux ans. Cela fait, et toujours en compagnie du procureur des écoliers, il alla chez un des procureurs des professeurs, lequel l'interrogea sur la rhétorique et la philosophie, c'est-à-dire Cicéron, Aristote et autres ; et après cette sorte de P. C. N., muni d'un billet du chancelier, il fut enfin s'inscrire sur le registre de la Faculté. C'était le 23 octobre 1529 — environ un an avant Rabelais —. L'usage était de se choisir un maître auquel on s'attachait, un patron, dirait-on aujourd'hui, dont on suivait les cours, qu'au reste on payait et qui répondait de vous : pour Nostradamus, ce pater fut, je pense, Antoine Romier. Enfin, notre homme dut verser les droits d'inscription : deux livres au procureur des écoliers et vingt sols à la caisse de l'Université.

En principe les écoliers avaient le droit d'exiger qu'on leur louât les logements disponibles quand il s'en trouvait. Ils pouvaient même faire expulser les voisins bruyants qui les gênaient dans leur travail, comme serruriers, menuisiers et autres. Mais dans la pratique les bourgeois se souciaient peu de loger ces turbulents personnages étaient les étudiants, surtout lorsqu'ils avaient de belles personnes pour épouses, paraît-il, pulchras uxores. Et certains régents de l'Université prenaient des élèves en pension, moyennant argent et vivres en nature.

Il ne faut pas croire, en effet, que les maîtres vivaient à l'écart et tout drapés dans leur pourpre et leur dignité. Les messes, les repas de corps, les assemblées de la Faculté, qui se tenaient le dernier jour de chaque mois et aussi la semaine qui précédait la saint Michel et celle qui suivait Pâques, dans la plus ancienne paroisse de la ville, l'église Saint-Firmin, enfin bien des frairies joyeuses réunissaient les écoliers aux régents et docteurs. Aux assemblées le procureur des étudiants rendait compte de ses recettes et de ses dépenses ; on y décidait des fêtes et des banquets ; on y délibérait sur les intérêts communs et, en choisissant leurs sujets de cours, les maîtres tenaient grand compte des désirs de leurs élèves, qui avaient le droit de leur faire des remontrances et même, en cas d'insuffisance, de retenir leurs gages.

Nostradamus sûrement prit part à l'assemblée dont on voit encore le procès-verbal — en latin naturellement — sur le livre du procureur des écoliers :

Le 15 octobre 1530 fut faite une assemblée dans l'école royale au sujet du banquet de la Saint-Luc, à l'accoutumée. Lequel j'organisai, du consentement de tous, à l'auberge vulgairement appelée La Soche ; et là tout le monde fut très bien traité quant à la nourriture, et j'ai payé à l'hôte pour tous cinq écus d'or huit sols huit deniers.

Pour les ménétriers, trente sols.

Pour les serviteurs et servantes, cinq sols.

Pour les chantres de la messe, dix sols.

Pour les perdrix et pigeons dont on a fait don à Falcon[1] afin qu'il lût nonum ad Almansorem [fît son cours sur le neuvième livre du Traité des maladies de Razi dédié à Almanzor], lequel il ne voulait lire pour un tas de mauvaises raisons, et maître François [Rabelais ?] et beaucoup d'autres, intervenant au sortir de la messe, l'exhortèrent à le faire, treize sols.

Pour l'enfant qui alla chercher les ménétriers, un sol.

Pour ceux qui ont fait le repas, à l'accoutumée, un écu d'or deux livres.

Pour l'absolution donnée aux défunts le jour Trium Coronatorum, onze sols six deniers.

Somme du tout quinze livres dix-huit sols six deniers.

 

Quand un des professeurs mourait, tous les étudiants suivaient deux par deux son cortège d'enterrement, et l'un d'eux marchait immédiatement derrière la bière, en bonnet et en robe, du pas le plus majestueux qu'il lui était possible, tenant tout ouvert un exemplaire d'Hippocrate lequel était voilé d'un crêpe noir tombant jusqu'aux genoux du porteur. Mais en temps ordinaire la vie des écoliers était moins édifiante.

