LEÇONS D’HISTOIRE GRECQUE

 

XI. — LE CULTE DYNASTIQUE EN ÉGYPTE SOUS LES LAGIDES[1].

 

 

MESSIEURS,

Un aphorisme spirituel, tombé dans la circulation courante, veut que les peuples heureux n’aient pas d’histoire. A ce compte, le peuple égyptien peut être classé à un bon rang dans l’échelle des félicités ; car, en tant que peuple, être collectif doué d’intelligence et de volonté, il resté pour nous invisible, caché qu’il est ou plutôt absorbé par ses dieux et ses rois, ceux-ci fils de ses dieux et dieux eux-mêmes. Temples de dieux et tombeaux de rois ; dans ces tombeaux et ces temples, des inscriptions qui énumèrent avec une prolixité fastidieuse les perfections des dieux et les exploits des rois ; voilà non pas tout, mais presque tout ce que l’Égypte nous a laissé en fait de documents historiques. Et les monuments sont à première vue si semblables entre eux, et les rois, Pharaons, Ptolémées ou Césars, affublés de titres tellement pareils dans leur redondante et puérile monotonie, et les textes si encombrés des mêmes formules, que la notion du temps, de la succession, du changement, cette âme de l’histoire, disparaît pour ainsi dire, remplacée par une sorte de contemplation vague et somnolente de l’immobilité. On dirait que ce pays n’a jamais été peuplé que de momies, et que ses habitants, si soucieux de durer après leur mort, ont oublié de vivre.

Que, dans cette illusion — car c’en est une assurément — on fasse aussi grande qu’on voudra la part de l’oubli, du recul où se perdent les traces des foules anonymes, il n’en reste pas moins qu’elle n’est pas toute d’imagination et que le peuple égyptien, façonné de temps immémorial à l’obéissance, ne paraît pas avoir jamais eu d’autre volonté que celle de ses rois et de ses dieux, c’est-à-dire de ses prêtres. D’où il résulte que les mœurs même de cette étrange nation se résument pour nous dans une soumission ponctuelle et machinale à des règles canoniques formulées par l’autorité, elle-même obstinément attachée à l’observance des traditions.

L’histoire de l’Égypte tient donc tout entière dans celle de ses souverains, qui ont été, à bien plus juste titre que les héros d’Homère, des pasteurs de peuples. Entre ces souverains même, l’historien a peine à distinguer. Il a devant lui. des masques étiquetés : quel que soit l’acteur qui porte celui du Pharaon, du Ptolémée ou du César ; c’est toujours le même personnage qui occupe la scène, et on le déclare toujours, quoi qu’il arrive, aussi divin, glorieux et invincible. Heureusement, nous avons, pour connaître et distinguer les uns des autres les seize Ptolémées ou Lagides qui s’intercalent entre les Pharaons et les Césars, d’autres sources d’information que les documents égyptiens. Leur histoire est mêlée à celle de la Grèce et de Rome, et eux-mêmes, disons-le tout de suite, étaient trop fiers d’appartenir à la race hellénique pour ensevelir leur personnalité dans la défroque des Pharaons. A côté de la face hiératique tournée vers leurs sujets égyptiens, ils en ont une autre, une figure à eux, que contemplaient sans trouble et conspuaient parfois les Alexandrins.

J’ai esquissé ici même, il y aura bientôt dix ans, l’histoire des Lagides dans leurs rapports avec le monde hellénistique ou romain. En revenant sur un sujet que je n’ai pas, tant s’en faut, épuisé, je voudrais déplacer quelque peu le point de vue, le reporter en Egypte même et considérer les Lagides moins comme des acteurs de l’histoire internationale que comme des monarques égyptiens ; les replacer dans leur rôle de (lieux incarnés, objets de culte et fauteurs de religion, bâtisseurs de temples et protecteurs du clergé indigène aussi bien que des savants et lettrés de race grecque ; enfin, dans leur cour hiérarchisée et au centre de leur armée de fonctionnaires. En un mot, nous ne nous éloignerons guère soit d’Alexandrie, la résidence royale où le roi est le successeur d’Alexandre, soit des cités sacerdotales de Memphis et de Thèbes, où il est le successeur des Pharaons.

Cette étude sur les institutions a besoin d’une certaine liberté d’allures, et je me prévaudrai de l’espèce d’immobilité dont je parlais tout à l’heure pour en éliminer non pas la chronologie, mais la recherche trop anxieuse des dates précises, recherche rendue particulièrement difficile par la confusion qu’amène entre les divers rois leur nom commun de Ptolémée. Chaque question traitée pourra nous amener à parcourir tous les règnes des Lagides, c’est-à-dire un espace de près de trois siècles, ou même à chercher des précédents dans les âges antérieurs, des continuations et conséquences dans les régimes postérieurs. Il nous arrivera bien souvent de tirer des papyrus de l’époque romaine des conclusions applicables à l’époque des Lagides, et ce mode de raisonnement sera tout à fait sûr quand nous pourrons démontrer que tel usage constaté sous les Césars existait au temps des Pharaons.

Comme la liste des sujets à examiner est longue, je me dispenserai de considérations générales étendues au programme entier du cours. Je crois plus utile d’entrer en matière tout de suite et d’aborder la question qui, au fond, se mêle à toutes les autres, à savoir l’idée que se faisaient les Égyptiens de la nature, de la raison d’être et de la légitimité du pouvoir royal.

Toutes les fois, Messieurs, que vous rencontrez dans les annales de notre espèce un peuple obéissant passivement, servilement, durant des siècles, à une autorité qu’il n’a pas conscience d’avoir créée et qu’il ne croit avoir le droit ni de discuter, ni, de modifier, tenez pour certain que cette autorité a pour fondement la foi religieuse et que — pour employer, une métaphore devenue banale — le trône s’appuie sur l’autel. Et si le régime est stable, c’est que la religion à laquelle il est lié l’est aussi, ce qui suppose l’existence d’un corps sacerdotal — corporation ou caste, peu importe — gardant le dépôt et les bénéfices de la tradition. EU, à vrai dire, il est difficile (le concevoir autrement, d’une manière générale, l’origine de l’autorité, dès qu’elle se distingue de la force brutale : si difficile qu’aujourd’hui encore le problème n’est pas résolu ou ne l’est que par (les solutions alambiquées, inintelligibles au vulgaire. On n’a pas réfuté toutes les objections quand on a dit qu’il faut se soumettre à la volonté du plus grand nombre. Se soumettre sans la conviction intime que la majorité a toujours raison s’appelle se résigner, et le nombre, dans ce cas, ressemble singulièrement à la force. L’oracle (le Delphes eut un jour une idée bien ingénieuse, lorsqu’il conseilla aux démocrates mégariens de faire entrer dans ce nombre souverain tous leurs ancêtres, de telle façon que la génération vivante se considérât toujours comme la minorité. C’est à peu près la pensée si souvent citée d’Auguste Comte : « L’humanité est composée de plus de morts que de vivants, et l’empire des morts sur les vivants croît de siècle en siècle : sainte et touchante influence qui se fait sentir de plus en plus au cœur i- mesure qu’elle subjugue l’esprit ». Quand on sait que l’Humanité est le Dieu d’Auguste Comte, on se retrouve tout de suite sur le terrain religieux ; on y arriverait encore, par un plus long circuit, en interrogeant ces générations antérieures et en constatant que, plus on remonte vers le passé, plus le respect de l’autorité se confond avec la notion du divin. Il ne faut pas compter parmi les nouveautés prêchées par saint Paul l’aphorisme : non est potestas nisi a Deo. C’était l’opinion des Romains, qui dérivaient l’autorité du droit d’auspices, et même des Grecs, qui prétendaient n’avoir jamais obéi qu’à des dynasties issues des dieux ou à des lois suggérées par inspiration divine. Seulement, ces deux grands peuples, les véritables éducateurs de l’humanité et auteurs de notre civilisation, n’ont pas laissé s’interposer entre eux et la divinité une classe d’hommes qui se chargeât de penser pour eux et leur imposât le joug de la révélation après en avoir confisqué la source à son profit. Ils gardèrent ainsi la pleine possession d’eux-mêmes et purent, sans avoir à braver des prohibitions divines signifiées par des prêtres, accommoder les principes aux circonstances, conserver à l’autorité son caractère religieux et choisir librement ceux qui en étaient revêtus.

