LA FIN DU PAGANISME

 

LIVRE SIXIÈME — Les dernières luttes

CHAPITRE I — AFFAIRE DE L’AUTEL DE LA VICTOIRE.

 

 

— I —

Situation des païens à Rome. - Leur nombre. - Ils se groupent autour du sénat. - Immunités dont ils paraissent jouir. - Les lois contre le paganisme ne sont pas appliquées à Rome. - Recrudescence de dévotion à la fin du IVe siècle. - Tauroboles du Vatican.

Il nous reste à raconter de quelle façon fut rompue la trêve qui durait entre les deux religions depuis la mort de Julien ; et comme c’est à Rome qu’eu lieu la reprise des hostilités, je crois utile d’étudier d’abord quelle était, dans cette ville, la situation des païens quand s’engagea la dernière lutte.

Rome, à la fin du IVe siècle, passait pour être en majorité païenne. Les chrétiens protestaient contre cette opinion[1], mais elle n’en était pas moins fort accréditée. Les moyens nous manquent pour vérifier ce qu’elle avait de vrai. La statistique des croyances est la plus difficile de toutes, surtout lorsqu’il s’agit d’une époque où beaucoup ont intérêt à cacher leurs sentiments, et où d’autres flottent entre les opinions contraires. Aussi les historiens de l’Église et de l’empire, Gibbon, Beugnot et leurs successeurs, quand ils prétendent évaluer en chiffres précis la force des partis religieux, ne font-ils jamais que des calculs de fantaisie[2]. Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’à ce moment, quoique la religion chrétienne se fût solidement établie à Rome, les païens y devaient être encore fort nombreux, et que probablement il y en avait plus que dans les autres villes de l’empire.

C’est ce qui du reste s’explique sans peine : dans une ville où l’on vivait au milieu des souvenirs anciens, il était tout naturel qu’on demeurât fidèle aux anciennes traditions. L’antiquité était encore vivante à Rome au IVe siècle ; les vieux monuments restaient debout, et les inscriptions nous montrent les magistrats fort occupés à les entretenir et à les réparer[3]. Ces monuments étaient surtout des édifices sacrés : on y comptait alors autant de temples qu’il y a d’églises aujourd’hui[4] ; et comme en général ils avaient été bâtis en l’honneur de quelque victoire, ils semblaient prouver d’une manière visible et triomphante que l’empire devait sa puissance et sa grandeur à la protection des dieux. Ce qu’ailleurs on essayait d’établir à force d’arguments, ce qui conservait partout tant de fidèles au paganisme, paraissait là une vérité incontestable, qu’il n’était pas nécessaire de démontrer, et l’on n’avait qu’à ouvrir les yeux pour en être convaincu.

Non seulement les païens étaient très nombreux à Rome, mais ils y avaient aussi un avantage précieux qu’ils ne retrouvaient pas au même degré dans les autres villes, et qui leur rendit la résistance plus aisée. Ce qui nuisit surtout au paganisme, ce qui le livra sans défense aux coups de ses ennemis, c’est qu’il n’était pas organisé pour la lutte. En sa qualité de religion officielle, il s’était habitué à compter sur l’État pour le protéger ; tout lui manqua le jour où il fut abandonné par le souverain. Ses prêtres, en ce malheur, lui furent de peu d’utilité[5]. Dans la religion romaine, le sacerdoce était une sorte de magistrature civile ; on était pontife ou flamine en même temps que duumvir, et l’on remplissait de la même façon ces fonctions différentes. On n’apportait donc pas dans l’exercice du ministère sacré cet esprit de corps et cette passion religieuse qui sont un puissant secours pour un culte menacé. Aussi, quand il plut aux empereurs d’interdire les sacrifices et de fermer les temples, ils ne rencontrèrent en face d’eux aucune opposition sérieuse. II y eut bien, dans certains pays où l’ancienne religion avait conservé plus d’empire, quelques efforts pour défendre un sanctuaire plus respecté, une divinité plus populaire : en Égypte, le sang coula autour du temple de Sérapis : dans quelques villes d’Afrique, des chrétiens furent massacrés devant des statues d’Hercule ; mais ces tentatives furent vite réprimées. Les populations païennes, ne se sentant pas soutenues et dirigées, après quelques jours de violence, se hâtèrent de se soumettre. A Rome, les circonstances étaient plus favorables pour elles. Elles avaient au moins un centre autour duquel elles pouvaient se ranger : c’était le sénat. Comme on y comptait beaucoup de païens, il fut une protection pour la religion qu’une grande partie de ses membres professait. Nous allons le voir, dans une circonstance solennelle, se mettre résolument en avant pour la défendre.

Quoique le sénat eut perdu la réalité du pouvoir, on a va qu’il avait conservé son prestige ; les princes le ménageaient beaucoup. C’est sans doute la raison qui les empêcha d’appliquer à Rome dans toute leur rigueur les lois qu’ils faisaient contre le paganisme. Libanius, dans son discours sur les temples, qui doit être de l’an 387, assure que les sacrifices y sont tolérés, pendant qu’on les interdit dans tout l’empire. Du reste cette tolérance remontait loin. Souvenons-nous que l’empereur Constance, qui ne pouvait souffrir d’ancien culte et voulait le détruire, oublia sa haine un moment lorsque, en 365, il visita Rome pour la première fois. Il avait tenu à se montrer aux Romains dans tout l’appareil d’un monarque de l’Orient, entouré de sa garde, avec ses cavaliers couverts de mailles flexibles, ses lanciers appelés dracones, parce que leur banderole représentait un dragon qui flottait au vent[6]. Lui-même, étincelant d’or et de diamants ; le visage fixe, le corps immobile, sans faire aucun mouvement ni pour se moucher ni pour cracher, se livrait comme une idole à l’adoration de ses sujets. Quoiqu’il lui parût de sa dignité de ne pas montrer ses sentiments, on vit bien l’impression que lui faisaient les beaux édifices devant lesquels il passait. Malgré son fanatisme étroit, les temples eux-mêmes, surtout le Capitole, le Panthéon, le temple de Vénus et de Rome, excitèrent son admiration. Il les regarda sans colère, nous dit Symmaque ; il lut, transcrit sur le faite, le nom des dieux auxquels ils étaient consacrés ; il s’informa de leur origine, il loua ceux qui les avaient bâtis ; et bien qu’il suivit lui-même une religion différente, il respecta la nôtre[7]. Il la respecta au moins à Rome et dans les environs ; et tandis qu’ailleurs les pratiques extérieures du culte étaient supprimées, nous avons vu un préfet de la ville, en 359, sacrifier dans le temple des Castors, à Ostie. Après Constance et dans des temps plus difficiles pour le paganisme, l’immunité dont il semble jouir à Rome ne parait pas tout à fait abrogée. Ammien Marcellin semble dire qu’à l’époque où il écrivait, sous Théodose, on allait laver tous les ans, le sixième jour avant les calendes d’avril, la statue de la Mère des dieux dans le petit ruisseau de l’Almo[8]. Plus tard encore, sous Honorius, Macrobe affirme que l’ara maxima existe toujours, et qu’on y sûre des victimes à Hercule, comme au temps du bon roi Évandre[9].

Les Romains étaient naturellement dévots ; leurs historiens leur en font de grands compliments : Majores nostri, religiosissimi mortales. Mais il semble qu’ils le soient devenus davantage à mesure qu’ils sentaient leur religion plus menacée. On remarque chez eux, dans la seconde moitié du IVe siècle, comme une recrudescence de dévotion. Les monuments religieux élevés à Rome par les grands seigneurs de cette époque portent des inscriptions où leur piété s’étale avec complaisance et prend même quelquefois des airs provocants. En face des empereurs chrétiens et comme pour les braver, ils se parent de tous les sacerdoces dont ils ont été revêtus ; ils tiennent à nous faire savoir qu’ils sont hiérophantes d’Hécate, prêtres d’Hercule, de Liber, d’Isis, d’Attis, de Mithra ; ils paraissent heureux de rappeler les mystères auxquels ils sont initiés et les sacrifices solennels qu’ils ont accomplis. Près de l’église de Saint-Silvestre, où se trouvait sans doute un sanctuaire important de Mithra, on a découvert un certain nombre de monuments en l’honneur de ce dieu, qui vont de l’an 337 à 376 [10] : c’est l’année suivante que Gracchus détruisit l’antre où il était adoré[11]. En 1618, quand Paul V voulut bâtir la façade de Saint-Pierre, on trouva, dans une fosse profonde, un amas considérable de débris qu’on y avait jetés après les avoir soigneusement brisés et martelés. Ils provenaient d’autels érigés en cet endroit pour conserver le souvenir de sacrifices tauroboliques. On sait que ces sacrifices avaient lieu sur la colline du Vatican : c’est là qu’on immolait le taureau et que les fidèles se soumettaient à une sorte de baptême de sang pour se purifier de leurs fautes. Les inscriptions qu’on a pu lite sur ces pierres mutilées nous apprennent que les tauroboles furent surtout fréquents à partir du règne de Gratien. Ceux qui en ont fait, les frais appartiennent aux plus grandes familles ; ce sont des consuls, des gouverneurs de, provinces, des préfets de Rome. Ils paraissent animés d’une piété ardente et se servent de termes mystiques, qui deviennent, à mesure qu’on avance, de plus en plus passionnés. Les premiers s’adressent à la Mère des dieux et à Attis, son favori, en les désignant simplement par leur nom ; les autres ajoutent que ce sont leurs sauveurs[12], les gardiens de leur âme et de leur corps[13] ; un d’eux nous dit qu’il vient de naître à une vie nouvelle qui ne doit pas finir[14]. En général on croyait que les effets de la purification ne duraient que vingt ans, et, cette période écoulée, on recommençait. C’est ce que fit un très grand personnage, Rufius Ceionius Volusianas, en 390, c’est-à-dire en plein règne de Théodose[15]. Quand on songe que ces sacrifices s’accomplissaient sur la colline du Vatican, au-dessus de la catacombe où saint Pierre avait été enseveli, en face de la basilique que Constantin venait d’élever en l’honneur du prince des apôtres, on ne peut pas méconnaître que c’était une sorte de défi audacieux que l’ancienne religion adressait à celle qui venait prendre sa place.

— II —

Le poète Claudien. - Son origine et son éducation. - L’Enlèvement de Proserpine. - Claudien à Rome. - Caractère de ses panégyriques. Mélange de rhétorique et de passion. - Le paganisme de Claudien. - Il se fait l’interprète de la haine de Rome contre Constantinople. - Les Invectives contre Eutrope. - Stilicon et Claudien. - Ce qu’il y a de sérieux dans les vers de Claudien.

Les païens de Rome, quand, à la fin du IVe siècle, ils immolaient tant de victimes à Mithra et à la Mère des dieux, étaient assurément sincères. On a dit pourtant qu’il se mêlait quelquefois à leur dévotion des rancunes politiques, et je crois bien qu’on a eu quelque raison de le dire. Les Romains étaient alors des mécontents ; ils pensaient avoir à se plaindre des empereurs, et il est possible que cet étalage de sacrifices fût une des formes de leur opposition.

Pour connaître leurs sentiments véritables, nous n’avons qu’à parcourir les poèmes de Claudien, qui semble s’être donné la tâche de les exprimer. A la vérité, Claudien a écrit quelques années plus tard, de 395 à 403 ; mais en si peu de temps la situation n’avait guère changé, et la société dont il s’est fait l’interprète devait être à peu près la même que celle qui avait vu quinze ans plus tôt la lutte religieuse recommencer.

Celui qui fut le dernier grand poète de Rome sortait d’Alexandrie[16]. Le grec est la première langue qu’il ait parlée et qu’il ait écrite ; mais, pour s’être servi plus tard du latin avec tant de perfection, il faut qu’il l’ait appris et pratiqué de bonne heure. Les deux langues, à ce moment, se séparaient tous les jours davantage. Il y avait bien encore des Romains qui savaient le grec, quoique le nombre en devint plus rare ; mais les Grecs, qui avaient toujours dédaigné le latin, ne le parlaient presque plus, à moins d’y être forcés par les fonctions qu’ils remplissaient. Aussi suis-je tenté de croire que Claudien devait être, le fils d’un de ces fonctionnaires que le prince faisan voyager d’Orient en Occident[17], et que, dans sa jeunesse, il avait habité successivement les deux contrées. Mais c’est la Grèce qui le captiva d’abord et lui inspira ses premiers chants. Il dit lui-même que c’est sous le consulat de Probinus (en 395) qu’il a puisé pour la première fois aux sources de la poésie romain, et que sa muse, grecque jusque-là, se revêtit alors de la toge[18]. N’est-ce pas cette première fréquentation de la Grèce qui lui a donné ce sentiment exquis de l’harmonie, qui est un des plus grands charmes de ses vers ? Aucun peut-être, parmi les poètes latins, n’a su choisir des mots aussi sonores et les unir si bien ensemble. Lorsqu’il n’en abuse pas et parvient à éviter la monotonie, c’est une des plus agréables musiques qu’on puisse entendre. Une autre qualité qu’on a remarquée et qui surprend chez cet étranger, c’est qu’il se sert d’une langue plus pure que les poètes de son temps, qu’il emploie moins de termes barbares, qu’il a le tour plus classique. Peut-être doit-il aussi ce mérite à la façon dont il s’est formé. Dans ces pays d’Orient, où il passa une partie de sa jeunesse, il avait moins l’occasion d’entendre le latin vulgaire. B acheva d’apprendre la langue dans le commerce des grands écrivains, et à force d’étudier Virgile, Ovide, Lucain, et de ne converser qu’avec eux, il prit quelque chose de leur façon d’écrire. C’est ce qu’on raconte de quelques-uns de nos émigrés, qui s’enfoncèrent dans les solitudes américaines et y séjournent longtemps. Comme ils ne conservaient l’habitude du français que par la lecture de quelques auteurs du XVIIe siècle qu’ils avaient emportés avec eux et qui leur rappelaient la patrie, on s’aperçut, lorsqu’ils revinrent en France, qu’ils parlaient la langue d’un autre temps.

Je ne veux m’occuper ici que des ouvrages de Claudien où il est question de Rome et de la société romaine ; il en a composé d’autres, notamment une épopée sur l’enlèvement de Proserpine (De raptu Proserpinum), qu’il n’a pas achevée. Le seul intérêt qu’elle ait pour nous est de nous faire parfaitement comprendre à quel point les mythes ont alors perdu leur signification mystérieuse et sacrée, et comment ils ont tout à fait cessé d’être l’expression d’un sentiment religieux véritable. Dans les légendes que le poète nous raconte, les dieux sont toujours à la surface, mais c’est l’humanité qui est au fond. La mythologie n’est plus qu’un voile léger qui recouvre et ennoblit les événements de la vie ordinaire. Les poètes anciens, fort différents de ceux de nos jours, répugnaient à peindre la réalité toute pure. Il ne leur semblait pas que l’art fût fait pour exposer les incidents de la vie commune[19] : ils y voulaient un peu d’idéal pour les relever ; la fable qu’ils imaginaient leur plaisait davantage s’ils pouvaient mettre la scène dans l’Olympe et choisir des dieux pour acteurs. Mais cet Olympe ressemble beaucoup à la terre ; il ne s’y passe rien que ce que nous voyons tous les jours sous nos yeux, et les dieux ne sont que des hommes un peu grandis. Dans le poème de Claudien, quoiqu’il affecte de prendre par moments des airs plus sérieux et de ne s’adresser qu’aux initiés[20], les passions ni les caractères n’ont rien de divin, tout y rappelle le monde où nous vivons : Cérès est une mère comme les autres, Proserpine une jeune fille imprudente, toute au plaisir de cueillir des fleurs au printemps, Pluton un homme entre deux âges, et qui veut se bien établir ; Jupiter enfin joue le rôle d’un chef d’État prévoyant, qui a fait exprès de retarder pour les hommes le moment où ils connaîtront l’agriculture parce que le besoin excite l’activité, et qu’en les laissant pauvres il les rendait plus industrieux[21]. La mythologie n’est donc pour Claudien qu’un ornement et mi agrément, une façon d’embellir et de relever des événements et des personnages assez ordinaires ; et ce qu’elle est ici, elle le sera dans ses autres ouvrages, car il a tenu à l’introduire partout, même dans les œuvres qui la comportent le moins. II était de ceux qui pensaient de bonne foi que la poésie ne pouvait pas s’en passer, et qu’on lui porterait un coup mortel si on lui défendait de s’en servir.

