LEÇONS D’HISTOIRE GRECQUE

 

IX. — L’ORIENT SOUS LES SÉLEUCIDES[1].

 

 

MESSIEURS,

En abordant l’histoire du Siècle de Louis XIV, Voltaire se montre peu indulgent pour ceux qui s’attarderaient à fouiller les recoins obscurs du passé. Toutes les histoires, dit-il, sont presque égales pour qui ne veut mettre que des faits dans sa mémoire. Mais quiconque pense, et, ce qui est encore plus rare, quiconque a du goût, ne compte que quatre siècles dans l’histoire du monde. Ces quatre âges heureux sont ceux où les arts ont été perfectionnés, et qui, servant d’époque à la grandeur de l’esprit humain, sont l’exemple de la postérité. Il semble considérer l’histoire comme un musée dont la porte est gardée par l’esthétique, un refuge des délicats où l’on n’entre que pour contempler les types les plus parfaits de l’espèce humaine et les spécimens les plus achevés de son industrie.

Tout le monde n’était pas de cet avis au XVIIIe siècle — témoin les Bénédictins de Saint-Maur — et Voltaire lui-même, quand, dans son Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, il a voulu refaire après Montesquieu l’esquisse d’une histoire générale de la civilisation, Voltaire a montré qu’il ne dédaignait pas de chercher dans les menus faits l’explication des grands mouvements historiques. Aujourd’hui, notre curiosité est insatiable. La science moderne, quel que soit l’objet de ses investigations, poursuit la vérité jusque dans l’infiniment petit, et on peut dire, moitié au propre, moitié au figuré, que le microscope est devenu l’instrument universel.

Il est possible que, excellente pour les sciences naturelles, cette méthode d’analyse à outrance le soit moins pour les sciences historiques. On se plaint déjà qu’une vie d’homme ne suffise plus pour arriver par la pleine connaissance des détails aux vues d’ensemble, et, sans vues d’ensemble, l’histoire, au lieu d’être, comme le dit Cicéron, la maîtresse de la vie (magistra vitæ), n’est plus qu’un inventaire. Que ces plaintes soient fondées ou non, peu importe ! S’il y a excès dans un sens, il sera nécessairement corrigé par une réaction en sens contraire. Notre façon de comprendre la tâche de l’histoire est elle-même une réaction contre les dédains aristocratiques de l’ancienne manière : le jour viendra sans doute où nos descendants déblaieront le temple de Mémoire encombré parle labeur de l’érudition et n’y garderont que les résultats d’un travail de synthèse qui rendra aux grands hommes et aux grandes époques toute leur valeur relative.

Je crois qu’ils auraient tort d’en éliminer l’histoire de l’empire des Séleucides, le sujet que j’ai l’intention d’étudier avec vous cette année. Cet empire, constitué avec la majeure partie des conquêtes d’Alexandre, inconsistant et mal équilibré dès, le début, travaillé par l’effort des nationalités qui cherchent à rompre l’association artificielle où elles sont engagées, caduc de bonne heure et complètement désagrégé en moins de trois siècles, devrait être un merveilleux champ d’observations pour quiconque vise à pénétrer la logique intérieure des faits. Son histoire est un chapitre de l’histoire de la civilisation grecque en dehors de la Grèce, de ce que Droysen a appelé l’hellénisme. C’est le récit d’une mémorable expérience qui a consisté à semer les colonies et les idées grecques sur l’espace immense compris entre la Méditerranée et l’Indus et à provoquer ainsi entre les diverses races et les diverses religions des combinaisons plus ou moins durables.

Il y aurait peu de sujets plus attrayants, si les moyens d’investigation nous étaient moins parcimonieusement mesurés. Malheureusement, il nous faudra, nous aussi, recourir au microscope. En fait de textes, quelques pages de Justin, de Strabon, et des renseignements écourtés, incohérents, épars dans les manuels des chronographes byzantins. Pour les régions voisines de la Méditerranée, un petit nombre d’inscriptions ; plus loin, rien que des noms géographiques ou des ruines visitées, à la hâte et non sans péril, par quelque voyageur européen. Il faudrait désespérer de restituer jamais les linéaments de ce passé disparu, si la numismatique ne venait à notre aide. Or, il se trouve heureusement que, de ce côté, les ressources sont assez abondantes. Le sol de l’Asie, peu fouillé par des populations indolentes ou nomades, nous a conservé en quantité des monnaies frappées parles successeurs d’Alexandre. Séleucides, rois et dynastes de Bithynie, de Pergame, de Pont, de Cappadoce, d’Arménie, de Parthie, de Bactriane, tous les protagonistes du grand drame perdu se retrouvent sur ces œuvres de l’art grec avec leur physionomie personnelle, leurs emblèmes caractéristiques, leurs divinités préférées, leurs titres et surnoms, autant de données sur lesquelles s’exerce, et parfois avec succès, la sagacité ingénieuse de nos archéologues. Le reflet de ces médailles éclaire d’une pâle lueur des siècles dont il ne reste plus d’autres témoins. Saurait-on sans elles que des aventuriers grecs ou macédoniens ont gouverné pendant plus de deux siècles, avec le titre de rois ou grands-rois de Bactriane, les régions qui s’étendent des rives de l’Oxus à celle de l’Indus ; que le grec est resté durant ce temps la langue officielle de leur royaume, et que les divinités helléniques, Zeus avec sa foudre, Poseidon avec son trident, Héraklès avec sa massue, les Dioscures sur leurs coursiers, circulaient en effigie parmi les sectateurs de Zarathushtra et de Çakya-Mouni ? Aurait-on supposé, si elles ne nous en donnaient la preuve, que même les champions des nationalités les plus rebelles à l’hégémonie hellénistique ont rendu hommage à, la civilisation supérieure de l’étranger en gardant les usages introduits par la conquête ? Sans doute, Plutarque nous aurait dit qu’on jouait des tragédies d’Euripide à la cour d’Orode, le vainqueur de Crassus, et qu’Artavasde d’Arménie, l’allié d’Orode, avait écrit en grec des tragédies, des discours et des ouvrages d’histoire. Mais les médailles nous apprennent que ce philhellénisme n’était pas un engouement passager. Chaque roi parthe se pare des titres d’εύεργέτης, δίκαιος καί φιλελλήν. On voit ainsi les Arsacides employer exclusivement la langue grecque jusqu’au ne siècle après J.-C., puis s’obstiner à la maintenir encore en concurrence avec le pehlvi, alors que ni leurs sujets ni eux-mêmes ne la comprennent plus. On les voit conserver avec un égal respect, pour la mesure du temps, le calendrier macédonien et l’ère des Séleucides, datée du le, octobre 312, jour de la rentrée définitive de Séleucus à Babylone.