C’est peut-être un cercle vicieux que de dire que la supériorité intellectuelle des Grecs et des Romains tient à l’absence de domination sacerdotale, car ce fut sans doute une supériorité native, une certaine virilité d’intelligence, qui empêcha celle-ci de s’établir chez eux ; mais on est en droit de penser que l’énergie de la cause première s’accrut par ses propres effets. En tout cas, rien de semblable en Égypte. Si j’avais le goût des symboles, je dirais que l’Égyptien était fait pour entasser sur son intelligence comme sur son sol des blocs énormes et indestructibles. Il a porté, durant des milliers d’années, avec une résignation devenue naturelle et héréditaire, le joug d’un pouvoir absolu qui prétendait être non seulement d’origine divine, mais exercé par des cures divins. La pierre angulaire du régime monarchique en Égypte est le dogme de la divinité du Roi.

Les travaux des égyptologues — parmi lesquels, soit dit en passant, nos compatriotes, de Champollion à M. Maspero, ont pris et gardé le premier rang — ces travaux, dis-je, nous ont initiés aux détours captieux d’une théologie qui trouvait toujours moyen d’assurer la qualité de fils ou incarnation d’un dieu à quiconque, souverain légitime ou usurpateur légitimé, était en possession effective du pouvoir. Le Roi, dit M. Maspero, est dieu pour ses sujets : ils l’appellent le dieu bon, le dieu grand, et ils l’unissent à Ra par l’intermédiaire des souverains qui ont succédé aux dieux sur le trône des deux mondes. Son père était fils de Râ avant lui ; et le père de son père et le père de celui-là et tous ses ancêtres, jusqu’au moment où de fils de Ra en fils de Râ on atteignait enfin Râ lui-même. Parfois un aventurier, sorti on ne sait d’où, s’intercale subitement dans la série, et l’on pourrait croire qu’il interrompt le développement de la lignée solaire ; mais, en y regardant bien, on arrive toujours à découvrir que l’intrus se rattachait au dieu par une généalogie qu’on ne lui soupçonnait pas, soit même qu’il lui tenait de plus près que ses prédécesseurs : Râ, descendu sur la terre en cachette, l’avait engendré d’une mortelle pour rajeunir sa race... Les Pharaons sont donc la chair du Soleil... et leur âme a une origine surnaturelle, comme leur corps : elle est un double détaché de l’Horus qui succéda à Osiris et qui régna le premier sur l’Égypte seule. Ce double divin s’insinue dans l’enfant royal à la naissance, de la façon dont le double ordinaire s’incarne au commun -des mortels. Il s’ignore toujours et sommeille pour ainsi dire chez les princes que leur destinée n’appelle pas à régner : il s’éveille lors de l’avènement et prend pleine connaissance de soi-même chez ceux qui montent sur le trône. Du jour de leur élévation à celui de leur mort et au delà, ce qu’ils avaient conservé d’humanité native s’efface complètement : ils ne sont plus que le fils de Râ, l’Horus vivant sur terre et qui renouvelle les bienfaits d’Horus, fils d’Isis, pendant son passage ici-bas... Du moment que Pharaon est dieu sur terre ; les dieux du ciel sont ses pères ou ses frères ; les déesses le reconnaissent pour fils et, selon le cérémonial imposé par la coutume en pareil cas, consacrent l’adoption en lui présentant le sein comme elles auraient fait à leur propre enfant. Les simples mortels ne parlent de lui qu’à mots couverts, en le désignant par quelque périphrase : Pharaon, Piroui âoui, le Double-Palais, Prouîti, la Sublime Porte, Sa Majesté, le Soleil des deux terres, l’Horus maître du palais... On l’aborde d’ailleurs comme on aborde un dieu, les yeux bas, la tête ou l’échine pliée ; on flaire le .sol devant lui, on se voile la face des deux mains pour la protéger contre l’éclat de son regard, on psalmodie iule formule d’adoration dévote avant de lui soumettre une requête. Personne n’échappe à cette obligation ; ses ministres eux-mêmes et les grands du royaume ne peuvent délibérer avec lui sur les affaires de l’État, qu’ils n’ouvrent la séance par une sorte de service solennel en son honneur et ne lui récitent longuement l’éloge de sa divinité[2].

Nous avons quelque peine, nous autres gens du XIXe siècle, — et même, espérons-le, du XXe, — à entrer dans un état d’esprit si différent du nôtre. Comme nous ne savons plus flairer le sol devant les potentats, nous sommes enclins à flairer l’hypocrisie dans le culte des dieux mortels. L’apothéose nous paraît une simagrée, et nous pensons que, s’il se trouvait des pauvres d’esprit pour y croire, à coup sûr ceux qui en avaient le bénéfice n’y croyaient pas. Sans garantir la sincérité de tous les rois et prêtres d’Égypte à toutes les époques, je ferai observer que l’hypocrisie n’est jamais qu’une imitation d’une réalité antérieure, dont elle présuppose l’existence ; que le propre de la foi est de n’avoir ni besoin de démonstration, ni souci des objections ; enfin, que, en plein christianisme, le roi Très-Chrétien Louis XIV croyait valoir à lui seul plus que la nation entière, ce qui équivaut bien à se hausser à la taille des dieux d’autrefois.

