LA FIN DU PAGANISME

 

LIVRE CINQUIÈME — La société païenne à la fin du IVe siècle

CHAPITRE II — LES ADVERSAIRES DU CHRISTIANISME.

 

 

— I —

La société païenne. - Différents groupes d’ennemis du christianisme. - Les violents. - Le Dialogue d’Asclépias. - L’Itinéraire de Rutilius Namatianus. - Caractère de ce poème. - Attaques contre les moines.

Le tableau que je viens de tracer de la société romaine à la fin du IVe siècle étant tiré des lettres d’un païen illustre, il est naturel qu’il concerne plutôt des païens que les chrétiens. Cependant il contient bien des traits qui conviennent aux gens des deus cultes. Soyons sûrs que, pour l’essentiel, les Anicii Probi, les Auchenii Bassi, les Sempronii Gracchi, tous ces grands personnages, qui avaient adopté la religion de l’empereur, devaient vivre à peu près comme Symmaque. Il faut maintenant restreindre notre étude et nous borner à cette partie de la société mondaine et lettrée qui était restée fidèle au culte national. C’est d’elle seule que nous devons nous occuper pour comprendre les résistances que le christianisme trouva devant lui au moment de livrer les derniers combats.

C’est bien peu de dire qu’elle était restée païenne : il y avait tant de manières de l’être ! Une religion qui ne reconnaît pas de dogmes précis laisse une grande liberté à ses adorateurs et permet entre eux des différences infinies. Au lieu de prétendre caractériser tous ces païens ensemble par des traits qui, pour être exacts, devraient rester très vagues, distinguons entre eus des groupes divers, et, selon la méthode que nous avons suivie jusqu’ici, rangeons-les, pour les mieux connaître, derrière les écrivains qui nous semblent en représenter les idées.

Il est naturel que nous commencions par les plus violents, ceux que la passion religieuse emporte et qui ne sont pas capables de la contenir. Comme ils parlent plus haut que les autres, nous avons plus de chance de les entendre. Nous ne pouvons pas douter qu’il n’ait circulé, au IVe siècle, de nombreux pamphlets en prose ou en vers, qui insultaient les chrétiens et déchiraient le christianisme. Malheureusement ils ne nous sont pas parvenus ; la religion victorieuse les a fait disparaître[1]. C’est à peine si, dans quelques ouvrages, composé pour d’autres desseins, un cœur trop plein de haine a laissé échapper par moments, et, presque sans le vouloir, quelques attaques directes. Vers le milieu du IVe siècle, on traduisit du grec en latin un de ces livres qu’on appelle hermétiques parce que le dieu de la science égyptienne, Hermès Trismégiste, y tient une grande place. C’est le Dialogue d’Asclépius, plein de rêves mystiques, d’idées cosmologiques bizarres, de prières passionnées à ce Dieu unique qui coule à travers toute la nature, comme un fleuve, qui anime le monde et se confond avec lui. L’ouvrage original était composé avant la victoire du christianisme, mais le traducteur, qui écrivait pendant que l’ancien culte était persécuté, n’a pu s’empêcher d’ajouter au texte quelques allusions à ces lois, on, comme il dit, à ces semblants de lois (quasi leges), qui proscrivent la piété et en font un crime capital, et d’attaquer le culte des martyrs, qui chasse des autels les dieux vivants et les remplace par des cadavres. Il gémit sur le sort de l’Égypte, cette terre sainte dont on va fermer les temples. Ô Égypte, Égypte ! Il ne restera plus de tes croyances que des bruits confus, auxquels la postérité aura peine à croire, et quelques signes gravés sur la pierre qui témoigneront de ton ancienne piété. Les dieux qui t’habitent remonteront au ciel. Et toi aussi, fleuve sacré, je m’adresse à toi et t’annonce l’avenir. Tu sortiras encore de tes rives, mais c’est le sang qui te fera déborder, le sang qui souillera la masse entière de tes eaux divines ; et il y aura, en Égypte, plus de tombeaux que de vivants ![2] Il lui semble donc impossible que l’ancien culte disparaisse sans que le monde en soit bouleversé, et les désastres qu’il prévoit déchirent son âme. Saint Augustin, que ce passage avait beaucoup frappé, nous dit que c’est le cri de fureur des démons qui prévoient les châtiments qui les attendent[3].

Mais ce traducteur du Dialogue d’Asclépius est un inconnu dont nous ignorons la patrie : nous ne savons pas au juste en quel temps il a vécu ni de quelles rancunes il s’est fait l’interprète. Voici un mécontent qui nous dit son nom et son rang et par les sentiments duquel nous pouvons juger ceux de beaucoup d’autres. Le petit poème de Rutilius Namatianus est très connu ; depuis le XVIe siècle, où il a été publié, il a beaucoup servi aux polémiques religieuses. Il faut pourtant en parler encore, parce qu’il est le seul ouvrage où se manifestent sans réserve et sans voile des colères qu’ailleurs on prenait soin de cacher.

L’auteur est un Gaulois dont la famille, après avoir tenu sans doute, un rang élevé dans son pays, occupa des fonctions importantes dans l’administration de l’empire. Les empereurs, on le sait, avaient coutume d’attirer à Rome les gens distingués des provinces et leur faisaient une place dans, cette grande aristocratie sénatoriale qui gouvernait le monde. De cette façon, elle ne s’est jamais épuisée et a fourni jusqu’à la fin des hommes nouveaux. Rutilius célèbre avec effusion cette politique généreuse dont il a profité. Le Sénat, dit-il, ne ferme pas son sanctuaire au mérite, étranger, et il regarde comme siens tous ceux qui sont dignes de l’être. Il est certain que, pour un provincial, Rutilius aurait fait vite une fortune brillante, il fût maître des offices, puis préfet de la ville en 414, Mais ces hautes fonctions, en l’attachant à Rome, ne lui avaient pas fait perdre le souvenir de son pays d’origine. Il y songeait d’autant plus que la Gaule était alors cruellement ravagée~par les barbares. C’est, disait-il, un crime plus léger d’oublier ses concitoyens quand ils sont heureux. Mais les malheurs publics réclament la fidélité de tout le monde ; nous devons tous montrer nos larmes aux toits en ruines de nos cieux. Il crut donc que c’était un devoir sacré pour lui de réparer les désastres de sa patrie autant au moins qu’on pouvait le faire, ou, comme il dit, d’élever quelques cabanes pour abriter ceux qui avaient perdu leurs maisons. Il partit de Rome, à son grand regret, vers 416, et, comme les hommes politiques étaient alors presque tous des littérateurs agréables, il écrivit en vers un récit de son voyage, qui nous est en partie parvenu.

Il nous, raconte que, les chemins ayant été fort gâtés par les Goths, dans la guerre précédente, et peu réparés par les Romains, il s’est décidé, pour s’en retourner chez lui, à prendre la route de mer. Il a frété un de ces petits bâtiments qui longent les côtes et peuvent trouver partout un refuge quand le temps est mauvais. On voyage, lentement ; on s’arrête au passage pour faire des visites aux amis qui habitent les environs ou pour voir les curiosités du pays. Dès que le ciel s’obscurcit, on gagne au plus vite un port voisin : Qui oserait, quand la tempête menace, s’exposer à la rage des flots ? On descend à terre, on allume du feu, on se dresse des tentes avec des toiles étendues sur des avirons, et, si le beau temps tarde à revenir, on se dégourdit les membres à chasser dans les bois voisins. De cette façon, Rutilius peut voir à son aise le pays qu’il côtoie et le décrire. Ses descriptions sont d’une exactitude frappante ; le paysage des côtes de la Toscane n’a guère changé depuis Rutilius : ce sont toujours les mêmes marais empestant l’air dans les plaines, les salines dont les cristaux étincellent au soleil le long des rivages, les rivières qui coulent sans bruit vers la mer sur un lit de sable, les forêts vertes qui poussent avec vigueur sur ce sol humide et au milieu de cette tiède atmosphère, tandis qu’apparaissent un peu partout des pans de mur qui croulent et des ruines abandonnées.

Gernimus antiquas nullo custode ruinas.

