LA FIN DU PAGANISME

 

LIVRE TROISIÈME — Conséquences de l’éducation païenne sur les auteurs chrétiens

CHAPITRE IV — COMMENT LES ÉLÉMENTS SACRÉS ET PROFANES SE SONT FONDUS ENSEMBLE DANS LE CHRISTIANISME.

 

 

— I —

Lutte des souvenirs de l’école et des sentiments chrétiens chez saint Jérôme. - Sa polémique avec ceux qui lui reprochent de trop citer les auteurs profanes. - De quelle façon et à quelles conditions il pense qu’un chrétien peut se servir de l’antiquité païenne. - Les déclamations et les consolations chrétiennes.

Il serait facile de pousser beaucoup plus loin cette étude. Comme je l’ai déjà dit, parmi les chrétiens qui appartenaient aux classes lettrées de l’empire, il n’en est presque aucun chez qui l’on ne retrouve l’influence des deux enseignements qu’ils avaient reçus, celui de l’école et celui de l’Église. Partout nous les verrions vivre ensemble sans parvenir à se supprimer, et, suivant les époques et les circonstances, dominer alternativement l’un sur l’autre. Quand on est jeune, c’est d’ordinaire l’école qui l’emporte. Saint Cyprien, en écrivant la lettre à Donatus, ne peut oublier qu’il vient d’être professeur ; il développe, il amplifie ; il fait des tableaux et des tirades ; il travaille son style avec complaisance[1], il imite tantôt les larges périodes de Cicéron, et tantôt les phrases hachées de Sénèque. Plus tard la foi prend le dessus, mais l’école résiste, et il s’ensuit souvent des luttes sourdes ou violentes entre les deux principes opposés.

Il n’y a personne chez qui ces luttes soient plus visibles et plus fortes que chez saint Jérôme. Dans sa jeunesse, il étudia y les lettres avec passion : il était dans sa nature de ne rien faire à demi. Les leçons de Donatus, son maître, l’avaient enflammé pour la grammaire ; il prit ensuite tant de plaisir à déclamer, qu’on peut dire qu’il déclama toute sa vie. Il lut tous les auteurs profanes, et s’en pénétra si profondément qu’il lui fut désormais impossible de les oublier. La foi, qui vint par-dessus, quelque ardente qu’elle ait été, n’effaça rien des souvenirs et des admirations de sa jeunesse. Quand il s’enfuit au désert, il eut soin d’emporter sa bibliothèque avec lui ; elle ne comprenait pas seulement la Bible et l’Évangile, mais aussi des ouvrages profanes. Il avait renoncé à tout, excepté aux plaisirs de l’esprit. Dans les solitudes brûlantes de la Chalcide, entre la Syrie et le pays des Sarrasins, pendant qu’il vivait de pain d’orge et d’eau bourbeuse, enfermé dans un sac, laissant tomber sur la terre son corps tellement décharné qu’à peine les os se tenaient les uns aux autres, il continuait à relire ses auteurs chéris, sacrés et profanes, et ce n’étaient pas les livres saints qui lui plaisaient le plus. Malheureux que j’étais ! Je jeûnais, et je lisais Cicéron ! Après avoir passé les nuits sans dormir et épandu des larmes amères au souvenir de mes fautes, je prenais Plaute en mes mains. Si quelquefois, rentrant en moi-même, je voulais lire les prophètes, leur style simple et négligé me rebutait aussitôt, et parce que mon aveuglement m’empêchait de voir la lumière, je croyais que c’était la faute ; du soleil et non pas celle de mes yeux. II raconte ensuite ce fameux songe, que tout le monde connaît, dans lequel il se crut transporté devant le juge céleste et cruellement fustigé par les anges. Quand il essayait, pour se défendre, de dire qu’il était chrétien : Non, répondaient les anges, tu es cicéronien : où est ton trésor, là est ton cœur. Il ajoute qu’il fit à Dieu la promesse de ne plus lire d’ouvrage profane. Si j’en ouvre désormais un seul, lui dit-il[2], je veux qu’on me traite comme si je vous avais renoncé.