Les monnaies suppléeront donc dans une certaine mesure à l’indigence des textes. En utilisant avec un soin jaloux les moindres de nos ressources et en rattachant les uns aux autres les faits acquis par des conjectures discrètes, nous arriverons peut-être à dresser le canevas d’une histoire que nous ne pouvons plus écrire. Ce canevas suffira pour nous donner une idée de l’immense ébranlement produit dans l’Orient asiatique, jusqu’aux confins de la Chine, par la brusque irruption de la culture grecque implantée sur les ruines de l’empire des Perses, et sur les débris plus anciens encore des empires de Babylone et de Ninive. Si ce précieux ferment avait été confié à des peuples mieux doués, et si la réaction religieuse achevée par l’islamisme — l’ennemi né du génie européen — n’était venue ramener ces disciples des Hellènes à une incurable barbarie, l’œuvre d’Alexandre eût été peut-être l’événement le plus considérable de l’histoire universelle. Telle qu’elle s’offre à nous, elle n’est surpassée que par le labeur plus patient et plus fécond des Romains.

 

I

 

Ce qui ne me semble pas avoir été assez remarqué dans les conquêtes d’Alexandre, c’est que la curiosité y eut probablement autant de part que l’ambition. Alexandre est un explorateur armé, que l’inconnu attire et qui veut faire une trouée jusqu’aux extrémités du monde. Quand il est arrêté sur les bords de l’Hyphase par les protestations de ses soldats, il est au désespoir de ne pouvoir vérifier si le Gange se jette dans le grand Océan, sur lequel il rêvait de s’embarquer pour revenir au point de départ en faisant le tour de la terre. On assure qu’au cours de ses expéditions il se préoccupait de renseigner Aristote sur les produits naturels des pays qu’il traversait. Je ne pousserai pas ce raisonnement jusqu’au paradoxe et n’irai pas soutenir qu’Alexandre n’eût pas conquis l’Asie s’il n’avait pas eu à la découvrir ; il me suffit de constater que l’entreprise d’Alexandre s’annonce dès le début comme une œuvre de civilisation et de progrès scientifique.

Il n’est pas sans intérêt, pour nous expliquer cette ardeur de découverte qui entraînait Alexandre, de nous rendre compte des notions que pouvaient avoir sur le continent asiatique les Hellènes de son temps.

Les contemporains d’Homère se représentaient la Terre sous la forme d’un disque circulaire placé à distance égale entre la voûte du Ciel et celle du Tartare. Autour de ce disque coulait sans fin le grand fleuve Océan, source de tous les cours d’eau douce qui, convergeant vers le centre, venaient se déverser dans la mer Méditerranée et s’y mêler à la sueur salée de la Terre. Le mont Olympe, séjour des dieux, marquait le centre exact du monde. Plus tard, l’oracle de Delphes se substitua à l’Olympe comme centre ou nombril de la terre. Tous les peuples ont traversé une période d’enfance où ils se croyaient de bonne foi au centre de l’univers et l’unique objet des préoccupations de toutes les puissances cosmiques. Le Jéhovah d’Ézéchiel dit aussi : Voici cette Jérusalem ; je l’ai placée au milieu des nations, et j’ai déroulé les terres dans son pourtour. C’est une illusion dont toutes les religions gardent la trace et qui, transportée dans le inonde moral, se perpétue en chacun de nous par l’égoïsme individuel.