Tout leur était prétexte à beuveries et festins : la Saint-Luc comme l'Épiphanie, les arrivées des nouveaux, des béjaunes, comme on les appelait, les départs des anciens, les succès aux examens ou même une belle journée qu'on allait passer à la campagne. Le jour des Rois, grand défilé avec bannières, mascarade, danses, représentation d'une pièce : en 1529 Nostradamus assista sans doute à cette Morale comédie de celui qui épousa une femme muette, où jouèrent François Rabelais, Antoine Saporta et autres bons compagnons. Les écoliers qui devaient tenir les rôles de la mascarade des Rois s'étaient désignés longtemps à l'avance et en 1530 jusque sur le livre du procureur des écoliers les commissaires aux comptes se parent de leurs titres : B. Noyer signe fièrement rex medicorum et M. Mulet, cancellarius. Tel autre s'y intitulera bonus potator, car il était de mode d'être bon biberon et d'apprécier ce vin de Mirevaulx dont Rabelais devait garder un souvenir attendri. Mais c'était tous les jours qu'on donnait aubades ou sérénades, courait le guilledoux et poursuivait les jupons : un habitant nous parle de ces écoliers plus que bestiaux, qui forcent les portes des femmes, et courent la ville, comme cochons écumants et taureaux pétulants, infectant l'air d'une puanteur de bouc. Il n'est pas aimable, mais grande devait être l'irritation des bourgeois paisibles contre ces célibataires déchaînés qui emplissaient la ville de désordres où le guet ne pouvait même pas intervenir, puisqu'un de leurs privilèges était de dépendre directement du sénéchal — un autre était l'exemption de divers impôts —. Fréquentes étaient leurs querelles avec les étudiants en droit, ces trois teigneux et un pelé de légistes. Il faut avouer que ceux-ci étaient insultants : Stercus et urina medici sunt prandia prima ! Vous sentez le clystère comme vieux diables ! hurlaient-ils. Et l'on conviendra que ce n'étaient pas là des choses à dire.

Le grand ordinaire durait de la Saint-Luc (18 octobre) au dimanche des Rameaux. Pendant le petit ordinaire qui allait du lundi de Quasimodo à la Saint-Jean (24 juillet), c'étaient les nouveaux bacheliers qui professaient à la place des maîtres stipendiés, du moins le mercredi. Les grandes vacances duraient du 24 juin au 18 octobre ; mais il en était beaucoup d'autres : quinze jours pour Pâques, trois jours avant le Carême, plus les fêtes d'obligation ; joignez que les lecteurs stipendiés chômaient le mercredi en l'honneur d'Hippocrate. Tout cela faisait bien cent cinquante jours de congé par an, ou davantage.

Le professeur montait en chaire au son de la cloche, à six heures du matin, coiffé de son bonnet carré de drap noir à houppe de soie cramoisie et portant majestueusement, sur une sorte de soutane noire, sa belle robe rouge. On avait beau répandre sur le plancher une litière de paille fournie par le bedeau — dont c'était un des profits —, l'hiver, à six heures du matin, il devait faire plutôt froid dans ces salles de pierre à courants d'air. Durant la première demi-heure, le professeur lisait une traduction latine du texte grec ou arabe, et dans la seconde il commentait sa lecture, toujours en latin, bien entendu, grâce à quoi les étrangers suivaient très facilement. Ah ! quel bon espéranto, que le latin ! Il est bien fâcheux qu'on y ait renoncé. Les savants du monde entier se sont entendus pendant des siècles, grâce à lui, sans la moindre difficulté.

Il y avait une bibliothèque où les étudiants pouvaient entrer de huit heures du matin à quatre heures du soir ; mais elle ne contenait qu'une cinquantaine de volumes — les livres coûtaient très cher — ; encore certains, comme les Bucoliques de Virgile, étaient-ils purement littéraires. En somme, on apprenait en écoutant les cours et sur les notes qu'on y prenait. Quand on songe que les œuvres de ce Galien seul, qu'il fallait si bien connaître, emplissent vingt-deux volumes in-8° dans l'édition qu'on en a donnée à Leipzig entre 1821 et 1833, on ne peut qu'admirer la mémoire de nos aïeux. D'ailleurs, tout en révérant le vieux maître, les écoliers ne se privaient pas de le blaguer, comme on dit ; ils riaient de son finalisme comme nous nous amusons de Bernardin de Saint-Pierre et de ses idées sur les côtes du melon... Et ici je voudrais bien citer Rabelais, mais, pour une fois, il écrit assez mal ce qu'il veut dire, et qui est que le gentil falot Galenus prétend assez drôlement que, si la nature ne nous a pas mis la tête aux genoux et aux coudes, c'est qu'elle est faite pour les yeux et que ceux-ci doivent découvrir au loin.