Mais ce n’est pas là ce qu’on va chercher dans le petit poème de Rutilius. Il contient des passages qui ont fait plus de bruit et qui intéressent davantage le lecteur. C’était un ardent patriote. Comme a arrive souvent, ce Romain d’occasion, ce nouveau venu dans le sénat, en avait pris les affections et les haines avec plus d’ardeur que tous ses collègues ; il aimait Rome avec passion ; quand il lui faut la quitter, sa douleur éclate ; il en baise les portes, ses pieds ne peuvent se détacher de ce sol sacré, et il entonne un hymne à sa grandeur. Écoute-moi, mère des dieux et des hommes, Rome, admise comme une déesse dans les cieux étoilés ! Malgré les défaites qu’elle vient d’essuyer, elle est toujours à ses yeux la veine du monde, rerum domina : Le soleil, qui éclaire tout, ne semble luire que pour toi ; c’est dans ton empire que se lèvent ses coursiers, c’est dans ton empire qu’ils se couchent. Il ne veut pas croire qu’elle soit perdue ; l’histoire du passé lui apprend qu’elle a grandi par ses désastres mêmes, et il est convaincu qu’Alaric ne lui sera pas plus funeste qu’Annibal. Aussi finit-il par lui annoncer de nouveaux triomphes. Lève ton front chargé de couronnes, ô Rome, et que la vieillesse de ta tête sacrée s’orne encore de rameaux verts ! Il fallait un patriotisme robuste pour nourrir en ce moment de pareilles espérances.

On comprend que ce patriote exalté soit resté, comme une grande partie du sénat, très attaché à l’ancien culte. Il allait même, dans l’ardeur de ses convictions, beaucoup plus loin que ses collègues. Tandis que d’ordinaire ils se taisaient, lui ne pouvait s’empêcher de parler. A trois reprises, dans un poème de sept cents vers, sa colère lui échappe. En visitant une riche villa, il est mal accueilli par le gérant qui n’aime pas qu’on le dérange ; pour son malheur, ce gérant se trouve être un juif ; Rutilius en profite pour le railler sans pitié sur sa race et sa religion ; mais on voit bien que le malheureux pape pour d’autres. Ce que l’auteur ne peut pardonner aux juifs, c’est que le christianisme ait poussé chez eux, radix stultitiæ. Ce n’est encore là qu’une escarmouche. Un peu plus loin, il passe près de Capraria, un rocher au milieu des flots ; l’île, en ce moment, est peuplée, ou plutôt déshonorée, salie par les moines.

Squalet lucifugis insula plana viris.

A la pensée de ces hommes qui fuient le grand jour, la colère de Rutilius s’anime. Ces gens, dit-il, se privent des avantages de la fortune pour éviter ses rigueurs. Est-il raisonnable de se rendre malheureux soi-même dans la peur de le devenir ? Quelle stupide rage d’un cerveau dérangé de ne pouvoir souffrir le bien par la crainte du mal ! Sa fureur redouble lorsque, entre Pise et la Corse, il aperçoit l’île de Gorgo. Là aussi se trouvent des moines et, parmi eux, un homme riche, de bonne maison, qui a déserté ses devoirs de citoyen, ses amis, sa famille, sa femme, pour s’ensevelir tout vivant dans ce sépulcre. Le malheureux ! il pense que le ciel se repaît du spectacle de ces êtres malpropres[4] ; il prend plaisir à se tourmenter lui-même, plus cruel que les dieux offensés. Cette secte, je vous le demande, n’a-t-elle pas des poisons pires que ceux de Circé ? Circé ne changeait que les corps ; maintenant en change les âmes.

Remarquons la portée de ces paroles de Rutilius. S’il ne s’en était pris qu’aux moines, il n’aurait rien fait d’extraordinaire. L’institution de la vie monastique ne fut pas du goût de tout le monde et, même parmi les chrétiens, elle eut d’abord des adversaires. En Occident surtout, où les vertus pratiques ‘étaient en honneur, beaucoup de gens lui étaient hostiles. Mais Rutilius, derrière les moines, vise le christianisme ; il le dit expressément, et tient à nous faire savoir que le monachisme lui semble un produit naturel de la secte qui abêtit les âmes.

— II —

Ceux qui n’attaquent pas directement le christianisme. - Macrobe. Le Songe de Scipion. - Les Saturnales. - Conspiration de silence à propos des chrétiens. - Quelle en était l’origine. - Tacite et Pline. - Le silence est la dernière protestation du paganisme vaincu.

Rutilius est le seul des écrivains de cette époque qui parle avec cette franchise. il n’en manquait pas assurément qui avaient dans le cœur autant de haine que lui contre le christianisme. Mais ils n’ont pas voulu, ou n’ont pas osé la montrer, et dans leurs paroles pleines de réticences calculées on sent de sourdes colères qu’ils ont peine à retenir. Parmi ces ennemis plus secrets, mais non moins décidés, du christianisme, je mets en première ligne Macrobe.

Autant qu’on peut le conjecturer, Macrobe était un personnage important qui remplit des fonctions administratives au commencement du Ve siècle[5] ; c’était encore plus un lettré, un érudit, et il est probable qu’il devait sa fortune politique à sa, réputation littéraire. Nous sommes tentés aujourd’hui de trouver que ce grand savant n’est qu’un compilateur, qui, comme il le reconnaît lui-même sans façon[6], composait ses ouvrages en copiant mot pour mot ceux des autres. Il n’en reste pas moins certain qu’il a beaucoup lu, qu’il connaît bien les auteurs anciens, et qu’on peut lui appliquer ce qu’il disait de l’un de ses personnages, que sa mémoire était un vrai magasin d’antiquités[7]. Nous aurions, du reste, mauvaise grâce à trop lui reprocher ses défauts ; ils ne sont pas sans utilité pour nous : s’il était plus original, il se peindrait lui seul dans ses écrits ; mais plus il ressemble aux. autres, mieux nous connaîtrons les autres par lui. Nous avons de lui deus ouvrages, de forme assez différents, quoique animés au fond du même esprit, le Songe de Scipion et les Saturnales. Chacun d’eux mérite une étude particulière, et nous révèle un des côtés de cette opposition discrète et dissimulée.

Le principal intérêt que nous trouvons au commentaire de Macrobe sur le Songe de Scipion, c’est d’être inspiré par les doctrines de l’école néoplatonicienne. Cette école, malgré son caractère éminemment, grec, est presque née à Rome. C’est à Rome qu’a vécu Plotin, pendant les années les plus fécondes de sa vie. Il p enseigna vingt-six ans avec un éclat extraordinaire. Il avait pour disciples des gens de la plus haute société, des femmes du grand monde, des sénateurs, comme ce Rogatianus, qui se fit volontairement pauvre pour mieux pratiquer ses préceptes. Sa réputation d’honnêteté était telle que les pères, à leur lit de mort, lui confiaient leurs enfants comme à un gardien sacré. Il jouissait d’une grande faveur auprès de l’empereur Gallien, qui eut, dit-on, l’idée de fonder, sous sa direction, une cité platonicienne, où n’habiteraient que des sages, et qui servirait de modèle à toutes les villes de l’empire. Mais Rome n’était pas un milieu bien favorable pour des spéculations mystiques ; elles ne se sont tout à fait développées qu’ailleurs, et c’est seulement dans l’Orient grec qu’elles ont produit toutes leurs conséquences. Il leur restait pourtant de fervents adeptes dans la société romaine ; le livre de Macrobe en est la preuve.