Les Pharaons égyptiens n’auraient pu ni atteindre à cette dignité surhumaine ni s’y maintenir s’ils n’avaient été en même temps les chefs de la religion. Homme par le corps, dieu par l’âme et par les attributs ; dit encore M. Maspero, Pharaon doit à sa double nature de servir d’intermédiaire constant entre le ciel et la terre. Il a seul qualité polir transmettre les prières de l’humanité à ses pères et à ses frères les dieux. De même que le chef de la famille est, dans sa famille, le prêtre par excellence auprès des dieux de là famille, de même... Pharaon est le prêtre par excellence auprès des dieux de l’Égypte entière, qui sont ses dieux à lui... Les particuliers recourent à son intercession quand ils implorent une grâce d’en haut ; cependant, comme tous les sacrifices ne peuvent passer réellement par ses mains, le célébrant proclame au début de chaque cérémonie que c’est le roi qui donne l’offrandeSoutni di hotpoului et nul autre, à Osiris, à Phtah, à Râ-Harmakhis, pour qu’ils accordent au fidèle qui les supplie l’objet de ses vœux, et, la déclaration tenant lieu du fait, c’est bien le roi qui officie chaque fois pour son sujet[3].

Vous le voyez, Messieurs, en aucun pays du monde l’association du trône et de l’autel n’a été plus intime ce n’est même plus une association, mais une confusion de deux pouvoirs qui depuis se sont séparés et n’ont jamais reformé leur accord qu’au détriment de la liberté. Et les Pharaons avaient si bien conscience de la valeur de cet instrument de règne, qu’on les voit revendiquer leur office de prêtres auprès de leur propre divinité., Plus d’un monument les représente recevant comme dieux les hommages qu’ils offrent eux-mêmes comme prêtres.

Voilà le régime que Cambyse et, plus tard, Alexandre trouvèrent installé en Égypte. Le pays n’en connaissait, n’en souhaitait pas d’autre, et les conquérants n’eurent qu’à endosser ce que j’appelais tout à l’heure, un peu irrévérencieusement peut-être, la défroque des Pharaons. Les rois de Perse, déjà atteints de l’intolérance propre aux religions cosmopolites et d’ailleurs, autant que nous en pouvons juger, peu intelligents, ne comprirent pas qu’ils ne pouvaient régner en Égypte que comme rois et grands prêtres d’Égypte. Cambyse ruina ou souilla les temples, molesta les prêtres, tua le bœuf Apis, et fit de l’Égypte une simple satrapie. Aussi le pays fut-il en révolte perpétuelle pendant les deux siècles que dura la domination persane. Alexandre s’y prit autrement : il se fit le libérateur et le roi national des Égyptiens. Son voyage à l’oasis d’Ammon eut pour but de le faire reconnaître comme Fils du dieu, d’une façon solennelle et qui fût ébruitée même hors d’Égypte. Après lui, son frère Philippe Arrhidée, puis son fils Alexandre Ægos, qui ne mirent jamais le pied en Égypte, furent, comme lui, dieux et rois pour le protocole. Nous arrivons ainsi au moment où leur satrape, l’industrieux Ptolémée, fils de Lagus ou Lagide, devint dieu et roi i son tour. Nous savons, par une inscription hiéroglyphique retrouvée au Caire en 1871, qu’il avait eu soin, au temps où il n’était encore que Sa Sainteté le satrape Ptolémée, de réparer des temples et de restituer au clergé des biens confisqués par Xerxès. Les prêtres reconnaissants n’éprouvèrent aucune difficulté à lui confectionner une généalogie divine. Il fut, pour ses sujets de race égyptienne, le fils de Râ et l’incarnation d’Horus, le Taureau puissant à Memphis, l’image du bouc divin à Mendès, au même titre et pour les mêmes raisons que tous ses devanciers. Les formules étaient immuables, et il n’y a rien de particulier à remarquer de ce côté. Ce qui est pour nous plus intéressant et sur quoi je voudrais fixer aujourd’hui votre attention, c’est l’apothéose à la mode hellénistique, différente de l’autre, par laquelle les Lagides et, à leur exemple, les autres dynasties hellénistiques devinrent objet de culte pour leurs sujets de race grecque ou macédonienne.

 

II

 

Ici, nous n’avons plus affaire à un troupeau docile et silencieux. Alexandrie a été, dès sa naissance, peuplée comme elle le fut d’un ramassis d’aventuriers venus de tous les parages de la Méditerranée, une ville affairée, agitée, curieuse de nouveautés, prompte à la médisance, à l’irrévérence et même à l’émeute, bref, en tout le contre-pied du caractère égyptien. Les Lagides voulaient bien de temps à autre aller jouer leur rôle de Pharaons à Memphis, mais ils se seraient crus retranchés du monde civilisé s’ils y avaient fixé leur résidence. C’est à Alexandrie qu’ils avaient bâti leur palais et leur Musée ; c’est là qu’ils voulaient vivre en Hellènes. Il ne leur déplaisait pas, en somme, de garder l’attitude de conquérants et de rester étrangers à ce vieux peuple décrépit dont il ne paraît pas qu’aucun d’eux se soit jamais soucié d’apprendre la langue.

Et pourtant, ils devaient nécessairement en venir à importer dans leur capitale hellénisante l’instrument de règne qui leur servait si bien en terre égyptienne. Ils ne pouvaient laisser indéfiniment constater par les Egyptiens que, dieu à Memphis ou à Thèbes, le Pharaon était pour ceux qui le connaissaient le mieux un simple mortel. Alexandre lui-même leur avait donné l’exemple en réclamant les honneurs divins des Grecs aussi bien que de ses sujets barbares. Du reste, un motif que j’ai déjà indiqué en passant exigeait que leur autorité de parvenus fût rattachée d’une manière quelconque à une origine divine et par là légitimée : c’est que les Grecs eux-mêmes ne concevaient la royauté que comme un héritage dévolu aux descendants des dieux et appelaient tyrans tous les potentats improvisés. La mythologie grecque s’était complu jadis à multiplier les généalogies héroïques ; mais il y avait longtemps que les Olympiens ne descendaient plus sur la terre pour y chercher des aventures amoureuses, et il était bien hasardeux de chercher un père divin à celui qui, pendant plus de quarante ans, s’était appelé le fils de Lagus. Son voisin Séleucus, le roi de Syrie, se faisait ou se laissait appeler fils d’Apollon et n’y gagnait pas beaucoup de prestige, soit à Séleucie, soit à Antioche. Il y avait un moyen plus simple d’anoblir les Lagides, et un moyen qui fut essayé ; c’était de les rattacher à la lignée des rois de Macédoine : mais c’était là une idée d’archiviste, sans action sur les foules, et, au surplus, Alexandre, qui était un roi bien authentique, ne s’était pas contenté, pour régner hors de Macédoine, d’être le fils de Philippe.