Les Grecs, en compagnie d’abord, puis en dépit des Phéniciens, eurent bientôt parcouru la Méditerranée d’un bout à l’autre. Vers 640 avant notre ère, le hasard poussa le navire du Samien Colæos au delà des colonnes d’Hercule jusqu’à Tartessos en Ibérie, ce pays de l’or que les Phéniciens exploitaient depuis des siècles et dont ils se gardaient bien d’enseigner le chemin à leurs disciples devenus leurs rivaux. Là, au bord de l’Océan, on était sur le contour du disque terrestre. Si ce disque avait bien la forme circulaire et l’Olympe pour centre, on ne pouvait manquer d’en conclure que la terre s’étendait à une distance égale du côté du nord, du midi et de l’orient. Qu’y avait-il au nord ? Les Phéniciens le savaient peut-être, eux qui rapportaient de ces régions l’étain et l’ambre ; les Grecs l’ignoraient. En attendant, leurs poètes y logeaient une sorte de paradis terrestre, le pays des Hyperboréens, dont il parait qu’Hésiode racontait déjà des merveilles. Au sud, à l’est, nul ne savait où finissaient les sables de la Libye et les terrasses qui s’étageaient en montant du côté du soleil levant. Homère plaçait sur tout ce contour (ou du moins aux deux extrémités) des Éthiopiens que le soleil brillait de ses feux quand, à son lever et à son coucher, il était à proximité de la surface terrestre. Les Grecs connaissaient bien les côtes de l’Asie Mineure, leur véritable patrie ; s’ils hésitaient à se lancer à travers le Pont-Euxin, qui leur paraissait fuir à l’infini dans les brumes du nord, ils en avaient atteint l’angle oriental. C’était là le pays d’Æa, gouverné par Æétès, fils du Soleil, le pays où les valeureux Argonautes étaient venus chercher la Toison d’or. De là à l’étang resplendissant où le Soleil baignait chaque matin ses chevaux avant de les atteler, il ne pouvait plus y avoir bien loin. L’espace inconnu était occupé par les Amazones, les Arimes et les Éthiopiens. On le disait du moins, et l’on ne songeait guère à vérifier le fait, car les Grecs étaient avant tout un peuple de marins, et le massif compact du continent asiatique restait pour eux impénétrable.

L’Hellène qui vivait du Xe au VIIIe siècle avant notre ère s’était donc fait de l’univers, et du monde terrestre en particulier, une conception plausible, raisonnable même, assez étroite pour qu’il pût l’embrasser d’un coup d’œil et que ses dieux à figure humaine n’y fussent pas ridiculement petits. Il croyait occuper dans l’ensemble des choses une fort belle place, la première, et il ne se serait guère trompé s’il s’était contenté de s’estimer supérieur aux Barbares. Bref, il avait l’esprit en repos, sans songer que ce bel ordre pût être dérangé à son détriment.

Les riverains de la mer Égée ne prévoyaient pas qu’ils allaient être surpris dans leur sécurité par des commotions parties du fond de cette Asie qu’ils ne connaissaient pas. Le bruit des empires qui s’écroulaient de ce côté finit par arriver jusqu’à eux, et ils se trouvèrent bientôt assaillis dans leurs industrieuses cités par les remous d’une sorte de marée humaine qu’agitaient des forces inconnues. Il leur fallut lutter pour l’indépendance, d’abord contre les Lydiens qui venaient de secouer le joug de l’Assyrie, contre les Cimmériens nomades, ennemis de tous les peuples civilisés, puis contre les Mèdes et les Perses qui avaient abattu successivement l’empire assyrien et les royaumes de Lydie et de Chaldée. Courageux à l’occasion, héroïques parfois, désunis toujours, les Grecs d’Asie durent se soumettre au nombre. Au milieu du VIe siècle avant notre ère, ils étaient sujets du grand roi Cyrus et gouvernés par un satrape perse.

Qu’était-ce donc que ce vaste empire dans lequel ils venaient de s’absorber ? D’où venaient leurs maîtres et ces myriades d’hommes qu’ils traînaient après eux ? Les Grecs, qui savaient tirer parti même de la mauvaise fortune, tournèrent alors toute leur attention du côté de l’Orient. Ils voulaient connaître autrement que par ouï-dire ces pays d’où les Grands-Rois tiraient leurs prodigieuses richesses. L’or surtout les attirait, cet or avec lequel Crésus achetait déjà les consciences et dont on disait qu’étaient remplis les palais de Suse et d’Ecbatane. Le bruit courait que, plus loin encore, dans un pays appelé l’Inde, la poudre d’or était à fleur de terre et que des fourmis grosses comme des renards la ramenaient à la surface du sol. Il est vrai que ces fourmis étaient d’une férocité exceptionnelle, et qu’il fallait aux chercheurs d’or des dromadaires pour échapper à leur poursuite. Le plus sûr était encore de faire sa cour au maître et de profiter du travail d’autrui.