Ce n’est pas sans dessein que Macrobe a choisi le Songe de Scipion pour le commenter. L’antiquité ne nous a rien laissé de plus beau, de plus religieux, que l’admirable récit dont Cicéron a fait l’épilogue de sa République. Il a trouvé moyen d’y résumer les plus hauts enseignements de la philosophie de son temps sur le monde et sur Dieu. Surtout il y a mis, à propos de la vie future, quelques affirmations plus précises, plus fermes, qu’il n’était d’usage de les hasarder dans les écoles. Le jeune Scipion, revoyant en songe le premier Africain, lui demande s’il est bien vivant, ainsi que Paul-Émile et les autres grands hommes du passé : Oui, sans doute, répond le vainqueur de Carthage, et ceux-là seuls vivent qui, délivrés de la prison du corps, se sont envolés vers nous. Quant à ce que vous nommez la vie, il faut vraiment l’appeler la mort ; si bien que le jeune homme, tendant les bras vers tous ces grands personnages qu’il admire et qu’il aime, ne peut s’empêcher de leur dire : Puisque c’est ici le séjour de la vie, que fais-je donc plus longtemps sur la terre ? Pourquoi ne pas me hâter de vous rejoindre ? Ce sont presque des sentiments chrétiens ; ce qui les empêche de l’être tout à fait, c’est que les récompenses de l’autre vie ne paraissent pas destinées à tout le monde. Il semble que Dieu les réserve à ceux qui ont secouru, sauvé, accru leur patrie, ce qui ne peut s’appliquer qu’à peu de personnes ; et ces récompenses qu’il leur promet ne sont guère que des satisfactions d’intelligence ; ils contempleront les astres, ils saisiront les lois éternelles du monde, et la nature n’aura plus de secret pour eux. C’est un paradis de savant et de politique, où les petites gens n’ont guère d’accès, mais qui Devait convenir entièrement’ à la société distinguée pour laquelle Macrobe écrivait. Cet ouvrage, qui par lui-même était fait pour les charmer, Macrobe a voulu le leur rendre encore plus attrayant. Sous prétexte de l’expliquer, il a rassemblé autour de ces quelques pages toute la science de son époque. Une phrase, quelquefois un mot, lui donne l’occasion de nous faire tout un cours de géographie, de musique, d’astronomie, etc. Parmi les passages les plus curieux de ce commentaire, il faut mettre celui dans lequel l’auteur nous montre l’âme descendant du ciel, où elle réside, pour venir s’enfermer dans le corps qu’elle doit anime. C’est un voyage à travers l’espace, où elle s’en va d’astre en astre, perdant à chaque fois quelque parcelle de son essence céleste et la remplaçant par les divers éléments de sa nouvelle nature. Ce roman ingénieux et hardi nous fait songer à certaines lettres adressées à saint Augustin, où des hommes, des femmes, l’interrogent avec passion sur la nature de l’âme, lui demandent comment elle verra Dieu, ce qu’elle était avant son union avec le corps, et ce qu’elle deviendra quand elle en sera séparée. Des deux côtés on agitait les mêmes questions, on avait le même appétit de l’inconnu. Païens et chrétiens franchissaient les limites de la vie réelle et se jetaient avec une égale ardeur dans ce monde obscur dont ils prétendaient éclairer tous les mystères. Pour les connaître, Macrobe a surtout recours aux néoplatoniciens, et il cite volontiers Plotin, qui lui semble presque l’égal de Platon. Le Commentaire, malgré ses apparences scientifiques et sévères, est au fond un livre de polémique, un de ces ouvrages où l’on avait essayé, à l’aide de la philosophie nouvelle, de fournir aux anciens cultes ce qu’ils n’avaient jamais eu, une doctrine et des dogmes, et de les rendre ainsi capables de soutenir d’une façon moins inégale la lutte avec leur ennemi. Évidemment Macrobe pensait que le beau récit de Cicéron, éclairci, complété par les travaux de Plotin et de ses disciples, ouvrirait aux esprits tourmentés de besoins nouveaux ces perspectives de l’autre vie dont ils étaient avides, et qu’il pourrait leur fournir les certitudes d’immortalité qu’ils allaient demander au christianisme.

Il est clair pourtant qu’un traité aussi plein de spéculations savantes n’était fait que pour quelques personnes, une élite de gens instruits et lettrés. Les Saturnales s’adressent à un public plus nombreux. Au fond Macrobe n’a pas changé sa méthode : c’est toujours de l’érudition d’emprunt qui ne demande qu’un prétexte pour s’étaler. Seulement elle prend ici quelques précautions pour se faire bien accueillir ; elle se présente sous une forme dramatique. Il imagine une conversation entre des gens instruits, où chacun à son tour prend la parole. L’occasion qui les rassemble est la fête de Saturne à Rome. Elle avait conservé toute sa popularité ; on la célébrait tous les ans, au mois de décembre, par des festins bruyants, des jeux, des mascarades, et Sénèque nous dit que, pendant quelques jours, toute la ville semblait folle[8]. Macrobe suppose que quelques gens studieux et paisibles, qui veulent faire la fête à leur manière, se réunissent pour dîner ensemble et discuter en commun des questions savantes, car, disent-ils, c’est honorer les dieux que de consacrer leurs solennités à l’étude. Ces entretiens durent trois journées, comme la fête elle-même ; ils n’ont pas le même caractère tout le temps : avant le dîner ils sont graves, dogmatiques ; on y traite des questions de philosophie, de religion, de haute littérature. Après le repas, on s’égale un peu ; on répète les bons mots célèbres, on disserte sur les bons plats et le bon vin, on en vient même, à la fin, à résoudre de petits problèmes assez singuliers : Pourquoi les femmes résistent-elles mieux à l’ivresse que les hommes ? — Pourquoi le boudin est-il si indigeste ? — D’où vient que le miel est meilleur, quand il est récent et le vin quand il est vieux ? — Comment se fait-il qu’on rougit quand on a honte et qu’on pâlit quand on a peur ? — Pourquoi le lard se conserve-t-il plus longtemps lorsqu’on l’a salé ?

Ces puérilités n’empêchent pas que les Saturnales ne nous soient fort utiles pour connaître la société de ce temps. Les convives de ces repas savants ne sont pas des personnages imaginaires ; il s’y trouve au premier rang des hommes politiques qui ont rempli les fonctions les plus élevées ; avec eux, quelques lettrés, le rhéteur Eusebius, le plus éloquent des Grecs, le philosophe Eustathius, le grammairien Servius, celui qui nous a laissé un commentaire sur Virgile, un médecin célèbre, Disarius, Horus, un Égyptien aux épaules carrées, qui commença par être athlète et se fit ensuite philosophe cynique. Ajoutons à ces personnages un original, Évangelus, qui fait profession de contredire tout le monde et d’être toujours seul de son avis. Il arrive sans être attendu, il prend la parole sans qu’on l’interroge, et lorsqu’il lance un de ses paradoxes, par exemple quand il ose soutenir que Virgile a pu se tromper dans les questions théologiques et qu’il n’est pas sûr qu’il soit le plus grand orateur du monde, tous les assistants frissonnent d’horreur. Macrobe ne l’a introduit dans son dialogue que pour donner aux autres l’occasion de lui répondre et de le malmener.

Il est à remarquer que tous ces personnages se retrouvent dans la correspondance de Symmaque, même Évangelus, qui est appelé un maladroit[9]. C’étaient ses connaissances, ses familiers, ses amis. Les plus importants d’entre eux, les plus connus, Symmaque lui-même, Prætextat, Flavien, que nous allons retrouver bientôt, sont les chefs des païens au sénat. Les autres, qui leur sont intimement unis, nous dit Macrobe, par le caractère et les études, professent évidemment les mêmes doctrines[10]. Nous voilà, donc jetés au milieu d’une coterie païenne de la fin du IVe siècle. Tous ces gens parlent librement devant nous. Sans doute, il leur arrive plus d’une fois d’être des pédants insupportables ; mais, comme ils représentent une société disparue et que nous tenons à connaître, nous les écoutons avec intérêt. Ils s’entretiennent surtout de ce qui les préoccupe avant toutes choses, de la religion : — elle est alors le premier souci de tout le monde ; — et s’ils paraissent s’écarter d’elle un moment, ils y reviennent vite par un détour. Par exemple, ils étudient volontiers les poètes, principalement Virgile, le plus grand de tous : mais que sont les poètes sinon des inspirés, des prêtres, qui n’inventent rien et interprètent les doctrines des sages, lorsqu’ils chantent les dieux et les choses saintes, cave æstimes poetarum gregem, cum de dis fabulantur, non ab adytis philosophiæ plerumque mutuari[11] ; c’est ainsi que, dans leurs vers, avec un peu de bonne volonté, on arrive à trouver toute la science des anciens cultes. Cette religion dont ces gens dissertent avec tant de piété, c’est, à ce qu’ils prétendent, celle de Numa ; tous ces lettrés, tous ces savants veulent lui rester obstinément fidèles. Ils ont toujours à la bouche les anciens rituels et les traités de varron, de Verrius Flaccus, de Masurius Sabinus, qui les expliquent ; ils rendent compte des fêtes antiques, des Larentinalia, des Saturnalia, des Opalia ; toutes ces vieilleries les ravissent. Il y a des gens qui, de nature, se tournent toujours vers ce qui est nouveau ; eux, au contraire, pensent et disent a qu’il faut adorer l’antiquité[12] : c’est leur principe et la règle de leurs croyances ; en réalité ils modifient beaucoup cette antiquité qu ils exaltent ; — on n’est pas toujours aussi conservateur qu’on Croit l’être. Ils interprètent, ils subtilisent ; ils changent les légendes suspectes, ils corrigent les dieux compromettants, ils ramènent, tout à une sorte d’idéal divin, (religiosum arcanum[13]), qui est de nature à satisfaire les hommes raisonnables.