La botanique était fort en vogue à Montpellier, et Rabelais, pour sa part, s'y intéressa toujours. D'ailleurs la ville était renommée pour ses droguistes ; les jolies filles de Toulouse même y envoyaient les écoliers avec lesquels elles Heurtaient acheter des parfums pour elles :

Qu'anes juscas à Montpellié,

On son las flors de médicinas,

Per lor portar de drogas finas

Et de receptas appropriadas

Per las tenir fort effachadas.

Nostradamus ne put qu'y perfectionner les connaissances en pharmacie dont il tenait le goût de son grand-père paternel et qu'il s'appliqua toute sa vie à développer.

Mais si nos savants docteurs étudiaient les plantes, ils n'étudiaient guère le corps humain, du moins ailleurs que dans les livres, et les leçons de choses n'étaient que peu en honneur auprès d'eux. Ce n'est qu'en 1520 que la Faculté s'était décidée à acheter pour quinze sous un squelette à Aigues-Mortes. Quelle déception quand il arriva, incomplet et endommagé comme il était ! Quelquefois, rarement, on faisait une dissection : il y en eut deux en 1530 et trois en 1531 ; c'est peu, mais il était fort malaisé de se procurer des corps de suppliciés, encore que le duc d'Anjou eût donné le droit à l'Université d'en réclamer un chaque année. A Paris, les chirurgiens-barbiers s'entendaient avec le bourreau et le jour de l'exécution, ayant embauché des pages, laquais sans place, crocheteurs, bateliers, etc., ils se précipitaient avec ces mauvais garçons, s'emparaient du cadavre encore chaud et le transportaient dans la boutique de l'un d'eux où ils se barricadaient. La maréchaussée arrivait, constatait, puis s'en allait. Un peu partout des écoliers hardis allaient voler à main armée des cadavres dans les cimetières, comme fera Félix Plattner en 1554. Quatre ans plus tôt le Parlement avait fait défense aux chirurgiens, barbiers et autres étudiants, tant en médecine que chirurgie, de faire aucune anatomie et dissection en la présence d'un docteur en médecine — arrêt d'ailleurs toujours renouvelé et toujours méconnu —, ce qui prouve que les étudiants ne se bornaient pas aux anatomies officiellement faites et permises.

Nostradamus dut assister à celle qui eut lieu à Montpellier, environ le 18 octobre 1530, sous la direction du régent Schyron ou Scuron, et dont un des étudiants, Guillaume Rondelet, plus tard savant illustre, qui faisait alors fonction de procureur des écoliers, présenta le compte des frais à l'assemblée de la Faculté, selon l'usage. Bien entendu, maître Jean Schyron — qui était le patron ou le parrain, le pater, comme on disait à Montpellier, de François Rabelais — n'eut garde de mettre la main à la dissection : il se contenta de la commenter oralement pendant que les chirurgiens-barbiers accomplissaient cette basse besogne manuelle, moyennant quoi il toucha trente sols et un repas ; c'est ce qu'on appelait faire une anatomie. Docte comme il était, il ne lui arriva pas, heureusement, la même mésaventure qu'à cet autre docteur qui, en pareil cas, demeura court au point que l'assistance se demandait lequel, du cadavre ou du médecin, était le plus muet.

Au XVIe siècle, et bien plus tard, un médecin gradué n'eût pu manier le scalpel ni accomplir aucune besogne méchanique de ce genre sans déroger : il lui fallait mander le barbier, simple artisan. En 1748 encore Dumoulin aimera mieux laisser mourir son malade sans saignée que de lui donner un coup de lancette de sa propre main. Quand Louis XIV anoblira Clément, qui avait mis au monde l'enfant de Mlle de La Vallière, il aura soin de spécifier qu'en considération des secours que les princesses de notre sang pourront continuer d'en recevoir, celui-ci ne sera point tenu de cesser l'exercice de sa profession : car accoucher était indigne d'un médecin, il ne pouvait que diriger les sages-femmes. A plus forte raison un docteur se faisait-il accompagner en cas de besoin de M. Pur-gon : songez donc !... Jusqu'au milieu du XVIIIe siècle, tout chirurgien qui voudra obtenir la licence en médecine devra s'engager par devant notaire à ne plus pratiquer d'opérations : il faut, en effet, disaient les statuts de la Faculté, garder pure et intacte la dignité de l'ordre des médecins.