Les Grecs en quête d’aventures, surtout les exilés dont les discordes civiles commençaient à multiplier le nombre, prenaient donc volontiers la route royale qui menait de Sardes à Suse. C’était une grande voie commode et sûre, munie de cent onze relais de poste pour les courriers du roi et d’autant d’hôtelleries qui servaient, j’imagine, à tous les voyageurs. C’est ainsi que nous trouvons à la cour de Darius Démarate de Sparte, Scylax de Caryanda, Histiée de Milet, les Pisistratides et Onomacrite d’Athènes, Démocède de Crotone, sans compter ceux qui s’arrêtaient en chemin, accueillis par quelque satrape ami des gens d’esprit. Darius, tout en cherchant à agrandir son empire, se préoccupait surtout de le consolider, de l’organiser, de le rendre perméable au mouvement commercial. Il pouvait utiliser pour cette œuvre les talents des Hellènes, comme il employait à ses constructions les architectes égyptiens et assyriens. On rapporte qu’en 509 avant Jésus-Christ, après avoir appris à ses dépens qu’il ne fallait pas songer à subjuguer les Scythes campés au nord du Danube et de la mer Noire, il songea à explorer l’autre extrémité de son empire. Darius, dit Hérodote, désirant savoir dans quelle mer se jette l’Indus, envoya sur des navires Scylax de Caryanda et quelques autres sur qui il comptait pour apprendre d’eux la vérité. Ils partirent de la ville de Caspatyros et de la terre des Pactyens, puis ils naviguèrent à l’est en descendant le cours du fleuve jusqu’à là mer. Ils voguèrent ensuite au large vers l’Occident, et ils arrivèrent le trentième mois au lieu même d’où le roi d’Égypte (Necho) avait envoyé les Phéniciens pour qu’ils fissent le tour de la Libye.

Toutes ces allées et venues levèrent à demi le voile qui cachait jusque-là aux Hellènes les profondeurs de l’Asie. Leurs savants, philosophes et logographes, consignaient par écrit les relations des voyageurs et rectifiaient de leur mieux les idées arriérées. Les Milésiens surtout, à qui on devait déjà une connaissance suffisante des rivages du Pont-Euxin, se signalaient par leur zèle. Thalès, Amaximandre, Anaximène, Cadmus, Denys, Hécatée, tous Milésiens, firent faire à la géographie des progrès rapides. Anaximandre et Hécatée dressèrent des cartes qui passèrent en leur temps pour des chefs-d’œuvre. Il semble que les Grecs contemporains de Darius et de Xerxès aient dû être renseignés d’une façon assez exacte sur la configuration de l’Asie antérieure et les mœurs de ses habitants.

Il ne faut pas cependant se faire illusion sur l’étendue et la précision de leurs connaissances. Même en géographie, les idées fausses cèdent difficilement aux démentis de l’expérience. Hécatée croyait toujours que l’ombilic de la terre était à Delphes, et, pour ne pas déformer la figure circulaire du disque terrestre, il était obligé de rie pas reculer trop loin de la Méditerranée la limité orientale de l’Asie. Il fallait que le bord de l’Océan joignît par une courbe peu sensible le golfe Persique à la mer Caspienne. Cinquante ans plus tard, Hérodote, qu’on s’est trop habitué à considérer comme un conteur naïf, se moquait de la naïveté de son devancier. Je ris, dit-il, quand je vois ceux qui décrivent le tour de la terre ; il y en a beaucoup déjà, et qui le fout sans esprit d’observation. Quelques-uns représentent l’Océan coulant autour de la terre, celle-ci ronde comme si on l’eût faite au tour, et ils supposent l’Europe aussi grande que l’Asie. Pour lui, il ne croit plus au vieil Océan, père des fleuves ; qu’il relègue parmi les inventions des poètes. Il sacrifie donc les dogmes cosmographiques et élargit considérablement la surface de la terre du côté de l’Orient, sans trop se soucier de ce que devient le bel équilibre maintenu par les systèmes antérieurs.

Hérodote décrit minutieusement les provinces de l’empire perse, notant les noms des peuples soumis au Grand-Roi et le chiffre des tributs qu’ils lui paient. Il était probablement allé de sa personne jusqu’en Médie, par cette grande route dont il relève le tracé, étape par étape, et sa statistique doit avoir été copiée sur un document administratif. Mais, quelque soin qu’il ait mis à s’informer, on voit bien qu’il n’a pas, sur l’aspect, les produits, les habitants et les mœurs de ces régions, les renseignements circonstanciés dont il est si prodigue pour l’Égypte, par exemple. Sa discrétion fait, du reste, honneur à sou sens critique. Il aurait pu sans doute puiser à pleines mains dans toutes ces histoires ou descriptions de la Perse qu’avaient publiées avant lui Denys de Milet, Charon de Lampsaque, Hellanicus de Lesbos et Damaste de Sigeion ; mais il n’aimait pas à affirmer sur l’autorité d’autrui, et il se défiait tout particulièrement de ses compatriotes. Hérodote — je ne sais si on l’a assez remarqué — n’est crédule que quand il a affaire à des étrangers. On sait avec quelle déférence il écoute les prêtres égyptiens et comme il a vite fait de préférer, en cas de conflit, leurs assertions à celles des Hellènes. Il n’accepte les récits merveilleux que faits par des étrangers et recueillis par lui-même. S’il croit aux énormes fourmis de l’Inde, c’est sur le témoignage des Perses. S’il admet que l’or de Scythie est gardé par des griffons et soustrait aux griffons par des hommes n’ayant qu’un œil et appelés Arimaspes, ce n’est pas pour avoir lu le fait dans le poème d’Aristéas de Proconnèse, mais parce que les Scythes lui ont raconté la même fable. Nous-même, dit-il, d’après les Scythes, nous avons fait usage de ces informations. Il se révolte pourtant quand ces mêmes Scythes parlent d’hommes à pieds de chèvres et d’autres peuplades qui dorment pendant six mois : il déclare qu’il n’en croit pas le premier mot. C’est que vraiment les Scythes passaient ici la mesure. Quand il s’agit de ses compatriotes, Hérodote est prêt à partir en guerre même contre les assertions les plus plausibles. A propos des crues du Nil, il tourne en ridicule trois explications données par des Grecs ambitieux d’étaler leur sagesse, — lisez : Thalès, Hécatée, Anaxagore, — et il préfère résolument à celle qui approche le plus de la vérité la sienne, qui est absurde.