On voit que les Saturnales de Macrobe, malgré leur mauvaise réputation, ne manquent pas d’intérêt pour ceux qui veulent connaître le IVe siècle. Mais, si l’on peut s’instruire avec ce qui s’y trouve, ce qui n’y est pas est peut-être encore plus curieux. On s’attend que, dans ces longs entretiens, où l’on touche à tant de choses, il sera parlé du christianisme. Le sujet de lui-même y portait : tous ces gens, nous venons de le voir, sont avant tout préoccupés des questions religieuses, zélés pour leur culte, fiers de leurs grands souvenirs, très attachés à leurs vieux usages. Or il se trouve qu’au Moment même où l’on nous les montre réunis ensemble, pour célébrer une de leurs fêtes les plus anciennes et les plus respectées, l’empereur se prépare à interdire les sacrifices et à fermer les temples ; quelques années plus tard, quand Macrobe compose son livre, la religion qu’il glorifie est proscrite, persécutée, près de périr ; et pourtant pas un mot, dans l’ouvrage, ne révèle cette triste situation. Aucune allusion n’est faite aux dangers que court le paganisme et auxquels il va succomber. L’auteur, qui est un dévot, doit en éprouver une douleur profonde, mais cette douleur ne se trahit nulle part. Il est naturel qu’il ressente une haine furieuse contre la religion qui supprime la sienne et qui va en hériter ; et le nom du christianisme n’est pas même une fois prononcé. Soyons sûrs qu’il y songe sans cesse, pour le railler et le maudire ; et pourtant il n’en parle jamais. Notre surprise redouble quand nous retrouvons le même silence chez presque tous les écrivains païens de ce temps, chez les grammairiens, chez les orateurs, chez les poètes, et même chez les historiens, quoiqu’il paraisse bien singulier qu’on puisse omettre, dans le récit du passé, un événement comme le triomphe de l’Église. Ni Aurelius Victor ni Eutrope ne mentionnent la conversion de Constantin, et il semble, à les lire, que tous les princes du IVe siècle persistent à pratiquer l’ancien culte. Ce n’est certainement pas un hasard qui les amène tous à ne pas prononcer le nom d’une religion qu’ils détestent : c’est une entente, un parti pris, dont la signification ne pouvait échapper à personne. Ce silence, un silence hautain et insolent, est devenu pour eux la dernière protestation du culte proscrit.

Du reste, cette façon d’agir n’était pas à Rome une nouveauté. La haute société, dès le premier jour, y avait pris l’habitude de combattre le christianisme par le mépris. Quand les zélés de la synagogue de Corinthe traînèrent saint Paul devant le proconsul d’Achaïe, qui se trouvait être le propre frère de Sénèque, ils en furent très mal reçus. C’est une querelle de juifs, répondit-il d’un ton impertinent, et il refusa de les entendre. C’est ainsi que Léon X, au début de la Réforme, quand on lui parlait des démêlés de Luther et de ses adversaires, se contentait de répondre : C’est une affaire de moines. Qui pouvait croire que ces disputes de moines et ces querelles de juifs changeraient le monde ! La société la plus distinguée n’est pas toujours la plus clairvoyante ; elle éprouve des antipathies violentes pour des causes légères, elle est esclave des idées reçues, et n’a pas le courage de se prononcer contre l’opinion commune enfin elle reste trop volontiers à la surface et se décide trop souvent sur les apparentés pour bien discerner le mérite des personnes et l’importance des événements. Il est assez vraisemblable que les chrétiens seraient restés très longtemps ignorés de ce grand monde dédaigneux, s’il n’avait pris fantaisie à Néron de les punir de supplices extraordinaires. Sa cruauté attira l’attention sur eux ; elle pouvait être un grief de plus contre le tyran, et la société distinguée de Rome, qui le détestait, se trouvait tentée de plaindre ses victimes rien que pour avoir un nouveau prétexte de maudire leur bourreau[14]. C’est ainsi que leur nom, qui la veille était ignoré du plus grand nombre, fut connu de tous le lendemain.

Mais on ne connaissait que leur nom, et peu de personnes s’inquiétaient de leur doctrine. Tacite, qui écrivait cinquante ans après la persécution de Néron, ne paraît pas en savoir sur eux beaucoup plus que le premier jour, et il s’en tire par des injures vagues, exiliabilis superstitio, per flagitia invisos sontes et novissima exempla meritos, etc. Pline le jeune, son ami, eut l’occasion de les voir de plus près. il semble qu’il aurait dû leur rendre tout à fait justice. La nature l’avait fait doux et bienveillant ; sa passion pour les lettre lui donnait plus qu’à personne le sentiment de l’humanité, que les anciens définissaient cette culture de l’esprit qui rend les âmes plus douces ; il n’avait pas assez approfondi la philosophie pour devenir un sectaire ; il en avait assez approché pour être curieux des nouveautés et les accueillir sans scandale. Magistrat et proconsul, il penchait naturellement vers les mesures les plus clémentes, et il lui fallait un ordre de l’empereur pour être rigoureux. Quand il fut envoyé par Trajan en Bithynie, et que les chrétiens firent déférés à son tribunal, il voulut les connaître avant de les condamner : c’était une nouveauté ; on se contentait d’ordinaire de les juger sur leur réputation. Pline interrogea des gens qui, après avoir partagé leur croyance, l’avaient abandonnée, et, quoique en général on ne se pique pas d’être juste pour ceux qu’on a trahis, ceux-là lui dirent la vérité. Il raconte à l’empereur, d’après leur témoignage, la manière dont vivent les chrétiens, et, après avoir montré que ce sont les plus honnêtes gens du monde, il termine sa lettre en disant : Je n’ai rien trouvé à reprendre chez eux qu’une superstition coupable et exagérée[15] ; et il conclut qu’ils ont mérité d’être punis. Voilà, en vérité, une conclusion qui ne s’attendait guère. On ne peut l’expliquer qu’en disant que Pline s’est laissé brusquement ressaisir par les préjugés de son temps et de son pays : c’était l’honnête homme et le sage qui avaient fait l’enquête, c’est le Romain qui a conclu. Que leur croyance fût coupable ou non, il lui semble qu’ils ont tort d’y tenir du moment qu’on leur ordonne d’y renoncer, et leur entêtement lui suffit, à défaut d’autres crimes, pour s’excuser à ses yeux de les envoyer au supplice. Celse s’exprime d’une autre façon : Je ne saurais, dit-il en parlant des chrétiens, leur reprocher leur fermeté. La vérité vaut bien qu’on souffre et qu’on s’expose pour elle et je me garderai bien de dire qu’un homme doive abjurer la foi qu’il a embrassée ou feindre de l’abjurer pour se dérober aux dangers qu’elle peut lui faire courir parmi les hommes. Voilà de nobles paroles : elles montrent chez ce Grec une étendue et une liberté d’esprit que la haute société romaine ne connaissait pas.

Cette façon sommaire de juger une doctrine sans prendre la peine de l’étudier était fort commode ; on se garda bien d’y renoncer dans la suite. Jusqu’à la fin, ces grands seigneurs refusèrent dédaigneusement de s’occuper de ce culte de barbares. Il semble pourtant qu’à mesure qu’il devenait le plus fort et s’imposait au monde, surtout après qu’il eut conquis l’empereur, le mépris ne pouvait plus être de saison ; mais, l’habitude en était prise, et, dans une société qui vit de traditions, les habitudes ne se perdent jamais ; seulement ce qui était d’abord un mépris sincère devint avec le temps une affectation et une tactique. Ne pouvant dire sans péril ce qu’on pensait des chrétiens, on persista à n’en pas parler.