La lettre où saint Jérôme racontait son aventure courut le grand monde de Rome et y obtint beaucoup de succès. Plusieurs de ceux qui la lisaient faisaient sans doute un retour sur eux-mêmes et n’avaient pas de peine à se reconnaître dans ce lettré incorrigible qui ne pouvait se soustraire au charme de ses premières études. C’était donc une leçon que saint Jérôme leur donnait, et dont les plus dévots cherchaient à faire leur profit. Pour ajouter à l’effet de son récit, il ne manque pas une occasion de reprendre ceux qui, comme il l’avait fait lui-même, accordent trop d’importance aux livres classiques. Il s’emporte contre les évêques ou les prêtres qui mêlent les grâces de la vieille rhétorique à leurs sermons, comme s’il s’agissait de parler dans l’Académie ou le Lycée[3], ou qui donnent à leurs enfants une éducation toute païenne, leur laissent lire des comédies et chanter les chansons des mimes[4]. L’étude des auteurs profanes ne lui semble pas compatible avec celle des livres saints : Qu’ont de commun, dit-il[5], Horace et les Psaumes, Virgile et l’Évangile, Cicéron et les apôtres ?

Le malheur est qu’il ne pratique guère pour son compte les conseils qu’il donne aux autres. Lui qui trouve qu’Horace et le Psautier, Virgile et l’Évangile ne se conviennent pas, il les mêle ensemble à tout propos. Les souvenirs des écrivains païens se glissent partout chez lui même dans les ouvrages où ils paraissent le moins à leur place[6]. Il semble qu’il re puisse pas s’en défendre ; ils assiègent sa mémoire, ils arrivent, presque sans qu’il s’en doute, sous sa plume. Dans la lettre même où il s’accuse humblement d’avoir trop mis de rhétorique en conseillant la retraite à Héliodore et semble disposé à faire pénitence de tous ces souvenirs d’école, il ne peut s’empêcher de, citer successivement Thémistocle, Platon, Isocrate, Pythagore, Démocrite, Xénocrate, Zénon, Cléanthe, puis les poètes Homère, Hésiode, Simonide, Stésichore, Sophocle, sans compter Caton le censeur et les autres[7] : c’est un débordement d’érudition païenne. Toute cette antiquité classique lui est si familière que c’est elle qui se présente d’abord à son esprit, lorsqu’il est le plus ému, elle qui semble être l’expression naturelle et spontanée de ses sentiments. Quand il visite les catacombes, l’impression que lui causent le silence religieux de ces longues galeries et les alternatives effrayantes de lumière et de ténèbres se traduit aussitôt par un vers de Virgile :

Horror ubique animos, simul ipsa silentia terrent.

C’est encore un vers de Virgile qui lui vient à l’esprit lorsqu’il nous décrit les désastres de l’invasion et qu’il désespère de pouvoir tous les énumérer :

Non mihi si linguæ centum sint, oraque centum,

Ferrea vox....

Il trouve tout dans Virgile, même le moyen de dépeindre les ruses et les subtilités du tentateur :

Hostis, cui nomina mille,

Mille nocendi artes,

et la pendaison de Juda

Et nodum infelii lethi trabe nectit ab alta.

Dans le désert, lorsque des moines jaloux le poursuivent, le tracassent, et veulent le chasser de sa misérable cellule, c’est encore dans un vers de Virgile que sa plainte s’exhale

Quod genus hoc hominum, quæve hunc tam barbara morem

Permittit patria ?[8]

On n’en finirait pas si l’on voulait indiquer tous les emprunts que fait saint Jérôme non seulement à Virgile, mais à Cicéron, à Salluste, à Horace, à Juvénal, à Plaute, à Térence, et même à Ennius et à Nævius.