Claudien dut arriver à Rome vers la fin du règne de Théodose. Il y venait faire ce qu’avaient fait Stace et Martial avant lui, se mettre dans la clientèle des grands seigneurs riches et gagner sa vie en les flattant. C’était sa spécialité de composer pour eux de beaux panégyriques qu’on lirait en grande cérémonie, quand ils prenaient possession de leur consulat. Il a été question des panégyriques plus haut ; on a vu de quelle vogue jouissait alors ce genre littéraire. Personne n’avait plus que Claudien les qualités nécessaires pour y réussir. Dans ces éloges adressés à des gens qui, souvent, ne les méritaient guère, il fallait se servir adroitement des moindres circonstances, tirer beaucoup de rien, donner de l’intérêt aux choses les plus vulgaires, se jeter dans les généralités, quand on ne trouvait rien de particulier à dire. La souplesse du talent de Claudien se prêtait merveilleusement à ces artifices. Il excelle à ménager la vanité soupçonneuse de ces grand§ personnages et sait louer l’un sans blesser les autres. Pour dépeindre la fille de Stilicon, Marie, qui va épouser l’empereur, et ne pas froisser pourtant sa mère, qui était restée jeune et belle, il les compare à deux roses de Pæstum qui fleurissent sur la même tige, l’une épanouie au jour, dans la mat, cité de sa beauté, l’autre qui commence à s’entrouvrir et ose à peine exposer au soleil ses pétales délicats[22]. L’éloge d’Honorius fournissait peu de choses au poète ; il en prend bravement son parti, il loue le jeune prince de lancer le Javelot avec grâce et de bien monter à cheval, et trouve moyen d’en faire un portrait charmant[23]. Les lieux communs ne l’effrayent pas ; il aborde sans hésiter les plus vulgaires, les plus rebattus, les développe avec une verve incroyable, comme si c’étaient des nouveautés piquantes, et en tire quelquefois de très beaux effets. Avait-on rien écrit, depuis Juvénal, de plus ferme et de plus brillant que cette tirade sur la Providence placée au début des invectives contre Ruffin ? Claudien n’est jamais à court ; quel que soit le personnage dont il veut parler, sa mémoire est si pleine d’images, d’allusions, de souvenirs, qu’il a toujours quelque chose à dire, et quand, par hasard, il se trouve dans l’embarras, la mythologie le tire d’affaire.

Ce ne sont là, je le sais, que des habiletés de rhéteur, et il faut reconnaître qu’il y a beaucoup de rhétorique dans Claudien, mais ce serait une grande injustice de prétendre, comme on le fait souvent, qu’il n’y a pas autre chose. Ce rhéteur a été un jour saisi au cœur d’une passion véritable. Sans doute il n’a pas renoncé à sa méthode ordinaire, qui était celle de tous les faiseurs de panégyriques ; mais, à ces généralités qu’il continue à développer avec complaisance, il ajoute un accent de conviction profonde ; où les autres ne mettaient que leur esprit, il a mis son âme. C’est ce mélange rare de rhétorique et de sincérité qui fait l’originalité de Claudien.

La passion qui arrache l’œuvre de Claudien à la banalité ordinaire des panégyriques, c’est son amour pour Rome. Rome est partout dans ses poèmes, et il ne prononce jamais son nom qu’avec respect. D’où lui est venue cette affection si vive pour une ville à laquelle il était étranger par sa naissance et par son éducation ? Ce n’est pas seulement la beauté des monuments ou la grandeur des souvenirs qui l’a séduit. Il en a, sans doute été très frappé. Regarde, disait-il à Stilicon, les sept collines où l’éclat de l’or rivalise avec les rayons du soleil, ces arcs couverts des dépouilles des nations, ces temples qui montent jusqu’au ciel et ces édifices qu’ont entassés ici tant de victoires[24]. Mais ce qui le touche plus que tout le reste, c’est la façon dont Rome a gouverné les peuples, et cette mission de paix, d’union, de concorde, qu’elle a remplie pendant quatre siècles, pour la plus grande prospérité de l’univers. Dans un passage admirable d’éclat et de profondeur, Claudien la remercie d’avoir généreusement communiqué ses lois à toutes les nations du monde. C’est une mère, dit-il, et non une maîtresse ; ceux qu’elle a soumis, elle leur a donné le titre de citoyens ; elle a réuni les extrémités de la terre par des liens d’affection. Grâce à la paix qu’elle impose, l’étranger retrouve partout une patrie. Nous pouvons voyager sans crainte ; c’est un jeu pour nous de visiter Thulé, de pénétrer dans les pays les plus lointains, d’aller boire à notre gré au Rhône ou à l’Oronte. C’est elle qui de tous les peuples n’a fait qu’un peuple... ; elle, qui a réchauffé les vaincus sur sa poitrine et a réuni sous un même nom tout le genre humain[25].

Le poète Prudence, on s’en souvient, ne parle pas autrement, et je montrerai ailleurs que, quelque, années plus tard, l’historien Orose s’exprime presque dans les mêmes termes. Claudien pourtant va plus loin qu’eux, et sa passion a quelque chose de plus sincère, de plus libre, de plus vif. C’est que les autres étaient chrétiens, et qu’un chrétien ne pouvait pas oublier, en louant Rome, qu’elle a été de tout temps la ville chérie des dieux et qu’elle restait l’un des derniers sanctuaires de leur culte ; cette pensée tempère nécessairement les éloges qu’il fait d’elle. Claudien n’avait pas les mômes motifs pour mettre des réserves à son admiration ; il pouvait s’y livrer librement : il était païen.

C’est saint Augustin qui nous le dit, et Orose ajoute : païen très obstiné[26]. Vous avons de lui une épigramme contre un grand seigneur, le duc Jacques, fort dévot personnage mais très médiocre soldat, qui se permettait de le critiquer. Elle est fort irrespectueuse pour les saints. Je t’en prie, lui dit-il, par les reliques de Paul, par le temple du vieux Pierre, duc Jacques, ne déchire pas mes vers. Puisse, si tu les épargnes, Thomas te servir de bouclier ; puisse Barthélemi marcher à tes côtés dans les combats ; puisse l’aide des saints empêcher les barbares de passer les Alpes ; puisse sainte Suzanne souffler la force à ton cœur ! et la plaisanterie continue encore quelque temps sur ce ton[27]. Il n’y a rien d’aussi violent dans le reste de ses œuvres. Cependant le paganisme remplit tous ses panégyriques, et les dieux y tiennent la place d’honneur : on peut dire qu’on n’y sort pas de l’Olympe. C’est Rome, la déesse Rome, avec ses attributs consacrés, qui s’adresse à Jupiter pour implorer son secours ; c’est Vénus qui daigne quitter le ciel et venir s’occuper du mariage du jeune prince ; c’est Mars qui excite Bellone, c’est Bellone qui enflamme les combattants ; c’est Alecto qui rassemble ses sœurs et qui leur souffle sa haine, c’est Uranie qui prie les Muses de l’aider à préparer les fêtes impériales. Rien ne se fait sur la terre sans qu’on se croie obligé de déranger quelque divinité dans le ciel. Tout, dans ces vers, prend une couleur païenne. L’enfer et le paradis se confondent avec l’Élysée et le Tartare[28] ; les vertus dont on loue les chrétiens les plus avérés ont toujours un air philosophique[29]. La dévote Faltoniâ Proba, la mère des Anicii, serviteurs dévoués de l’Église, est peinte sous les traits de Junon[30]. Honorius est comparé tantôt à Jupiter jeune, et tantôt à Bacchus[31] ; quand on le promène en litière dans les plaines de la Ligurie, le poète songe aux dieux de l’Égypte que les prêtres vêtus de lin portent dans leurs niches de pierre, tandis que les rives du Nil résonnent du bruit des sistres et que la flûte fait retentir les campagnes des chansons de Pharos[32]. Théodose, l’ennemi des dieux, qui a fermé leurs temples, devient un dieu malgré lui ; il siège au milieu des autres divinités, et Jupiter, qui n’a pas de rancune, veut bien se servir de lui pour annoncer ses ordres aux mortel[33]. Voilà ce qu’écoutaient sans sourciller de graves personnages, qui étaient censés représenter l’empereur ; voilà ce qu’il entendait lui-même, au milieu de son conseil, soit à Milan, quand Claudien était envoyé pour le haranguer, soit au Palatin, lorsqu’il daignait visiter Rome[34]. Bien ne nous montre mieux les libertés dont jouissait la panégyrique à la cour des princes chrétiens. La seule concession que fait Claudien aux croyances du maître, c’est de ne pas attaquer directement le christianisme[35] ; mais, s’il n’en parle jamais, il est aisé de voir qu’il y songe toujours, et quoiqu’il mette une grande prudence à ne pas paraître le viser, on aperçoit vite que les coups qu’il frappe à côté retombent souvent sur lui.

Avec ces dispositions, Claudien devait plaire singulièrement à la noblesse romaine. Elle adopta ce Grec qui partageait toutes ses affections et toutes ses haines. Le sénat l’a délégué plusieurs fois auprès de l’empereur pour lui porter ses félicitations et ses vœux, et il s’acquitta si bien de sa tâche qu’on demanda la permission au prince de lui élever une statue sur le forum de Trajan comme au plus glorieux des poètes. Nous en avons conservé l’inscription qui le loue de réunir le génie de Virgile et celui d’Homère[36]. L’éloge nous semble fort exagéré, mais il était sincère. Indépendamment du talent de Claudien, de sa versification habile, de l’élégance de son langage qui pouvaient faire quelque illusion, il était naturel que la noblesse de Rome éprouvât pour lui une tendresse particulière parce qu’elle se reconnaissait dans ses ouvrages. Ces sentiments qu’il exprimait avec tant d’éloquence, c’étaient les siens ; il s’était fait son organe et son interprète. Nous avons donc le droit de la juger par lui, et d’aller chercher dans ses vers ce que pensaient, ce que regrettaient, ce que souhaitaient ces grands personnages.

Nous y voyons d’abord que ce n’étaient pas des rebelles. Claudien se représente et nous les représente comme des serviteurs dévoués de l’empire ; personne ne songe plus qu’il soit possible de vivre sous un autre régime. On se trompe, nous dit le poète, quand on croit que, sous un prince, on est nécessairement esclave ; jamais on ne jouit de plus de liberté qu’avec un roi honnête homme[37]. Et ailleurs : Aujourd’hui Brutus consentirait à vivre sous un roi et les Catons eux-mêmes s’accommoderaient de cette servitude[38]. Des idées de la vieille république Rome n’a conservé qu’une sorte de fierté naturelle que lui inspire sa gloire passée ; elle demande à n’être pas traitée tout à fait comme ces pays d’Orient qui sont accoutumés à la tyrannie : Un prince doit se souvenir que ces Romains auxquels il commande ont commandé à l’univers[39].

C’est là précisément ce que les empereurs ont oublié. Ils viennent de faire à Rome l’outrage le plus sensible : ils se sont éloignés d’elle, ils ont transporté leur résidence hors de cette ville qui semble le siège nécessaire de l’empire[40]. Déjà Dioclétien et ses associés l’avaient quittée pour Nicomédie, pour Milan, pour Trèves. Constantin sembla consommer la séparation et la rendre définitive en bâtissant, sur les bords du Bosphore, une capitale nouvelle, à laquelle il voulait donner la même importance et les mêmes droits qu’à l’ancienne. C’est ce que les Romains ne pouvaient pas pardonner. Ils comprenaient qu’ils avaient beaucoup à perdre à l’absence des princes ; non seulement elle humiliait leur orgueil, mais elle menaçait leurs intérêts les plus chers. Ils savaient bien que les privilèges dont on les avait comblés, les faveurs dont on était si prodigue pour eux et qui épuisaient le trésor public, tenaient uniquement à la présence de la cour. On voulait que la populace fuit satisfaite, qu’elle vint saluer tous les matins le prince devant son palais, qu’elle l’accueillit de ses acclamations quand il se rendait au cirque ou à l’amphithéâtre ; voilà pourquoi on se donnait la peine de l’amuser et de la nourrir. On lui fournissait, à des prix très modérés, et quelquefois pour rien, du blé, de l’huile et de la viande de porc ; cent soixante-quinze jours, c’est-à-dire la moitié de l’année, étaient consacrés à des jeux publics, qu’on cherchait à rendre aussi magnifiques et aussi variés que possible. Mais ces libéralités insensées ne pouvaient pas durer toujours. Du moment que le prince cessait de résider au Palatin, il n’avait plus les mêmes raisons de ménager le peuple de Rome et de payer si cher ses bonnes grâces. Il était à craindre qu’il ne finit par écouter les plaintes des provinces, qui se lassaient d’entretenir l’oisiveté de l’ancienne capitale[41]. Les Romains devaient donc s’attendre qu’un jour ou l’autre ils ne seraient plus nourris par l’État, et que, par conséquent, il leur faudrait travailler pour vivre, ce qui leur était devenu tout à fait insupportable.

Il est donc aisé de se figurer la frayeur et la colère des Romains menacés de perdre, au profit d’une ville rivale, leur subsistance et leurs plaisirs. Elles revivent pour nous, avec toute leur violence, dans le poème en deux chants que Claudien a composé contre Eutrope. C’est peut-être son meilleur ouvrage : en tout cas c’est celui où il a le plus oublié sa rhétorique. Les généralités vagues y sont remplacées par des scènes vraies et des peintures vivantes. Dès le début on sent qu’il n’est pas le maître de son indignation. Tous les prodiges sont dépassés, nous dit-il : un eunuque est consul ! Que le ciel et la terre en rougissent de honte ! Cette vieille femme se montre par les rues couverte de la trabée, et déshonore l’année qui va porter son nom ! Puis il entre dans le récit de la vie d’Eutrope ; c’est l’histoire d’un esclave qui sert aux plaisirs de son maître tant qu’il est jeune, et se fait entremetteur lorsqu’il est devenu vieux. La peinture de l’eunuque vieilli est d’une brutalité d’images qui rappelle Juvénal. On nous montre sa peau qui se détend, sa face qui devient plus fanée qu’un grain de raisin desséché, et se couvre de plus de rides que la terre n’a de sillons à l’automne, sa tête où il se fait des éclaircies, comme dans un champ de blé qui a souffert de la sécheresse. Il est si laid qu’on ne sait plus qu’en faire ; ne pouvant .pas le vendre, on s’en défait en l’affranchissant. Grâce au mépris qu’il inspire, le voilà libre[42]. C’est alors qu’il se glisse dans le palais, et finit par y devenir tout-puissant. La façon dont il use de son pouvoir est celle d’un homme qu’on a longtemps humilié et qui désire rendre le mal qu’on lui a fait. Non, il n’y a pas de bête qui soit plus féroce qu’un esclave qui opprime un homme libre. Les gémissements ne le touchent pas : il les connaît ; il les a soufferts. Il frappe avec rage, car il se souvient du maître qui le frappait[43]. Du reste, il peut être insolent sans crainte ; il n’est entouré que de lâches qui sont prêts à tout supporter. On lui prodigue les hommages, on vient baiser sa vieille main ridée, on lui décerne des statues, on salit toutes les rues de son image. Ô nobles Byzantins, s’écrie Claudien indigné, ô Romains de la Grèce ! Peuple digne de ton sénat, sénat digne de ton consul ![44] Pour achever de peindre ces faux sénateurs, comme il les appelle[45], il les montre assemblés à la curie, un jour de danger public. C’est une réunion de jeunes insolents ou de vieux débauchés, tous bien peignés, bien vêtus, dont le talent consiste à bien conduire un char ou à danser avec grâce. Ils commencent par oublier le motif pour lequel on les a convoqués, et s’occupent de ce qui est leur souci ordinaire, du théâtre et du cirque ; ils discutent gravement le mérite des cochers et des mimes ; ils se demandent quel est, parmi les histrions, celui qui sait donner à ses flancs les contorsions les plus souples, qui accommode le mieux ses gestes à ses paroles, et l’expression de ses yeux aux mouvements de ses bras[46]. Quand on les rappelle aux affaires sérieuses, ils s’empressent de choisir, pour l’opposer à l’ennemi, celui qui crie le plus fort. C’est Léon, un ancien cardeur de laine, gros mangeur, grand vantard, terrible contre les absents, lourd de corps et léger d’esprit[47]. A peine cet étrange général a-t-il vu de loin les barbares, qu’il s’enfuit plus rapide que le cerf ; son cheval, qui plie sous ce poids énorme, le jette dans la boue d’un marais. Il y glisse, il y rampe, il s’y enfonce (more suis) par les efforts mêmes qu’il fait pour en sortir ; mais, le vent ayant par hasard agité les feuilles des arbres dans le voisinage, il croit que c’est l’ennemi qui arrive, et meurt de frayeur dans son bourbier.