Cette tactique ne me semble nulle part plus visible que dans les Saturnales. On dirait vraiment que Macrobe espère nous persuader que tout continue à vivre comme auparavant, qu’il ne s’est rien passé dans l’empire depuis un siècle, ou que du moins ce qui est arrivé ne mérite pas qu’on s’y arrête, que cette victoire d’une religion nouvelle n’est qu’un accident sans conséquence et sans lendemain, et que les choses reprendront vite leur cours accoutumé. C’est une réponse, la seule peut-être qui fût encore possible, aux affirmations de l’Église, qui fait de ses succès un argument pour établir la vérité de ses doctrines, qui ne se lasse pas d’annoncer qu’elle n’aura bientôt plus d’adversaires et que le monde entier va lui être soumis. Pendant qu’elle s’enivre de ces chants de triomphe, les derniers païens passent sans paraître les entendre, sans daigner en être troublés, le cœur ferme, la tête haute, et montrant par cette attitude hautaine combien ils se croient sûrs de l’avenir.

— III —

Les panégyriques. - Origine des panégyriques. - Pline le jeune. - Importance des panégyriques au IVe siècle. - L’école d’Autun. - Mérite de ces discours. - Reproches qu’on leur a faits. - Silence des panégyriques à propos du christianisme. - Comment ont-ils été bien accueillis par les princes chrétiens.

Ce silence méprisant aurait dû, à ce qu’il semble, profondément irriter les victorieux, qui, sachant qu’ils avaient pour eux l’autorité, n’étaient pas d’humeur à supporter un outrage. Cependant nous ne voyons pas qu’ils aient songé jamais à s’en plaindre : ils ne paraissent même pas s’en être aperçus. Ce qui le prouve, c’est que dans des ouvrages officiels, qui font partie du programme des fêtes impériales, et sont composés pour être débités devant un auditoire de fonctionnaires, quelquefois en présence du prince, on retrouve les mêmes réticences, et que ces princes qui sont des chrétiens zélés, qui poursuivent sans pitié le paganisme, soutirent que les discours composés en leur honneur, pleins de leur éloge, où l’auteur cherche avant tout à leur être agréable, ne contiennent pas un mot du christianisme, et, au contraire, célèbrent les dieux de la Fable, comme s’ils étaient toujours les dieux de l’État.

Je veux parler des panégyriques : c’est une des dernières formes de l’éloquence romaine. Comme ils prirent alors beaucoup d’importance, qu’ils étaient très goûtés des gens du monde et qu’on peut y trouver quelques indications sur les sentiments d’une partie de la société de cette époque, je crois qu’il ne sera pas inutile de nous arrêter sur eux un moment.

Ces harangues d’apparat, où l’on fait l’éloge d’un grand personnage, ont toujours existé de quelque façon dans la littérature oratoire. Celles de Cicéron Pro lege Manilia et Pro Marcello sont de véritables panégyriques de César et de Pompée.

Naturellement elles devinrent plus importantes et plus nombreuses sous un régime comme l’empire, où la flatterie prit des proportions plus considérables. A une époque que nous ne connaissons pas, le sénat décida que les consuls, en entrant en charge, adresseraient un remerciement à l’empereur qui les avait nommés[16]. Il faut croire que ce remerciement ne fut pas d’abord du goût de tout le monde et qu’on se lassa vite d’une cérémonie qui se renouvelait plusieurs fois par an, puisque Pline nous dit en propres termes que, quelque soin qu’on prit de le raccourcir, il ennuyait toujours l’assistance[17]. Quand il fut nommé consul, il fit comme ses prédécesseurs et rendit grâce brièvement au prince auquel il devait cet honneur. Mais il n’était pas homme à perdre l’occasion de composer un beau discours, et comme il était de l’avis de Cicéron que ce n’est pas un mérite d’être court (brevitas laudem non habet), il eut l’idée de reprendre les quelques paroles qu’il avait prononcées, de les développer et d’en faire une pièce d’éloquence, dont il donn4 lecture pendant trois jours à ses amis rassemblés, Le succès en fut très vif, et dès lors le panégyrique sembla prendre une faveur nouvelle. C’était une épreuve à laquelle on attendait ceux qui jouissaient d’un renom d’éloquence ; quand ils s’en tiraient avec honneur, ils étaient stars d’en recueillir beaucoup de gloire, et le panégyrique d’Antonin le pieux par Fronton fut regardé comme un de ses principaux titres à passer pour l’héritier et presque pour le rival de Cicéron[18]. A la vérité les successeurs de Pline ne purent pas reproduire tout à fait les vastes proportions de son ouvrage. Comme ils ne réservaient pas leurs discours pour leurs amis et qu’ils les débitaient devant l’empereur, ils étaient forcés de les faire plus courts ; d’autant plus que l’étiquette voulait que l’empereur écoutât debout le compliment qu’on lui adressait[19]. Quelques-unes de ces harangues nous paraissent encore bien longues et nous serions tentés d’admirer les princes qui avaient le courage de les entendre tout entières dans cette position peu commode, si nous ne pensions que le plaisir d’être loués leur donnait des forces.

Les consuls n’avaient pas seuls le privilège de prononcer le panégyrique du prince ; comme il fallait que l’empereur fût célébré selon ses mérites, on eut l’idée de s’adresser à ceux qui enseignaient et pratiquaient l’art de la parole. Les rhéteurs en renom étaient donc appelés, dans les occasions solennelles, à faire des discours de ce genre, et quelquefois c’était l’empereur qui les choisissait lui-même, car il avait intérêt à être bien loué[20]. Celui qu’on avait désigné arrivait, apportant avec lui une harangue longuement travaillée : improviser en nu sujet si grave aurait semblé mie souveraine inconvenance ; quand on ose parler sans préparation devant un prince, dit l’un de ces orateurs, on n’a pas le sentiment de la dignité de l’empire[21]. Le jour venu, la cour se rassemble, le prince est entouré de ses amis, de ses conseillers, des officiers attachés à sa personne, de tout le cortège des fonctionnaires devenu si nombreux depuis les réformes de Dioclétien, des députés des villes, des personnages d’importance qui se trouvent en ce moment dans la résidence impériale, et tout ce monde, avec des murmures de satisfaction, écoute l’éloge du maître. Ces fêtes de l’éloquence avaient souvent un très grand éclat ; elles mirent tout à fait les panégyriques à la mode. De la cour, l’exemple passa aux provinces. Pour célébrer dignement la fête du souverain ou l’anniversaire de son avènement, les grandes villes prirent l’habitude de commander un panégyrique à quelque professeur du pays, ou même à un rhéteur étranger. L’empereur est absent, mais on lui parle comme s’il écoutait[22], et les assistants applaudissent avec fureur pour prouver leur fidélité. Bientôt le panégyrique n’est plus réservé au prince seul ou à ses associés, comme un privilège. Quand il a eu sa part de louange, on loue les consuls, les gouverneurs de province, les magistrats importants, tous ceux qui exercent l’autorité publique[23]. Dans l’Orient surtout, où les rhéteurs étaient si nombreux qu’ils se nuisaient les uns aux autres, il y en avait beaucoup qui n’avaient d’autres moyens de vivre que de flatter la vanité des grands ; personnages. Libanius, protecteur généreux de tous ces pauvres gens, expédia un jour l’un des plus misérables à son ami Andronicus, avec la lettre suivante : Bassus vous apportera en mon nom un discours et une bourse ; il souhaite débiter l’un et remplir l’autre. Faites ce qu’il désire : écoutez sa harangue, remplissez sa bourse, qui n’est pas grande. Ce ne sera pas un grand dommage pour celui qui donnera ; pour celui qui recevra, ce sera un grand plaisir. Il ajoutait : Rendez grâce à Dieu qui nous donne l’éloquence, vous souvenant que vous devez vous-même au talent de la parole d’avoir été mis à la tète d’une province. Renvoyez-moi Bassus avec un vêtement plus convenable et un visage plus gai[24].