On comprend que cette manie de citer à tout moment les auteurs profanes ait à la longue exaspéré quelques dévots scrupuleux. Ses ennemis — il en avait beaucoup — en prirent occasion pour l’attaquer. Rufin, qu’il appelait un scorpion et un pourceau, lui rappela ce songe qu’il avait si complaisamment raconté à tout l’univers, et l’accusa de n’avoir pas tenu les promesses solennelles qu’il avait faites. En vain saint Jérôme prétendait-il, pour se défendre, que sa mémoire était seule coupable, que s’il avait promis de ne plus lire les auteurs païens, ce qu’il n’avait plus fait depuis quinze ans, il ne s’était pas engagé à les oublier, son tenace adversaire lui prouvait que ses affirmations n’étaient pas tout à fait exactes. Comme il avait longtemps vécu dans son intimité, il avait aperçu serrés, dans son portefeuille, des ouvrages de Platon et de Cicéron : n’était-ce pas pour les lire qu’il les gardait ? Pouvait-il nier d’ailleurs qu’il eût enseigné la grammaire aux enfants dans le monastère de Bethléem, et était-il possible de le faire sans leur expliquer les grands écrivains classiques ? Saint Jérôme, qui était bien forcé d’en convenir, se contenta de répondre qu’après tout il n’avait promis qu’en rêve, et que les promesses de ce genre n’étaient pas de celles qu’on fût forcé de tenir quand on était réveillé. C’est à d’autres, dit le pieux Tillemont, à juger si cette réponse est assez solide ; et il déplore que les plus grands saints ne soient pas exempts d’un peu de faiblesse humaine.

Saint Jérôme me paraît mieux inspiré quand il ose avouer le cas qu’il fait des auteurs profanes et qu’il soutient résolument que ce n’est pas un crime de s’en servir pour la défense de la vérité. Cette opinion est exprimée dans divers endroits de ses ouvrages, surtout dans la lettre qu’il a écrite à Magnus, professeur d’éloquence à Rome[9]. Ce rhéteur s’était étonné, comme beaucoup d’autres, que saint Jérôme invoquât si souvent l’autorité des païens dans des livres de théologie chrétienne ; il lui répond qu’on voit bien qu’il est absorbé par l’étude de Cicéron et qu’il n’ouvre guère les livres saints, que Moïse et Salomon ont fait des emprunts à la sagesse grecque ; que saint Paul a cité des vers d’Épiménide, de Ménandre et d’Aratus ; puis il ajoute[10] : Il est dit, dans le Deutéronome, que, lorsqu’on veut épouser une femme captive, il faut d’abord lui raser la tête et les sourcils, lui couper les poils et les ongles, et qu’on peut ensuite s’unir avec elle. Est-il surprenant que moi aussi, charmé de la grâce et de la beauté de la sagesse profane, j’aie voulu en faire une israélite, de servante et d’esclave qu’elle était ? Après en avoir retranché tout ce qu’elle avait de mortel, tout ce qui sentait l’idolâtrie, l’erreur, les agréments coupables, ne puis-je pas, en m’alliant avec elle, la rendre féconde pour le Seigneur ?