Qu’on imagine les éclats de rire qui devaient accueillir ces vers, quand ils étaient lus sur le forum de Trajan ou dans le temple d’Apollon Palatin, en présence de ceux qui se regardaient comme les seuls héritiers de l’ancienne noblesse romaine, et dont quelques-uns se vantaient de descendre de Camille et des Gracques. Tous étaient heureux sans doute d’être vengés de ce sénat de contrebande qui usurpait le nom et réclamait les privilèges du sénat véritable ; mais je me figure que c’étaient les païens qui devaient applaudir le plus fort. Pour eux la religion, quoiqu’il n’en soit pas dit un mot, était au fond de la querelle. Ils détestaient dans Constantinople non seulement la rivale de Rome, mais l’œuvre d’un prince apostat. Celui qui l’avait bâtie et dont elle portait le nom était le même qui avait déserté le premier le culte de ses pères ; les païens ne pouvaient s’empêcher de faire une sorte d’association entre ces deux actes et de les confondre ensemble dans la même réprobation. Claudien entre dans leurs sentiments ; il partage si complètement leurs haines, qu’il en vient à des violences d’invectives qu’on a quelque peine à comprendre. Lui, si soumis d’ordinaire aux empereurs, si ferme patriote, il finit par traiter le prince qui règne sur les rives du Bosphore comme un étrange : presque comme un ennemi ; Constantinople n’est plus pour lui une ville romaine ; il en prévoit, il en souhaite la ruine, et l’abandonne sans remords à la vengeance des dieux :

Unam pro mundo Furiis concedimus urbem ![48]

A ce moment, Claudien croyait avoir trouvé le héros qui devait rendre à Rome la situation qu’on lui avait ôtée : c’était Stilicon. Qu’on juge de sa joie ! Dès lors il s’attacha étroitement à lui, et jusqu’à la fin il lui consacra tous ses chants. Il est bien difficile aujourd’hui de porter un jugement sur Stilicon. Tous les partis l’ont attaqué avec violence après sa chute ; il est probable que tous l’avaient bassement flatté pendant qu’il était puissant. Les chrétiens l’ont soupçonné de n’être qu’un païen déguisé et de préparer sous main la restauration de l’ancien culte[49]. De leur côté, les païens racontaient avec indignation qu’il avait fait détruire les livres sibyllins[50], et que sa femme s’était permise de se parer du collier d’or qu’elle avait pris à la Mère des dieux[51]. Vraisemblablement ce barbare, qui était un fin politique[52], avait donné des gages à tout le monde et louvoyé entre les partis. On se demande comment les mesures qu’il avait prises à la fin contre le paganisme[53], et qui paraissent avoir été assez radicales, n’ont pas empêché un païen zélé, comme Claudien, de lui rester fidèle jusqu’à sa chute. Peut-être lui a-t-il tout pardonné en faveur de ce qu’il faisait pour sa chère Rome. Stilicon s’était bien aperçu du mécontentement des Romains, et il avait eu la pensée d’en profiter. Il est visible qu’il cherche à gagner leurs bonnes grâces. Le blé d’Afrique ayant manqué, il en fait venir de la Gaule[54]. Il consulte le sénat, il le tient au courant de ses projets, et, lorsque Gildon se révolte, il lui rend le droit de le proclamer ennemi public et de lui déclarer solennellement la guerre. Ce n’est qu’une formalité, mais elle comble de joie Claudien, qui se contente de peu. Il y voit le retour des anciens usages : C’est la toge qui commande aux armes, et les aigles attendent, pour s’envoler, l’ordre du sénat[55]. Enfin Stilicon mit le comble à la joie des Romains, après la bataille de Pollentia, en ramenant pour quelques semaines Honorius à Rome. Ce fut une grande fête, que Claudien a chantée avec enthousiasme[56], le dernier beau jour de Rome avant les désastres du Ve siècle.

Stilicon, qui, malgré son origine barbare, n’était pas étranger à la civilisation romaine[57], fut très flatté d’être célébré par le plus grand poète de son temps. II le prit dans sa cohorte, le garda cinq ans avec lui, et Claudien, heureux d’être distingué par un si grand homme, se compare à Ennius dans la tente de l’Africain[58]. Mais s’il a servi son protecteur par ses beaux vers, en bien disposant pour lui l’opinion publique, on peut supposer qu’auprès de l’empereur il a pu le compromettre. Non seulement il le comble d’éloges exagérés, mais il révèle indiscrètement ses projets[59], il prédit les grandes destinées de son fils, pour lequel on accusait Stilicon de rêver l’empire[60] ; il irrite les courtisans, lorsqu’il raconte, pour lui faire honneur, qu’ils ont tous pris peur, excepté lui, à l’approche d’Alaric, et qu’ils ont conseillé de fuir et de se cacher[61] ; il blesse le maître et oublie la fiction monarchique, quand il rapporte tous les succès au ministre, et lui dit en propres termes : a C’est grâce à toi seul que l’empire a repris son ancienne gloire[62]. Il semble enfin l’exciter à réaliser ses desseins ambitieux quand il lui promet l’appui des Romains, et s’engage en leur nom dans toutes les aventures qu’il lui plaira de tenter. Le peuple de Mars, lui dit-il, te reconnaît pour son maître, et Brutus lui-même y consentirait[63]. Ceux qui accusaient Stilicon d’être trop grand pour un sujet et d’aspirer au pouvoir souverain pouvaient mettre les vers de Claudien sous les yeux du faible Honorius pour achever de le convaincre. Il se peut donc faire que le poète n’ait pas nui à une catastrophe qui amena la mort de son protecteur, et dont vraisemblablement il a été lui-même victime[64].

Si l’on veut rendre justice à Claudien et l’apprécier à sa valeur, il ne faut pas oublier le rôle qu’il a joué auprès d’un des plus grands personnages de l’époque et la part qu’il à prise aux événements ; il faut savoir démêler, à travers ses images brillantes et ses périodes un peu touffues, les sentiments personnels, sincères, qui sortent du plus profond de son cœur, cette ardeur politique, visible dans tousses écrits, qui lui fait célébrer la gloire de Rome, et, au-dessous, une passion religieuse plus discrète, plus voilée, non moins violente, qui confond la cause de Rome outragée avec celle des dieux proscrits, et, en frappant la capitale nouvelle qui usurpe les honneurs de l’ancienne, atteint du même coup d’autres nouveautés plus graves. Ses panégyriques, si nous les lisons à cette lumière, ne nous paraîtront plus des amplifications de rhétorique, de vains divertissement d’école, mais des œuvres vivantes, qui ont agi sur leur temps et où se retrouvent les affections et les haines, les espérances et les regrets d’une partie des contemporains. Du même coup ils nous feront comprendre comment les dissentiments religieux étaient alors attisés par !es mécontentements politiques, ce qui explique la force de résistance dont l’Église eut à triompher dans son dernier combat.

On a fait remarquer avec raison que les païens du sénat, tout ennemis qu’ils étaient de l’Église, travaillaient pour elle sans le savoir. En exaltant, comme ils le faisaient, le passé de Rome, en habituant les peuples à tenir toujours les yeux fixés sur elle, en soutenant qu’elle était la seule capitale possible du monde, et que l’autorité souveraine, quand elle n’y réside pas, est comme en exil[65], ils préparaient la voie à la suprématie des pontifes romains. Il faut avouer que les événements ont des conséquences bien singulières ; Claudien et ses amis, quand ils luttaient de tout leur pouvoir pour conserver à Rome son ancienne domination, ne se doutaient pas qu’ils ne se donnaient tant de mal que pour assurer aux papes l’héritage des césars.

— III —

Politique religieuse de Valentinien Ier. - Effets produits par la tolérance. - Tentatives d’accommodement entre les deux cultes. - Premières années du règne de Gratien. - Reprise des hostilités contre le paganisme. - L’État cesse de payer les frais du culte et les appointements des prêtres. - Suppression de l’autel de la Victoire.

Saint Augustin, qui était témoin des dernières convulsions du paganisme, dit quelque part que l’ancien culte ne cherchait qu’à mourir avec éclat[66]. S’il est vrai qu’il ait eu cette suprême ambition, il faut reconnaître qu’elle n’a pas été trompée. D’ordinaire les religions périssent obscurément : quand la faveur publique les a délaissées, et qu’à la haine qu’elles excitaient a succédé l’indifférence, elles s’enfoncent tous les jours dans les étages inférieurs de la société, où elles conservent un plus grand nombre de partisans, et l’ombre tombe peu à peu sur elles. Le paganisme a eu au moins l’heureuse chance de provoquer, avant de mourir, un débat solennel. Cette lutte, dont l’autel de la Victoire fut le prétexte, et qui mit aux prises deux des plus illustres personnages de ce siècle, a eu un grand et légitime retentissement. Quoiqu’on l’aile sots vent étudiée, il faut y revenir encore, car c’est par elle que les dernières hostilités entre les deux religions commencèrent.

Pour bien comprendre l’origine du débat, remontons de quelques années en arrière. Après la mort de Julien et celle de Jovien, qui ne régna que quelques mois, l’armée, qui revenait fort en désordre de la désastreuse expédition contre les Perses, avait choisi Valentinien pour empereur. C’était un chrétien zélé, un confesseur de la foi, mais en même temps un esprit sage et modéré ; il connaissait la situation de l’empire et ne voulait pas ajouter des dissensions intérieures aux périls du dehors. II avait vu le mauvais succès des tentatives de Constance et de Julien, et prit le parti de revenir à la politique de Constantin. Dès le début de son règne il déclara que chacun aurait la pleine liberté de suivre la religion qu’il avait choisie[67] ; et il tint parole. Entre les divers cultes, dit Ammien Marcellin (XXX, 9), il resta neutre ; il n’inquiéta personne sur ses croyances, et ne força pas ceux qui pratiquaient une religion différente à embrasser la sienne. Il exempta les chrétiens des fonctions qui répugnaient à leur conscience ; il défendit qu’on les forçât à monter la garde autour des temples[68] ou à figurer dans des jeux des gladiateurs[69], mais il ne consentit jamais à leur accorder des privilèges qui seraient contraires à l’intérêt de l’État. Il restreignit le droit d’asile[70], il ramena dans les curies ceux qui s’étaient faits prêtres pour échapper aux charges municipales[71], il soumit les clercs, qui faisaient le commerce, à l’impôt[72] ; il leur interdit de fréquenter les maisons des veuves et des pupilles qui avaient des héritages à laisser, et de recueillir aucune autre succession que celle de leurs proches[73], et cette loi qui était injurieuse pour le clergé, et qui l’accusait d’être cupide, il la fit lire solennellement dans les églises.

Sa conduite avec les païens fut la même : jamais il ne les gêna dans l’exercice de leur culte, mais il ne voulait rien leur accorder qui fût nuisible à l’empire. Julien avait restitué aux temples les biens qui leur avaient appartenu et dont les particuliers s’étaient emparés sous Constantin ; Valentinien les reprit, mais il ne les rendit pas à ceux qui les possédaient avant Julien et qui n’avaient aucun droit à les garder ; il les réunit au domaine impérial : c’était un moyen de mettre tout le monde d’accord[74]. Il rétablit les lois contre les faiseurs de sacrifices secrets, les tireurs d’horoscope, les diseurs de bonne aventure, que Julien avait supprimées, et comme il était d’un caractère dur, il les fit appliquer avec une impitoyable sévérité[75]. Mais en même temps il eut grand soin de déclarer que les aruspices n’avaient rien à craindre, et qu’il n’entendait supprimer aucune des pratiques en usage chez les aïeux[76]. Quoiqu’il eût défendu rigoureusement les cérémonies qui s’accomplissaient pendant la nuit et qui donnaient lieu à beaucoup d’abus, Zosime rapporte que, sur les instances de Prætextat, gouverneur d’Achaïe, il fit une exception en faveur des mystères d’Éleusis.

La paix religieuse dura dix-huit ans (364-382). Il est probable que, si cette époque nous était mieux connue, nous verrions qu’elle eut des conséquences très importantes. Vraisemblablement, quand la trêve fut dénoncée ; les deux religions commençaient à s’habituer l’âne à l’autre. Jusqu’à Théodose II, qui, en 416, exclut formellement les païens des charges publiques[77], ils étaient en grand nombre parmi les hauts dignitaires de l’empire, et il ne semble pas que le prince, en les nommant, leur ait jamais demandé compte de leurs croyances. Non seulement ils arrivaient à être préteurs ou consuls, préfets de la cille ou du prétoire, mais l’empereur n’hésitait pas à leur confier des charges de cour, qui les approchaient de sa personne. Nicomachus Flavianus fut un moment une sorte de favori de Théodose et obtint la questure du palais, poste de confiance que l’empereur ne donnait qu’à ceux dont il était sûr. Quand Symmaque annonce au même prince la mort de Prætextat, qui était en horreur à tous les chrétiens, il ne semble pas douter que cette perte ne paraisse à l’empereur une calamité publique[78] ; dans tous les cas, Théodose ne mit aucun obstacle aux honneurs extraordinaires qui lui furent rendus. Ainsi les chrétiens et les païens avaient également accès auprès des princes et ils occupaient les mêmes places. Assis dans les mêmes conseils, devenus collègues dans les mêmes magistratures, associés aux mêmes affaires, ils étaient bien forcés de se souffrir les uns les autres et d’oublier leurs inimitiés religieuses. Il ne semble pas que ce sacrifice leur ait autant coûté qu’on le croit. Les lettres de Symmaque nous montrent que tous ces gens vivaient bien entre eux, et que, dans leurs rapports, ils essayaient d’oublier les diversités de religion qui les séparaient. Parmi ses correspondants, on ne parvient pas toujours à distinguer des autres ceux dont il partage les croyances ; il s’adresse à tous avec la même cordialité, et, si l’on ne savait pas par des renseignements étrangers qu’Attale et Ricomer sont païens, que Probus et Mallius Théodorus sont chrétiens, on ne le soupçonnerait pas à la façon dont il leur parle. Il en devait être à peu près ainsi à tous les degrés de la hiérarchie administrative. Partout les deux cultes, rapprochés l’un de l’autre, cherchaient quelque moyen de s’accommoder ensemble. Les chrétiens sages comprenaient qu’ils ne pouvaient pas jeter à terre d’un seul coup toute la vieille société pour la reconstruire. Ce devait être surtout la pensée des princes, qui, par leur situation même, étaient conservateurs. L’idée venait à de bons esprits, qui voulaient ménager les transitions, que beaucoup d’anciens usages n’avaient en soi rien de répréhensible, et qu’il suffisait, pour qu’on pût les conserver sans crime, de leur ôter autant que possible leur caractère religieux. Il semblait, par exemple, qu’en faisant des jeux en l’honneur de Bacchus et de Cérès de simples fêtes de l’agriculture et de la vendange, en convertissant les temples en lieux de réunion pour les citoyens, en bourses et en hôtels de ville, en ne regardant les statues des dieux que comme des œuvres d’art dont on se servait pour orner les places et les basiliques, il n’y avait plus de raison de les détruire[79]. Le résultat de ces complaisances mutuelles dut être qu’il se forma, sur la limite extrême dés deux partis, tout un groupe d’indifférents et d’indécis, qui flottaient entre les deux croyances. Le poète Ausone les représente assez bien dans le grand monde ; ils devaient être nombreux aussi parmi les pauvres gens, dont beaucoup se faisaient une religion très bigarrée en amalgamant ensemble les habitudes et les superstitions des deux cultes[80]. Plus tard, quand la lutte recommença, plusieurs dé ces concessions, qu’on s’était faites de bonne grâce pendant la trêve ; furent respectées : on leur doit le salut de beaucoup de chefs-d’œuvre de l’art antique[81].