Il nous reste de cette époque des panégyriques en vers et en prose ; les poèmes de Claudien, où il célèbre Honorius et Stilicon, peuvent passer pour un modèle des premiers ; il en sera question plus loin. Nous avons des autres un recueil de douze discours qui, à I’exception de l’éloge de Trajan par Pline le jeune, sont tous consacrés aux empereurs du ive siècle. On a soupçonné que le noyau du recueil se composait de six discours prononcés par des professeurs de l’école d’Autun, les autres étant venus plus tard se grouper autour de ceux-là[25]. Cette école célèbre, ruinée pendant les troubles du IIIe siècle, venait de se rouvrir sous Dioclétien, et des jeunes gens de la Gaule en avaient repris le chemin. Peut-être voulait-elle prouver que l’enseignement qu’on y donnait n’avait rien perdu de son éclat, en réunissant ainsi et en répandant les plus beaux discours de ses maîtres. Il est sûr qu’ils nous donnent la meilleure idée de l’éloquence gauloise à cette époque. Le latin des professeurs d’Autun est excellent, et c’est une merveille de voir qu’au Ive siècle on savait encore quelque part si fidèlement reproduire les expressions et les tours de Cicéron. Ces discours ne sont pas seulement, écrits avec beaucoup d’élégance et de pureté, on y trouve, quand on les rapproche des autres, de la mesure et du goût, c’est-à-dire des qualités françaises. Qu’après avoir lu le discours d’Eumène ou celui des autres délégués que la cité des Éduens envoyait aux empereurs pour les remercier de leurs bienfaits, on parcoure celui de Nazarius, avec ses phrases boursouflées et ses descriptions emphatiques, on reconnaîtra que l’Italie devait être quelquefois jalouse de cette éloquence de province. Assurément elle n’était pas irréprochable : il faut bien reconnaître que ces auteurs abusent de la rhétorique, qu’ils ont plus de souci de bien écrire que de bien penser, que la forme a chez eux plus d’importance que le fond. C’est un grave défaut ; mais souvenons-nous, pour ne pas leur être trop rigoureux, qu’on était à la veille de l’invasion des barbares, qu’on éprouvait instinctivement le besoin de se rattacher à cette culture intellectuelle qui allait disparaître. S’obstiner à imiter Cicéron, malgré la différence des temps, reproduire autant que possible ses belles phrases et ses larges périodes, chercher, pour s’exprimer, les termes les plus fins et les tours les plus ingénieux, montrer qu’on connaissait tous les préceptes de l’école et qu’on savait les appliquer, c’était jouir, pour la dernière fois, d’un des plaisirs les plus délicats de la civilisation et protester de son goût pour les choses de l’esprit au moment où la force allait régner sans partage, c’était affirmer qu’on était Romain et qu’on voulait continuer à l’être. Quand je relis dans tette pensée les rhéteurs gaulois du IVe siècle, j’avoue que je suis très tenté de leur pardonner leur rhétorique. Ces raffinements d’expression, ces excès de beau langage, tous ces efforts trop visibles pour bien écrire me paraissent un peu moins futiles, et il me semble que j’y vois un des aspects de leur patriotisme.

On a été plus sévère encore pour leur caractère que pour leur talent ; des critiques rigoureux les appellent des flatteurs et des menteurs ; ils vont jusqu’à déclarer qu’on ne peut les lire sans dégoût et qu’ils sont arrivés au dernier degré de la dégradation morale[26]. Voilà de bien grands mots à des reproches qui me semblent fort exagérés. Il ne faut pas oublier que la situation de ces orateurs, gens d’école ou hommes politiques, était assez embarrassante. Ils avaient reçu du sénat ou du prince même la mission de le louer, tout le monde attendait d’eux un éloge ; c’est donc un éloge qu’il leur fallait faire, et il ne leur était pas possible de se soustraire à cette nécessité, A dire vrai, je crois qu’ils s’y soumettaient sans scrupule. Ils savaient bien qu’on ne leur demandait pas de dire toute la vérité. Souvenons-nous que Julien, qui a fait des panégyriques, quand il était césar, dit en propres termes que, si les poètes ont le droit de mentir, les orateurs ont celui de flatter, et qu’il n’y a pas de honte pour eux à donner des louanges à ceux qui n’en méritent pas[27]. Ainsi ces exagérations de flatterie ne choquaient personne : c’étaient de ces mensonges convenus, comme le monde en impose tous les jours à ceux qui ne veulent pas rompre avec lui. Alceste peut s’en indigner, mais les gens sages les supportent, parce qu’ils savent bien que ni celui qui les dit ni celui qui les écoute ne les prennent à la lettre. Quand il n’y a pas de dupes, il est difficile qu’il y ait des trompeurs ; d’où l’on voit qu’il serait injuste de se figurer ces faiseurs de panégyriques comme de malhonnêtes gens et de profonds hypocrites, occupés à tendre des pièges à l’innocence des contemporains et à tromper la bonne foi de la postérité. Ils n’y mettaient pas tant de malice ; lorsqu’ils prononçaient ces beaux discours qui leur valaient tant d’applaudissements, ils n’entendaient pas se poser en historiens et en hommes d’État. C’étaient simplement des orateurs chargés de donner plus d’éclat à quelque Pète, et qui se croyaient obligés d’accepter tout ce que le gouvernement voulait faire croire. Nazarius dit très nettement, dans le panégyrique de Constantin : Il n’est pas permis d’avoir une opinion sur les princes[28]. Voilà le principe de je genre d’éloquence auquel on donne dans les écoles le nom de genre démonstratif, et que j’appellerais volontiers une éloquence décorative. Tout y est officiel ; on ne s’y hasarde pas à porter un jugement personnel sur les hommes ou sur les choses, et les événements y sont toujours présentés comme l’autorité le désire et sous le jour qui lui convient.

C’est là précisément ce qui rend fort étrange l’attitude des panégyristes au sujet de la religion. Des gens comme nous les avons dépeints, si timides, si réservés, si empressés à plaire au prince, si décidés à être toujours de son avis, auraient dû, à ce qu’il semble, ne pas négliger de les flatter dans ce qui leur était le plus sensible. Ils savaient bien que l’empereur était chrétien ; ils le voyaient protéger l’Église, s’entourer d’évêques, tenir des synodes, et s’occuper avec passion des progrès de sa foi : et de tout cela leurs discours ne disent rien. Ils cherchent à prévenir les désirs du maître, ils trouvent des raisons pour louer tout ce qu’il fait, ils n’ont aucun scrupule à changer d’opinion avec lui. Quand Constantin croit devoir s’unir à Maximien, dont il a épousé la fille, ils célèbrent les vertus du vieil empereur et s’extasient sur la tendre union qui règne entre les deux princes ; l’année suivante, Constantin ayant fait étrangler son beau-père, Maximien n’est plus qu’un misérable dont il est bienheureux que l’empire soit débarrassé. Mais la religion semble mise à part ; c’est la seule chose à propos de laquelle les panégyristes ne se piquent pas de suivre le prince dans ses évolutions ; ils restent intrépidement païens comme ils l’étaient, et ils sont aussi muets que Macrobe sur les chrétiens et le christianisme : ne dirait-on pas qu’ils semblent croire qu’il n’y a rien de changé dans l’empire depuis Constantin ?