L’espèce de scepticisme et de désillusion qui s’empara de la Grèce subjuguée par les Macédoniens facilita les visées des successeurs d’Alexandre. Il était maintenant démontré par l’expérience que les dieux patrons des cités ou n’avaient pas pu ou n’avaient pas voulu défendre leurs concitoyens, et les patriotes découragés s’étaient réveillés tout d’un coup aussi incrédules, ou peu s’en faut, que les philosophes. Les dieux apparemment ou n’existaient pas, ou, comme l’enseignait Epicure, sommeillant dans leur félicité, ne s’occupaient pas des affaires humaines. Les vrais Sauveurs, les vrais Secourables étaient les potentats qui pouvaient réellement, quand il leur plaisait, protéger, honorer, enrichir leur clientèle. Et pourquoi ne pas appeler dieux ceux qui remplissaient l’office délaissé par les dieux ? On dit que déjà, un siècle plus tôt, lorsque les victoires de Sparte délivrèrent du joug athénien les alliés d’Athènes, les Samiens avaient élevé des autels à Lysandre et les Thasiens à Agésilas. Durant les interminables guerres qui eurent pour conséquence le démembrement de l’empire d’Alexandre, les villes grecques étaient toujours au pouvoir de quelqu’un et toujours prêtes à acclamer un libérateur. C’est ainsi que, en 307, les Athéniens, délivrés de Cassandre par Démétrius Poliorcète, appelèrent celui-ci et son père Antigone Sauveurs, dieux Sauveurs, dieux et rois, leur élevèrent des autels desservis par des prêtres spéciaux et introduisirent leurs images dans le peplos brodé tous les ans pour Athéna. Quelques années après, délivrés de nouveau par le même Sauveur, ils firent plus encore. Ils logèrent Démétrius dans le Parthénon, le temple de la Vierge, dont ce soudard fil un mauvais lieu, hanté par des filles de joie. En l’y conduisant processionnellement, au milieu des fumées de l’encens, ils chantèrent autour de lui une cantate que, pour leur éternelle honte, un grammairien, Athénée, nous a conservée dans ses Deipnosophistes. On comparaît au Soleil ce dieu beau et souriant, qui, vu ses succès d’amiral et de libertin, était évidemment fils de Poseidon et d’Aphrodite. Les autres dieux, lit-on dans cet ithyphalle sacrilège, les autres dieux ou sont loin de nous, ou n’ont pas d’oreilles, ou n’existent pas, ou n’ont pas de nous le moindre souci : mais toi, tu es présent, nous te voyons, non pas en bois ni en pierre, mais en vraie nature. Ptolémée, fils de Lagus, l’ut vers le même temps placé au rang des dieux par les Rhodiens, qu’il avait secourus, durant le fameux siège de 304, contre le Poliorcète. Les Rhodiens, en gens positifs, y mirent les formalités nécessaires et délivrèrent à Ptolémée un brevet valable dans ses propres États. Diodore rapporte qu’ils envoyèrent demander à l’oracle d’Ammon s’il leur conseillait d’honorer Ptolémée comme un dieu. Sur la réponse affirmative de l’oracle, les Rhodiens élevèrent dans leur ville un temple auquel ils donnèrent le nom de Ptolemæon. Ptolémée garda depuis lors le surnom divin de Σωτήρ, Sauveur, qui est resté son prédicat historique.

Voilà donc le Lagide bien et dûment divinisé, en Égypte comme Pharaon, en pays grec comme Sauveur. En pays grec, mais à l’étranger. S’il m’est permis de suppléer à l’insuffisance de nos renseignements par des conjectures, je croirais volontiers que les Alexandrins ne se montrèrent pas disposés à suivre l’exemple des Rhodiens. Les colons qui peuplaient cette ville toute neuve n’étaient pas venus là pour perdre leurs vieilles habitudes et se façonner, comme les Égyptiens qu’ils méprisaient, à l’adoration des souverains. Les Macédoniens, qui y formaient une sorte d’aristocratie, étaient dévots à la mémoire d’Alexandre, lequel, du reste, comme fondateur de la cité, avait droit, de par une très vieille coutume, à un culte héroïque. Ptolémée avait encouragé et largement doté ce culte. Du tombeau ou reposait la dépouille d’Alexandre — ramenée par ses soins, et malgré la volonté de Perdiccas, de Babylone à Alexandrie — il avait l’ait un temple, oit se célébraient des sacrifices, suivis de jeux splendides. Il en fut bien récompensé, ajoute Diodore, par les dieux et les hommes. Oui, sans doute ; mais le culte des morts, conforme aux traditions, excluait plutôt le culte des vivants, qui était une nouveauté, et d’ailleurs son prestige à lui, Ptolémée, pâlissait singulièrement auprès de la gloire d’Alexandre.

Ptolémée Soter, le prudent et patient, Ptolémée, ambitionnait-il réellement l’honneur d’être associé, soit de son vivant, soit après sa mort, au culte d’Alexandre ? Nous n’en savons rien. Ce qui est certain, c’est qu’il devint lui-même un fondateur de ville grecque dans son propre royaume en faisant d’un village de la. Thébaïde la cité de Ptolémaïs, pourvue, comme Alexandrie et la vieille colonie grecque de Naucratis, d’une constitution municipale. Là, conformément aux usages, s’implanta son culte, un culte dont les commencements nous échappent et dont nous ne voyons apparaître les desservants que sous le règne de son troisième successeur, Ptolémée IV Philopator. Il est à croire que les colons de. Ptolémaïs, anciens soldats pour la plupart, habitués à l’obéissance passive, liés par serment au souverain, n’éprouvèrent aucune répugnance à suivre l’exemple des Égyptiens, au milieu desquels ils se trouvaient isolés, à plus de cent lieues de la Méditerranée, et qu’ils rendirent les honneurs divins à Ptolémée sans attendre que la mort eût fait de lui un Immortel. Ils ont pu, par exemple, associer son nom et son image au culte de Dionysos, que nous connaissons par les inscriptions des artistes dionysiaques de la localité.

Nous ne sommes pas au bout des détours qu’a suivis le lent développement du dogme monarchique, je ne dirai pas dans les consciences grecques, car il n’a jamais pénétré si avant, mais dans les habitudes de la population grecque et dans le courant des idées qu’on ne discute plus. Il nous faut arriver"à l’établissement du culte des Ptolémées à Alexandrie même ; au centre de la bureaucratie qui fabrique les formules officielles et les répand dans tout le royaume.

 

III

 

Nous trouverons plus tard le temps de parler d’un événement sur lequel les mauvaises langues d’autrefois et les critiques d’aujourd’hui ont tant glosé, du mariage de Ptolémée II Philadelphe, successeur de Soter, avec sa sœur Arsinoé. C’est le premier symptôme d’accommodation de la morale grecque aux mœurs égyptiennes. Notons seulement que ce mariage, qualifié inceste par la morale usuelle, était un mariage divin et pharaonique. Parmi les femmes qui peuplaient le harem des Pharaons, il y avait une hiérarchie au sommet de laquelle trônait la Grande-Épouse ou reine. C’était rarement une étrangère, nous dit M. Maspero, presque toujours une princesse née dans la pourpre, une fille de Ra, autant que possible une sœur du Pharaon, qui, héritant au même degré et dans des proportions égales la chair et le sang du Soleil, avait plus que personne au monde qualité pour partager la couche et le trône de son frère[4]. Ce raisonnement de théologiens est irréfutable, et il fut si bien adopté par la dynastie nouvelle, à partir du règne de Philadelphe, que non seulement la reine est presque toujours depuis lors la sœur de son époux, mais que, si elle ne l’est pas réellement, elle est censée l’être.