Du reste, cette disposition d’esprit n’est point particulière à Hérodote. Le plus ancien des logographes, Hécatée, disait, en commençant ses Généalogies : J’écris ces choses telles qu’elles me paraissent être en réalité ; car les récits des Hellènes sont nombreux et, à mon sens, ridicules. On sait de quel ton dédaigneux Thucydide écarte les témoignages de ses prédécesseurs, de quelle polémique acerbe contre Timée le grave Polybe encombre son histoire, et quelles épithètes désobligeantes Strabon fait pleuvoir sur ses devanciers, particulièrement sur le malheureux Ératosthène. Strabon n’admet même que rarement l’excuse de la bonne foi. Il s’indigne à la vue de tant d’ouvrages écrits soi-disant dans le genre historique et qui contiennent, sans que leurs auteurs l’avouent, tant de fictions. En effet, il saute aux yeux tout d’abord que c’est de propos délibéré et nullement par ignorance que les auteurs de ces ouvrages ont entremêlé de fables leurs récits, imaginant ainsi l’impossible afin de flatter le goût du public pour le merveilleux. Les Grecs, on le voit, se sont traités entre eux de menteurs bien, avant que Juvénal ait dénoncé tout ce que la Grèce menteuse se permet en histoire. Si l’on veut un commentaire des vers de Juvénal, il n’y a qu’à lire la dissertation de Lucien sur la manière d’écrire l’Histoire.

Qu’il y ait eu dans ces récriminations un peu de jalousie de métier et d’acrimonie pédantesque, je l’admets sans peine ; mais nous savons d’autre part que les Hellènes en général et les voyageurs grecs en particulier ajoutaient volontiers à la vérité des ornements de leur façon. Ils avaient trop d’imagination pour se contenter de la réalité toute nue, trop d’amour-propre pour ne pas enchérir sur leurs rivaux, trop d’esprit pour résister au plaisir de mystifier leurs contemporains. Ctésias de Cnide, qui fut en son temps médecin d’Artaxerxés Mnémon, se fit sous ce rapport une fâcheuse réputation. Il est déjà regrettable qu’Hérodote ait été obligé de se montrer aussi circonspect ; il l’est plus encore qu’un Grec mis à même d’étudier à loisir toute la structure de l’empire perse, auteur d’une Histoire des Perses en vingt-trois livres, d’un ouvrage sur l’Inde, d’un Périple de l’Asie en trois livres, etc., ait été si peu sérieux ou si peu pris au sérieux. On croit généralement aujourd’hui que Ctésias a été calomnié. S’il n’avait été qu’ami de l’hyperbole, il eût trouvé le public indulgent ; mais il parait qu’il avait froissé l’amour-propre des Grecs en se plaçant, pour juger les événements, surtout les guerres médiques, au point de vue des Orientaux. Il en résulta que ses livres furent décriés tout d’abord, que tout le monde se crut en droit de l’appeler imposteur, et que le fruit de ses patientes investigations, poursuivies jusque dans les archives royales, fut à peu près perdu pour les Hellènes. Il est aussi perdu pour nous, qui aurions su peut-être retrouver dans les êtres fantastiques dont il peuplait l’Extrême-Orient les plus vieilles créations des mythologies iraniennes.

Ainsi, en fin de compte, les Grecs n’avaient encore au siècle d’Alexandre que des notions très imparfaites sur l’Iran et ses alentours. Ils connaissaient mieux, grâce à l’expédition des Dix-Mille racontée par Xénophon, les bassins de l’Euphrate et du Tigre. Mais le récit de Xénophon, excellent pour guider un chef d’armée, ne satisfaisait pas la curiosité de ceux qui n’avaient pas la préoccupation de l’homme de guerre. Xénophon est un esprit étroit, pour qui il n’y a pas de larges horizons. Il voyait toutes choses par les petits côtés. A la philosophie socratique il n’avait emprunté que le dédain de la science et le dégoût de la démocratie. Ami du jeune Cyrus et mêlé aux Perses dont il épouse les querelles, au lieu de chercher à faire provision de connaissances scientifiques, il médite la Cyropédie, c’est-à-dire un roman fastidieux, destiné à prouver aux démocrates d’Athènes qu’un troupeau d’hommes mené par un bon tyran est le peuple le plus heureux du monde.