Remarquons que le silence est beaucoup plus grave ici que chez Macrobe. Les panégyriques sont destinés aux fêtes publiques ; ils font partie d’une sorte de littérature d’État qui, à ce qu’il semble, doit refléter la pensée du prince. B nous paraît donc qu’ils auraient dû changer de langage, quand il a changé de religion ; mais je ne crois pas que notre raisonnement soit tout à fait juste. C’est le caractère officiel de cette éloquence qui nous fait penser que, sous des empereurs chrétiens, elle devait prendre une autre attitude et parler une langue différente ; peut-être est-ce, au contraire, parce qu’elle était officielle qu’elle a gardé ses anciennes habitudes. Les césars du ne siècle étaient de grands conservateurs : on l’est toujours quand on devient le maître et qu’on a beaucoup à perdre aux révolutions. Ceux-là surtout, qui, sentaient bien qu’ils allaient causer de grands déchirements dans l’État en y introduisant une religion nouvelle, éprouvaient le besoin de toucher le moins qu’ils pouvaient à tout le reste. Ils se trouvaient donc amenés par leur situation même à respecter des usages qui, au premier abord, ne semblaient guère compatibles avec leur foi. C’est ainsi qu’après avoir laissé le sénat décerner l’apothéose à l’empereur mort, on chercha quelque biais qui prit permettre d’adorer l’empereur vivant. On sait que, quand la ville d’Hispellum demanda à Constantin d’élever un temple à la gens Flavia, c’est-à-dire à la famille impériale, l’empereur l’y autorisa, à condition qu’on n’y accomplirait aucune des pratiques coupables d’une superstition dangereuse[29]. Ce n’était donc ni une église ni un temple, mais un édifice civil et neutre où l’on venait louer le souverain. Dans beaucoup de provinces, la gens Flavia avait des autels et des prêtres, et les empereurs ne l’ont pas empêché. Presque partout les statues du prince continuent à être l’objet d’un culte : on allume des lampes devant elles, et on vient leur demander, comme à des divinités protectrices, de détourner les fléaux dont on est menacé[30]. A la cour, l’étiquette est restée jusqu’à la fin toute païenne. L’empereur est abordé comme un dieu, et lui-même, à la façon dont il parle de lui dans les lois qu’il promulgue, semble prendre sa divinité au sérieux. La vieille religion et l’État, qui ont fait si longtemps bon ménage ensemble, ont eu grand’peine à se séparer. Le christianisme ne s’est pas imposé d’un coup à tout l’empire avec toutes ses conséquences ; les choses officielles, au moins dans leurs formes extérieures, lui ont d’abord échappé en partie. Il y avait, pour la gestion des magistratures, une sorte de rituel qu’on a longtemps suivi, quoiqu’il ne répondit plus aux circonstances présentes. On continuait à faire ce qu’on avait toujours fait, on employait la phraséologie dont on s’était servi jusque-là, et l’habitude empêchait de remarquer des anomalies de langage dont nous sommes aujourd’hui choqués. Voilà ce qui explique que Constantin les ait souffertes chez les rhéteurs gaulois, Gratien chez Ausone, Théodose chez Drépanius, et Honorius chez Claudien.

— IV —

De quelle manière quelques-uns de ces auteurs de panégyriques parlent de Dieu et de la Providence. - Numen divinum. - Divinitas. - Quel intérêt ils avaient à se servir de ces expressions. - Tentatives de conciliation entre les divers cultes. - Caractère de ces tentatives.

Ainsi les auteurs de panégyriques sont en général des pa4éns résolus, et on ne les empêche pas de le dire. Cependant il faut .remarquer que, dans le nombre, il y en a dont le paganisme consent à faire quelques concessions à la religion du maître. L’orateur qui vint féliciter Constantin à Trèves de sa victoire sur Maxence nous, dit qu’il avait eu déjà l’occasion de porter la parole devant ce prince ; mais il est probable que ses discours précédents n’avaient pas tout à fait le même caractère. Cette fois, les circonstances sont changées et il éprouve le besoin de parler d’une manière un peu différente. Je ne m’étonne pas qu’il insiste sur l’appui que le ciel a donné à Constantin : — c’est l’usage dans les discours de ce genre, et le victorieux y est toujours présenté comme le favori de la divinité ; — mais voici qui est plus nouveau : quand il se demande à cette occasion quel est le dieu qui a donné à l’empereur la pensée de délivrer Rome, au lieu de répondre, comme il n’aurait pas hésité à le faire en, d’autres temps, que c’était Mars, le dieu de la guerre, ou Vénus, l’aïeule des Romains, ou Apollon, le protecteur particulier de Constantin, ou quelque dieu semblable, il devient ici tout d’un coup plus réservé et se contente de dire à son héros, sans trop préciser : Il faut croire que vous avez quelque commerce secret avec la Providence divine[31] ; et, un peu plus loin, ce pouvoir souverain, qui veille sur l’empereur, est appelé d’un nom moins vague, le créateur et le maître du monde[32].

L’orateur semble toucher ici au christianisme, et pourtant il n’a pas cessé d’être païen. Cette conception d’une autorité supérieure et unique, dans laquelle se concentre tout ce qu’il y a de divin dans le monde, n’a rien qui soit contraire aux idées religieuses des Romains. Les vieux Romains, on le sait, éprouvaient une sorte de répugnance à donner aux mille dieux qu’ils adoraient une existence tout à fait indépendante et personnelle, ainsi que faisaient les Grecs ; ils se les représentaient moins comme des êtres réels, distincts, ayant en eux-mêmes leur raison d’exister, que comme les manifestations diverses d’une puissance unique et souveraine répandue dans tout l’univers. Ce qui n’était qu’un sentiment confus pour des gens étrangers à la science et peu accoutumés à réfléchir, le long usage de la philosophie grecque en fit plus tard, chez une élite d’esprits distingués, un principe raisonné. Ceux-là prirent l’habitude de désigner ce pouvoir supérieur par un nom particulier qui en marquait nettement la nature : ils l’appelèrent mens divina, numen divinum, et surtout divinitas. Ce sont les mots dont nos panégyristes se servent le plus volontiers quand ils parlent devant des princes chrétiens.

Non seulement ils évitaient par là de les blesser (on a vu qu’en réalité ils ne les blessaient guère), mais, ce qui était plus important, ils pouvaient donner aux deux partis l’illusion d’une croyance commune. Le plus souvent sans doute ce n’était qu’une illusion ; quand Drepanius Pacatus disait à Théodose : Ceux qui entrent dans une grande ville commencent par visiter les saints édifices, et se rendent dans les temples consacrés à la divinité suprême, dicata numini summo delubra[33], l’orateur et le prince comprenaient cette expression d’une manière différente, et l’accord ne reposait que sur une équivoque. D’autres fois pourtant l’entente semble plus sérieuse et plus réelle. Pour exprimer cette pensée que la Providence tient compte aux hommes des bonnes intentions et que c’est le plus honnête qui est d’ordinaire le plus heureux, Nazarius dit à Constantin : Du haut des cieux, Dieu nous regarde et nous juge ; l’âme humaine a beau avoir des replis obscurs où elle cache ses pensées, la divinité s’y insinue et les pénètre jusqu’au fond[34]. Il est sûr qu’ici la phrase est païenne et chrétienne à la fois, et qu’elle convient à l’ancienne religion épurée par la philosophie aussi bien qu’à la nouvelle. Ces ressemblances pouvaient amener les esprits indépendants à croire que les religions qui luttent ensemble avec le plus d’acharnement sont plus semblables qu’elles ne le supposent, et que les diversités qui les séparent n’existent guère que dans l’apparence. C’est ce que laisse entendre un de nos panégyristes lorsque, vers la fin de son discours, s’adressant à Dieu qu’il appelle l’auteur de l’univers, il lui dit : Tu as reçu autant de noms qu’il y a de langues sur la terre, et nous ignorons celui sous lequel tu veux être de préférence désigné[35] ; ce qui veut dire que la façon dont on nomme le Dieu suprême est indifférente, que toutes les formes religieuses se valent, et que sous la diversité des rites se cache un fonds de croyances communes. C’est ce qu’exprime Symmaque d’une manière encore plus précise, quand il dit : Qu’importe par quels moyens chacun cherche la vérité ? un seul chemin ne peut suffire pour arriver à la découverte de ce grand mystère[36]. On comprend donc que quelques esprits généreux aient espéré rétablir la paix et la concorde entre les cultes en plaçant Dieu si haut que le bruit de nos querelles n’arrive pas jusqu’à lui, et qu’il soit le terme lointain où toutes ces lignes inclinées qui partent de points opposés sur la terre se réunissent au ciel.