Je ne vois pas pourtant que ces dix-huit ans de paix aient beaucoup ralenti les progrès du christianisme ; en somme, la tolérance n’était guère moins défavorable aux païens que ne l’eût été la persécution : le monde allait de lui-même vers la religion nouvelle, qui répondait aux besoins secrets des âmes, et qui avait pour elle la jeunesse et le succès. Elle pouvait donc se passer, pour achever son triomphe, de recourir aux moyens violents ; et cependant on pouvait prévoir qu’elle ne résisterait pas longtemps à la tentation d’en user. Les évêques étaient impatients d’en finir. Ils employaient le crédit dont ils jouissaient auprès des princes pour les déterminer à tourner contre le vieux culte les armes dont il s’était lui-même, servi contre les chrétiens. Si Valentinien leur résista jusqu’au bout ; ils furent plus heureux auprès de Gratien, son fils. C’était pourtant l’élève d’Ausone, qui l’avait nourri des chefs-d’œuvre de l’antiquité ; il semblait que cet aimable jeune homme, doux et modéré de nature, aurait dû conserver de cette éducation à demi païenne le respect des institutions du passé et quelque complaisance pour les divinités de la Fable ; mais il subit de bonne heure la puissante influence de saint Ambroise, qui le poussa d’un autre côté.

Zosime prétend qu’il montra, dès son avènement à l’empire, les sentiments dont il était animé en refusant d’accepter les insignes du grand pontificat que les envoyés du sénat venaient lui remettre[82]. Mais s’il laissa voir, dans cette circonstance, qu’il était mal disposé pour l’ancienne religion, cette manifestation ne fut d’abord suivie d’aucun effet ; pendant sept ans, il se conduisit envers elle comme avait fait son père. Le culte continuait à être célébré partout comme autrefois. Dans les lettres de Symmaque qu’on peut rapporter à cette époque, il est à chaque instant question de cérémonies publiques et de sacrifices solennels ; tous les prêtres sont à leur poste, les pontifes se réunissent aux jours désignés, les aruspices observent les prodiges, les vestales entretiennent le feu sacré[83]. Avec un peu de bonne volonté on pouvait croire qu’il n’y avait rien de changé et que les choses allaient continuer longtemps sur le même pied, lorsque tout d’un coup, en 382, l’empereur reprit le combat contre le paganisme.

Cette fois les mesures étaient fort habilement concertées. Gratien se garda bien d’imiter l’empressement maladroit de Constance, qui avait essayé de tout détruire d’un seul coup : il laisse les temples ouverts, il ne défend pas les cérémonies et les sacrifices ; seulement il décide que l’État n’en fera plus les frais. Désormais tout l’argent qu’on dépensait pour les fêtes sera partagé entre le trésor public et la caisse du préfet du prétoire : les appointements qu’on payait aux vestales et aux prêtres seront affectés à l’entretien de la poste impériale, enfin toutes les terres que possèdent les temples et les collèges sacerdotaux deviendront la propriété du fisc[84].

Le coup était rude : le paganisme n’avait pas de plus grand attrait que la beauté de ses fêtes et l’éclat de ses cérémonies. Il comptait sur elles pour garder ses anciens partisans et en conquérir de nouveaux. Mais cette pompe coûtait cher, et l’État seul semblait assez riche pour la payer. On pouvait bien espérer que, s’il refusait de le faire, les particuliers essayeraient quelque temps de le remplacer : nous avons une inscription de cette époque dans laquelle un dévot, qui construit à ses frais un temple de Mithra, nous dit qu’il ne regrette pas la dépense. Ne s’enrichit-on pas, ajoute-t-il, quand on partage sa petite fortune avec les dieux ?[85] Par malheur, ces beaux sentiments ne sont pas de durée ; l’expérience montre que les particuliers se lassent vite de partager avec les dieux leur fortune grande ou petite, et qu’ils aiment mieux la garder pour eux. D’ailleurs, quand même le paganisme aurait trouvé dans le dévouement de quelques fidèles le moyen de subvenir aux frais d’un culte somptueux, sa situation n’en était pas moins changée par les édits de Gratien. Jusque-là, il paraissait être la religion officielle, nationale ; il représentait l’État et se confondait avec la patrie ; celui qui refusait d’en observer les pratiques n’était pas seulement un impie, mais un mauvais citoyen, qui se mettait en dehors de la loi de son pays. Le salaire fourni par le trésor public était le signe visible de cette union de l’État et de la religion ; du moment que les frais du culte cessaient d’être payés, l’accord semblait rompu, et la religion perdait son privilège le plus précieux et sa principale raison d’exister.

En même temps qu’il supprimait les appointements des prêtres et confisquait les biens des temples, Gratien prit une autre mesure qui, bien que moins importante, produisit beaucoup d’effet : il fit ôter la statue de la Victoire de la salle où le sénat se réunissait. Cette statue avait une histoire : c’était une œuvre de l’art grec que les Romains avaient trouvée à Tarente quand ils prirent la ville. Auguste, après Actium, l’avait fait placer au-dessus d’un autel, dans la curie, et il était d’usage que chaque sénateur, en se rendant à sa place, s’approchât de cet autel pour y briller un grain d’encens. La déesse semblait présider aux délibérations du sénat : c’est vers elle qu’on tendait les mains lorsqu’à l’avènement d’un nouveau prince on jurait de lui être fidèle, et, tous les ans, le 3 du mois de janvier, quand on faisait des vœux solennels pour le salut de l’empereur et la prospérité de l’empire. Ces cérémonies s’étaient accomplies sans interruption depuis Auguste, jusqu’au triomphe du christianisme. Pendant la lutte des deux cultes, l’autel de la Victoire éprouva des fortunes diverses : Constance l’avait supprimé ; Julien le rétablit, et Valentinien, fidèle à son système de politique tolérante, le respecta. Il occupait donc son ancienne place, sans qu’on songeât à s’en plaindre, quand Gratien, reprenant les desseins de Constance, le fit enlever de nouveau.

Cet acte d’autorité exaspéra les païens. Quoiqu’au fond les mesures fiscales prises par le prince contre leur religion fussent beaucoup plus graves, ils en parlèrent peu : il ne sied pas de paraître trop sensible aux questions d’argent. En revanche, ils affectèrent de se plaindre amèrement de l’outrage qu’on faisait au sénat en lui ôtant l’autel de la Victoire. Ils savaient que leurs plaintes seraient bien accueillies, non seulement de tous les païens convaincus, mais de ces esprits indécis qui, quoique penchant vers le christianisme, ou même devenus tout à fait chrétiens, ne pouvaient se défendre de conserver un souvenir pieux du passé. Nous venons de voir qu’il y en avait, parmi ces chrétiens timides, qui voulaient ménager la transition et qui s’accommodaient des anciens usages en les atténuant et le expliquant. Pour eux, la Victoire n’était plus qu’un nom de favorable augure, une allégorie et un symbole, qui leur semblait parfaitement à sa place dans un lieu où l’on délibérait des affaires politiques. Ainsi les païens, en se plaignant qu’on l’eût expulsée, avaient l’espoir d’associer à leur mécontentement des gens mêmes qui ne partageaient pas leurs croyances.

La situation était donc bonne pour eux ; ils résolurent de résister. Ils essayèrent, en apportant leurs plaintes au prince, de le faire revenir sur sa décision et d’arrêter une persécution qui commençait.

— IV —

Les chefs des païens dans le sénat. - Prætextat.  - Flavien. - Symmaque. - La majorité du sénat était-elle païenne ou chrétienne ? - Symmaque est envoyé à l’empereur.

Qui allait se charger de représenter l’ancienne religion dans ce débat, solennel et de prendre la parole pour elle devant l’empereur ?

Il se trouvait en ce moment, parmi les sénateurs, trois personnages importants qui, dans la noble assemblée, tenaient les premières places. lis avaient ceci de commun qu’ils étaient fort attachés à la religion de leurs pères, qu’ils remplissaient les plus hautes charges de l’État, et que, comme tous les païens zélés, ils affichaient une vive admiration pour l’ancienne littérature. Ils ne se contentaient pas de l’aimer, ils la cultivaient ; ce n’étaient pas seulement des lettrés délicats, mais des écrivains célèbres. Si l’on’ excepte la poésie, qui convenait moins à des grands seigneurs et à des politiques, ils se partageaient à tous les trois le domaine des lettres. L’un était plutôt un philosophe, l’autre un historien, le troisième un orateur. Il me sembla que leur caractère particulier et le rôle qu’ils ont joué dam l’histoire de leur temps répond au genre spécial d’études qu’ils avaient choisi.

Le philosophé s’appelait Prætextat (Vettius Agorius Prætextatus). Il était un peu plus âgé que les deux autres, et devait être né vers le milieu du règne de Constantin. L’empereur Julien, qui connaissait son zèle pour le paganisme, en fit un proconsul d’Achaïe. Sous Valentinien, qui, comme on l’a vu, laissait chacun libre dans ses, croyances, il garda sa charge, et même il profita de l’influence qu’elle lui donnait pour sauver les mystères d’Éleusis, qui semblaient en péril. On pouvait en effet leur appliquer une loi de Valentinien contre les sacrifices nocturnes ; mais, Prætextat ayant déclaré au prince que, si on les supprimait, il ne valait plus la peine de vivre, on fit pour eux une exception. Devenu ensuite préfet de Rome, ses fonctions le rendirent l’arbitre d’une lutte violente qui s’éleva entre les chrétiens. A la mort du pape. Libère, deux prêtres, Ursinus et Damase, se disputèrent sa succession. La querelle en vint au point qu’on se battit dans les églises, et qu’au dire d’Ammien on releva, un jour, sept cents cadavres sur le pavé d’une basilique. Prætextat mit fin au conflit par l’exil d’Ursinus. Je me figure qu’il devait sourire quand il’ recommandait aux chrétiens de se traiter avec moins d’inhumanité et de s’aimer un peu plus les uns les autres : il était plaisant pour un païen d’être chargé de leur prêcher les vertus chrétiennes. On sait du reste qu’il ne se faisait pas faute de Ies railler à l’occasion, et que notamment il se moquait volontiers du luxe qu’étalaient les chefs de l’Église et des beaux revenus qu’ils trouvaient dans la piété des fidèles. Saint Jérôme rapporte qu’il disait un jour au pape Damase : Nommez-moi évêque de Rome, et je me fais tout de suite chrétien[86]. Dans son parti, Prætextat est au premier rang : c’est ce qu’atteste la place qu’il occupe dans les Saturnales de Macrobe. C’est chez lui que les païens les plus importants de Rome se rassemblent ; il préside l’entretien et le dirige. Personne ne sait mieux que lui la raison des usages religieux ; on écoute avec respect les explications qu’il en donne : il est le grand théologien du paganisme, princeps religiosorum, sacrorum omnium præsul[87]. Ses connaissances ne se bornent pas à la religion nationale, il connaît aussi et pratique les autres : ce pontife de Vesta est en même temps prêtre des dieux de l’Égypte et de l’Asie. Il appartient évidemment à ces croyants de la dernière heure qui, pour résister au christianisme, ont fait un appel désespéré à tous les cultes du monde. Ils craignent que le polythéisme gréco-romain ne soit pas de force à soutenir la lutte tout seul ; mais ils comptent bien qu’il sera vainqueur s’il parvient à grouper comme en un faisceau toutes les autres religions autour de lui. La dévotion de Prætextat n’était pas seulement fort étendue, elle était tout à fait sincère. Il ne lui suffisait pas, comme à beaucoup d’autres, d’en faire étalage dans la vie publique : chez lui, parmi les siens, il professait les mêmes sentiments qu’au sénat. C’est ce qu’on voit clairement dans les lettres que lui écrivit Symmaque. Nous avons conservé l’épitaphe en vers que sa femme, Fabia Paulina, a fait graver sur sa tombe. Elle a la forme d’un grave dialogue, dans lequel la femme et le mari s’entretiennent pour la dernière fois. La conversation, comme il convient, débute par des compliments. Prætextat dit de Pauline qu’elle est amie de la vérité et de l’honneur, fidèle aux dieux et dévouée à leurs temples, qu’elle préfère son mari à elle-même et Rome à son mari ; de son côté, Pauline déclare, en lui répondant, que l’éclat de sa famille ne lui a pas valu de plus grand avantage que de la rendre digne d’un mari comme Prætextat. Puis elle le remercie de lui avoir donné le goût et l’intelligence des choses sacrées : C’est toi, ô mon époux, qui, en prenant soin de m’instruire, m’as arrachée, pure et sainte, des bras de la mort, qui m’as conduite dans les temples et m’as faite la servante des dieux. C’est sous tes yeux que j’ai été initiée à tous les mystères. N’est-il pas curieux de voir à quel point le christianisme s’est imposé à ceux mêmes qui le combattaient ? Les païens s’étaient moqués longtemps de la peine que prenaient les chrétiens pour répandre la connaissance de leur religion parmi les petites gens et les femmes : les voilà qui se préoccupent de faire comme ceux dont ils plaisantaient. Le bienfait dont Pauline remercie le plus son mari, c’est de l’avoir élevée jusqu’à lui eu l’associant à ses croyances :

Sociam benigne conjugem nectens sacris.

Elle termine comme ferait une chrétienne, en exprimant l’espoir de le retrouver dans une autre vie : J’aurais été bien heureuse, si les dieux m’avaient fait la faveur de ne pas te survivre. Je le suis pourtant, puisque j’ai été tienne tant que j’ai vécu, et que je le serai bientôt, après ma mort[88]. Quand Prætextat mourut, en 384, il était arrivé au comble de la popularité. Tout le monde le respectait, et, à quelque distance, il produisait l’effet d’un Caton ou d’un Cincinnatus. Aussi reçut-il du sénat, du peuple, des grands collèges de prêtres dont il faisait partie, et même des princes qui ne partageaient pas ses croyances, des honneurs qu’on n’accordait guère qu’à un souverain.