Telle fut la vie de Nostradamus pendant les trois ans d'études qu'il dut faire avant d'être admis à se présenter au baccalauréat en médecine ; trois ans, ce n'était pas énorme quand il en fallait cinq avant d'être candidat au baccalauréat en droit canon, sept en droit civil et huit en théologie. A vrai dire certains pouvaient être dispensés de ces trois années-là : Rabelais, par exemple, immatriculé le 17 septembre 1530, fut reçu bachelier dès le 1er novembre de la même année ; mais Rabelais, âgé de trente-six ou trente-sept ans pour le moins, était un savant déjà réputé, fort ami, en outre, de maître Jean Schyron. Montpellier admettait des équivalences, mais on y était très difficile, sauf pour les écoliers venant de l'Université de Paris, et ce n'était pas le cas de Nostradamus.

Il se présenta donc en 1522 probablement. On lui proposa l'explication d'une maladie quelconque ou d'une question de physiologie et, de huit heures du matin à midi, il répondit à toutes les demandes et objections que les régents lui firent ; après quoi le chancelier lui dit solennellement : Indues purpuram, conscende cathedram et gratias agis quibus debes. Aussitôt, il revêtit la robe rouge à grand rochet, larges manches et petit capuchon, et monta s'asseoir à côté des maîtres, non sans que ses condisciples lui eussent donné chacun un coup de poing : telle était la coutume.

Ensuite, chaque mercredi, jour chômé pour les professeurs, durant tous les trois mois du petit ordinaire, il fit un cours sur un texte choisi par le doyen ; un des régents siégeait à son côté pour le reprendre à l'occasion, selon la tradition. Un an plus tôt, le nouveau bachelier Rabelais avait fait son commentaire, non sur la vulgate latine qu'il jugeait fautive, mais sur le texte grec même, d'après un manuscrit qui lui appartenait, et cette nouveauté hardie avait eu un immense succès ; mais il ne devait pas se retrouver un savant capable de l'imiter avant de longues années. Nostradamus, lui, dut se contenter de lire et d'expliquer bien sagement et à la manière traditionnelle. Quoique ses biographes nous aient parlé de ses surprenants succès à Montpellier, l'on ne voit pas jusqu'à présent que son séjour y ait laissé de grandes traces.

Les statuts de la Faculté ordonnaient que les nouveaux bacheliers, en même temps qu'ils faisaient leurs cours, exerçassent la médecine, soit en accompagnant les médecins de la ville auprès de leurs malades, soit autrement. Et ce n'est qu'après s'être ainsi perfectionnés dans la pratique comme dans la théorie, qu'ils étaient admis à se présenter aux quatre examens de la licence, aux examens per intentionem, comme on disait en sous-entendant adipiscendi licentiam docendi.

La veille du premier jour fixé, Nostradamus reçut un sujet et le lendemain, à la même heure, il lui fallut exposer sa thèse sur ce point, répondre publiquement à toutes les objections d'un des professeurs et satisfaire à toutes les demandes qui lui furent faites sur la médecine en général. Après cela un jour de repos ; puis on lui donna un autre sujet et l'examen recommença. Et ainsi de suite quatre fois. Enfin huit jours après le dernier examen, il se rendit chez le doyen et piqua au hasard un sujet dans l'Ars parva de Galien, puis chez le chancelier où lui échut de même un sujet extrait des Aphorismes d'Hippocrate ; et le lendemain de midi à quatre heures, dans l'église Notre-Dame-des-Tables, il soutint ses deux thèses en présence cette fois des professeurs seuls, répondant victorieusement à toutes les objections qu'on lui fit. Il avait fait allumer des cierges à foison et distribuer en quantité du vin et des gâteaux : c'était l'usage, il était agréable aux juges, et nul n'avait garde d'y manquer. Ses lettres de licence, qu'il reçut dans la semaine des mains de l'évêque de Montpellier, lui coûtèrent gros aussi. A chaque examen les droits étaient lourds. Il n'était pas possible à tout le monde de devenir docteur.