Ces formules générales et complaisantes avaient pour les partisans de l’ancien culte un autre avantage : elles leur rendaient la lutte plus facile. Ils sentaient bien que la mythologie, telle que l’avaient faite la crédulité des époques primitives et l’imagination des poètes, était difficile à défendre. Leurs sages eux-mêmes en avaient montré les ridicules et les dangers. En face du christianisme, qui prenait tous les jours de nouvelles forces, ils éprouvaient le besoin d’occuper une position meilleure et d’élargir le terrain sur lequel allait se livrer le dernier combat. La conception d’une divinité suprême, plus étendue, plus élevée, plus grande, qui rejetait les autres dans l’ombre et les faisait oublier, leur en offrait le moyen ; ils le saisirent avec avidité. Us lui ont dû de prendre par moments, dans la lutte, une attitude dont on leur a fait grand honneur et qui a éveillé beaucoup de sympathies pour eux. On trouve, dans la correspondance de saint Augustin, une belle lettre qui lui est adressée par Maxime de Madaure, un païen qu’il avait provoqué à des discussions théologiques. On en a extrait quelques passages qu’on a cités avec complaisance ; nous allons y reconnaître, avec plus de netteté encore et de vigueur, les idées et le langage que nous avons signalés chez les panégyristes. Qu’il existe un Dieu unique et suprême, le père de toute chose, qui n’a pas commencé d’être et n’a rien engendré de semblable à lui, quel homme est assez grossier, assez stupide pour en douter ? C’est lui dont nous implorons, sous des noms divers, l’éternelle puissance répandue dans toutes les parties du monde, car nous ignorons le nom qu’il porte dans son ensemble ; celui de Dieu appartient en commun à toutes les religions de l’univers. Et c’est ainsi qu’en honorant par diverses sortes de culte ce que nous regardons comme ses divers membres, nous l’adorons lui-même dans son entier. Jamais, je crois, on n’a mieux réussi à unir entre elles des choses qui semblent d’abord absolument incompatibles, le polythéisme et l’unité de Dieu. Mais la fin est encore plus curieuse : Qu’ils te conservent, dit-il à l’évêque d’Hippone, ces dieux subalternes dont l’intermédiaire nous sert à parvenir jusqu’à ce Père commun des dieux et des hommes, que toutes les nations, de la terre honorent et prient par des caltes qui sont à la fois différents et semblables[37]. Voltaire, qui admire beaucoup cette lettre et l’a souvent citée, en veut conclure que le paganisme ne ressemblait pas au portrait que les pères de l’Église nous en font, qu’ils l’ont travesti et ; calomnié, que c’était une religion large, ouverte, tolérante, philosophique, presque semblable au déisme de son temps. C’est une conclusion fort exagérée. D’abord il ne faudrait pas juger tous les païens de ce temps sur Maxime de Madaure et sur ceux qui parlaient comme lui. Les sages qui cherchaient une formule qui pût comprendre et satisfaire toutes les religions étaient rares. Ils formaient une élite de gens instruits, distingués, rhéteurs ou philosophes, qui avaient longtemps vécu dans les écoles et en conservaient l’esprit. Encore faut-il ajouter que ces grandes idées que nous admirons chez eux leur étaient surtout suggérées par la nécessité de lutter contre le christianisme ; ce sont des armes de combat dont ils ne paraissent se servir qu’en présence de l’ennemi. Quand ils sont rentrés chez eux, ils reviennent aux dieux populaires, les seuls qui soient vivants et réels, les seuls qu’on prie avec émotion, pour lesquels on brave la disgrâce et les colères d’un maître, et cette large conception de la divinité, ce déisme élevé que nous admirons chez eux, ne les empêche pas d’être repris par toutes les superstitions d’autrefois[38].

Tels étaient les adversaires du christianisme à la fin du IVe et au commencement du Ve siècle. Pour qu’il fût plus facile de les connaître je les ai divisés en plusieurs groupes : les intransigeants, qui ne peuvent s’empêcher d’attaquer ouvertement les chrétiens ; les politiques, qui s’en tirent par le silence ; les modérés, qui rêvent d’accorder ensemble les deux cultes, ou du moins de trouver quelque moyen de les faire vivre en paix. Ils ne diffèrent entre eus que par l’intensité de leur haine, mais tous sont fermement attachés à l’ancienne religion et ennemis de la nouvelle. Depuis longtemps les tièdes, les indifférents, ont fait leur choix ; ils sont allés du côté des victorieux. Les obstinés, les convaincus, les courageux, ceux que le péril attire, restaient seuls ou presque seuls, avec les vaincus. Les adorateurs des dieux, disait Libanius à Théodose, sont devenus plus fermes dans leurs croyances par tout ce qu’ils ont souffert pour elles[39].

Il est donc probable qu’ils auraient résisté quelque temps encore au christianisme. Les religions, surtout quand elles ont longtemps vécu, n’en finissent pas de mourir. Ces retards impatientaient les chrétiens, qui étaient pressés de triompher. Aussi poussèrent-ils l’empereur à entrer dans la lutte pote achever plus vite la victoire.

 

 

 

 



[1] Saint Augustin, dans la Cité de Dieu (V, 25), parle des réponses que les païens avaient faites à son livre, et il approuve l’autorité de ne pas les laisser circuler. On sait-que les empereurs défendirent, sous peine de mort, de garder les livres de Porphyre et d’Arius (cod. Théod., XVI, 5, 65).

[2] Voyez, sur le Dialogue d’Asclépius, l’article de Bernays, Monatab. der Acad. zu Berlin, 1871, p. 500. Le Dialogue se trouve parmi les œuvres d’Apulée, mais il n’est évidemment pas de lui.

[3] De Civ. Dei, VIII, 23 et sq.

[4] Infelix putat illuvie cœlestia pasci ! 523.

[5] Voyez, pour de plus amples détails, la préface de l’édition de Jan.

[6] Saturnales, præf., 4.

[7] Vetustatis promptuarium, Saturnales, I, 4.

[8] Sénèque, Epist., 18, 1.

[9] Incantus animes. Symmaque, Epist., VI, 7.

[10] Jan, dans son édition de Macrobe, émet la supposition qu’Évangelus pouvait bien être chrétien. Je ne le crois pas, surtout quand je le vois attaquer les esclaves et prétendre qu’ils ne doivent avoir aucune place dans les cérémonies religieuses (Saturnales, 1, 11). C’est un railleur, un sceptique, et l’horreur qu’il soulève prouve combien il y avait peu de place pour un sceptique dans cette société.

[11] Saturnales, I, 17, 2.

[12] Vetustas adoranda est, Saturnales, III, 14, 2.

[13] Saturnales, I, 98, 8.

[14] Tacite, Annales, XV, 44 : unde quamquam adversus sontes et novissima exempla meritos, miseratio oriebatur.

[15] Pline, Epist., X, 96 : Nihil inveni quam superstitionem pravam immodicam.

[16] Pline, Panég., 4.

[17] Pline, Epist., III, 18.

[18] Panég., V, 14 : Fronto romanæ eloquentiæ non secundum sed alterum decus.

[19] Panég., V, 4 : Cæsare stante dum toquimur.

[20] Panég., VII, 1.

[21] Id., ibid.

[22] Panég., II, 5.

[23] Saint Augustin prononça à Milan, où il était professeur, le panégyrique de Bauto, quand il fut consul ; les évêques, lorsqu’ils obtinrent une aorte d’importance politique, eurent aussi leurs flatteurs qui leur débitaient des panégyriques. Voyez Ennodius, éd. Hertel, p. 423.

[24] Libanius, Epist., 175.

[25] Brandt, Eumenius von Auqustodunum.

[26] Ce sont les expressions dont se sert Ampère, dans son Histoire de la littérature française.

[27] Julien, Panégyrique de Constance, I.

[28] Panég., X, 5 : Existimare de principibus nemini fas est.

[29] Henzen, 5580.

[30] Cod. Théod., XV, 4, 1, avec les notes de Godefroy.

[31] Panég., IX, 2 : Habes profecto aliquod cum illa mente divina Constantine, secretum.

[32] Panég., IX,13 : Deus mundi creator et dominus.

[33] Panég., XIII, 32.

[34] Panég., XI, 7.

[35] Panég., IX, 26 : Quam ob rem te, summe rerum sator, cujus tot nomina sunt quot gentium linguas esse voluisti, quem enim te dici velis scire non possumus.

[36] Symmaque, Epist., X, 3.

[37] Saint Augustin, Epist., 16. On peut rapprocher de cette lettre celle de Nectarius (Epist., 103) qui, parlant de la vie éternelle OÙ tout le monde doit tendre, dit que toutes les religions de la terre essayent d’y arriver par des routes différentes, et celle de Longinimus (Epist., 234), qui semble souvent écrite par un chrétien.

[38] C’est ce que montrent les lettres de Symmaque et l’ouvrage d’Ammien Marcellin, où tant de superstitions puériles se mêlent à ces hautes théories sur Dieu et la Providence.

[39] Libanius, Pro templis.