Cependant, malgré toute sa science et sa piété, la considération dont il jouissait, les grandes fonctions qu’il avait remplies, Prætextat ne fut guère qu’une décoration pour les païens de Rome. Son ami, Nicomachus Flavianus, que nous appelons Flavien, était le véritable chef du parti. Comme Prætextat, il restait attaché de tout son cœur à l’ancien culte ; mais sa dévotion n’avait pas tout à fait le même caractère. D’abord, elle ne s’étendait pas à tous les dieux de l’univers, et le seul titre qu’on lui donne, sur les monuments élevés en son honneur, est celui de membre du collège des pontifes. Elle ne paraît pas non plus avoir été aussi ardente que celle de Prætextat. A vrai dire, il était plutôt superstitieux que dévot : on raconte qu’il consultait beaucoup les devins de toute sorte et qu’il avait une grande confiance dans les réponses des oracles. Mais il en prenait fort à son aise lorsqu’il s’agissait d’accomplir les devoirs ordinaires de sa religion. Les pontifes devaient servir les dieux par quartier. Flavien, quand son tour était venu, et qu’il était absent de Rome, se faisait attendre, et quelquefois même il restait dans ses terres, malgré les représentations de ses collègues[89]. Il lui est arrivé, dans des jours de fête où l’abstinence était de rigueur, de faire jeûner quelqu’un à sa place[90]. Si les lettres de Symmaque étaient plus libres, plus intimes, si elles ne se bornaient pas d’ordinaire à un échange de banalités et de compliments, nous connaîtrions à fond Flavien, qui est l’un de ses correspondants les plus familiers. Tout ce qu’on y voit, c’est que, par moments, il parait saisi d’une sorte de découragement, dont son ami cherche à le guérir ; comme les grands ambitieux déçus, 4 parle des plaisirs de la retraite, des charmes de la campagne ; il refuse de retourner à Rome, quand on l’en prie ; il annonce qu’il est décidé à se retirer des affaires publiques. C’était donc au fond un mécontent ; il est à croire qu’il avait conçu de grandes espérances, et qu’elles ne s’étaient pas tout à fait réalisées. Peut-être a-t-il eu le tort de se souvenir trop de l’époque où Rome était le centre et la tête de l’empire, presque l’empire entier, et où cette aristocratie, à laquelle il appartenait, gouvernait réellement le monde. Quand il s’était mis devant les yeux ce passé glorieux, les dignités dont les princes l’honoraient devaient lui sembler médiocres. Tout ce qu’un grand seigneur pouvait être, Flavien l’avait été ; Théodose, dont il avait écrit l’histoire, lui témoignait une très vive affection, qui résista aux dissentiments, religieux et survécut à quelques disgrâces passagères. Quelque irrité que fût le maître, il semble. que Flavien n’avait qu’à se montrer pour reconquérir ses bonnes grâces. Il fut même quelque temps, nous venons de le voir, questeur du palais, ce qui le rapprochait du prince et en faisait le confident et l’interprète de ses plus secrètes pensées. Rien pourtant ne lui suffit. En 392, il semblait plus puissant et mieux en cour que jamais, il était préfet du prétoire d’Illyrie, désigné consul pour l’année suivante, quand, on ne sait pourquoi, il se jeta dans le parti de l’usurpateur Eugène, qui ne pouvait pas lui donner plus que Théodose. Je n’ai pas à raconter ce qu’il fit pendant les quelques mois que dura ce règne éphémère[91]. Nous savons qu’il fut quelque temps le maître de Rome, et qu’il profita de son pouvoir pour rétablir, autant qu’il le pouvait, la religion nationale, lui ramener des fidèles et rendre tout leur éclat aux vieilles cérémonies. Il quitta ensuite Rome pour Milan, où il effraya les chrétiens par ses menaces, puis il alla disputer à Théodose le passage des Alpes. Vaincu, il ne voulut pas survivre à sa défaite, et l’on nous dit qu’il se tua ou se fit tuer. Celui-là, comme on le voit, n’était pas seulement un théologien, mais un homme d’action. Avec lui, les païens perdirent le dernier chef politique qui leur restait.

Le troisième personnage n’est pas pour nous un inconnu. Nous avons déjà étudié sa correspondance, où il se peint quelquefois sans le vouloir ; mais comme il doit être le principal acteur de la lutte qu’il nous reste à raconter, il faut ajouter à ce que nous avons déjà dit quelques détails sur sa vie et ses opinions qui achèveront de nous le faire bien connaître.

Symmaque, ou, pour lui donner tous ses noms, Q. Aurelius Symmachus, était, comme les deux autres, de bonne maison et fort considéré. Il se fit, dès sa jeunesse, une grande réputation d’éloquence. Le sénat, qui était fier de lui, et qui comptait sur son talent pour se rendre le prince favorable, l’envoya plusieurs fois lui porter ses vœux ou ses doléances. C’était l’époque où Valentinien Ier guerroyait au delà du Rhin contre les Allemands. Symmaque lui plut, et il le garda quelque temps à sa cour. Ce vaillant soldat aimait les lettres ; — qui ne les aimait pas alors ? — il goûtait beaucoup la compagnie d’Ausone, qu’il avait nommé précepteur de son fils, et il s’en faisait suivre dans ses expéditions. L’hiver venu et la campagne finie, on rentrait sur le territoire romain, et l’on allait se reposer dans les palais de Mayence ou de Trèves. L’empereur y donnait des fêtes brillantes, pendant lesquelles on entendait Ausone chanter en vers les exploits du prince, tandis que le jeune Symmaque les célébrait en prose. Il avait la réputation d’exceller dans les discours de ce genre ; personne ne tournait mieux que lui les compliments, et les flatteries avaient dans sa bouche une grâce particulière. Napoléon disait de la vieille aristocratie française doit il aimait à remplir ses antichambres : Il n’y a que ces gens-là qui sachent servir. De même ces soldats parvenus, qu’un coup de fortune avait mis à la place d’Auguste et de Marc-Aurèle, approchaient d’eux volontiers les descendants des grandes familles romaines, dont les manières étaient si distinguées et qui savaient flatter avec tant de finesse et d’aisance. Le cardinal Maï a retrouvé, sur un palimpseste, quelques fragments des panégyriques de Symmaque, et les a publiés : ce ne sont pas des chefs-d’œuvre. Dans l’un d’eux, l’orateur compare Valentinien et son frère Valens, l’empereur d’Orient, au soleil et à la lune, qui se partagent le gouvernement du ciel, comme les deux âges se sont divisé celui de la terre. Il fait remarquer pourtant que la comparaison n’est pas tout à fait juste, et que Valentinien s’est bien mieux conduit que le soleil. Le soleil a gardé toute la lumière pour lui et n’en a laissé qu’un faible reflet à la lune, tandis que Valentinien a fait un partage égal avec son frère : si le soleil s’était comporté avec la même générosité, il ferait jour pendant vingt-quatre heures[92]. L’hyperbole est forte ; mais Juvénal nous avertit que, lorsqu’on adresse des compliments au maître, il n’est pas besoin de se mettre en peine de les rendre vraisemblables, et que les plus excessifs sont toujours les mieux reçus[93]. Ces exagérations ridicules étaient d’usage dans les panégyriques, elles ne prouvent rien contre Symmaque : c’était en réalité un très honnête homme, dont la correspondance est pleine des sentiments les plus honorables. Les flatteries dont il accablait les princes dans ses discours publics ne l’empêchaient pas de leur dire la vérité quand il le croyait nécessaire, et quelquefois de leur tenir tête. Le seul fait d’avoir défendu contre eux ses croyances religieuses nous prouve qu’il était plus ferme, plus courageux, plus indépendant que ses panégyriques ne le laissent soupçonner.

Symmaque, comme Flavien et Prætextat, était un païen convaincu ; mais il ne l’était pas tout à fait de la même façon et pour les mêmes motifs. Ce qui l’attachait surtout au culte des aïeux, c’est qu’en toute chose il aimait le passé ; les anciens usages lui étaient tous également chers, et il n’y voulait rien changer. Quand il fut préfet de Rome, il refusa de monter dans la voiture somptueuse dont on se servait ordinairement, parce qu’elle n’était pas conforme à l’antique simplicité, et il écrivit tout exprès à l’empereur pour se plaindre qu’on se fût éloigné sur ce point des vieilles traditions[94]. A la mort de Prætextat, son meilleur ami, les vestales ayant voulu lui élever une statue, quoiqu’il dût être fort satisfait de l’honneur qu’on faisait à un grand personnage qu’il aimait tendrement, il s’y opposa de toutes ses forces, sous prétexte que c’était une nouveauté, et qu’il ne voyait pas dans les registres qu’on l’eût jamais fait pour personne[95]. Du reste, les vestales lui ont causé beaucoup de tracas ; il les avait sous sa garde, en sa qualité de pontife, et devait les surveiller. Il apprit un jour qu’il y en avait une, dans la ville d’Albe, qui avait manqué à ses vœux. La chose était certaine, le complice avouait. Aussitôt Symmaque, au nom da collèges des pontifes, s’adresse au préfet de Rome pour qu’on lui remette la coupable. Le préfet, qui se trouvait être sans doute un chrétien ou un paiera indifférent, hésitait ; Symmaque, impatient de punir le crime, se fâcha de tous ces délais, et déclara qu’il allait écrire au préfet du prétoire[96]. Nous ne savons pas comment finit l’affaire et si le préfet du prétoire mit plus d’empressement à livrer la malheureuse que le préfet de Rome, mais nous pouvons être sûr que le bon, le doux Symmaque, s’il l’avait tenue en son pouvoir, n’aurait pas manqué de la traiter comme faisaient les aïeux et de l’enterrer toute vive :

Tantum religio potuit susdere malorum !

Symmaque était donc plein de zèle pour la religion que sel ancêtres avaient pratiquée. Il accomplissait avec une régularité parfaite toutes les cérémonies du culte, et croyait sincèrement que le salut dé Rome dépendait des sacrifices qu’on offrait aux dieux. Quand il voyait les armées romaines vaincues, les Germains pénétrer en Gaule, les Goths envahir l’Orient, il était persuadé que c’était parce qu’on avait oublié d’immoler quelques bœufs à Jupiter. Dieux de la patrie, s’écriait-il en gémissant, pardonnez-nous nos négligences coupables ![97]

Il faut pourtant remarquer que, sa dévotion, quoique très sincère, avait quelque chose de plus calme que celle de beaucoup de ses contemporains. Il ne paraît pas aussi zélé qu’eux pour les cultes étrangers et s’en tient aux anciens dieux à Rome ; ils sont du moins les seuls dont il soit question dans ses ouvrages. De plus, sa piété avait le mérite de n’être pas intolérante. Il a des amis dans les deux camps et s’adresse à tous avec une égale cordialité. Même quand il écrit à ceux qui partagent ses opinions, il ne laisse échapper aucune injure contre les autres. Un jour qu’il annonce à Prætextat qu’il arrive à Rome pour exercer ses fonctions pontificales, il ajoute qu’il n’a pas voulu suivre l’exemple de ceux qui se font remplacer : Aujourd’hui, dit-il, manquer aux autels des dieux est une manière de faire sa cour[98]. C’est le mot le plus amer qu’on relève dans toute sa correspondance. On y rencontre, presque à côté l’une de l’autre, deux lettres dont l’une recommande un évêque, l’autre un trésorier des pontifes ; elles sont écrites du même ton, et à tous les deux Symmaque témoigne la même bienveillance[99]. Cette modération de sentiments, cette aménité de manières, qui étaient bien connues, le rendaient propre à la démarche que les païens voulaient tenter auprès du prince. Aucun ne pouvait être mieux écouté que lui dans une affaire aussi délicate, aucun n’avait plus de chance de réussir ; aussi le sénat dut-il être fort heureux de le charger de porter la parole en son nom.

Mais ici une question se présente que nous devons résoudre avant d’aller plus loin : jusqu’à quel point Symmaque avait-il le droit de prétendre qu’il était vraiment le mandataire du sénat ? — La réponse n’est pas aisée, et nous nous trouvons en présence d’affirmations qui semblent contraires. Le principal argument dont l’empereur s’était servi pour supprimer l’autel et la statue, c’est qu’il ne convenait pas de mettre sous les yeux des sénateurs qui avaient embrassé la religion nouvelle des objets qui blessaient leur foi. L’argument, on le comprend, n’avait toute sa force que si l’on pouvait établir que le nombre des sénateurs chrétiens était assez considérable pour qu’on eût égard à leurs scrupules. Voilà pourquoi saint Ambroise répète à plusieurs reprises que les chrétiens forment dans le sénat la majorité. Mais Symmaque laisse entendre le contraire quand il affirme avec non moins d’assurance qu’il parle au nom du sénat. Lequel des deux dit la vérité ? Il semble d’abord que ce soit Symmaque. On ne peut douter qu’il n’ait été officiellement désigné par ses collègues pour aller trouver le prince et lui porter leurs réclamations ; or nous savons que le choix des délégués qu’on envolait à l’empereur était toujours précédé d’une discussion et qu’il faisait l’objet d’un vote. C’est donc la majorité du sénat qui a choisi, Symmaque ; d’où l’on doit conclure qu’au moins ce jour-là la majorité était païenne : aucune contestation à ce sujet n’est possible. Aussi saint Ambroise prétend-il que, lorsque le sénat délibéra sur cette affaire, il, n’était pas au complet et qu’il y manquait beaucoup de ses membres : C’étaient, nous dit-il, des chrétiens qui craignaient quelque violence[100]. Il ajoute que les absents ont envoyé une protestation à l’évêque de Rome et qu’il en possède un exemplaire. On voit que l’opinion de Symmaque et celle de saint Ambroise ne sont pas aussi contradictoires qu’elles le paraissent d’abord, et qu’il est possible de les concilier. Peut-être les chrétiens étaient-ils en majorité dans le sénat, ainsi que l’affirme catégoriquement saint Ambroise ; mais cette majorité comprenait beaucoup de gens indécis, craintifs, irrésolus, qui avaient peur de se compromettre ; et, comme le jour où il fallait affirmer leur foi, ils restaient chez eux, ils laissaient la minorité païenne, plus ferme, plus compacte, composée des plus grands personnages, faire ce qu’elle voulait ; sans compter que ceux dont je parlais tout à l’heure, et qui, considérant la Victoire comme une allégorie innocente, ne voyaient pas pourquoi on ôtait son image de la curie, devaient voter avec les païens. C’est ainsi qu’ils se trouvèrent ce jour-là les plus nombreux et qu’ils prirent la résolution d’envoyer Symmaque à l’empereur pour le prier de .révoquer ses décrets.

Il partit donc pour Milan, où la cour résidait alors ; mais son voyage fut inutile. Gratien avait été prévenu par le pape Damase de ce qu’on devait lui demander ; on lui avait remis la lettre des sénateurs chrétiens, qui protestaient un peu tardivement contre la démarche que faisaient leurs collègues. Malgré tous ses efforts pour voir le prince, Symmaque ne fut pas reçu, et dut reprendre tristement le chemin de Rome.

L’année suivante, les choses changèrent de face. D’abord la récolte fut très mauvaise : le blé manqua dans toute l’Italie et Rome souffrit de la famine. Les païens, comme on pense, en profitèrent pour prétendre que c’étaient les dieux qui se vengeaient. Mais ce qui leur parut un signe plus évident de la colère céleste, c’est la triste destinée du prince qui s’était montré si rigoureux pour la religion nationale. Dans l’été de l’année 383, Gratien fut assassiné par un de ses généraux, Maxime, qui se fit proclamer empereur en Gaule.

Les circonstances étaient redevenues favorables pour le sénat. Le jeune frère de Gratien, Valentinien II, qui conservait l’Italie, ne s’y sentait pas très solide. Effrayé par le malheur qui venait d’arriver à sa famille, menacé par Maxime, il était obligé de ménager tout le monde. A Rome, on jugea le moment venu de renouveler la tentative qui avait été si mal accueillie l’année précédente[101]. Symmaque, qui était alors préfet de la ville, revint à la charge, et, cette fois, il put se faire écouter de l’empereur. Dans la salle du consistoire impérial, les conseillers ordinaires du prince, des magistrats, des généraux, écoutèrent la lecture d’un rapport (relatio), que fort heureusement nous avons conservé dans le dixième livre de ses lettres, parmi les pièces officielles de son administration.

— V —

Analyse du discours de Symmaque. - Nécessité de conserver les traditions anciennes. - Respect que mérite l’autel de la Victoire. - Injustice du décret qui supprime les revenus des temples. - Profession de foi de Symmaque.

Donnons de ce morceau célèbre une courte analyse qui en fasse connaître les parties essentielles.