Pourtant, il est probable que la Cyropédie fut fort goûtée à la cour de Macédoine et qu’elle ne fut pas sans influence sur l’éducation du nouveau Cyrus qui allait s’appeler Alexandre le Grand. Je me représenterais volontiers Alexandre les yeux tournés dès l’enfance vers l’Orient par la lecture des livres de Xénophon, de Ctésias, d’Hérodote, et s’y élançant pour y poursuivre son rêve : découvrir le monde et s’occuper ensuite à réaliser l’idéal du bon tyran, selon la formule de Xénophon revue par Aristote.

 

II

 

Qu’allait rencontrer le jeune conquérant dans ces vastes régions où l’entraînait l’ardeur de ses vingt ans ? Après avoir indiqué brièvement la somme de notions qu’il pouvait emporter avec lui, je voudrais préciser en quelques mots l’état réel des choses, analyser, pour ainsi dire, la nature des terrains sur lesquels ce grand ouvrier de l’histoire allait répandre pêle-mêle le sang et la semence intellectuelle.

Laissons de côté l’Asie Mineure et toute la côte de la Méditerranée, où les races les plus diverses cohabitaient depuis la plus haute antiquité, et où le relief des caractères ethniques s’était comme usé par le frottement. Plus loin, on entrait dans le domaine des notions araméennes ou sémitiques : Syriens, Leuco-Syriens, Chaldéens, Assyriens. C’était un monde déjà bien vieux que celui-là. La Bible y place le berceau de l’humanité, et, pour l’antiquité des souvenirs, la vallée du Nil peut seule soutenir la comparaison avec celle de l’Euphrate. La rivalité de Babylone et de Ninive avait affaibli successivement les grandes monarchies fondées soit par les prêtres de Chaldée, soit par les guerriers de l’Assyrie. Il y avait eu là comme une lutte du sacerdoce et de l’empire, qui, ainsi qu’il arrive toujours, avait été plus funeste au trône qu’à l’autel. Les Mèdes, alliés aux Babyloniens, avaient détruit Ninive vers 625 avant notre ère ; puis, moins d’un siècle plus tard, le royaume de Chaldée avait été incorporé, ainsi que l’empire des Mèdes, à la grande monarchie persane fondée par Cyrus.

Sous ces noms divers d’empires chaldéen, assyrien, mède, perse, le pays arrosé par l’Euphrate et le Tigre avait peu changé. Les vicissitudes politiques ne sont souvent que des mouvements de surface et des changements d’étiquette. Il en est ainsi quand il n’y a pas entre les vainqueurs et les vaincus une disproportion de force ou d’intelligence qui rompe l’équilibre et engage la civilisation dans des voies nouvelles. Quand Darius eut réprimé les dernières tentatives de révolte en Chaldée, en Assyrie, en Médie, il ne songea pas un instant à fondre en un seul peuple les nationalités hétérogènes qui peuplaient son empire. Il semble même avoir adopté la méthode contraire, qui consiste à diviser pour régner. Il laissa aux Grecs leurs constitutions républicaines, aux Phéniciens leurs rois et suffètes ; il permit aux Juifs d’achever leur temple ; il donnait à tous ces peuples de véritables rois dans la personne de ses satrapes et se contentait d’être le Grand-Roi, le maître (le tous ces potentats entre lesquels il avait rendu toute coalition impossible. Babylone était encore au temps d’Alexandre la ville la plus riche et la plus civilisée de l’Asie. Elle avait toujours ses dieux planétaires, son observatoire à sept étages, qui avait bravé le zèle iconoclaste de Xerxès, ses prêtres-astrologues, à la fois sacrificateurs, devins, médecins, le tout par privilège héréditaire,

Le bassin du Tigre une fois dépassé, on entrait dans l’habitat des peuples iraniens, Mèdes, Perses, Bactriens, Sogdiens, répandus depuis les monts d’Arménie jusqu’aux bouches de l’Indus. On eût bien étonné les Grecs si on leur avait dit que tous ces Barbares étaient de leur famille, et que les linguistes de l’avenir le démontreraient d’une manière formelle. Pour le moment, il n’y avait d’évident que le contraste entre les mœurs helléniques et celle de l’Iran, contraste tel qu’il se trouva être, en fin de compte, un antagonisme irréductible. Quand un Grec visitait l’Égypte, il y trouvait de quoi s’étonner ; mais il sentait au moins entre lui et le riverain du Nil deux points de contact : un polythéisme vague, qui parut à Hérodote tout semblable à celui des Hellènes, et le goût des arts plastiques. On pourrait en dire à peu près autant de la Chaldée et de l’Assyrie, bien que la religion s’y soit montrée plus impérieuse et moins disposée à prendre l’art pour auxiliaire. Chez les Iraniens, au contraire, une religion intolérante avait consigné ses dogmes dans des livres qui étaient la propriété d’une caste sacerdotale, et celle-ci devenait l’intermédiaire obligé entre la terre et le ciel. Chose plus étrange encore, cette religion était iconoclaste. C’était elle qui avait poussé Cambyse à profaner les temples de l’Égypte et Xerxès à brûler ceux de la Grèce, sous prétexte que les dieux ne logent point dans des demeures faites de main d’homme. Comme il n’y avait qu’une loi, la loi religieuse, les Mages tenaient en tutelle les rois eux-mêmes. L’autorité de ces théologiens, qu’on disait d’origine médique, avait été quelque peu ébranlée par l’avènement des Achéménides, et surtout par le scandale de l’usurpation de Smerdis le Mage ; mais eussent-ils disparu, le livre fût resté, pour imposer à tous ceux qui croyaient à la lutte du bien et du mal l’obligation de se ranger du côté d’Ormuzd et de vivre suivant les préceptes de Zoroastre.