C’était donc une sorte de traité de paix que saint Jérôme se proposait de conclure entre l’antiquité classique et le christianisme. Il croyait qu’avec quelques modifications et quelques accommodements il était possible de les employer tous les deux à une oeuvre commune. En réalité, il n’a jamais fait autrement, et il n’est aucun, de ses ouvrages où ces deux éléments contraires n’occupent leur place. Même quand il se croit obligé de malmener ses anciens maîtres, et d’appeler Platon un sot[11], il ne cesse de s’inspirer de leurs ouvrages, il en imite les expressions et les idées, il en reproduit en partie le fond et la forme. Ces déclamations qu’il aimait tant lorsqu’il était jeune, il y revient dans son âge mûr. Ses lettres contiennent des controversiæ véritables, notamment cette violente invective contre une mère et sa fille, l’une veuve, l’autre vierge, qui se sont consacrées au Seigneur, et ne vivent pas d’une manière qui soit conforme à leur état. Dans un sujet chrétien, il emploie sans scrupule tous les procédés de la vieille rhétorique, et ne s’en cache pas, puisqu’il dit lui-même que c’est vraiment un exercice d’école[12]. L’antiquité païenne se retrouve encore plus dans ces longues pièces qu’il a composées au sujet de la mort de Blæsilla, de Népotianus, de Paula, de Fabiola, de Marcella ; elles tiennent à la fois de l’éloge funèbre et de la Consolation, comme l’entendaient les anciens philosophes. Du reste, il n’en dissimule pas l’origine ; au contraire, il semble fier de l’étaler, lorsqu’au début de la lettre à Héliodore, qu’il veut consoler de la mort de Népotianus, il se reproche de garder le silence. Pourquoi me taire ? Ai-je oublié les préceptes des rhéteurs ? Qu’est devenue cette étude des belles-lettres, le charme de mon enfance ?... N’ai-je donc pas lu tout ce que Crantor, Platon, Diogène, Clitomaque, Carnéade, Posidonius ont écrit pour calmer la douleur ?[13] Et il s’empresse de répéter ce qu‘ils lui ont appris de la fragilité humaine, et d’énumérer après eux tous les hommes illustres qui ont supporté courageusement leurs infortunes. Il est vrai que les grandes leçons du christianisme viennent ensuite et qu’elles occupent la meilleure place ; mais on voit qu’elles n’ont pas tout à fait exclu les souvenirs de la philosophie, et qu’elles en ont supporté le voisinage. C’est un exemple de la façon dont saint Jérôme voulait mêler le présent et le passé ; voilà ce qu’il appelait faire de la sagesse antique une israélite, et comment il entendait l’employer au service de sa foi.

— II —

Ce que saint Augustin se proposait de faire après sa retraite de Cassisiacum. - Comment il changea de dessein. - Ce qu’il pensait, à la fin de sa vie, des auteurs profanes et des services qu’ils peuvent rendre. - Saint Ambroise. - Usage qu’il fait de l’antiquité païenne dans tous ses ouvrages. - Conclusion.

Saint Augustin avait sans doute un dessein semblable, au moins à l’époque de cette retraite de Cassisiacum dont je parlais tout à l’heure. Il semble bien, quand on lit les Dialogues philosophiques, qu’il ait essayé alors une sorte de conciliation entre les deux esprits différents qu’il trouvait en lui. La manière dont il vivait dans la villa de Vérécundus nous paraît singulière : rappelons-nous comment une part y est faite à l’homme ancien et à l’homme nouveau, au professeur et au chrétien. Le matin, après avoir fait la prière, on se met à expliquer Virgile ; dans les entretiens, on cite saint Mathieu et Platon ; on chante les psaumes de David, et l’on célèbre Pyrame et Thisbé ; on cherche dans saint Paul des arguments pour se livrer avec plus d’ardeur à la philosophie. Gardons-nous de croire que ce mélange singulier révèle seulement la confusion d’une âme qui se connaît mal, et où se mêlent sans qu’elle s’en aperçoive des tendances contraires ; c’est un système arrêté. Sans doute ; après de longues luttes et de cruels déchirements, saint Augustin s’est décidé à croire sans preuve[14]. Cependant il ne lui suffit pas de croire, il veut comprendre ; la foi ne lui paraît solide que si elle s’appuie sur la raison, mais la raison a besoin d’être exercée pour atteindre la vérité, et c’est dans les écoles qu’elle s’exerce, par l’étude des sciences profanes, par l’usage de la dialectique, par la connaissance de la philosophie. Aussi ne se contente-t-il pas de tolérer l’enseignement des écoles, comme faisait Tertullien, il le recommande. La pratique des études libérales, dit-il dans un de ses Dialogues[15], pourvu qu’on la maintienne dans certaines bornes, anime l’esprit, lui donne plus de facilité et plus de force pour atteindre la vérité, fait qu’il la souhaite avec plus d’ardeur, qu’il la recherche avec plus de persévérance, qu’il s’y attache avec plus d’amour. Et ailleurs[16] : Si je puis donner un conseil à ceux que j’aime, je leur dirai de ne négliger aucune des connaissances humaines. L’apôtre a dit sans doute : Prenez garde qu’on ne vous surprenne par la philosophie ; mais il veut parler de celle qui ne songe qu’aux intérêts de la terre. II y en a une autre qui se préoccupe du ciel et qui ne mérite pas d’être condamnée. Prétendre qu’on doit fuir toute philosophie, ajoute saint Augustin[17], qu’est-ce autre chose que de dire qu’il ne faut pas aimer la sagesse ? Il déclare donc qu’il est résolu à continuer de l’étudier, et il se donne la tâche, pour le reste de sa vie, de lire avec soin Platon et d’en tirer tout ce qui n’est pas contraire aux enseignements de l’Évangile[18]. Il semble donc qu’à ce moment ses desseins et ses vœux n’allaient guère au delà d’une sorte d’épuration de la sagesse antique, qui devait en faire une science chrétienne.