Symmaque ne perd pas son temps, comme il arrive dans les discours ordinaires, à de longs préambules. C’est à peine s’il rappelle en quelques mots l’injure que les méchants lui ont fait sous le règne précédent, en contraignant l’empereur à ne pas le recevoir, parce qu’ils savaient bien que, s’il avait pu se faire entendre, il aurait obtenu justice ; puis il entre brusquement en matière : Quel homme est assez l’ami des barbares pour ne pas regretter l’autel de la Victoire ? Nous avons ordinairement une prévoyance inquiète qui nous fait éviter ce qui peut sembler d’un mauvais augure. Sachons au moins rendre au nom de la Victoire l’hommage que nous refusons à sa divinité. Vous lui devez déjà beaucoup, princes[102] ; bientôt vous lui devrez davantage. Que ceux-là détestent sa puissance qui n’ont pas éprouvé son secours ; mais vous qu’elle a servis, ne renoncez pas à une protection qui vous promet des triomphes. Puisque tout le monde a besoin d’elle et la désire, pourquoi refuser de lui rendre un culte ?... Où désormais prêterons-nous le serment d’être fidèles à vos lois et de nous conformer à votre parole ? Quelle crainte religieuse épouvantera l’âme perfide et l’empêchera de mentir quand on demandera son témoignage ? ]e sais bien que tout est plein de Dieu, et qu’il n’y a pas d’asile sûr pour un parjure ; mais je sais aussi que rien ne retient une conscience prête à faiblir comme la présence d’un objet sacré. Cet autel est le garant de la concorde de tous et de la fidélité de chacun.

Ce ne sont encore là que des raisons de sentiment, qui ne peuvent guère toucher un chrétien. L’argument véritable sur lequel l’orateur fonde son espérance, c’est que l’ancienne religion a pour elle l’autorité du passé et qu’elle est le culte des aïeux. Voilà pourquoi les conservateurs du sénat ont donné à Symmaque le mandat de la défendre. On croit les entendre parler quand il dit : L’héritage qu’enfants nous avons reçu de vos pères, faites que, vieillards aujourd’hui, nous puissions le transmettre à nos enfants. Le passé est tellement sacré pour eux qu’ils vont jusqu’à refuser aux empereurs le droit d’y rien changer. Vous savez bien qu’il ne vous est pas permis de toucher aux usages de nos pères, vobis contra morem parentum intelligitis nihil licere. Voila une bien fière parole pour un sénat d’ordinaire si obéissant et si humble ; mais ce qui lui donne du cœur, c’est qu’il est convaincu que la prospérité de l’empire dépend du maintien de la vieille religion : Nous redemandons un culte qui a fait longtemps la fortune de Rome. S’il l’a faite, il peut seul la conserver. Il ne s’agit pas entre hommes d’État d’instituer des discussions théologiques. Les religions se jugent par les services qu’elles rendent ; l’homme ne s’attache aux dieux que quand ils lui ont été utiles, utilitas quæ maxime homini deos asserit. Puisque toute cause première est enveloppée de nuages, à quel signe reconnaîtrons-nous la divinité, sinon à ce passé de succès et de gloire ? Si donc une longue suite d’années fonde l’autorité de la religion, conservons la foi de tant de siècles ; suivons nos pères qui si longtemps ont avec profit suivi les leurs. Ici l’orateur, pour donner plus de force à ses paroles, les met dans la bouche de Rome elle-même : Il me semble que Rome est devant vous et qu’elle vous parle en ces termes : Princes excellents, pères de la patrie, respectez la vieillesse où je suis parvenue sous cette loi sacrée. Laissez-moi mes antiques solennités ; je n’ai pas lieu de m’en repentir. Permettez-moi, puisque je suis libre, de vivre selon mes usages. Ce culte a mis tout l’univers sous mes lois ; ces sacrifices, ces cérémonies saintes, ont écarté Annibal de mes murs et les Gaulois du Capitole. N’ai-je donc été sauvée alors que pour me voir outragée dans mes vieux jours ? Quoi que ce soit qu’on me demande, il est trop tard pour le faire. Ne serait-il pas honteux de changer à mon âge ?

On pense bien que Symmaque ne manque pas de se plaindre des décrets de Gratien qui ont supprimé les appointements des prêtres et confisqué les revenus des temples ; — c’était, on l’a vu, l’atteinte la plus grave qu’on eût portée au paganisme. — Quand il les attaque, il devient pressant, hardi, presque violent ; il a l’accent des orateurs de la droite, Maury ou Cazalès, lorsqu’ils défendent les biens du clergé devant l’Assemblée nationale, et emploie les mêmes arguments. Il affirme que ce qu’un prince a donné, un autre ne peut pas le reprendre : c’est une spoliation qu’aucune loi n autorise ; il n’est pas juste de refuser aux collèges sacerdotaux le droit de recevoir les legs qu’on veut bien leur faire ; il est criminel de s’emparer de ceux qu’on leur a faits et qui leur appartiennent ; les mauvais princes sont les seuls qui ne respectent pas la volonté des mourants. Eh quoi ! ajoute-t-il, la religion romaine est-elle mise hors du droit romain ? Quel nom donner à cette usurpation des fortunes particulières auxquelles la loi défend de toucher ? Les affranchis sont mis en possession des biens qu’on leur a légués ; on ne conteste pas même aux esclaves les avantages qu’un testament leur assure ; et les ministres des saints mystères, les nobles vierges de Vesta, sont seuls exclus du droit d’hériter ! Que leur sert-il de dévouer leur chasteté au salut de la patrie, d’appuyer l’éternité de l’empire sur le secours du ciel, d’étendre sur vos armes et sur vos aigles la salutaire influence de leurs vertus, et de faire pour tous les citoyens des vœux efficaces, si nous ne les laissons pas jouir même du droit commun ? Comment pouvez-vous souffrir que, dans votre empire, on gagne plus à servir les hommes qu’à se dévouer aux dieux ? Ce n’est pas seulement un crime odieux, c’est une faute dont l’État portera la peine. La république en souffrira, car il ne peut pas lui servir d’être ingrate. On l’a bien vu par la famine qui vient de désoler une partie du monde. Symmaque en sait la cause, et il est heureux de nous la dire : Si la moisson a manqué, la faute n’en est pas à la terre ; nous n’avons rien à reprocher aux astres ; ce n’est pas la nielle qui a détruit le blé, ni l’ivraie qui a étouffé la bonne herbe : c’est le sacrilège qui a desséché le sol, sacrilegio annus exaruit. Les dieux ont vengé leurs temples et leurs prêtres.

Symmaque a l’occasion, dans le cours de son rapport, de faire à plusieurs reprises sa profession de foi : elle a été fort remarquée et mérite de l’être. Il faut reconnaître qu’elle présente un caractère d’élévation et de grandeur qui aurait un peu surpris les dévots de l’ancien temps. Il en a été question plus haut ; c’est celle des païens éclairés de cette époque, qui voulaient mettre d’accord leurs croyances religieuses et leurs opinions philosophiques. Nous avons vu qu’ils s’en servaient volontiers dans leurs polémiques avec les chrétiens, et qu’il leur semblait qu’elle pouvait offrir aux deux cultes un moyen de s’entendre, ou du moins de se supporter. Symmaque commence par établir la légitimité de la religion nationale : Chacun a ses usages, chacun a son culte. La Providence divine (mens divina) assigne à chaque cité des protecteurs différents. De même que chaque mortel reçoit une âme en naissant, de même à chaque peuple sont attribués des génies particuliers qui règlent leurs destinées. Ainsi les dieux qu’adore chaque

nation ne sont que des serviteurs ou des délégués de la divinité suprême, et, dans ce système, l’unité divine n’est pas compromise par la multiplicité des dieux locaux. Mais Symmaque va plus loin : il laisse entendre qu’en réalité toutes les religions se confondent, et qu’elles ne sont que des formes diverses d’un même sentiment. Reconnaissons, dit-il, que cet Être, auquel s’adressent les prières de tous les hommes, est le même pour tous. Nous contemplons tous les mêmes astres ; le même ciel nous est commun ; nous sommes contenus dans le même univers. Qu’importe de quelle manière chacun cherche la vérité ? Un seul chemin net peut suffire pour arriver à ce grand mystère, uno itinere non potest perveniri ad tam grande secretum. Et, au moment de finir, il tient à mettre le trône du jeune prince sous la protection de tous ces dieux qu’il a tâché de réunir et de concilier : Puissent toutes les religions employer leurs forces secrètes à vous soutenir, celle surtout qui a fait la grandeur de vos pères ! Pour qu’elle puisse vous défendre, laissez-nous la pratiquer.

— VI —

Succès de la requête de Symmaque. - Saint Ambroise. - Sa première réponse à Symmaque. - Seconde réponse. - Railleries contre le paganisme romain. - Les vestales. - La théorie du progrès. - Le salaire des prêtres.

Le rapport de Symmaque fut écouté avec une grande faveur. Le conseil impérial comprenait des chrétiens et des païens ; tous, sans distinction de culte, furent d’accord que les réclamations étaient justes, et qu’il fallait accorder ce qu’on demandait. L’empereur seul résista. Valentinien n’avait que quatorze ans, et il est vraisemblable que ses conseillers gouvernaient l’empire sous son nom. Il leur laissait sans doute la direction des affaires politiques et militaires ; mais pour les choses religieuses il ne subissait pas leurs volontés. Éclairé par sa foi, écoutant ses scrupules, il n’hésita pas à se prononcer contre l’opinion générale avec une fermeté qui ne lui était pas ordinaire. Il reprocha aux chrétiens leur faiblesse, et répondit nettement aux païens qu’il ne rétablirait pas ce que son frère avait supprimé.

Mais on pourrait craindre qu’il ne changeât de sentiment, et que le sénat, appuyé par tous les politiques de l’empire, finit par avoir raison de la résistance de ce jeune homme. C’est alors que, pour maintenir le prince dans ses résolutions, pour l’empêcher de céder aux réclamations des païens, exprimées dans un si beau langage et soutenues par un parti si puissant, saint Ambroise entra ouvertement dans la lutte.

Tout le monde connaît l’histoire de l’évêque de Milan. On sait qu’il descendait d’une des grandes familles de Rome, celle des Aurelii, à laquelle appartenait aussi Symmaque, en sorte que les deux adversaires, dans ce grand débat, étaient assez proches parents. Fils d’un préfet des Gaules, on l’avait nommé de bonne heure gouverneur de l’Italie septentrionale, et il s’y était fait remarquer par son équité, son désintéressement, la netteté de sa parole, la décision de son caractère. L’empire comptait sur lui pour les plus hauts emplois, quand un hasard le donna à l’Église. A la mort de leur évêque, les habitants de Milan ne pouvaient pas s’entendre sur le choix de son successeur. Les esprits étaient fort animés et l’on allait en venir aux mains, quand le gouverneur, Ambroise, se présenta dans l’assemblée pour rétablir l’ordre. Il s’exprima avec tant de fermeté et de bonne grâce que tout le monde en fut charmé. Aussi, une voix s’étant élevée par hasard pour dire : Qu’il soit notre évêque ! tous le répétèrent. Après quelque résistance, Ambroise céda, et le choix populaire fut sanctionné par les applaudissements de toute la chrétienté. Courage, homme de Dieu, lui écrivait saint Basile ; c’est le Seigneur lui-même qui vous a choisi parmi les juges de la terre pour vous faire asseoir dans la chaire des apôtres : venez combattre le bon combat ! Ambroise y était merveilleusement préparé par sa vie antérieure. Il ne sortait pas d’un cloître, où d’ordinaire on fait mal l’apprentissage de la vie ; il avait appris le monde en vivant dans le monde ; il connaissait les affaires pour les avoir pratiquées. Il était de cette race des grands administrateurs de l’empire, esprits graves et sages, nourris des maximes du droit ancien, respectueux de l’autorité, dévoués au maintien de l’ordre. Il porta dans le gouvernement de l’Église cette netteté de vues, cette décision, ce sens de la réalité et de la vie qu’il avait pris dans l’administration des provinces. C’était le digne adversaire de Symmaque, et les deux religions qui se disputaient l’empire allaient se combattre dans la personne de leurs deux plus illustres représentants.

Dès que saint Ambroise apprit la démarche du sénat et le succès qu’elle avait manqué d’obtenir, il s’empressa d’écrire une première protestation, dans laquelle il ne pouvait pas répondre en détail aux arguments du préfet de Rome, puisqu’il ne les connaissait pas encore. Il se contentait de rappeler au prince son devoir, et le faisait en termes énergiques et impérieux. Assurément, c’est un sujet soumis, mais il a le sentiment qu’il est l’interprète d’un pouvoir supérieur à celui des rois. Tous ceux qui vivent sous la domination romaine, dit-il, servent l’empereur ; mais l’empereur doit lui-même servir le Dieu tout-puissant. Comme il parle au nom de ce maître souverain, il ne prie pas, il commande ; il n’implore pas, il menace : Soyez sûr que si vous décidez contre nous, les évêques ne le souffriront pas. Vous pouvez aller dans les églises ; vous n’y trouverez pas de prêtre pour vous y recevoir, ou vous en trouverez qui vous en défendront l’accès. Que leur répondrez-vous quand ils vous diront : L’autel de Dieu refuse vos présents, car vous avez relevé l’autel des idoles ? C’est, on s’en souvient, ce qu’il a fait lui-même, à la porte de l’église de Milan, lorsque, après le massacre de Thessalonique, il en refusa l’entrée à Théodose.

Une fois qu’on lui eut communiqué, comme il le demandait, la requête de Symmaque, il y répondit à loisir. La réponse est longue, plus longue que l’attaque, où l’on remarque une savante et habile concision, quelquefois même traînante et confuse, mais vive partout et souvent éloquente. Sans me piquer de suivre exactement une argumentation où la suite fait défaut, je me contenterai de résumer les raisons que saint Ambroise oppose à son adversaire.

Ces raisons sont souvent de simples plaisanteries. Symmaque prétend que Rome redemande une religion sous laquelle elle a toujours été victorieuse, qui l’a sauvée des Gaulois et l’a délivrée d’Annibal. Mais les Gaulois ont brûlé Rome ; et s’ils n’ont pas pris le Capitole, ce n’est pas le grand Jupiter, c’est une oie, qui les en a empêchés : Ubi tunc erat Jupiter ? an in ansere loquebatur ? On dit que les dieux ont protégé Rome contre Annibal ; mais, s’ils sont venus cette fois à son secours, il faut avouer qu’ils l’ont fait de mauvaise grâce et qu’ils n’y ont guère mis de diligence. Pourquoi ont-ils attendu pour se déclarer jusqu’après la bataille de Cannes ? Que de sang n’auraient-ils pas épargné en se décidant un peu plus vite ! D’ailleurs Carthage était païenne comme Rome, elle adorait les mêmes dieux et avait droit à la même protection. Il faut choisir : si l’on prétend que ces dieux ont été vainqueurs avec les Romains, il est impossible de nier qu’ils aient été vaincus avec les Carthaginois. Enfin, à la fameuse prosopopée de Symmaque, qui avait produit un grand effet, saint Ambroise croit devoir en opposer une autre : — c’est une lutte de rhétorique ; — il fait, lui aussi, parler Rune, mais d’une façon très différente. A quoi sert, dit-elle aux Romains, de m’ensanglanter chaque jour par le stérile sacrifice de tant de troupeaux ? Ce n’est pas dans les entrailles des victimes, mais dans la valeur des guerriers, que se trouve la victoire.... Pourquoi me rappeler sans cesse aux croyances de nos pères ? Je hais le culte de Néron. J’ai regret de mes erreurs passées ; je ne rougis pas de changer dans ma vieillesse avec le monde entier. Il n’y a point de honte à passer dans un meilleur parti ; il n’est jamais trop tard pour apprendre.