Marié à la mode des dieux, — de Zeus et de Héra, comme avait soin de le rappeler Théocrite, alors poète de cour, — Philadelphe sentait le besoin de se mettre au-dessus des scrupules et des critiques en affirmant la qualité divine du couple royal, qui devint le couple des dieux Adelphes. Les documents dont nous disposons jusqu’à présent ne permettent pas d’élucider complètement les origines du culte des Ptolémées à Alexandrie. Il semble tout naturel de penser que Philadelphe dut procéder d’abord à l’apothéose de ses parents, Ptolémée Soter et Bérénice ; et, en effet, il est question d’une procession, dont la magnificence était devenue légendaire, ois figuraient, parmi une foule de statues de divinités, les imagés des parents de Philadelphe et de Philadelphe lui-même : mais on ne sait pas bien quel sens attribuer à cette exhibition, et, d’autre part, des papyrus nous signalent l’existence à Alexandrie, au temps de Philadelphe, d’un prêtre chargé de sacrifier en même .temps à Alexandre et au dieu Adelphe, Soter étant passé sous silence. Enfin, tandis que le culte des dieux Adelphes est officiellement reconnu du vivant de Philadelphe, celui des dieux Soters n’est constaté qu’un bon demi-siècle plus tard.

Le fait à retenir, fait important et mis hors de doute, c’est que Philadelphe fut déifié de son vivant à Alexandrie même, lui et la reine, et après lui tous ses successeurs, rois et reines, sous les noms de dieux Évergètes, dieux Philopators, dieux Épiphanes, etc., noms que l’on retrouve non seulement dans les inscriptions officielles, mais dans les dédicaces particulières ou dans le libellé des dates sur les papiers d’affaires. Le culte de tous ces couples divins était associé à celui d’Alexandre et était desservi par le même prêtre, c’est-à-dire qu’il s’adressait à la dynastie prise en bloc, ou, si l’on veut, à la divinité royale, qui revivait et se réincarnait dans chaque génération. Ceci — constatons-le en passant — est bien une idée égyptienne, qui répugne au génie individualiste de la mythologie grecque et à la forte personnalité de ses dieux. J’ai dit et répété jusqu’ici qu’Alexandrie était une ville grecque : il est temps de se souvenir qu’elle était située en Égypte, qu’une partie de sa population, le quartier de Rhakotis, était égyptienne, et que les races les mieux trempées ne peuvent se soustraire indéfiniment à l’influence d’un contact incessant.

Les Ptolémées n’avaient pas à se préoccuper de la somme de foi que pourrait rencontrer ici ou là le dogme monarchique. A vrai dire, il n’y avait pas de dogme à établir, mais des pratiques : leur prêtre n’avait rien à enseigner et aucun acte de foi à accomplir. C’était un prêtre à la mode grecque, c’est-à-dire un fonctionnaire investi pour un an seulement d’une magistrature sur laquelle on avait accumulé les honneurs et les bénéfices, et qui, pour cette raison, mais pour cette raison seulement, était des plus enviées. L’archiprêtre ou flamine des Ptolémées à Alexandrie, choisi parmi les familles les plus aristocratiques, était, durant son année, le président d’honneur de la République alexandrine et le premier magistrat de l’Égypte entière. Il était éponyme, c’est-à-dire que l’année de son sacerdoce portait son nom, lequel servait ainsi à dater, concurremment avec le numéro d’ordre des années de règne du Ptolémée contemporain, les actes publics et privés. C’est ainsi que nous connaissons par les papyrus et les inscriptions environ une trentaine de noms d’archiprêtres des Ptolémées. De plus, ce haut fonctionnaire, appointé aux émoluments de général (un talent par an), vêtu de pourpre et portant la couronne d’or les jours de cérémonie, était inviolable : personne ne pouvait même le citer en justice. A l’expiration de son année, il restait flamine honoraire, intendant royal, exempt de toutes charges onéreuses, et le souvenir de sa dignité anoblissait ses descendants.

Voilà, Messieurs, comment les Grecs et les Gréco-romains entendaient le sacerdoce public : c’était pour eux une fonction d’État, qui n’avait prise ni sur les intelligences par le dogme, ni sur les consciences par le monopole du commerce avec la divinité. Cette façon d’envisager le sacerdoce comme une délégation d’ordre administratif, ne pouvant en aucun .cas devenir la propriété de celui qui l’exerce, cette conception, dis-je, date sans doute de fort loin chez eux : l’histoire ne leur en connaît pas d’autre. Ils n’ont eu ni brahmanes, ni mages, ni druides : j’imagine que, si quelque thaumaturge voulut jamais se placer comme intermédiaire privilégié entre eut et la divinité, ils lui ont dit, comme Diogène à Alexandre : Ôte-toi de mon soleil ! Et cela était si bien entré dans les habitudes d’esprit de la race, que, même devenus rois d’Égypte, Pharaons, chefs du clergé national, les Lagides ne pensaient pas autrement. Aussi ont-ils pris à l’égard du clergé égyptien une attitude équivoque, au fond de laquelle on sent l’hostilité, une hostilité tempérée seulement par la prudence. Il me reste, pour achever cette esquisse sommaire, que je ne puis en ce moment achever dans le détail, à caractériser brièvement la politique des Lagides dans leurs rapports avec le clergé égyptien et les modifications qu’ils ont apportées au culte monarchique de rite égyptien.

 

IV

 

Nous avons vu déjà avec quelle habileté prévoyante Ptolémée, n’étant encore que satrape, avait rassuré les prêtres sur ses intentions. La tâche lui était aisée, car le gouvernement macédonien succédait à une domination violente, méprisante, aigrie parles révoltes qu’il avait fallu réprimer et qui avaient même abouti à restaurer pour un temps des dynasties indigènes. Sous les Pharaons, les corporations sacerdotales groupées autour des temples possédaient d’immenses domaines sans cesse accrus par des donations nouvelles, faites pour assurer aux morts un service perpétuel de commémoration. Ces biens n’étant jamais partagés, tout ce qui leur échéait, dit M. Maspero, leur restait à jamais, et des imprécations insérées dans les contrats menaçaient de peines terribles en ce monde et ailleurs quiconque leur en déroberait la moindre parcelle. Elles n’empêchaient pas Toujours les barons ou le roi de porter la main sur les revenus des temples : sinon l’Égypte serait promptement devenue terre sacerdotale d’une frontière à l’autre. Même réduit par des usurpations périodiques, le domaine des dieux couvrait en tout temps un tiers environ du territoire[5]. Ce sont là les effets ordinaires, inévitables, de l’existence de corporations ayant qualité pour assurer. des, biens spirituels en échange de biens temporels : et je ferai observer, à la décharge des prêtres égyptiens, qu’ils ne considéraient pas la pauvreté comme une vertu. Les rois ou satrapes perses avaient dû rogner sans scrupules sur les revenus des temples. Ptolémée n’eut qu’à annuler de temps à autre quelqu’une de ces spoliations pour acquérir des droits à la reconnaissance du clergé. Il s’abstint, au reste, de toute ingérence dans l’exercice du culte national. Bien loin de prétendre y introduire des idées ou des pratiques d’origine grecque, il lui rendit un hommage ingénieux, délicat, et qui ouvre un chapitre curieux dans l’histoire des religions, en créant ou développant à Alexandrie même, à l’usage des Gréco-Macédoniens, un culte égyptien accommodé à la grecque, celui de Sérapis (Osor-hapi), le Zeus ou Jupiter alexandrin.