Ce dessein, il a cherché d’abord à le réaliser. Pendant l’année qu’il passa en Italie, après son baptême, et au début de son séjour en Afrique, nous le voyons occupé d’écrire des livres de grammaire, de rhétorique, de dialectique, son traité sur la musique, et celui qu’il a intitulé : Du Maître ; c’est une sorte d’encyclopédie issue de l’enseignement des écoles. Mais sa vie prenait déjà une autre direction. Dans les dernières lettres qu’il adresse à son ami Nébridius, on sent que son ardeur pour les recherches philosophiques n’est plus la même[19]. Les livres saints, auxquels il avait tant résisté, le charmaient tous les jours davantage. En faisant connaissance avec la véritable vie monastique, il comprit ce qu’avait d’artificiel et d’incomplet pour une âme comme la sienne ce repos studieux (liberale otium) dont il avait joui à Cassisiacum. Enfin il devint prêtre, et presque aussitôt évêque ; dès lors, comme il le dit lui-même, tout entier à des devoirs plus sérieux, il laissa échapper de ses mains tous ces divertissements d’homme de lettres, omnes illæ deliciæ fugere de manibus[20].

S’ils lui échappèrent des mains, ils ne sortirent pas tout à fait de sa mémoire. On sent bien qu’il ne les a pas oubliés, aux efforts qu’il fait pour nous convaincre, et peut-être pour se convaincre lui-même, qu’il n’y songe plus. En réalité tous ces souvenirs de sa jeunesse sont restés dans un coin secret de son cœur, un peu effacés et assoupis, mais ils se réveillent plus souvent et plus vite qu’il ne le voudrait. La mauvaise humeur qu’il manifeste, quand on l’y ramène malgré lui, semble trahir une sorte de méfiance de lui-même et la crainte que ce feu caché ne se ranime. Quand Mémorius réclame de lui la fin de son traité de la Musique, avant de la lui envoyer il croit devoir attaquer avec vigueur ce qu’on appelle les études libérales, c’est-à-dire les fables impies qui remplissent les vers des plus grands poètes, les mensonges audacieux des orateurs, les bavardages subtils des philosophes, qui n’ont rien de libéral, puisqu’ils asservissent plutôt l’âme qu’ils ne lui donnent la liberté[21]. Dioscore lui ayant demandé d’éclaircir quelques points obscurs qui l’embarrassent dans les dialogues de Cicéron, il commence par se fâcher qu’on ait eu l’idée de s’adresser à lui, sous prétexte qu’il a été professeur dans sa jeunesse : Parce qu’il y a, dans l’Église d’Hippone, un évêque qui autrefois a vendu des paroles à des enfants est-ce une raison de croire qu’il va les donner pour rien maintenant à des hommes faits ? Puis, quand il l’a bien grondé, il se décide à le satisfaire, et le fait avec une abondance de détails et une bonne grâce qui ne laissent pas de surprendre chez quelqu’un qui s’est montré d’abord si mécontent[22]. En réalité saint Augustin, quoi qu’il dise, n’a jamais perdu de vue les auteurs classiques. Il ne les cite pas aussi souvent que saint Jérôme, mais il s’en souvient toujours. On dirait même qu’à mesure qu’il vieillit il se sert d’eux avec moins de scrupule et qu’il ose en parler avec plus de sympathie ; c’est du moins ce qui parait dans la Cité de Dieu, qui est l’un de ses derniers ouvrages. Ses lettres aussi, surtout les dernières, contiennent des témoignages nombreux de cette sympathie[23]. Evodius lui ayant demandé qui peuvent être ceux auxquels le Christ, selon saint Paul, alla prêcher après sa mort et qu’il tira de leur prison, il répond qu’il lui serait Ceux de croire que ce sont ces grands esprits qu’on lui a fait connaître pendant qu’il étudiait dans les écoles, et dont il admire encore l’éloquence et le génie. Il y a dans le nombre des orateurs et des poètes qui ont livré aux rires de la foule les divinités de la Fable et qui ont proclamé le Dieu unique. Et même parmi ceux qui se sont trompés sur le culte de Dieu et qui ont rendu hommage à la créature plus qu’au créateur il s’en trouve qui ont vécu honorablement, qui ont donné de beaux exemples de simplicité, de chasteté, de sobriété, qui ont su braver la mort pour le salut de leur pays, qui ont tenu leur parole non seulement envers leurs concitoyens, mais avec leurs ennemis, et qui méritent d’être proposés comme modèles ; et il termine en disant qu’il voudrait bien être sûr qu’ils ont été tirés de l’enfer et qu’ils jouissent de l’éternelle félicité[24].