Symmaque, on s’en souvient, s’était fort apitoyé sur le sort des vestales ; il avait parlé avec attendrissement de ces nobles filles qui vouent leur virginité au salut de l’État, et, par l’influence de leurs vertus, attirent les secours du ciel sûr les armes de l’empereur. Saint Ambroise pense qu’il faut beaucoup rabattre de ces éloges. D’abord il fait remarquer qu’elles ne sont que sept : ce n’est guère, de trouver dans tout l’empire sept jeunes filles qui fassent vœu de chasteté et renoncent aux joies de la famille pour se vouer au culte des dieux ! D’ailleurs, elles n’y renoncent pas tout à fait et ne font pas des vœux perpétuels. Entrées à dix ans au service de Vesta, elles doivent y rester trente ans. Ce temps écoulé, elles sont libres et peuvent se marier. La belle religion, dit saint Ambroise, où l’on ordonne aux jeunes filles d’être chastes et où l’on permet aux vieilles femmes d’être impudiques ! Sans compter qu’on ne se fie guère à leur vertu, puisqu’on éprouve le besoin de les épouvanter de menaces terribles pour les maintenir dans le devoir : elles doivent être chastes, sous peine d’être enterrées vives. Saint Ambroise pense que ce n’est pas tout à fait être honnête que de l’être par crainte. Enfin, si l’on punit sévèrement les coupables, on comble de distinctions et de faveurs celles qui se conduisent bien. Dans leur palais du forum, elles mènent une existence somptueuse ; on les promène dans Rome sur des chars magnifiques ; elles ne paraissent en public que couvertes de robes de pourpre et de bandelettes d’or. Tout le monde se lève en leur présence pour leur faire honneur ; elles ont partout, même au théâtre et au cirque, des places réservées et les meilleures. A ces prêtresses de resta, si riches, si honorées, saint Ambroise oppose les vierges chrétiennes. Celles-là s’engagent pour la vie, et elles gardent fidèlement leur veau, quoiqu’elles soient libres de le violer ; elles ne sont pas sept seulement, comme les vestales ; elles remplissent les villes, elles peuplent les solitudes. Elles n’ont pas besoin, pour se consacrer à Dieu, qu’on leur prodigue la fortune et les privilèges ; au contraire, ce sont les misères et les privations qui les attirent. Elles portent la robe de bure, elles se nourrissent plus mal que les esclaves, elles remplissent les emplois les plus vils. A côté de ces quelques femmes de grande famille, vertueuses par peur ou par ambition, et qui sont l’aristocratie de la virginité, les autres forment ce que saint Ambroise appelle la populace de la pudeur, videte plebem pudoris !

On pense bien qu’ayant cette opinion des vestales, saint Ambroise ne peut pas supposer que le ciel se soit mis en peine de les venger. Aussi refuse-t-il de croire que la famine de l’année précédente ait été infligée à l’empire pour le punir des décrets de Gratien ; et sa grande raison, c’est qu’elle n’a pas duré, et qu’à une année stérile vient de succéder une année bénie. Jamais les récoltes n’ont été plus belles ; et pourtant les décrets sont toujours en vigueur, les prêtres continuent à ne pas recevoir de salaire, les biens des temples ne leur ont pas été rendus, et le sénat demande toujours l’autel de la Victoire ! Si l’on prétend que la disette était un indice de la colère des dieux, il faut bien reconnaître que l’abondance qui l’a suivie montre qu’ils se sont apaisés et ne réclament plus aucune satisfaction.

Jusqu’ici, saint Ambroise n’a guère employé que les arguments des apologistes ordinaires. Ces plaisanteries tantôt légères, tantôt profondes, dont il se sert si volontiers, étaient d’usage dans la polémique chrétienne, et l’on en trouve des modèles ailleurs. Mais voici qui est plus nouveau et qu’il ne tient de personne. Il se trouve que la discussion l’amène à soutenir des principes auxquels l’Église n’a pas toujours fait un bon accueil et qu’on est d’abord un peu surpris de rencontrer chez un évêque. On a vu que Symmaque est l’homme du passé ; il veut qu’on reste fidèle aux anciennes croyances, il regarde comme un crime dé rien changer aux vieux usages.. Naturellement saint Ambroise défend l’opinion contraire. Le passé n’est pas son idéal ; il croit que rien n’est parfait en naissant et que tout gagne à durer. Si les changements déplaisent, si l’on se fait une loi de retourner toujours en arrière, pourquoi s’arrêter en route ? Il faut aller jusqu’au bout, revenir aux origines du monde, à la barbarie, au chaos ; il faut préférer à nos arts, au bien-être dont nous jouissons, aux connaissances que nous ayons acquises, le temps où l’homme ne savait pas se construire une maison ni ensemencer les champs, où il vivait sous les arbres et se nourrissait du gland des chênes ; il faut même, pour être logique, descendre encore plus loin, jusqu’à ce moment où la lumière n’existait pas encore et où l’univers était plongé dans les ténèbres. Nous regardons l’apparition du soleil comme le premier bienfait de la création ; pour Symmaque, c’est le premier pas vers la décadence. Par ces raisonnements exprimés d’une façon subtile et frappante, saint Ambroise veut nous amener à penser qu’il ne faut pas condamner sans retour toutes les innovations, et nous préparer ainsi à la plus grande de toutes, l’introduction du christianisme. Le monde, dit-il, après avoir longtemps erré, a changé de route pour arriver à la maturité et à la perfection : que ceux qui l’en blâment accusent la moisson parce qu’elle ne mûrit pas les premiers jours, qu’ils reprochent à la vendange de nous faire attendre jusqu’à l’automne, qu’ils se plaignent de l’olive parce qu’elle est le dernier fruit de l’année ! Et il conclut en ces termes : N’est-il pas vrai qu’avec le temps tout se perfectionne ? Ce n’est pas à son lever que le jour est le plus brillant ; c’est à mesure qu’il avance qu’il éclate de lumière et qu’il enflamme de chaleur. Voilà la théorie du progrès très nettement formulée : cette fois, l’Église l’invoque à son profit ; mais le XVIIIe siècle l’ayant retournée contre elle, elle a été amenée à s’en méfier et même à la combattre comme une erreur coupable.

Une autre opinion de saint Ambroise mérite aussi d’être remarquée. Symmaque avait soutenu que c’était un devoir pour l’État de payer les prêtres. En effet, du moment que l’État et la religion sont indissolublement liés ensemble, les prêtres deviennent des fonctionnaires comme les autres et ont droit aux mêmes avantages. Il ne peut donc pas comprendre pourquoi le trésor public a cessé tout d’un coup de rétribuer leurs services. Saint Ambroise lui répond qu’après tout, le paganisme est traité comme les autres religions de l’empire, que les prêtres chrétiens ne reçoivent pas non plus de salaire, que les églises n’ont pas plus de droit que les temples à recueillir des héritages ; et même il affirme qu’on est plus sévère pour elles, et qu’on veille avec plus de soin à les empêcher de s’enrichir. Si une veuve chrétienne donne sa fortune aux prêtres des temples, le testament est bon[103] ; il est mauvais si elle la laisse aux ministres de son Dieu. C’est une injustice, mais saint Ambroise ne s’en plaint pas : J’aime mieux, dit-il, que nous soyons pauvres d’argent et riches de grâces. A ce culte salarié, religio mendicans, comme l’appelle déjà Tertullien, qui avoue son impuissance à vivre sans le secours de l’État, et qui tend la main au trésor public, il est fier d’opposer le merveilleux développement de l’Église du Christ, qui a grandi sans le pouvoir et malgré lui, qui n’a pas besoin de ses libéralités pour vivre. Tandis que nous nous glorifions du sang que nous avons versé, ils ne sont sensibles qu’à l’argent qu’on leur enlève. Cette pauvreté qui nous semble un honneur, ils la tiennent pour un outrage. Nous trouvons que les empereurs ne nous ont jamais plus prodigué leurs bienfaits que quand ils nous faisaient battre et tuer ; Dieu a fait une récompense pour nous de ce qu’ils regardaient comme un supplice. Nous avons grandi, nous autres, par les châtiments, par les misères, par la mort. Mais eux, — voyez leurs nobles sentiments ! — ils avouent que leur religion ne peut pas vivre si elle n’est pas payée par l’État. On voit bien, sans qu’il le dise, que cette situation d’une Église indépendante, se suffisant à elle-même et ne demandant l’aumône à personne, lui paraît la meilleure, qu’il n’est pas d’avis qu’elle se mette sous la main de l’État en acceptant ses bienfaits, et qu’il a peur qu’elle ne paye sa fortune de sa liberté.

— VII —

Caractère des deux discours. - Pourquoi l’on est porté à préférer celui de Symmaque. - Le style de Symmaque et celui de saint Ambroise. - Le fond des idées. - Ce n’est pas Symmaque, c’est saint Ambroise qui défend la liberté de conscience.

Ce discours fit changer le conseil d’opinion. La même unanimité qui s’était prononcée d’abord pour Symmaque se déclara pour saint Ambroise, et il nous dit que les païens ne furent pas moins vifs à l’approuver que les autres. Il fut donc décidé que les décrets de Gratien seraient exécutés. Le sénat pourtant ne se tint pas pour battu ; il renouvela plusieurs fois encore ses réclamations. Un moment même ; pendant l’usurpation d’Eugène, il crut l’emporter, grâce au crédit dont Flavien jouissait auprès du nouveau prince[104] ; mais son succès ne dura guère, et la victoire de Théodose ruina pour jamais ses espérances. Saint Ambroise a donc pleinement gagné sa cause devant ses contemporains : il est moins sûr qu’il ait été aussi heureux auprès de la postérité.

On est plus porté aujourd’hui à être favorable à Symmaque. D’abord Symmaque représente les vaincus. Il y a des gens qui sont toujours pour les plus forts : c’est le grand nombre ; mais il y en a aussi pour qui c’est un principe invariable d’être pour les plus faibles. Cette conduite est plus noble, quoique souvent aussi peu raisonnable : il faut être pour les plus justes. De plus, le rapport de Symmaque est fort agréable à lire ; c’est son œuvre la plus distinguée, la seule qui nous fasse comprendre la réputation dont il jouissait de son temps. Ni la sécheresse laborieuse de ses lettres, ni les déclamations ampoulées de ses panégyriques, ne nous faisaient rien attendre de pareil. Évidemment ici la passion religieuse l’a servi ; il défend une cause qui lui est chère, et, suivant le mot de Caton, le cœur l’a fait éloquent. Peut-être aussi ne l’a-t-il été que parce qu’il n’éprouvait pas le besoin de l’être. Il ne voulait pas composer une harangue, mais un simple rapport ; ce n’était pas le grand orateur qui parlait, c’était le préfet de Rome qui exposait une affaire au prince. Ce genre n’exige pas les grands éclats, les larges développements, les brillantes pensées, qui sont à leur place dans les discours oratoires ; il demande seulement un ton grave, des raisonnements serrés, de la logique, de la clarté. Symmaque était trop bon rhéteur pour ne pas obéir scrupuleusement aux règles de l’art ; il est heureux que les règles lui aient permis d’être plus simple qu’à son ordinaire, de ne pas se noyer dans les grandes phrases et de dire les choses comme il les sentait. Évidemment saint Ambroise ne sait pas si bien écrire que lui. C’est l’infériorité des pères de l’Église, avec tout leur génie, de n’être jamais que des écrivains imparfaits. Pour bien écrire, ils se méfient trop de l’art et se fient trop à la grâce. Quand ils songent aux grands intérêts dont ils sont chargés, il leur semble futile de s’occuper des mots et des phrases, et ils sont trop portés à croire que Dieu saura bien toucher les cœurs tout seul, sans que les hommes s’en mêlent. J’ajoute que presque tous ont été gâtés par l’habitude du sermon. Assurément la chaire a été la grande puissance du christianisme : c’est par elle qu’il a dominé le monde ; mais il arrive trop souvent que l’habitude de la parole improvisée rend impuissant à la parole écrite. L’orateur qui trouve du premier jet le mot propre et l’image frappante quand il est entraîné par le mouvement de l’improvisation, s’embarrasse, hésite, lorsqu’il a la plume à la main. Ses expressions deviennent ternes, ses phrases traînantes ; il porte dans ce qu’il écrit ces longueurs,, ces répétitions, qui se comprennent, et qui même sont nécessaires quand on s’adresse à un public ignorant ou distrait. Il faut bien avouer que cette fâcheuse influence du sermon se fait sentir jusque dans les maîtres de l’éloquence chrétienne, saint Ambroise, saint Augustin ; chez les autres, elle est tout à fait insupportable et nous rend pénible l’étude de leurs ouvrages, malgré les grandes pensées et les nobles sentiments qui s’y trouvent. Dès le premier jour, la beauté du rapport de Symmaque frappa tous les lettrés délicats ; il parut si supérieur à celui de son adversaire, que le poète Prudence, quelque vingt ans plus tard, éprouva le besoin de reprendre les arguments de saint Ambroise et de les mettre en vers, pour leur donner plus de force et plus d’éclat.

Mais il ne s’agit pas ici d’un concours de beau langage ; l’affaire qui se discutait devant l’empereur était trop grave pour qu’on ne tienne compte que de l’éloquence. Il nous faut prendre pour nous-mêmes le conseil que saint Ambroise donnait à Valentinien, quand il lui disait de ne pas s’arrêter aux grâces du discours, mais d’aller au fond des choses. Cherchons donc à savoir de quel côté, dans cette grande lutte, étaient la justice et le droit. Quand on lit Symmaque un peu légèrement et qu’on prête trop d’attention à la vivacité de ses plaintes, il fait l’effet d’être un champion de la tolérance. C’est bien sa prétention, et saint Ambroise l’en raille très finement. Il rappelle que les païens n’ont pas toujours eu ces beaux sentiments dont ils se parent depuis qu’ils ne sont plus les maîtres. Il est bien tard de parler aujourd’hui de justice et d’invoquer d’équité. Où donc était leur tolérance, quand ils pillaient les églises, quand ils tuaient les fidèles, quand ils refusaient à nos morts les consolations de la sépulture ? C’est la dernière victoire du christianisme de les avoir forcés à blâmer leurs aïeux. Il n’a pas de peine non plus à nous montrer qu’on n’imite pas leur exemple et qu’on ne leur rend pas les traitements qu’ils ont infligés aux chrétiens. En réalité, ils ne peuvent pas se dire persécutés, puisqu’on les laisse libres de célébrer leur culte comme ils veulent. A Rome, l’encens brûle sur les autels ; les bains, les places, les portiques sont occupés par les statues des dieux. Que leur faut-il de plus ? Il est vrai qu’on a cessé de payer un traitement à leurs prêtres ; mais en a-t-on jamais accordé aux ministres des autres cultes, et est-ce vraiment une persécution que d’être réduit à la condition commune ? Sans doute aussi, on a pris les biens des temples ; mais quel usage en avaient-ils fait ? Qu’ils comptent devant vous, dit saint Ambroise, les captifs qu’ils ont délivrés, les pauvres qu’ils ont nourris, les secours qu’ils ont donnés aux exilés pour les faire vivre ! Il pouvait ajouter qu’une religion intimement liée à l’État, comme le paganisme, et qui s’en fait gloire, ne doit pas être trop surprise que le prince se regarde un peu comme le maître chez elle, et qu’il dispose sans scrupule de ses biens quand il en a besoin. Reste le crime qu’on a commis en supprimant l’autel de la Victoire. C’est ici surtout que la réponse de saint Ambroise est curieuse à noter. Symmaque s’en est plaint comme d’un acte d’intolérance : saint Ambroise démontre que rien n’est plus conforme à la parfaite équité, et que c’est au nom même de la liberté des croyances que la mesure a été prise. Est-il juste que les sénateurs chrétiens soient forcés d’assister à des cérémonies dont ils ont horreur. Pourquoi veut-on à toute force les en rendre témoins, si ce n’est pour les en faire complices ? Ne semble-t-il pas qu’on entende leurs ennemis qui disent d’un air de triomphe : Ils ont beau faire, la fumée de nos sacrifices frappera leurs yeux, leurs oreilles entendront les airs de nos musiciens, la cendre des victimes pénétrera dans leurs gosiers, l’encens parfumera leurs narines ; en vain ils essaient de détourner la tête, la flamme du foyer sacré colorera leurs visages ! Puisqu’on ne traîne pas les païens aux autels du Christ, c’est bien le moins qu’en revanche ils n’obligent pas les chrétiens à fréquenter les autels des dieux.