C’était là une chose qu’un Grec avait peine à comprendre et qui eût fait sourire un Romain. Nous touchons ici l’obstacle principal que rencontra devant elle l’expansion du génie grec, la barrière psychologique qui séparait alors, qui sépare encore aujourd’hui l’Oriental de l’Européen. Lés deux peuples classiques qui ont fait, on peut le dire, la civilisation européenne, de qui procèdent en tout pays d’Occident l’art, la littérature, la science, le droit public et privé, — ces peuples, dis-je, sont les seuls qui aient grandi, qui aient vécu libres du joug des dogmes religieux. Leur pensée n’était point rivée à une certaine conception orthodoxe du monde, de l’homme et de sa destinée. Ils révéraient fort leurs dieux, qui étaient les ancêtres et les patrons de leurs cités, mais ils ne leur demandaient point de lumières sur la genèse de l’univers et le mystère des causes finales. Chacun pouvait philosopher à son gré sur ces questions ; la société n’avait point à en connaître et n’y faisait nulle allusion dans ses lois. La législation ne s’occupait que des droits et des devoirs du citoyen : elle précisait ce qu’elle exigeait de lui et ce qu’il pouvait attendre d’elle, mais elle ne se chargeait pas de lui enseigner la façon de se préparer au delà de la tombe une condition sortable ou une renaissance heureuse.

L’application soutenue de ces principes par l’État le plus puissant qu’ait vu le monde a créé le droit civil et le sentiment du droit, c’est-à-dire une force capable de résister aux exigences de n’importe quel dogme religieux. Il en est résulté que le christianisme lui-même, pour qui la vie terrestre ne doit être qu’une préparation à la vie d’outre-tombe, a été impuissant à changer sur ce point l’orientation des idées. Il conquit l’empire romain ; mais il ne put substituer la loi religieuse à la loi civile ni dans l’empire romain, ni dans les sociétés formées de ses débris. De là un dualisme singulier, une discorde intestine qui travaille les sociétés chrétiennes et se traduit depuis les débuts du moyen age par des récriminations incessantes.

De temps immémorial aussi, l’esprit des Orientaux s’est façonné à des habitudes tout autres. Ils ne toléreraient pas chez eux deux systèmes de lois, irréductibles l’un à l’autre, qui partent de principes opposés et visent des buts différents. Chez eux, la théologie et le droit ne font qu’un ; le code religieux, que ce soit la Thora juive, le Zend-Avesta de l’Iran, les lois de Manou ou le Koran, est en même temps le code civil, et au besoin la charte politique. Ils ne comprennent pas qu’une règle qui oblige la conscience ne soit pas appliquée à tous les actes de la vie et qu’il y ait deux façons d’entendre le but de l’existence, en quoi ils sont peut-être moins sages, mais assurément plus logiques que nous. Le compromis qui s’est fait dans le cerveau plus large de l’Européen les scandalise et fait qu’ils ne veulent pas plus de -notre droit que de, notre religion. C’est là la raison qui rend aujourd’hui toutes les populations musulmanes ou bouddhistes absolument réfractaires à nôtre civilisation. Partout où il y a un livre pour fixer la tradition religieuse, ce livre devient la Loi, et les héritiers des Grecs et des Romains perdent leur temps à expliquer comme quoi leur mécanisme social, qui pourrait fonctionner sans religion d’aucune sorte, peut aussi s’accommoder de toutes les croyances. L’Oriental se révolte ou se tait : il aime mieux rester le vaincu et ne pas se mêler avec des infidèles, qui, à ses yeux, sont surtout infidèles à leurs propres croyances.

L’expérience que nous faisons de nos jours, les successeurs d’Alexandre l’ont faite avant nous. Ils .supposaient qu’en faisant preuve d’une tolérance toujours facile à des sceptiques, ils accoutumeraient leurs peuples à supporter un joug infiniment plus doux que celui des anciens despotes indigènes. Ils avaient compté sans les religions qui servaient de ciment aux nationalités. En Égypte, les Ptolémées se contentèrent de se faire une capitale toute grecque et renoncèrent à faire pénétrer l’hellénisme au delà du territoire d’Alexandrie ; en Asie, les Séleucides paraissent avoir ambitionné davantage, sans avoir toujours une prudence à la hauteur de leurs desseins. On sait quelle odieuse renommée a valu à Antiochus IV Épiphane la façon brutale dont il voulut helléniser les Juifs, après avoir pillé leur temple. Son père, Antiochus le Grand, avait été tué comme un larron sacrilège au moment où il faisait un emprunt forcé à un riche sanctuaire de l’Élymaïde. On est en droit de supposer qu’ils commirent plus d’une imprudence de ce genre, sans soupçonner l’intensité de passions religieuses qu’ils n’avaient jamais éprouvées pour leur propre compte. Ils hâtèrent ainsi le démembrement de leur empire, que minaient tant de causes de destruction.