Il ne restait plus pour cela à Nostradamus qu'à passer ses triduanes et il s'y prépara. Le jour venu, il exhiba une liste de douze maladies sur lesquelles le chancelier et le doyen en désignèrent chacun trois ; et matin et soir, pendant trois jours, il discuta et résolut toutes les difficultés qu'on souleva ; c'était un professeur différent qui menait chacun de ces six examens, et il avait soin de faire argumenter les aspirants au doctorat présents dans la salle en spectateurs. Enfin la discussion, présidée par le patron ou parrain de Nostradamus, Antoine Romier, s'arrêta ; les régents se levèrent et sortirent de la chapelle ; les condisciples du candidat vinrent le féliciter. Virtuellement, il était docteur. Pour qu'il le devînt tout à fait, il ne lui restait plus qu'à voir son actus triumphalis s'accomplir ; mais ce n'était là qu'une cérémonie.

La veille du jour fixé, la cloche sonna longuement pour annoncer au monde qu'allait naître un nouveau docteur. Puis, le lendemain matin, le Faculté en corps vint le chercher à son logis, précédée de musiciens : c'était comme pour une noce, un baptême, si vous voulez. Tout le cortège entra dans l'église Saint-Firmin, entouré d'un si grand concours de peuple qu'on n'eût pu glisser une aiguille dans l'assistance. Alors un des régents se leva et fit au récipiendaire un grand discours latin tout plein de bons conseils et de lieux communs redondants. On le coiffa du bonnet carré à pompon rouge, lui passa au doigt la bague d'or, le ceignit de la ceinture dorée et, après lui avoir remis solennellement le livre d'Hippocrate, on le fit asseoir dans une chaire à côté du régent qui l'avait harangué. On l'embrassa. On le bénit. Et on lui dit : Vade et occide Caïm ! Mais personne ne savait ce que cela signifiait — ni moi non plus —.

Nostradamus était docteur. Il paraît qu'ensuite il demeura quelque temps à Montpellier comme professeur ; au reste, c'était l'usage. Cela dura peu et il ne tarda pas à reprendre sa vie errante. Mais il garda toujours bon souvenir des savants personnages qu'il avait connus en la parfaite Faculté de médecine de Montpellier, et de trois d'entre eux surtout qu'il couvrait plus tard de louanges épaisses et pesantes comme saumons de plomb : c'est à savoir Antonius Saporta filius, que je ne sais si l'âme de Hippocrate serait point transformée en lui, Guillaume Rondelet, à qui [je ne sais si] Alianus Massarius ou Dioscorides le lentilleur lui auraient point laissé [leur âme] par une divine mutation de Euphorbe en lui[2], et Honoré Castellan qui est encore au soleil levant, car il n'est permis à exerçants la faculté iatrice de rien rédiger par mémoire qu'ils ne soient au soleil couchant. Tous trois avaient été ses compagnons sur les bancs de l'école. Antoine Saporta, fils et petit-fils de médecin, immatriculé en 1521, ne fut gradué docteur que dix ans plus tard, et mourut en 1573 après avoir été chancelier. Il était sûrement bon compagnon : Rabelais qui l'avait enrôlé pour jouer sa moralité de Celui qui épousa une femme muette, l'appelle son antique ami, et c'est assez. Guillaume Rondelet, Rondibilis, comme le surnomme l'auteur de Pantagruel, fils d'un marchand d'épices de Montpellier — c'était un grand métier que celui d'épicier, en ce temps-là —, immatriculé à la Faculté la même année que Nostradamus et docteur en 1537, fut un célèbre savant, spécialisé dans l'histoire naturelle et particulièrement celle des poissons, et d'ailleurs hilarus et facetus, dit un de ses biographes. Quant à Honorius Castellanus, qui s'appelait peut-être Du Chastel, Châtelain ou Castellan, il devint premier médecin de la reine Catherine, médecin et conseiller ordinaire de Henri II, François II et Charles IX, et mourut à la Cour en 1569. Il n'avait pourtant été reçu docteur qu'en 1544, mais Nostradamus l'avait eu sans doute comme condisciple et, comme on voit, il le traite en cadet.

 

 

 



[1] Peut-être le Falcon dont on trouve plusieurs pièces de vers latins dans le Tumulus de Salmon Macrin.

[2] Les phrases de Nostradamus sont involontairement si mal bâties que l'on se demande si c'est toujours exprès qu'elles sont obscures dans ses ouvrages hermétiques, et s'il parlait lui-même bien le français : il devait être plus à l'aise, soit en latin, ou en provençal.