Voilà sa véritable pensée ; et, puisqu’il espère que les meilleurs de ces grands personnages du passé ont été délivrés par le Christ et qu’ils siègent à côté des bienheureux, il n’y a plus aucune raison de leur tenir rigueur ; on peut leur tendre la main sans scrupule, invoquer leur autorité pour la défense des vérités qu’ils ont aperçues, et mêler leur témoignage à celui des livres saints, quand ils se trouvent d’accord ensemble. Nous avons vu plus haut que c’est la conclusion à laquelle il arrive dans son traité de la Doctrine chrétienne, qui ne fut achevé qu’en 427. Saint Jérôme, pour justifier cette opinion, s’était servi d’une comparaison tirée du Deutéronome ; saint Augustin emprunte un souvenir à la Genèse : pour lui le chrétien qui va chercher son bien chez les auteurs profanes ressemble aux Israélites qui emportèrent les vases d’or des Égyptiens et les consacrèrent au culte de leur Dieu. C’est ainsi que la Bible leur sert à tous les deux pour autoriser le mélange qu’ils conseillent de faire des écrivains profanes et des livres sacrés.

Ce mélange était dans les habitudes et dans les idées de saint Ambroise, comme dans celles de saint Augustin et de saint Jérôme. Ce que conseillaient les autres, il l’a toujours fait ; et même il paraît le faire d’une façon plus résolue qu’eux, et n’a pas connu les indécisions et les incertitudes qu’ils ont traversées : du moins il n’en reste pas de trace dans ses ouvrages. C’était un esprit ferme et droit, un homme de gouvernement qui s’était formé à la grande école de l’administration de l’empire. Il se décidait vite, et une fois qu’il avait pris son parti, il s’y tenait. Ajoutons qu’il était de ce grand monde de Rome tout imprégné de l’ancienne culture littéraire, et qu’il avait toujours vécu dans cette atmosphère de civilisation et d’humanité. A des gens comme lui les auteurs classiques étaient devenus si familiers qu’ils faisaient pour ainsi dire partie de leur être et qu’il ne pouvait pas leur venir à l’esprit de s’en séparer. Il tenait de ses pères le respect de l’antiquité. Comme eux, il parle avec émotion des souvenirs de la république[25] : C’était le beau temps ; personne alors ne connaissait cette fatuité impertinente qu’inspire un pouvoir qui dure toujours, ni cet abaissement qui naît d’une servitude qui ne finit pas. Dans cette âme, où le passé tenait presque autant de place que le présent, l’accord se fit de lui-même et du premier coup. E n’y a rien de plus intéressant que de voir avec quelle aisance les souvenirs pro-fanes et les sentiments religieux se mêlent ensemble dans les sermons prêchés au peuple de Milan sur l’œuvre des six jours (Hexæmeron), et qui sont comme un tableau de la nature : c’est la Bible illustrée par Virgile et par Pline. Le traité du Devoir des clercs, le plus important de saint Ambroise, est construit tout à fait comme le De Officiis de Cicéron et sur le même plan. En l’écrivant il a toujours l’œil sur son modèle ; il le suit pas à pas et semble heureux quand il peut n’y presque rien changer, ce qui arrive souvent. M. Ebert fait remarquer que, jusque dans les modifications qu’il lui fait subir, il est encore un imitateur scrupuleux, et qu’en s’éloignant de la lettre il reste fidèle à l’esprit. Cicéron s’était donné la tâche d’approprier le beau traité de Panætius au caractère romain ; saint Ambroise a voulu faire du livre de Cicéron une œuvre chrétienne : c’est donc une entreprise semblable qu’ils ont essayée tous les deux[26]. Mais à travers