En réalité, ce n’est pas la tolérance que demande Symmaque pour un culte qu’on ne persécute pas encore, c’est la domination. Il est vrai que, dans un des plus beaux passages de son rapport, il soutient que toutes les religions ont un fonds commun, et que, sous des noms divers, elles adorent le même Dieu, ce qui semble indiquer qu’elles ont toutes les mêmes droits, et qu’il veut qu’elles soient traitées avec la même bienveillance ; mais à côté de ces idées larges, qui témoignent d’un esprit dégagé de préjugés et qui flattent singulièrement notre dilettantisme religieux, il y en a d’autres qui amènent à des conclusions contraires. Il nous dit que chaque nation a ses divinités particulières, qui lui sont attribuées par la divinité suprême, pour la garder et la protéger dans ses dangers. Si ce sont véritablement les dieux propres de la cité, aussi inséparables d’elle, suivant son expression, que l’âme l’est du corps, tous les citoyens leur doivent un culte. C’est une religion d’État qu’il institue, et l’on sait que toute religion d’État est inévitablement condamnée à l’intolérance.

Je crois donc que l’on commet une forte méprise et qu’on déplace les rôles, quand on veut faire de Symmaque un défenseur et de saint Ambroise un ennemi de la liberté de conscience. C’est le contraire qui me paraît être la vérité. Je suppose que le parti qui, de nos jours, fait profession d’être le plus opposé à l’Église, serait fort étonné s’il consentait à lire avec attention le discours de l’évêque de Milan. Il y trouverait une des satisfactions les plus vives qu’on puisse éprouver, celle de découvrir des arguments pour sa cause chez quelqu’un qu’on regarde comme un adversaire. Il y a, par exemple, des passages dont on pourrait se servir si l’on voulait répondre à ceux qui s’irritent de la confiscation des biens du clergé. Pour nous borner à des polémiques récentes, qui passionnent autour de nous les esprits, il me semble que les partisans de la séparation des Églises et de l’État et de la suppression du budget des cultes pourraient, avec un peu de complaisance, mettre saint Ambroise de leur côté. Je crois aussi que les gens qui se montrent si acharnés à ne pas souffrir d’emblèmes religieux en dehors des églises, sous le prétexte qu’ils sont une injure pour ceux qui pratiquent d’autres croyances, ou même qui n’en ont aucune, seraient en droit de rappeler que c’est précisément la raison qu’invoquaient les sénateurs chrétiens pour demander au prince de faire disparaître l’autel de la Victoire. Pourquoi, disaient-ils, cette partialité en faveur d’un culte ? Est-il juste que, dans un lieu où tous se réunissent au même titre, il y en ait de mieux traités que les autres, etiamne in communi concilio non erit communis conditio ? On pourrait donc dire, si l’on se permettait d’appliquer aux choses du passé les mots d’aujourd’hui, qu’ici saint Ambroise est le radical et Symmaque le réactionnaire. Ce qui est sûr, en tous cas, ce que nous pouvons affirmer sans crainte d’être contredits, c’est que, dans le grand débat que nous venons de raconter, c’est Symmaque qui soutient le privilège, et saint Ambroise qui réclame la liberté.

 

 

 

 



[1] Saint Jérôme, Adv. Jovin., II sub finem, et Epist.,107 ad Lætam.

[2] Un des derniers historiens qui se sont occupés de cette époque, M. Schultze, au début de son livre intitulé Geschichte des Untergangs der griechischrömischen Hendentums, revient sur cette question et reprend la tentative de Gibbon. Il essaye de donner le chiffre des chrétiens dans l’empire à l’avènement de Constantin, et le calcule d’après le nombre des évêques p r cents aux conciles des diverses province. Mais en supposent même qu’il n’y en avait pas d’absents, il n’est pas bien légitime de conclure du nombre des évêques à celui des fidèles, il y avait un évêque dans les petites villes comme dans les grandes, et le nombre des chrétiens n’y était pas le même.

[3] Voyez Corp. Inscr. lat., VI, 1652-1671.

[4] L’abrégé du Curiosum urbi compte 423 temples. Il y a aujourd’hui près de 400 églises ou chapelles. Les villes de l’ancienne Italie ont dû ressembler plus que nous ne le croyons à celles de l’Italie actuelle, Marc-Aurèle écrit un jour à Fronton : Nous avons visité Anagnia ; c’est une toute petite ville, qui renferme beaucoup d’antiquités, et surtout un nombre incroyable d’édifices religieux et de superstitions de tout genre. Il n’y a pas de rue où il n’y ait un temple, un sanctuaire on une chapelle (IV, 4). Ne dirait-on pas qu’il parle de l’Anagni d’aujourd’hui ?

[5] Lactance (V, 20) fait remarquer que les prêtres païens n’ont pas défendu leurs dieux.

[6] Ammien, XVI, 10.

[7] Symmaque, Epist., X, 3, 7.

[8] Ammien, XXIII, 3, 7.

[9] Macrobe, Saturnales, III, 6. Servius, VIII, 271.

[10] Corpus Inscr. lat., VI, 749 et sq.

[11] Saint Jérôme, Epist., 107.

[12] Corpus inscr. lat., VI, 500 : conservatoribus suis.

[13] Id., 409 : animæ suæ mentisque custodibus.

[14] Id., 510 : in æternum renatus.

[15] Id., VI, 512.

[16] M. Jep, dans l’édition qu’il a donnée de Claudien (Leipz., 1876), élève des doutes sur son origine alexandrine, mais ces doutes n’ont aucun fondement sérieux. — Depuis la première édition de cet ouvrage, M. Birt a publié une nouvelle édition de Claudien dans les Monumenta Germaniæ historica.

[17] C’est ce qui est arrivé notamment à certains membres de la famille d’Ausone. Voyez le petit poème de Paulin de Pella.

[18] Epist. ad Probinum, 13 :

Romanos bihimus primum te consule fontes

Et latiæ cessit græca Thalia togæ.

[19] On le vit bien à la difficulté que la comédie de mœurs rencontra pour remplacer la comédie ancienne. Même du temps d’Horace on ne voulait admettre que les comiques fussent vraiment des poètes.

[20] Gressus removete, profani. De raptu, I, 4.

[21] III, 30.

[22] De nupt. Hon. et Mariæ, 247.

[23] In IV cons. Honorii, 355.

[24] De consul. Stil., III, 65.

[25] J’ai déjà cité plus haut ce passage, ainsi que ceux de Prudence et de Rutilius.

[26] Saint Augustin, De Civit. Dei, V, 26. — Orose, VII, 55.

[27] Claudien, Carm. minora, IX.

[28] In Prob. et Olybrii consul., 343.

[29] Voyez In Prob. et Olyb. cons., 42, où la charité des Anicii devient une de ces libéralités que les politiques faisaient au peuple de leur clientèle.

[30] Ibid., 192.

[31] In IV cons. Hon., 200 et 602.

[32] Ibid., 570.

[33] In III cons. Hon., 164, et in VI cons. Hon., 215.

[34] In III cons. et in VI cons. Hon.

[35] Je ne vois que deux passages où le christianisme soit atteint d’une manière un peu visible : d’abord l’invocation à la Victoire (De cons. Stilic., III, 205), qui semble bien une protestation contre la décision de l’empereur, qui a supprimé son autel ; puis la manière dont le poète se moque des prophéties du moine Jean (in Eutrope, I, 312), raillerie que rend plus significative la confiance qu’il accorde partout aux oracles païens.

[36] Corp. Inscr. lat., VI, 1710.

[37] De consul. Stil., III, 113.

[38] In cons. Mallii Tkeod., 163. Martial avait déjà dit presque dans les mènes termes : Si Cato reddatur, cæsarianus erit.

[39] In IV cons. Honor., 309.

[40] Ammien Marcellin, XVI, 10 : imperii virtutumque larem. On retrouve ailleurs, surtout chez les écrivains païens, cette pensée que Rome est la capitale naturelle du monde romain et qu’un empereur ne peut résider qu’au Palatin et à côté du Capitole. Voyez surtout Panég. latini, II, 13 et 14.

[41] Nous avons des lettres où Symmaque se plaint de l’Espagne et de l’Afrique, qui refusent d’envoyer à Rome le blé et l’huile qu’elles lui donnaient autrefois : Vous pouvez seuls, dit-il aux empereurs, venir au secours de la Ville Éternelle privée de ses ressources et qui n’a plus le moyen de vivre. Si les provinces cessent de lui payer les subsides qu’elles lui doivent, elle prévoit avec raison que, ses revenus étant supprimés, elle va manquer du nécessaire. (Epist., X, 18, 35, 37.) Mais ces plaintes ne pouvaient guère être écoutées : la nouvelle ville avait aussi le droit d’être amusée et nourrie comme l’autre. Aussi l’empereur décida-t-il que dorénavant les blés de l’Égypte seraient dirigés vers Constantinople. Il ne restait plus pour Rome que ceux da l’Afrique, et, quand l’Afrique tombait aux mains d’un rebelle qui empêchait la récolte de sortir, le peuple-roi courait le risque de mourir de faim. On le vit bien pendant la guerre de Gildon.

[42] Contemptu jam liber orat. In Eutrope, I, 132.

[43] In Eutrope, I, 183.

[44] In Eutrope, II, 136.

[45] Falsi patres. In Eutrope, I, 470.

[46] In Eutrope, II, 361.

[47] In Eutrope, II, 455.

[48] In Eutrope, II, 36.

[49] Saint Jérôme, Epist., 123. Orose, VII, 58.

[50] Rutilius, 41.

[51] Zosime, V, 38.

[52] Claudien l’appelle callidus. De cons. Stil., I, 290.

[53] Ces mesures sont attestées par saint Augustin, Epist., 97 : Leges quæ de idolis confringendis et de hæreticis corrigendis vivo Stilichone in Africam missæ sunt. Il est probable que ces lois datent des dernières années de la vie de Stilicon, et qu’il les a faites pour répondre au reproche que les chrétiens lui adressaient de protéger le paganisme.

[54] De cons. Stil., II, 393, et III, 91.

[55] De cons. Stil., III, 85.

[56] In VI cons. Hon., 543.

[57] Claudien indique que Stilicon avait été bien élevé. De cons. Stil., II, 168.

[58] De cons. Stil., III, préface.

[59] Voyez De cons. Stil., II, 340, où il annonce les projets de mariage que Stilicon a formés pour ses enfants.

[60] De cons. Stil., III, 176. Pour plaire aux Romains il fait remarquer que le fils de Stilicon, Eucherius, est né à Rome.

[61] De Bello getico, 515.

[62] De Bello getico, 56.

[63] De cons. Stil., III, 193.

[64] On ne sait pas comment a fini Claudien, mais il est bien vraisemblable qu’il a été entraîné dans la disgrâce de Stilicon. C’est ce que prouverait la Deprecatio ad Hadrianum, s’il était parfaitement démontré qu’elle est une des dernières œuvres de Claudien.

[65] De sexto cons. Hon., 407.

[66] De divin. dæmonum, X, 16.

[67] Cod. Theod., IX, 16, 9.

[68] Cod. Theod., XVI, I, 1.

[69] Id., IX, 40, 8.

[70] Id., XIV, 3, 11.

[71] Id., XII, 1, 59 ; XVI, 2, 17, 18 et 19.

[72] Id., XIII, 1, 5.

[73] Id., XVI, 2, 20. A cette occasion, saint Ambroise fait remarquer que le clergé est mis par cette loi en dehors du droit commun : Ainsi, dit-il, si une chrétienne lègue sa fortune aux prêtres d’un temple, son testament est bon ; si elle la laisse aux ministres de sa religion, il est mauvais ! (Contra relat. Symm.).

[74] Cod. Theod., X, 1, 8.

[75] Cod. Theod., XVI, 10, 21.

[76] Id., IX, 16, 9. Il est probable que Valentinien n’a été sévère pour les Manichéens (Cod. Theod., XVI, 5, 3) que parce qu’il les regardait comme dangereux à l’ordre public et se livrant à des opérations maliques.

[77] Ammien (XXX, 5, 11) raconte qu’il fit périr un homme qui avait immolé un âne, pour trouver un remède à la chute de ses cheveux.

[78] Symmaque, Epist., X, 10.

[79] Il ne paraît pas douteux que des tentatives pour laïciser le culte ancien n’aient été faites alors. Voyez Mommsen, Sächs. Gesellsch. d. Wissensch., 1850, p. 62 et sq. De Rossi, Bulletino, 1865, 1 et sq. L’empereur Théodose demande qu’on laisse ouvert un temple de l’Osroëne, où se trouvent de belles statues, à condition qu’on n’y fera pas de sacrifices et qu’on y célébrera la cérémonie des vota en l’honneur de l’empereur, le 5 janvier. Cod. Theod., XVI, 10, 8.

[80] On peut voir des traces de ces mélanges dans saint Augustin, Enarr. in Psalm., XL, 3 ; XLIII, 3, etc.

[81] Voyez (Cod. Theod., XVI, 10, 15) la loi d’Honorius qui défend de détruire les objets d’art qui sont dans les temples.

[82] L’anecdote, déjà contestée par Tillemont, me semble très douteuse.

[83] Voyez Seeck, de Symmachi vita, LIII.

[84] Id., ibid.

[85] Corpus inscr. lat., VI, 754.

[86] Contra Joann. Hieros.

[87] Macrobe, Saturnales, I, 17, 1.

[88] Corp. inscr. lat., VI, 1779.

[89] Symmaque, Epist., II, 50.

[90] Id., II, 53.

[91] Nous connaissons mieux aujourd’hui toute cette dernière partie de la vie de Flavien, grâce à la découverte que M. L. Delisle a faite, il y a quelques années, d’un petit poème latin placé dans un manuscrit du VIe siècle, à la suite des œuvres de Prudence. C’est un pamphlet de l’époque, qui nous donne des détails très curieux sur la réaction païenne dans Rome et les menées de Flavien pendant qu’il était à la tête du parti d’Eugène. Je renvoie au récit qu’en a fait M. de Rossi (Bullet. d’Arch. Christ., 1868).

[92] Symmaque, Orat. in Valent., p. 321 (éd. Seeck).

[93] Juvénal, IV, 70.

[94] Epist., X, 4.

[95] II, 36.

[96] II, 147, 148.

[97] II, 7.

[98] Epist., I, 51.

[99] Epist., I, 64 et 66.

[100] Saint Ambroise, première réponse.

[101] Le hasard faisait qu’en ce moment les païens occupaient les plus hautes charges de l’État : Prætextat était consul désigné, Flavien, préfet du prétoire d’Italie, Symmaque, préfet de Rome. M. Seeck pense avec raison que cette circonstance put encourager le sénat à faire une nouvelle tentative auprès de l’empereur.

[102] Il était de règle, depuis Dioclétien, que, bien qu’on ne parlât que devant un seul prince, on eût l’air de s’adresser à tous. Cette fiction permettait de croire que l’empire, quoique divisé entre plusieurs empereurs, n’avait pas perdu son unité.

[103] L’édit de Gratien n’enlevait aux temples que les biens fonds, prædia. Il leur était permis de recueillir des dons en argent. Saint Ambroise prétend que les dernières lois l’interdisaient à l’Église.

[104] Le malheureux Eugène se trouva dans un grand embarras : il était chrétien et ne voulait pas trop déplaire aux évêques. D’un autre côté, les païens l’appuyaient et il comptait sur le sénat. Quand les sénateurs vinrent lui demander de rendre aux temples l’argent qu’on leur avait pris, il essaya de s’en tirer en le donnant aux sénateurs eux-mêmes. De cette façon il espérait les empêcher de se plaindre, et il pouvait affirmer aux évêques qu’il ne l’avait pas restitué aux autels des dieux.