Ajoutons que l’habileté la plus consommée ne les eût pas conduits à un résultat sensiblement différent. La religion les exit toujours empêchés d’être considérés par leurs sujets orientaux comme des rois légitimes. Le sentiment monarchique ne peut exister que comme conséquence d’une doctrine religieuse. Il suppose que le loyal sujet voit dans la souveraineté un privilège d’origine divine, conféré par choix providentiel à une personne ou une dynastie. Les Pharaons étaient tenus pour des fils ou incarnations des dieux : les rois d’Assyrie étaient les mandataires d’Assour, et les rois de Perse les premiers serviteurs d’Ahoura-Mazda. Les Hellènes aussi se souvenaient d’avoir eu jadis pour rois des héros fils des dieux ou des fils de héros. Depuis qu’il n’y avait plus que des hommes ordinaires, ils se contentaient de magistrats qu’ils choisissaient eux-mêmes. Les Macédoniens ensevelirent leur foi monarchique dans le tombeau d’Alexandre, et le conquérant les délivra lui-même de tout scrupule, s’il est vrai qu’il ait dit en mourant qu’il laissait l’empire au plus digne.

Les successeurs d’Alexandre n’étaient donc pour leurs sujets de race grecque que des soldats heureux, et ils ne pouvaient être rois légitimes aux yeux des Orientaux que par une association étroite avec la divinité. Les Ptolémées avaient résolu le problème de la façon indiquée par Alexandre lui-même : ils se dédoublaient pour ainsi dire. A Alexandrie, en dépit de leur titre officiel de dieux, ils n’étaient que les protecteurs de la grande cité ; tout le reste de l’Égypte les adorait comme des Pharaons authentiques, fils d’Ammon-Ra ou de Phtah. La tâche était relativement facile aux Ptolémées, car ils n’avaient à gouverner que deux races ; les Séleucides ne parvinrent pas à se faire tout à tous. Dépourvus de prestige dans leur capitale grecque, Antioche, où ils avaient à redouter tantôt des railleries et tantôt des émeutes, ils étaient repoussés par les dieux jaloux, Jéhovah, Bel, Assour, Ahoura-Mazda, qui tenaient leurs peuples groupés à l’écart des Hellènes. Dans ces conditions, le moindre choc emportait un lambeau de leur héritage. Ils sont obligés de renoncer tout d’abord à la dédie Atropatène et à l’Inde ; puis c’est la Bactriane qui se détaché, le royaume des Parthes qui naît sous leurs yeux et s’agrandit à leurs dépens. La ruine se précipite, et quand les Romains se décident (en 64 avant J.-C.) à détrôner le dernier Séleucide, il ne leur laisse que juste de quoi former la province romaine de Syrie.

Cette période de 250 ans environ n’est déjà que trop étendue pour le temps dont nous disposons, et je n’ai nulle envie d’élargir un sujet déjà si difficile à limiter. Laissez-moi cependant vous dire que la réaction anti-hellénique commencée sous les Séleucides se poursuivit après eux ; que leur antagoniste, le royaume des Parthes, se trouva trop hellénisé encore et fut renversé par un effort décisif de la religion iranienne enfin victorieuse avec les Sassanides. Là, le cycle de cette grande évolution morale est achevé ; la fermentation s’apaise pour quatre siècles environ, en attendant le sanglant avènement de l’Islam.

Je ne sais si ces rapides aperçus ont suffisamment justifié à vos yeux ce que je disais en commençant, à savoir, que l’histoire des Séleucides pourrait être un des chapitres les plus intéressants de l’histoire générale de la civilisation. En tout cas, j’ai cru vous mettre même de l’aborder immédiatement, en vous plaçant d’abord au point de vue des contemporains et compatriotes d’Alexandre, en vous transportant ensuite du côté opposé, en face de cet esprit oriental dont ils ne purent assouplir l’indomptable rigidité.

Nous commencerons notre récit à la mort d’Alexandre. Cela ne veut pas dire que nous ne parlerons plus du héros macédonien, dont la volonté puissante a pesé d’un tel poids sur les destinées de tant de peuples. Les biographes d’Alexandre remarquent tous qu’il était extrêmement préoccupé, du jugement de la postérité, car, dit Plutarque, la gloire lui était plus chère que l’empire et que la vie même. Il disait à un de ses amis qu’il voudrait pouvoir revenir sur terre après sa mort, pour savoir ce que les hommes diraient de lui. Que sa grande ombre se rassure ! Nous parlerons souvent de lui, non pour vanter après tant d’autres ses talents militaires, mais pour reconnaître en lui le propagateur de la civilisation européenne, faite d’esprit scientifique et de tolérance religieuse.

 

 

 



[1] Leçon d’ouverture du cours d’Histoire Ancienne à la Sorbonne (7 déc. 1888).