ces quelques changements, le fond de l’ouvrage subsiste et l’essentiel de la morale stoïcienne se retrouve. C’est encore le stoïcisme qui fait les frais de quelques-unes des lettres que saint Ambroise écrit à son ami Simplicianus. Il y reprend pour son compte les paradoxes de l’école — le sage seul est riche — le sage seul est libre, etc. — Il prouve qu’ils sont aussi conformes aux préceptes du christianisme qu’aux doctrines des philosophes[27], et les développe de telle manière qu’on croirait lire Sénèque. L’antiquité classique est partout dans ses ouvrages, même dans ceux on l’on s’attend le moins à la trouver. Quand il prononce, dans sa cathédrale de Milan, l’oraison funèbre du jeune Valentinien, il songe à son frère Gratien, qu’il avait aussi tendrement aimé ; le souvenir des deux princes, morts si misérablement, à la fleur de leur âge, lui rappelle le sort de Nisus et d’Euryale, et Virgile, qu’il traduit sans façon en prose, lui sert à les pleurer dignement : Beati ambo, si quid meæ orationes valebunt ! nulla dies vos silentio præteribit, etc.[28]. Pour consoler une sœur qui vient de perdre son frère dans des circonstances tragiques, il ne trouve rien de mieux que de reproduire une partie de la lettre que Servius Sulpicius écrivit à Cicéron après la mort de sa fille, et il se trouve que ce beau passage, oit la vue des ruines enseigne à un sage du paganisme la fragilité des choses humaines, est devenu chrétien sans peine et qu’il se trouve tout à fait à sa place dans une lettre d’édification écrite par un évêque[29]. Ne soyons pas surpris que saint Ambroise éprouve si peu de répugnance à introduire ainsi l’antiquité classique dans des sujets chrétiens ; il professe une théorie complaisante qui rassure tout à fait sa conscience. Selon lui, tout ce que l’antiquité a de vrai et de bon provient des livres sacrés. Pythagore était, dit-on, un juif de naissance ; dans tous les cas, il a dû lire Moïse[30] ; ainsi des autres. On admire chez les anciens poètes des éclairs de sagesse et de vérité : ils leur sont venus de Job ou de David, qui sont bien plus anciens qu’eux[31]. On peut donc puiser sans remords à ces sources antiques ; elles découlent de la Bible par des chemins qu’un ne connaît pas. Un chrétien qui en fait usage n’emprunte pas des richesses étrangères, il reprend chez les autres ce qui lui appartient.

Quand des hommes comme saint Ambroise, saint Jérôme et saint Augustin, de grands évêques, des docteurs illustres, se trouvaient amenés à professer ces maximes et qu’ils donnaient l’exemple d’employer l’antiquité profane à établir les vérités religieuses, qu’on juge ce que des chrétiens plus tièdes, de simples laïques devaient faire. Dans ces conditions, il était naturel qu’une sorte de fusion s’accomplit entre ces éléments d’origine différente qu’on faisait servir au même dessein, est c’est ce qui ne manqua pas d’arriver. Sans doute quelques scrupules ont dû se produire encore chez les gens timorés, comme il y en avait dans les cloîtres, et qui cherchaient toujours quelque raison de se tourmenter[32]. Mais leurs plaintes ne furent pas écoutées ; et, comme elles n’allaient pas jusqu’à proscrire l’ancien système d’éducation, et que tant qu’a duré l’empire la façon d’élever la jeunesse est restée la même, on peut dire que les influences de l’école vinrent sans cesse fortifier et accroître ces éléments étrangers qui, depuis cinq siècles, ne cessent des infiltrer dans le christianisme et qu’il essayait de s’assimiler.