Son successeur, Philadelphe, parait avoir pris, au milieu de ses artistes, de ses poètes et de ses savants, un dédain plus avoué pour la civilisation égyptienne, à laquelle il avait pourtant emprunté l’usage de l’inceste à la mode divine. Après la mort de la reine-sœur Arsinoé, le roi fit grand étalage de douleur et de dévotion à la mémoire de la défunte. Il bâtit à Alexandrie, non loin du Sérapeum, un Arsinoeion ou temple d’Arsinoé dont on dit des merveilles et au service, duquel furent attachées des prêtresses spéciales. Les noms de ces canéphores figurent, à côté des archiprêtres des Ptolémées, dans les dates des papyrus. D’autres Arsinoeia s’élevèrent en divers lieux, et une province entière (le Fayoum d’aujourd’hui) devint l’apanage de la déesse Philadelphe. Enfin, et c’est ici que nous voyons apparaître l’idée de derrière la tête, la déesse fut introduite, comme parèdre ou égale des autres dieux, dans tous les temples égyptiens. Philadelphe, qui avait des goûts fastueux, n’entendait pas qu’on lésinât sur les frais du nouveau culte. Pour plus de sûreté, il se chargea d’y pourvoir lui-même, mais avec les revenus du clergé. Ln d’autres termes, sans avouer, je suppose, qu’il dépossédait effectivement les prêtres, il s’empara de l’administration de leurs biens, de sorte que les sommes allouées pour les frais du culte et l’entretien des prêtres et des temples prirent le caractère de subventions octroyées par la Couronne.

Ce roi devait être un fort habile homme ou un très redouté seigneur, car on ne trouve nulle trace de résistance de la part du clergé. En fait de protestations, on ne fit sur les stèles de Mendès et de Pithom que des actions de grâces pour les libéralités du roi et sa piété envers les dieux du pays. On donne même des chiffres. Il est question, dans des comptes de l’an XXI du règne, d’un don exceptionnel de 740.000 oulens d’argent, qui pourrait bien, en effet, avoir été une gratification royale. Supposons, pour établir un lien hypothétique entre des faits isolément peu intelligibles, que cette gratification avait été allouée au concile sacerdotal convoqué l’année précédente à Sais, dans le temple de Neith, probablement pour décréter les canonisations nécessaires et ratifier le nouveau régime administratif. Là figuraient les épistates gouverneurs des temples, les prophètes, les Pères divins de l’Égypte du Sud et de l’Égypte du Nord. La présence des épistates ou curateurs des temples me paraît bien indiquer que les prêtres étaient déjà dessaisis de l’administration de leurs biens et qu’on ne leur demandait plus que de s’en déclarer satisfaits. Une grosse subvention intervenant à propos, ceux-ci crurent sans doute ou firent semblant de croire que la main ferme des intendants royaux ferait mieux rentrer les dîmes et que le Trésor royal y ajouterait au besoin des suppléments.

Je n’entre pas plus en avant — aujourd’hui tout au moins — dans ces questions encore pendantes, débattues à grand renfort de conjectures. Reprenons pied sur un terrain solide en abordant le décret de Canope, daté de l’an IX du règne de Ptolémée III Évergète (238 avant J.-C.). C’est un décret sacerdotal bilingue ou trilingue, écrit en égyptien hiéroglyphique, en démotique et en grec, dont le premier exemplaire a été découvert en 1866, à San (l’ancienne Tanis), durant les travaux de percement de l’isthme de Suez. Il est fort long, — le texte n’a pas moins de soixante-seize lignes, — aussi ne ferai-je qu’en extraire quelques passages caractéristiques.

Ce verbeux document, rédigé par l’assemblée des grands prêtres et prophètes, ptérophores, hiérogrammates et autres prêtres des temples du pays, réunis à Canope, dans le temple des dieux Évergètes, pour l’anniversaire de la naissance du roi, nous montre déjà institué dans les temples nationaux le culte rendu au roi Ptolémée et à la reine Bérénice, dieux Évergètes, et à leurs pères, dieux Adelphes, et à leurs ancêtres, dieux Soters. Ce culte, les prêtres, reconnaissants des largesses faites aux temples et à toute la population récemment affamée par la sécheresse, ont décidé de l’augmenter au bénéfice du couple régnant. Pour ce faire, le synode décrète que les prêtres demeurant dans chacun des temples du pays soient appelés aussi prêtres des dieux Évergètes, et qu’ils soient inscrits dans tous les actes publics, et que, sur les bagues qu’ils portent soit gravé ce sacerdoce des dieux Évergètes ; qu’en outre, en plus des quatre tribus actuellement existantes dans l’ensemble des prêtres de chaque temple, il en soit institué une autre, qui sera appelée cinquième tribu des dieux Évergètes. Le concile, se référant à un précédent décret, qui avait établi une fête par mois en l’honneur des dieux Évergètes, ajoute à ces honneurs une grande fête annuelle. Il y aura chaque année une panégyrie solennelle dans les temples et dans tout le pays pour le roi Ptolémée et la reine Bérénice, dieux Évergètes, le jour où se lève l’astre d’Isis, jour qui est reconnu par les saintes lettres comme étant le jour du nouvel an. Enfin, la vénérable assemblée procède à une véritable canonisation, ou apothéose en l’orme après la mort, d’une petite princesse royale qui portait déjà le nom de reine. Attendu, dit l’inscription, que du roi Ptolémée et de la reine Bérénice, dieux Évergètes, étant née une fille qui aussitôt avait été proclamée reine, il est arrivé que cette fille étant vierge est subitement partie pour le monde éternel ; que les prêtres qui du pays viennent chaque année auprès du roi étant encore auprès de lui ont aussitôt célébré un grand deuil pour cet événement et ont jugé convenable de persuader au roi et à la reine d’inaugurer la déesse avec Osiris dans le temple de Canope, qui... compte parmi les plus honorés par le roi et parles habitants du pays... lorsque tous les prêtres de premier rang offrent des sacrifices sur les autels élevés par eux pour chaque temple des deux côtés de la route ; qu’ils ont après cela accompli les cérémonies de la divinisation et de la clôture du deuil, suivant les usages prescrits, magnifiquement et avec grand soin, comme il est d’usage de le faire pour Apis et Mnévis, il a paru convenable de rendre à la reine Bérénice, née des dieux Évergètes, des honneurs éternels dans tous les temples du pays : en conséquence, on consacrera à la reine Bérénice, née des dieux Évergètes, dans tous les temples du pays, au mois de Tybi, une fête avec périple, qui durera quatre jours à partir du 17, jour dans lequel le périple et la clôture du deuil ont eu lieu pour elle la première fois, et l’on exécutera aussi sa statue en or, ornée de pierreries, dans chacun des temples de premier et de second ordre, et l’on placera dans le sanctuaire cette image, que le prophète ou l’un des prêtres ayant entrée dans le sanctuaire pour la vêture des dieux portera dans ses bras quand les sorties et les panégyries des autres dieux auront lieu, afin que, vue par tous, elle soit honorée et adorée sous le nom de Bérénice, princesse des vierges. Le document entre ensuite dans de grands détails sur la couronne et les insignes que devra porter la statue, sur les confréries de jeunes filles et de femmes qui seront chargées de desservir le culte de la petite vierge et de chanter en son honneur des hymnes que les hiérogrammates auront écrits et donnés au maître de chant et dont les exemplaires seront rangés parmi les livres sacrés. Et pour que la dévotion officielle, soit stimulée par un souvenir reconnaissant, désormais le pain que l’on donne aux femmes des prêtres aura une marque distincte et sera appelé le pain de Bérénice. Le curateur établi dans chacun des temples ainsi que l’archiprêtre et les hiérogrammates graveront ce décret sur une stèle de pierre ou d’airain en lettres sacrées égyptiennes et helléniques, et le placeront dans l’endroit le plus apparent des temples de premier, second et troisième ordre, afin que dans le pays les prêtres montrent la vénération qu’ils ont pour les dieux Évergètes et leurs enfants, ainsi qu’il convient.

Ces prêtres ont le ton bien humble : ils sont là dépaysés à Canope, c’est-à-dire aux portes d’Alexandrie. Ils y viennent tous les ans baiser la main qui les nourrit, et on peut bien dire que, comme un organe d’une machine dont le levier est aux mains du roi, ils subissent eux-mêmes la pression qu’ils transmettent aux couches inférieures. Cette année-là même, le roi avait négocié avec eux une transaction qui dut flatter leur amour-propre, mais alarmer leur conscience. Il reconnaissait l’existence légale du calendrier égyptien, peut-être même sa supériorité intrinsèque sur l’incommode année luni-solaire des Gréco-Macédoniens, mais en le réformant. Le roi, qui s’entendait, paraît-il, aux mathématiques, avait demandé aux prêtres d’adopter le système des années que nous appelons bissextiles, et d’intercaler tous les quatre ans, à la suite des cinq jours épagomènes, un jour complémentaire, qui serait consacré à la fête des dieux Évergètes. Les prêtres y consentent, afin que tous sachent que ce qui était défectueux auparavant dans l’ordre des saisons et de l’année et dans les règles prescrites à propos de l’arrangement général du monde a été rectifié et complété par les dieux Évergètes. Si cette promesse avait été tenue, le calendrier dit julien aurait été institué deux siècles avant Jules César. Mais les habitudes prises étaient trop fortes : les astronomes alexandrins eux-mêmes, pour souder les nouvelles observations aux anciennes, se servirent de l’année sothiaque de 365 jours, qui avançait d’un jour tous les quatre ans sur la marche du soleil

Ptolémée Évergète songeait évidemment, avec plus de sérieux et de volonté qu’aucun des Lagides, à se rapprocher de ses sujets égyptiens et à rendre sincère le loyalisme du clergé, qu’il jugeait suffisamment domestiqué. Ses successeurs firent un pas de plus. Autant que nous en pouvons juger, il ne paraît pas que les trois premiers Ptolémées se soient fait couronner, ou, si vous l’aimez mieux, sacrer à Memphis ; qu’ils aient, fait acte de chefs de la religion, à la mode pharaonique, en allant chercher, au fond du sanctuaire de Phtah, une audience secrète, un tête-à-tête avec le dieu. On ne dit pas non plus que le quatrième Ptolémée, le bachique et luxurieux Philopator, se soit soucié de cette formalité. Un document célèbre — la pierre de Rosette, sur laquelle Champollion a appris à déchiffrer les hiéroglyphes égyptiens —, daté de l’an IX du règne de son fils et successeur, Ptolémée Épiphane (196 avant J.-C.), nous montre qu’un changement s’est produit. Le concile des prêtres est réuni non plus à Canope, mais à Memphis, où le roi l’a convoqué, dans le temple de Phtah. Le roi n’est plus simplement dieu Épiphane Euchariste, à la mode grecque, mais fils du Soleil, chéri de Phtah, dieu né de dieu et de déesse, comme Horus, fils d’Isis et Osiris. Les prêtres constatent qu’il est venu — alors ou auparavant — à Memphis pour accomplir les cérémonies légales prévues pour la prise de possession de la royauté ; et, en raison de ses bienfaits comme de ses exploits énumérés tout au long, ils lui décernent des honneurs qui enchérissent encore sur les dispositions liturgiques décrétées à Canope au bénéfice d’Évergète, car ils comportent des fêtes annuelles, des fêtes mensuelles et un office quotidien, trois fois le jour, auprès de l’image du dieu Épiphane, le tout avec mention et commémoration des ancêtres, les dieux Philopators, les dieux Évergètes, les dieux Adelphes et les dieux Soters.

Ainsi, le culte grec des ancêtres s’est définitivement combiné avec le culte égyptien des rois vivants, et les deux ensemble, associés au culte des dieux indigènes, titulaires des temples, forment une assise inébranlable à la dynastie étrangère, produit hybride de deux civilisations, qui s’est installée là-bas sur les bords de la Méditerranée. Les Pharaons d’autrefois n’avaient pas exploité au même degré les complaisances sacerdotales. Ils étaient bien dieux de leur vivant, mais ils devaient pourvoir eux-mêmes à la perpétuité de leur culte après leur mort, heureux quand ils n’étaient pas dépossédés de leurs bâtisses, de leurs inscriptions, de leurs tombeaux même, par des successeurs peu scrupuleux. Maintenant, les Ptolémées ; en mesure d’entretenir à leur gré une piété intéressée, emploient celle-ci à affirmer leur solidarité mutuelle et à assurer la cohésion du bloc dynastique.

je m’arrête ici, Messieurs : la suite de l’histoire des Lagides n’ajouterait que des noms à la liste des apothéoses, mais aucune idée théologique ou politique au canevas que j’ai déroulé sous vos yeux. Elle montrerait seulement que ces institutions, greffées sur de plus anciennes à peine différentes, ont traversé les siècles et faisaient partie de l’héritage transmis par les Ptolémées aux Césars. Comme leurs prédécesseurs, les Césars sont représentés sur les monuments égyptiens la tête coiffée du pschent, tournant leur profil planté sur de larges épaules et leurs yeux en amande vers les dieux dont ils sont les fils en même temps que les adorateurs, affirmant ainsi du même coup leur divinité et leur qualité de chefs de la religion. Et cette fois, on peut dire que la théologie monarchique, issue de l’Égypte ou vivifiée par l’infusion de traditions égyptiennes, déborde sur le monde gréco-romain. Le culte des empereurs romains, borné officiellement, pour les citoyens romains, à l’apothéose ou canonisation par le Sénat des empereurs défunts, fut étendu par le peuple, qui se souciait peu des Césars disparus, a l’empereur vivant, au maître et dieu visible qui régente le monde civilisé. Si on ne le dit pas, comme en Égypte, fils du Soleil, image de Horus, toujours vivant, objet de la tendresse d’Isis, de Hathor ou de Hekt, on le croit animé par le Génie, toujours vivant aussi, de l’Empire, éternel époux de la déesse Rome. C’est la théologie égyptienne, pharaonique, qui reparaît, spontanément et obscurément régénérée dans des cerveaux que déprime l’habitude de la résignation.