 

 

 

 



[1] Saint Augustin (De Doct. christ., IV, 14) relève ce défaut dans l’ouvrage de saint Cyprien.

[2] Epist., 25.

[3] Epist. ad Gal., III, prol. Ailleurs il exige que le prêtre dissimule avec soin son talent de style. Ecclesiastica interpretatio etiam si habet eloquii venustatem dissimulare eam debet et fugere. Epist., 31.

[4] Ad Ephes., III, 6, 4. Il s’agit ici seulement des enfants des évêques et des prêtres, et même plus particulièrement de ceux qui sont élevés aux frais de l’Église. Ce n’est pas une protestation contre l’enseignement en général.

[5] Epist., 18.

[6] Au début de la vie de saint Hilarion, il cite Salluste et Daniel, Homère et saint Épiphane.

[7] Epist., 34.

[8] Voyez Epist., 35, 5 ; 49, 15.

[9] Voyez sur ce Magnus, dont on a retrouvé la tombe dans l’agro Verano, l’article de M. de Rossi dans le Bulletin d’Archéol. chrét., 1883, p. 14.

[10] Epist., 83.

[11] Epist., 5.

[12] Epist., 89 : Quasi ad scholasticam materiam me exercens.

[13] Epist., 5.

[14] Confessions, VI, 5.

[15] De Ordine, I, 24.

[16] De Ord., II, 15. Il est vrai que, dans le livre intitulé Rétractations, où, à la fin de sa vie, il passe en revue et juge tous ses ouvrages, il trouve que dans ce passage il est allé trop loin, et qu’il accorde trop d’importance à des sciences que beaucoup de saints personnages ont ignorées. Cependant, même en ce moment, il ne se montre pas trop sévère pour les ouvrages de sa jeunesse où la philosophie profane tient tant de place.

[17] De Ordine, I, 32.

[18] Contra Acad., III, 20 : Apud Platonicos me interim quod sacris non repugnet reperturum esse confido. La doctrine platonicienne lui paraît très voisine du christianisme, et il lui semble qu’un disciple de Platon peut devenir chrétien paucis mutatis verbis atque sententiis ; il ajoute que cela est arrivé très souvent : sicut plerique recentiorum temporum Platonici fecerunt ; — De Vera Relig., 7.

[19] Epist., 10 et 13.

[20] Epist., 101.

[21] Epist., 101. — Sénèque aussi se permet d’attaquer les liberalia studia. Epist., 28.

[22] Epist., 117 et 118.

[23] Par exemple, Epist., 130, éloge de Cicéron, à propos d’un passage de l’Hortensius. — Epist., 155, après avoir cité l’Homo sum de Térence, il ajoute : Luculentis ingeniis non defit resplendentia veritatis.

[24] Epist., 164. Cette lettre fait songer à la fin de l’Évangile de Nicodème, où le Christ remonte au ciel, prenant le vieil Adam par la main, et, avec lui, les patriarches et les prophètes de l’ancienne loi. A ce cortège sacré qui traverse l’espace, saint Augustin voudrait joindre Platon, Cicéron, Virgile et tous les grands païens qui ont entrevu Dieu. C’est l’image visible de l’union qu’il voulait faire.

[25] Hexæmeron, X, 15.

[26] Voyez Ebert, Histoire de la littérature latine chrétienne, p. 170 (trad. française).

[27] Epist., 37 et 38.

[28] De Obitu Valentimani, 78

[29] Epist., 39.

[30] Epist., 28.

[31] Epist., 37 : Quanto antiquior Job ? Quanto vetustior David ? Agnoscant ergo de nostris se habere quæcunque præstantiora locuti sunt.

[32] Voyez, pour ces dernières résistances, Comperetti, Virgilio nel modio evo, I, p. 107 et sq.