Et qui pourrait affirmer qu’il ne reste rien de ces vieilles idées dans des cerveaux modernes, disons même contemporains, qui ne paraissent pas cependant avoir pris l’habitude de la résignation ? On fera toutes les distinctions qu’on voudra entre le culte monarchique d’autrefois et la foi monarchique d’aujourd’hui ; la nature psychologique et l’efficacité politique de l’un et de l’autre sont les mêmes. La légitimité, transmissible seulement par hérédité et primogéniture, ne pourrait être opposée comme un droit même à l’expression de la volonté de tout un peuple si elle n’était un choix providentiel, une délégation d’en haut. L’écart entre le divin et l’humain s’est élargi ; mais, dans ce large espace, il y a place pour des hommes en qui une investiture divine se superpose à la nature humaine, rois d’un côté, prêtres de l’autre, ou même rois qui sont en même temps chefs de la religion d’État.

L’historien n’a point à prendre parti dans le conflit des opinions et des théories : il les enregistre, les ana lyse et constate qu’elles s’adaptent, comme toutes choses, au milieu oit elles flottent, aux conditions d’existence qui leur donnent ou leur enlèvent leur raison d’être. Je ne fais que constater que l’apothéose du souverain, le culte monarchique, est le point culminant atteint par le développement de la théorie théologique de l’autorité, laquelle théorie théologique exige, comme support et condition de durée, l’existence d’une corporation ou classe sacerdotale capable de créer et de maintenir une tradition. En aucun pays du monde, le sacerdoce n’a été plus fortement constitué qu’en Égypte, et nulle part il n’a maintenu avec une opiniâtreté plus tenace les traditions qu’il avait créées. C’est lui qui a tout fixé, croyances, pratiques, littérature et art, dans cette immobilité hiératique qui, comme je le disais en commençant, supprime pour ainsi dire la notion du temps.

C’est ce qu’admirait tant Bossuet, après Hérodote, après Platon et Diodore, et pour les mêmes raisons. Il ne voit dans cette nation grave et sérieuse que des esprits solides et constants : il s’est forgé du peu qu’il en savait un idéal d’État pacifique, ordonné, obéissant, attaché aux maximes de ses premiers rois, un État où la loi assignait à chacun son emploi, où les prêtres et les soldats avaient des marques d’honneur particulières, où l’on ne connaissait, même en art, qu’une hardiesse réglée ; tout cela tellement entré dans les habitudes que une coutume nouvelle était un prodige en Égypte. L’idéal de Bossuet n’est plus le nôtre : d’autre part, les informations dont nous disposons maintenant ne nous permettent pas davantage de souscrire à son jugement lorsque, ne connaissant de l’Égypte sous les Ptolémées qu’Alexandrie, il assure que le mélange des mœurs grecques et asiatiques y fut si grand, qu’on n’y reconnut presque plus l’ancienne Égypte[6].

Je voudrais pouvoir penser avec Bossuet, et répéter après lui, que le peuple ainsi tenu en état d’enfance perpétuelle par ceux qui se chargeaient de penser pour lui a vécu dans la béatitude. Le fellah d’autrefois — nous l’aurions deviné, si les monuments ne nous édifiaient à cet égard — a mené à peu près l’existence des bêtes de somme, sans grand espoir d’avoir meilleur lot dans l’autre monde, où les grands de la terre se réservaient aussi les meilleures places. Quand je songe que le fellah d’aujourd’hui, copte ou musulman, a changé de religion sans changer de condition, je crains d’avoir trop insisté sur l’énergie de la religion et du sacerdoce comme instrument de domination. Ce sont là des causes secondes. En dernière analyse, — je l’ai déjà dit, — il faut admettre, comme raison suffisante et toujours agissante de la servitude à laquelle se sont pliés de tout temps les peuples orientaux, une infériorité de nature. Comme le dit Voltaire : On a fort vanté les Égyptiens. Je ne connais guère de peuple plus misérable : il faut qu’il y ait toujours eu dans leur caractère et dans leur gouvernement un vice radical qui en a toujours fait de vils esclaves... Ils ont été subjugués par tous ceux qui ont voulu s’en donner la peine[7]. C’est la raison pour laquelle, nous autres classiques, nous admirons tant nos instituteurs, les Grecs et les Romains.

Nous n’aurons pas à admirer beaucoup, je vous en préviens, les rois grecs de l’Égypte. Ils n’auraient peut-être pas réussi à élever leurs sujets égyptiens à un plus haut degré de civilisation, mais ils ne l’ont pas essayé. En revanche, ils ont pris, à exercer leur métier de dieux vivants, irresponsables, des vices qui les ont dégradés et abaissés au-dessous du niveau de la moralité à l’usage du commun des mortels. Sans doute, il faut se défier des imputations atroces, empruntées à la légende des Tantalides et des Labdacides, flue la malignité, et probablement la rancune, des Alexandrins a accumulées sur la tête d’un Évergète II ; mais, défalcation faite de tous les bavardages suspects, on a grand’peine à trouver, parmi tous ces dieux et aussi tontes ces déesses dynastiques, un caractère simplement estimable, et, du premier Soter à la dernière Cléopâtre, nous devrons renoncer, je le crains, à rencontrer une biographie édifiante. La religion dynastique n’est pas de celles qui ont fait progresser le sens moral. Aussi bien n’était-ce pas son but, et on peut dire, en manière d’apologie, que, si elle faisait à tous un devoir d’obéir à ses dieux vivants, elle n’a jamais reconnu à personne le droit de les imiter.

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Leçon d’ouverture du cours d’Histoire Ancienne à la Sorbonne (4 déc. 1899).

[2] G. Maspero, Histoire ancienne des peuples de l’Orient classique, t. 1, p. 258 sqq. Paris, Hachette, 1895.

[3] G. Maspero, op. cit., t. I, p. 266.

[4] G. Maspero, op. cit., t. I, p. 270.

[5] G. Maspero, op. cit., t. I, p. 303.

[6] Bossuet, Discours sur l’Histoire universelle, part. III, ch. III.

[7] Voltaire, Dictionnaire philosophique, au mot Apis.